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Les vies posthumes de Boris Vian » confèrent à l’auteur un prestige particulier ; on parlera pêle-mêle d’un Vian romancier, poète, nouvelliste, traducteur, chroniqueur ou encore historien[2]. Artiste protéiforme, rarement lui reconnaît-on la stature d’un penseur.

Marc Lapprand a déjà situé avec justesse le discours politique de Vian comme se manifestant par le biais de la satire sociale autour de trois cibles de prédilection : la religion, l’armée et l’impérialisme[3]. Ces deux dernières catégories, que l’on peut réduire aux questions de guerre et de paix, permettent de s’intéresser à l’évolution intellectuelle du discours internationaliste vianesque au cours de la décennie 1946-1956, c’est-à-dire à partir de la contribution de Vian à la revue Les Temps modernes jusqu’à la dernière période de rédaction du Traité de civisme.

C’est que le texte du Traité de civisme jouit d’un statut particulier à l’intérieur des oeuvres complètes de Vian. Guy Laforêt voit dans ce texte le manifeste politique de Vian, son acte d’engagement[4]. Vian entame ses recherches – qui consistent en une lecture attentive d’ouvrages à caractère politique – dès 1950, et il n’abandonnera jamais vraiment le projet jusqu’en 1959, année de sa mort[5]. Il n’en existe toutefois qu’une reconstitution approximative, son travail étant demeuré au stade de l’ébauche. Ce fut donc Noël Arnaud, son biographe, qui présenta pour la première fois dans Les Vies parallèlesde Boris Vian cette « oeuvre en fragments, chaotique[6] ». Ce dernier appelait à la prudence, en soulignant le risque d’attribuer à Vian une pensée cohérente et figée dans le temps sur la base de quelques brouillons réunis. Guy Laforêt, alors jeune universitaire, est choisi par Ursula Vian Kübler et Noël Arnaud pour transcrire, sélectionner et commenter le corpus, ainsi que pour présenter au public le Traité de civisme, dont la première publication chez l’éditeur Christian Bourgois remonte à 1979.

Quel rôle joue alors cette période de rédaction du Traité de civisme dans la politisation de Vian, et en particulier au regard de sa philosophie des relations internationales ? L’émergence d’une posture internationaliste cohérente a été évacuée des analyses exégétiques ; or, l’évolution de la pensée de Vian à ce sujet peut être située au confluent de trois axes d’influence distincts et complémentaires : d’abord, ses lectures sur le machinisme et sur la cybernétique, puis celles sur la sémantique générale, et finalement son rapport plus large à la ’Pataphysique. Il s’agit, en somme, d’observer comment Vian mobilise certaines littératures pour en extraire une philosophie morale relative au rapprochement des peuples dont l’intention initiale réside dans une de ses notes manuscrites datée de 1951 : « Qu’est-ce que je veux faire ? Une espèce d’éthique agissante, une po-éthique[7]. »

Dans un premier temps, le cadre méthodologique centré sur une approche contextualiste de la pensée politique chez Vian est présenté et vise à situer les positions internationalistes de l’auteur à partir d’un corpus de textes délimité, soit des Chroniques du menteur (1946) jusqu’à la rédaction du Traité de civisme (1956). Une brève section biographique suit, dans un deuxième temps, pour permettre d’esquisser une première phase de politisation et de la mettre en relation, dans une troisième section, avec le contexte intellectuel français propre à la guerre froide. Après avoir observé les conditions de possibilité du discours politique de Vian sur les relations internationales, vient une quatrième partie qui s’intéresse à l’évolution de son parcours intellectuel depuis la préparation du Traité de civisme – sa « culture de lecteur » – et à la manière dont il mobilise ses lectures vers sa « pensée d’auteur ». Considérer la bibliothèque comme espace politique permet d’approfondir dans une dernière partie ce qu’il y a d’original dans la pensée internationaliste chez Vian.

Méthodologie

L’histoire intellectuelle internationale est un champ relativement jeune dont l’ambition vise à situer chez les penseurs politiques la signification de l’international et des relations entre entités politiques[8]. Ce retour à Vian s’inscrit ici dans une nouvelle vague de travaux innovants et cherche à combler l’écart entre l’étude de la pensée politique moderne et les études littéraires, afin d’interpréter l’influence mutuelle des deux champs dans la construction de nos représentations collectives du politique.

La méthode contextualiste est ici empruntée aux travaux de Quentin Skinner ; placer un auteur dans son contexte, nous dit Skinner, c’est essayer « de voir où il s’inscrit dans l’histoire des débats sur [un] thème – y compris, bien entendu, des débats avec lui-même[9] ». Cette approche méthodologique permet de rendre compte de l’évolution de la posture internationaliste de Vian en portant une attention particulière au Traité de civisme. On retrouve rapidement dans le projet sa dimension « internationaliste » : Vian prévoyait consacrer une partie de l’ouvrage à la politique étrangère, pour ensuite la lier à celle sur la politique intérieure. Il semble d’ailleurs que l’objectif du Traité de civisme soit « d’emmener dans le temps le plus bref le niveau de vie de l’ensemble des groupes humains à un niveau de vie supérieur[10] ».

Dans les notes préparées par Vian, une des citations référant à L’Homme révolté d’Albert Camus nous montre qu’il cherche à se retrouver « du côté de ceux qui préfèrent ce qui pourrait être[11] », c’est-à-dire à penser un monde différent. Puis une autre citation, cette fois dans l’esquisse de préface du Traité de civisme, confirme « que ce livre n[’est] pas analytique, mais doctrinaire ; ce n’est pas un compte rendu, mais une proposition de solution[12] ». Comment et à quel moment se produit cette volonté d’agir ?

L’étude de la bibliothèque du Traité de civisme offre un accès privilégié aux motivations qui transfigurent l’évolution de la posture de l’auteur. Considérer la bibliothèque comme un espace politique, c’est entrevoir le clivage qui se dessine entre un Vian dépolitisé et un Vian porté vers l’engagement.

Du poétique au politique

Afin de complexifier le portrait, et plutôt que de céder à l’idée populaire faisant de l’auteur un « tendre anarchiste[13] » ou un encore un simple « libertaire[14] », mieux vaut en croire le principal intéressé lorsqu’il affirmait que son « ignorance de la chose politique a perduré à un point inimaginable jusqu’à trente ans au moins », c’est-à-dire jusqu’en 1950[15].

Avant 1950, année de « l’éveil politique » auquel référait Vian, ses proches voyaient plutôt en lui un auteur apolitique. Des quelques témoignages de première main, le constat était quasi unanime ; Michelle Léglise-Vian déclarait, à propos du refus de la politique de son époux, qu’« il était dégoûté par la politique et par la guerre. “Laval était un salaud. Pétain un vieux con”. […] Nous vivions dans le jazz, pour le jazz et par le jazz. Il n’y avait que le jazz[16] ». Pour Claude Léon, un proche alors membre du Parti communiste français, « Boris Vian ne [s’était] jamais vraiment intéressé à l’économie et à la politique. Il ne possédait aucune notion de conscience de classe ou de lutte de classes. Il ne croyait pas au politique et au social. Ce qu’il aimait, c’est secouer le cocotier, déranger[17] ». Même son de cloche pour Marcel Degliame, ex-colonel durant la résistance, que Vian appréciait tout particulièrement. D’après lui, Vian « ne possédait que de vagues notions politiques. […S]a pensée politique était de caractère anarchisant. Boris était timide, peu sûr de lui et se dissimulait derrière le canular[18] ». Maurice Gournelle rappelait quant à lui qu’« en réalité, [Vian] ne trouvait aucun représentant de sa pensée. L’idée de base du Traité de civisme était de communiquer sa pensée[19] ».

La période 1946-1947 marque une première coupure dans la pensée de Vian[20]. Sa participation à la revue Les Temps modernes dès juin 1946 et sa rédaction de L’Équarrissage pour tous au début de 1947 pointent vers un nouveau discours antimilitariste. À partir de 1950 et jusqu’en 1951, Vian entreprend de noter des réflexions politiques et économiques sur la base de ses lectures personnelles qui serviront de fondement à la rédaction des premières parties du Traité de civisme, datée de 1956.

On n’y échappe pas : la guerre froide, écueil de la vie intellectuelle française

Le déclenchement de la guerre froide n’advient qu’au moment où l’affrontement idéologique opposant les États-Unis et l’URSS se traduit en une guerre géostratégique entre les deux superpuissances. L’idéal américain se construit sur la fiction d’une expansion des États-nations, ouverts au commerce et réceptifs à la culture américaine dans son opposition au bloc soviétique, alors que du côté communiste, le mythe de la fraternité socialiste annonce plutôt la marche vers la révolution pour mettre fin au capitalisme[21]. Dans ce contexte, l’aphorisme d’Aron « paix impossible, guerre improbable[22] » permet d’appréhender le durcissement des débats intellectuels en France.

Lorsque le régime républicain français bascule en 1946 vers la 4e république, Vian n’a encore que 26 ans. Par opposition aux références timides et lointaines à la guerre dans Vercoquin et le plancton puis dans L’Écume des jours, le langage change dès sa première « Chronique du Menteur », publiée en 1946 dans le numéro 9 des Temps Modernes[23]. Au comité de rédaction de la revue, Sartre et Aron, nés tous les deux en 1905, sont de la « génération des effets différés de la guerre » de 1914-1918[24]. Engagés sur une même voie depuis leur rencontre à l’École normale supérieure, le contexte international transforme l’amitié entre les deux intellectuels en un combat frontal opposant deux visions irréconciliables de la vie politique. Le désaccord entre Sartre et Aron atteint son point culminant lorsque ce dernier rejoint le Rassemblement du peuple français, créé par De Gaulle au printemps 1947[25].

Comme le souligne François Dosse, il s’agit d’une époque caractérisée par la tendance à réfléchir en termes manichéens : d’un côté, le camp du bien, celui « du prolétariat mondial et de l’URSS, et le camp du mal, celui du capitalisme et de l’impérialisme américain[26] ». Au centre de ce désaccord, on retrouve chez les intellectuels français l’ambivalence concernant l’attitude à adopter envers l’URSS. Le débat consumera également l’amitié entre Sartre et Camus lors d’une soirée organisée chez Vian, alors que Camus s’en prend à Merleau-Ponty pour un article critiquant son ami Koestler[27].

L’une des notes du Traité de civisme, qui aurait aussi bien pu en devenir l’épigraphe, témoigne du contexte de bipolarisation du système international et du rôle devenu « anodin » de la France. Vian dédit son texte « à Truman, Staline et Dupont[28] ». Si, comme le note Guy Laforêt, les Dupont abondent dans l’oeuvre de Vian, c’est qu’il y a dans le patronyme en question l’anonymat de monsieur tout-le-monde[29]. Ces allusions au retrait de la place de la France dans la politique internationale sont réaffirmées par l’entremise du personnage de Léon dans Le Goûter des généraux, lorsqu’il affirme : « Messieurs, depuis trop longtemps la France joue un rôle de second plan en politique internationale[30]. »

Ainsi, non seulement Vian est conscient du débat public, mais il se positionne ; d’abord sur le plan de l’existentialisme et du devoir d’engagement des intellectuels, il souligne que « [s]’engager est une belle chose ; mais il faut lire le formulaire avant que d’y apposer sa signature ». Face à la scission qui scinde alors le milieu intellectuel, il continue : « [S]’il ne vous plaît pas [le formulaire], s’il ne vous paraît pas fondé, quelle autre ressource sinon composer le sien à partir des éléments dont on dispose ? »[31]

Ensuite, l’esquisse de préface du Traité de civisme semble à bien des égards être dirigée contre la philosophie marxiste ; pour Vian, « [c]’est avec des considérations de ce genre que l’on aboutit aux théories qui prévoient d’abord de repartir de zéro[32] ». La philosophie de l’histoire qui sous-tend la théorie marxiste ferait fausse route, car « [q]uiconque se propose de modifier l’histoire se propose de s’y intégrer, se voue donc au malheur. Vouloir entrer dans l’histoire, c’est masochisme pur[33] ». L’individualité comme caractère fondamental de l’être prend tout son sens dans la maxime que Vian formule d’abord dans L’Écume des jours : « Ce qui compte, ce n’est pas le bonheur de tout le monde, c’est le bonheur de chacun[34]. » Sa position se construit donc en opposition à la doxa du discours sur la guerre froide dont est porteuse la sphère intellectuelle française.

Concernant la guerre, sa position est assez claire : pour lui, elle « n’inspire ni réflexes patriotiques, ni mouvements martiaux du menton, ni enthousiasme meurtrier, ni bonhomie poignante et émue, ni piété soudaine – rien qu’une colère désespérée, totale, contre l’absurdité de batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair[35] ».

Le spectre des postures pacifistes vise à déterminer sous « quelles conditions la politique entre États cesserait d’être une politique de puissance », c’est-à-dire où les relations entre États seraient à l’abri de la guerre[36]. Il a été souligné que Vian s’inscrit en marge d’une paix reposant sur la doctrine du marxisme et de sa philosophie de l’histoire. Cette méfiance semble pouvoir être étendue au pacifisme et à la paix par le droit. D’abord, quelques références dans le Traité de civisme contredisent le caractère « non violent » de la posture vianesque. Selon lui, « Mac Carthy n’est pas dangereux intellectuellement, mais matériellement ; et il n’est utile de l’attaquer que sur le plan matériel. Au couteau[37] ». Puis, dans un contexte de décolonisation, il ajoute : « Peut-être qu’on n’a pas raison en Algérie, mais en tout cas ces salauds d’Égyptiens auraient bien besoin qu’on leur casse la figure[38]. »

Concernant la paix par le droit, deux ouvrages sont influents aux yeux de Vian. Celui d’Einstein, Comment je vois le monde, traduit l’idée d’un pacifisme fondé sur la nécessaire élimination des armes nucléaires. Ensuite, l’ouvrage de Jean Thibaud Puissance de l’atome, dont le chapitre VI, intitulé Essai sur le gouvernement mondial, est particulièrement annoté par Vian[39]. S’il apparait que Vian s’intéresse aux postulats pacifistes, ce dernier semble plutôt s’inscrire à l’intérieur d’une constellation toujours nébuleuse de doctrines internationalistes, dont la distinction avec le pacifisme repose sur une volonté d’unification des peuples[40].

Rédaction du Traité de civisme

À défaut de posséder une oeuvre achevée pour émettre un constat quant à la cohérence interne de la pensée de Vian, Guy Laforêt a réussi à retracer, grâce aux ouvrages présents dans la bibliothèque des Vian, la genèse des chapitres du Traité de civisme. Comme le souligne Laforêt, deux grandes phases structurent la rédaction du Traité : d’abord, en 1954, il rédige une partie issue de ses notes de 1950-1951 sur la technique, puis à partir de 1956, le texte prend une tournure axée sur la notion de sémantique générale, alimentée notamment par sa lecture de Korzybski.

Le Traité de civisme est fortement marqué par la dimension internationaliste du projet. La relation entre Boris Vian et Gaston Bouthoul permet de corroborer l’idée d’un projet porté par une doctrine de l’action relative aux phénomènes de paix et de guerre. Selon Nicole Bertolt, les recherches de Bouthoul sur la polémologie – l’étude scientifique de la guerre – influencent certainement Vian dans sa démarche[41]. Une correspondance datée du 5 janvier 1951 entre Boris et Michelle Vian confirme cette intuition. Il affirme : « En rentrant, j’écris mon traité d’Économie Poétique. C’est pas un bon titre ? Ou Éco-po imaginaire. Si Bouthoul est d’accord pr [sic.] me passer ma documentation. C’est sérieux[42]. » Dans sa démarche, Vian se serait également procuré un fascicule des Rencontres internationales de Genève sur l’esprit européen, daté de 1947, et aurait demandé à Maurice Gournelle de lui en faire le compte rendu.

La somme des ouvrages collectés par Vian en vue de la préparation de son traité figure dans le tableau de la bibliothèque du Traité de civisme (voir tableau 1). Celui-ci fait la synthèse des ouvrages mentionnés dans la bibliographie la plus à jour du Traité de civisme ainsi que des commentaires propres à la version originale de Laforêt[43]. Un constat important ressort tout de même de ce mode de classification : le politique comme questionnement concernant l’organisation de la société est bien présent, contrairement à ce qu’affirmait Laforêt[44]. La dimension internationale des relations entre unités politiques y est également visible à travers quelques textes largement annotés par Vian : celui d’Einstein, de Ruyssen, mais également l’ouvrage de Jean Thibaud, dont le chapitre sur la question du gouvernement mondial est particulièrement commenté par Vian.

Une étude attentive de la bibliothèque du Traité de civisme permet d’observer une première rupture dans l’imaginaire politique de Vian autour de son désintérêt accru envers la « technique » au détriment de la littérature sur la cybernétique. En effet, six ouvrages traitent directement du sujet, tous lus après 1951, et sept auteurs présents dans la bibliothèque sont directement impliqués dans le développement de la discipline aux États-Unis ou de sa réception en France. Avant cela, Vian concevait le machinisme, décrit notamment par Lewis Mumford, en termes de modernisation économique, dont l’objectif de croissance à l’échelle mondiale visait à assurer un niveau de vie « que l’on peut considérer comme étant à un moment donné le maximum théorique possible compte tenu de l’état de la technique et des ressources énergétiques et matérielles terrestres[45] ».

Tableau 1

Classification de la bibliothèque du Traité de civisme

Classification de la bibliothèque du Traité de civisme

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Parmi les ouvrages sur la cybernétique lus par Vian, on recense Cybernétique et société, traduction française du texte fondateur de Norbert Wiener. L’auteur y propose alors de définir le projet intellectuel comme « la science du contrôle et de la communication chez l’animal et la machine[46] ». Elle naît aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale dans un contexte de problèmes fondamentalement techniques, mais également sociaux et militaires. Wiener conceptualise la notion d’information alors qu’il travaille sur des armements antiaériens[47]. Après la guerre, Wiener adopte une posture antimilitariste et réoriente le projet cybernétique vers une nouvelle « morale civile » portée par un pacifisme nouvellement acquis[48]. Ce dernier est reçu pour la première fois en France au printemps 1947 par le mathématicien bourbakiste Szolem Mandelbrojt ; ce n’est qu’à son retour en Amérique que Wiener introduit le néologisme cybernetics dans la langue anglaise, dont l’usage français était déjà accepté depuis les travaux du physicien Ampère[49].

La véritable réception des travaux de Wiener en France se déroule toutefois à Paris, en 1951. À ce moment, Vian est toujours à Saint-Tropez, période où il reçoit le contrat de Gallimard pour la traduction du roman de science-fiction Les Joueurs du Ā d’Alfred Van Vogt[50]. Le Congrès de cybernétique réunit alors W. Ross Ashby, William Walter et Norbert Wiener, et permet d’accueillir un tout nouveau public français. Trente-huit présentations culminent avec la démonstration du premier automate destiné à jouer aux échecs, suivie de l’essai d’une tortue mécanique créée par Walter.

Si le Parti communiste français se positionne contre la cybernétique, alors qualifiée de science bourgeoise, la conception populaire de la cybernétique s’ancre dans une perspective d’avancée robotique. Boris Vian, lui-même angoissé par l’avènement des hommes robots[51], prend certainement conscience de ces débats par les descriptions qu’il peut trouver chez Pierre de Latil ou encore Walter Grey dont les lectures sont attestées par Laforêt[52]. Pierre de Latil, Albert Ducrocq et Louis de Broglie sont tous trois à l’origine de la réception de la cybernétique en France[53].

Les lectures de Vian sur le sujet marquent certainement une rupture à l’égard de l’approche de Mumford Lewis sur le machinisme. Comme le rappelle Arnaud, lorsque Vian préparait la réédition de L’Automne à Pékin en 1956, il aurait choisi alors de retirer le passage consacré à l’éloge de la technocratie[54]. Cette anecdote à elle seule démontre bien le caractère évolutif de sa pensée politique.

Jusqu’ici, Laforêt expliquait la transition entre les premières notes de lecture de 1950-1951 et la période de rédaction du Traité de civisme par la découverte de Korzybski aux alentours de 1956. Si la sémantique générale réoriente le Traité de civisme vers un Traité de morale mathématique[55], les lectures de Vian permettent d’expliquer plus en profondeur le rejet du projet technocratique.

Vers une société lucide

Il subsiste encore dans la rédaction du Traité de civisme des traces de l’influence économiste. En effet, à en croire le Bison ravi, il faudrait favoriser le développement des cadres de connaissances, dont le succès serait conditionnel à une aide massive au développement. La dimension économique que l’on retrouvait dans la première mouture du « Traité d’économie orbitale » demeure donc considérable.

Or, le rôle de la sémantique générale vient éclairer ce positionnement relatif au rapprochement des peuples : il s’agit de lutter contre la confusion sémantique. La diversité des langues fait l’objet de quelques commentaires à l’intérieur du Traité de civisme. D’abord, dans le plan manuscrit, il souligne le « probl. du langage » quant à la coexistence et l’unification du monde[56]. Cette problématique du langage peut remonter à aussi loin que Leibniz : son ambition visait alors à rapprocher les peuples dans leur entendement mutuel par le biais d’une ars combinatoria, soit un langage mathématique[57]. L’une des remarques de Leibniz adressée au Tsar de Russie n’est pas sans rappeler quelques aphorismes de Vian dans le Traité de civisme : « Je ne suis pas de ceux qui sont fanatisés par leur pays ou encore par une nation particulière ; je vais pour le service du genre humain tout entier[58]. » Vian rappelle à plusieurs reprises la nécessité de trouver le bonheur de chacun, car deux milliards cinq cents millions, « ce n’est pas un très grand nombre[59] ».

Pour Vian, les mots ne peuvent pas couvrir toutes les choses qu’ils représentent. D’ailleurs, l’objectif du Traité de civisme en lui-même aurait été de « donner encyclopédiquement une idée aussi complète que possible du contenu énorme d’un de ces mots vagues (tel que le mot guerre)[60] ».

L’approche sémantique développée par Korzybski et intégrée par Vian s’intéresse avant tout au rapport de l’être au réel, et à la manière dont le réel est communiqué par le biais du langage. Vian soulignait alors la nécessité d’adapter son langage à la réalité en tenant compte des découvertes contemporaines, et ce, afin de dépasser la logique à deux valeurs dans laquelle s’engouffre le système de pensée aristotélicien[61].

Or, la réflexion finale de Vian nous ramène à sa posture pataphysicienne : plus l’être est libre, plus il crée de langues. Plus il y a de langues, plus il y a de probabilité qu’un même mot finisse par désigner des objets distincts dans différentes langues. Lorsque l’on atteint la limite de l’expérience de pensée, toutes les langues possèdent le même dictionnaire, mais chaque mot désigne une réalité différente en fonction de la langue. Le paradoxe de la liberté, ce serait donc d’unifier le monde dans son incompréhension mutuelle. Le tournant à l’oeuvre dans sa compréhension du rôle du langage résonne jusque dans son projet d’une société lucide internationale. L’éthique de la sémantique générale trouverait ainsi son équivalent dans la poéthique de Vian : vivre et laisser vivre.

Conclusion

Considérer la bibliothèque comme espace politique a permis d’explorer l’hypothèse selon laquelle la préparation du Traité de civisme réoriente la pensée de Vian en ce qui a trait à sa perception des relations internationales. Si l’antimilitarisme et dans une moindre mesure l’anti-impérialisme constituent deux pôles importants de son discours politique, construit en opposition à la doxa française, la période de politisation de Vian marque un tournant dans sa manière d’appréhender la relation entre les peuples. La cybernétique, la sémantique générale et la ’Pataphysique sont trois axes qui convergent à l’intérieur du Traité de civisme pour en fournir la substance intellectuelle.

Deux éléments sont à souligner : d’abord, l’étude de la bibliothèque du Traité de civisme permet de nuancer l’interprétation de Laforêt voulant que la découverte de Korzybski constitue la rupture centrale dans le projet intellectuel de Vian. Plutôt, il faut voir dans ses choix de lecture sur la cybernétique une première transition importante face à son idéal technocratique. Ensuite, il convient de rappeler que la posture internationaliste de Vian n’avait pas fait l’objet d’une étude approfondie. La poéthique, c’est-à-dire une poétisation du fait politique par le biais d’une éthique de la sémantique générale, offre un déplacement intéressant dans la manière de traiter des questions internationales.

Or, cette démarche n’aura vécu qu’une popularité posthume : ce n’est qu’après la mort de l’auteur, en 1959, que son oeuvre devient véritablement publique[62]. Dans un sondage datant des années 1960 et révélé par Michel Fauré, 38 % des répondants affirmaient que le nouvel intérêt pour l’oeuvre de Vian s’expliquait par l’actualité des problèmes sociaux qu’il mettait alors en lumière dans ses textes[63]. Le Traité de civisme en était l’esquisse théorique, lui qui affirmait : « [I]l n’y a rien de ce livre que je n’ai profondément éprouvé moi-même. C’est là sa limite[64]. » Aujourd’hui, nous dirons également : c’est là la clé de cette réception posthume.