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Habile conducteur d’histoires, Boris Vian nous balade, dans L’Automne à Pékin, d’un bus à l’autre en passant par des bicycles déroutants, un bolide mal maîtrisé, un avion aussi réduit que monstrueux, un train authentique et qui ne sert à rien... Mais que cachent tous ces « moyens » de transport ? Sans doute des « extrêmes » qu’il s’agit d’aborder afin d’entrevoir les produits inattendus de cette quête que nous pensons bien plus autobiographique qu’alchimique[1], et de mettre à jour certains engrenages de ce roman au fond peu cyclique.

Il s’agit donc de faire d’abord le tour des forces mécaniques en présence. Ensuite, comme Vian truffe son texte de ressorts obscurs et de miroirs aux alouettes aveuglants, il faudra essayer de démêler les références, les « auto- mobiles » biographiques qui libèrent les personnages tout en les contraignant : faute de buts clairs, ils sont condamnés au déraillement… Enfin, une correspondance aussi inédite que surprenante pourra mettre le lecteur sur la voie d’un roman ferré dont le ticket n’a pas fini d’exploser.

Les moyens, dits de transports

Les moyens affichés

Ils structurent les rebondissements du long début du roman : le bus, le vélo, l’auto et l’avion – même réduit – apparaissent comme les pivots des quatre premières parties de L’Automne à Pékin (A B C D), présentes dès l’édition originale de 1947 et conservées dans la version remaniée de 1956[2]. À chacun de ces moyens de transport, étendards de la vitesse et de la fantaisie échevelée de ce début de roman, correspondent les premiers portraits, les premières rencontres avec les personnages majeurs de l’ambitieuse fiction vianesque.

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Édition originale de L’Automne à Pékin aux Éditions du Scorpion. Boris Vian a dessiné la couverture. Coll. part., D.R.

Édition originale de L’Automne à Pékin aux Éditions du Scorpion. Boris Vian a dessiné la couverture. Coll. part., D.R.

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Le bus, héros masqué

Véritable phare de ce début de roman, que même Julien Gracq (ou que seul Gracq d’ailleurs) salua dans La Forme d’une ville[3], le bus est d’abord un élément de la vie quotidienne parisienne de Boris Vian, qui prend tous les matins d’après-guerre le 85 pour se rendre au boulot. Alors pourquoi ce pétaradant 975 ? Avant de dévoiler le pourquoi de ce nombre mystérieux, nous aimerions donner brièvement la parole à un certain Louis Lagarrigue, directeur du Réseau Routier de la RATP, auteur de Cent ans de transports en commun dans la Région parisienne. Nombre de ses expressions, parfois presque poétiques, peuvent légèrement éclairer le roman, ou a minima le parcours du 975 :

Au début de 1939, les anciens autobus H ont été réformés, la mise en service des séries d’autobus modernes TN 4 H s’achève. Les types de châssis mis en service restent cependant classiques dans leur conception : moteur à essence, embrayage à friction, boîte de vitesse à baladeurs, freinage à commande mécanique avec servo-frein, carrosserie en bois à une seule issue par l’arrière (tout au moins pour les voitures à deux agents, de loin les plus nombreuses).

La déclaration de guerre vient, le 2 septembre 1939, stopper brutalement l’essor des transports parisiens de surface. Une fraction importante du parc autobus est réquisitionnée par l’Autorité Militaire pour constituer les unités du train automobile prévues dès le temps de paix[4].

En juin 1940 il ne reste plus à Paris qu’un millier d’autobus, qui contribuent à l’évacuation et sont conduits dans le midi de la France afin d’être soustraits aux prélèvements possibles de l’ennemi. Après l’armistice, quand on est à peu près assuré que leur retour à Paris est sans risque, ces autobus reviennent progressivement. Mais l’absence totale de carburant liquide oblige à recourir à d’autres sources d’énergie, ce que Lagarrigue nous explique en une phrase digne de figurer en exergue dans L’Automne à Pékin : « Fort heureusement les problèmes relatifs à cette question ont retenu depuis longtemps l’attention de ses services techniques et de nombreux essais d’information avaient été précédemment effectués et poussés parfois très loin dans la voie de la réalisation[5]. »

Parallèlement, des équipements de gazogènes à charbon de bois ou à combustible minéral sont construits et montés dans les ateliers puis mis en service sur voitures. Pour les alimenter, il faut créer des services spéciaux en différentes régions du territoire. Ces services permettent d’utiliser une partie du personnel de la société, démobilisée et sans emploi. Il faut ensuite attendre le 5 novembre 1945 pour que les Parisiens voient à nouveau des autobus circuler en service régulier dans la capitale.

Vu l’importance des pertes subies par le matériel et l’impossibilité de disposer immédiatement de véhicules neufs de remplacement, on est amené à envisager la récupération des autobus perdus, parfois cachés ou camouflés. Celle-ci s’effectue dans la France entière, puis ces prospections s’étendent à la Belgique, aux zones françaises d’occupation en Allemagne et en Autriche, enfin à l’Afrique du Nord. Au total, de la Libération à la fin de l’année 1946, 769 véhicules en plus ou moins bon état ont regagné les dépôts. Les propos de Lagarrigue qui suivent sonnent comme un écho au « Conseil d’administration » façon Ursus de Janpolent :

Grâce aux efforts des ateliers techniques reconstruits, des ouvriers aux techniciens et à la Direction, un plan de 1000 voitures réhabilitées est réalisé le 15 janvier 1946, six semaines plus tôt que prévu. Un plan complémentaire de 500 voitures adopté par la Commission Mixte des Transports, terminé le 21 octobre 1946, permet de donner au réseau renaissant la contexture suivante : 31 lignes urbaines avec 625 voitures affectées, 65 lignes de banlieue avec 875 voitures[6].

Nous arrivons donc très exactement au moment où Vian écrit L’Automne à Pékin. Et pour enfin lever le voile sur le mystère du nombre, il se trouve que les données techniques de la grande oeuvre de Lagarrigue ne laissent aucun doute : le TN4H, principal bus parisien de l’après-guerre, mesure très exactement 975 cm de long, information croisée après consultation du livre de René Bellu, Les Autobus parisiens[7].

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Le bus TN4H de 975 cm de long

Le bus TN4H de 975 cm de long
Photographe inconnu, D.R.

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Le vélo : commun, voire « conforme »

Le vélo renversé par Claude Léon ne portant pas de numéro, nos recherches pour ce moyen de transport sont écourtées. On peut malgré tout tenter une reconstitution d’ambiance, par exemple en imaginant les abords de Saint-Germain des Pré en 1946 d’après les photos du temps, où les voitures sont quasiment absentes. Transport populaire par essence – si l’on peut dire –, il n’en est pas moins politique puisqu’il est censé être utilisé par des « conformistes », communistes à peine déguisés. Donc ce transport commun, mais pas en commun, est plus ou moins communiste : comme ceux-ci sont « conformistes » dans le roman, le deux roues devient donc « conforme » et ne permet pas, dans cette première partie, de s’échapper. Au fond, la roue tourne peu…

L’auto : mène à Pékin...

L’automobile, grande passion personnelle de Vian, a étrangement un rôle mineur dans L’Automne à Pékin. Mais elle mène directement au désert après l’accident provoqué par Anne. Ce dernier est au volant, Rochelle est auprès de lui, Angel est assis derrière ; ces données, qui ont l’air presque neutres, ou au moins évidentes à la première lecture, se révèlent étrangement prémonitoires, comme on le verra plus loin.

L’avion : réduit mais décisif

Nouvelle pièce de choix pour les explorateurs de L’Automne à Pékin que ce « Ping 903 ». Ce modèle réduit d’avion obsède Cruc et Mangemanche et devient un instrument des plus délicats de par sa paradoxale excellence technique. D’où peut bien venir cette dénomination trop évidemment chinoise pour qu’elle soit franche, et que dire de la résurgence d’un « 900 quelque chose », après le bus et d’ailleurs les tickets pour accéder au bus ? (Au premier chapitre, le receveur demande le « Un million six cent mille neuf cent trois » !)

La solution a été plus facile à trouver que pour le 975, mais pas moins satisfaisante. D’abord, le « Ping » est bien Chinois, mais par raccord : il fait naturellement référence au ping-pong, jeu prisé par Vian, ce qu’on sait peu, mais cette dénomination onomatopéique du « tennis de table » vient en réalité d’une marque américaine. En chinois, « ping » signifie un bruit de tir d’arme à feu, quand « pong » voudrait plutôt traduire un claquement violent. L’un dans l’autre, il est aisé de rapprocher ces « ping » et ces « pong » du caractère éruptif, explosif et détonant du modèle réduit[8].

Le planeur expérimental mis au point par Bréguet en 1946 se dénomme « Bréguet S 903 ». Il fait partie de la série Bréguet 900, 901, etc., ces avions très novateurs qui sont mis à l’épreuve à très haute altitude à des fins de recueil de données météorologiques, entre autres. Peu de doute que même si les éléments concernant ces grands planeurs étaient confidentiels, le grand météorologue M. Léglise, le père de Michelle, pouvait tenir informé son ingénieur de gendre. C’est en tout cas notre théorie, qui complète ce que l’on sait bien déjà de la passion partagée par l’écrivain et son cothurne de l’École Centrale Alfredo Jabès, et le « Ping » renvoie à un planeur bien réel, dont le modèle sciemment « réduit » est augmenté d’un moteur surpuissant. Comme pour le 975, le 903 de Vian n’est donc pas gratuit[9]. Il l’est tellement peu que Vian corrige dans la deuxième édition du roman[10] le verbe qu’il plaçait dans la bouche de Mangemanche : en 1947, celui-ci « arrangeait » l’avion, et en 1956, il « modifie » le 903 pour en faire un « Ping ».

Ces quatre moyens de transports affichés sont donc des éléments scénaristiques majeurs et paradoxalement utilisés dans une forme presque « réelle », certes avec des références cachées mais qui renvoient à des données techniques authentiques... ou presque.

Les moyens développés / détournés

Les moyens développés participent au développement des histoires, toutes vitesses confondues, mais leur utilisation normale est détournée au profit d’un rôle symbolique participant à la trame romanesque.

Le bateau

Ce « rafiot », cette arche déglinguée est bien peu réelle et se rapproche plus, avec son capitaine alcoolique, du Karaboudjan de Tintin que d’un paquebot de la White-Star Line. Il sert de truchement à une sorte d’odyssée des pauvres, dont les ingénieurs mal payés font partie, soumis à des règles auxquelles ils n’adhèrent pas.

Auto, vélo et avion, mortels transports

Dans le même dessein morbide, on assiste à un triple détournement des fonctions de l’auto, du vélo et du Ping 903, tous trois devenus instruments du désert. On pourrait même penser qu’ils sont au service d’une certaine désertification, au moins humaine : si la voiture de Mangemanche lui permet a priori de s’évader, il est assez clair qu’il va « y rester », comme on dit, lui qui avait survécu à la mort de Chloé dans L’Écume des jours. Et quand, bien coordonné, l’inspecteur arrive pour appréhender le docteur, son vélo ne va pas résister aux attaques des enfants, qui le condamnent assez clairement à une errance fatale. Quant au Ping 903, on connait son « exploit » : de prouesse technique il devient engin de terreur, une faux symbolique ultra rapide, un jugement du ciel qui frappe le plus innocent d’entre tous les personnages, l’hôtelier Barrizone.

Le train : Questions de ligne et de foi

La mort rôde en ce désert. Les archéologues fouillent les vestiges d’une civilisation passée, pendant qu’une autre se suicide, en quelque sorte, en surface... tout cela pour une ligne de chemin de fer clairement inutile mais nécessairement calculée pour détruire l’unique hôtel, comme le montre de façon bien trop évidente le dessin de couverture de la deuxième édition de L’Automne à Pékin en 1956, seul roman de Vian réédité de son vivant.

À pieds ? Par où passer ?

Pieds devant, ou six pieds sous terre, quand on marche dans le désert, ou même sous lui, on s’enfonce, c’est agréable sur le moment, mais cela pèse à force... sauf pour l’acrobate parfait qu’est l’abbé Petitjean, qui a l’air d’apprécier l’aventure, et pour l’ermite Léon, qui disons marche à autre chose. Enfin, à propos des « Passages » parsemant L’Automne à Pékin, il est clair qu’ils ont le rôle de transporter l’auteur et le lecteur vers la chute finale, mais le lecteur ne se sent pas obligatoirement pris en main : leur caractère énigmatique, leur rôle d’accélérateurs (aussi bien pour dénouer une situation que pour éliminer des personnages) font qu’ils transmutent plus qu’ils ne transportent.

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Couverture de la deuxième édition de L’Automne à Pékin, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956.

Couverture de la deuxième édition de L’Automne à Pékin, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956.

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Et c’est en rassemblant toutes ces dernières remarques, et en essayant de ne pas tomber dans le symbolique naïf, qu’on finit par penser que l’intervention du religieux, presque plus que celui de l’absurde, régit en fin de compte l’univers de ces moyens de transport, car il s’agit bientôt de transporter les âmes ! Mais stoppons là, « Cointreau n’en faut » comme dit l’abbé Petitjean dans L’Automne à Pékin[11].

Les transports extrêmes

Inspirations passionnément littéraires

Nous ne nous lassons pas de répéter que rien n’est gratuit chez Boris Vian, tant l’étude de ses textes et la proximité de ses contemporains nous ont permis d’exhumer des références parfois improbables. Dans L’Automne à Pékin encore plus qu’ailleurs, et à vrai dire après avoir terminé les deux volumes de la Pléiade, de nouvelles sources d’inspiration nous sont apparues ; aussi modestes soient-elles, elles complètent celles que nous avions déjà repérées en 2010 et sur lesquelles nous passons rapidement, tel un Ping 903 au ralenti.

Jarry et pas seulement…

Au premier chef, il y a bien entendu l’ombre portée d’Alfred Jarry. Ce grand adepte de la « petite Reine » et chasseur d’omnibus dans ses Spéculations[12], hante l’oeuvre de Vian : il est le maître interprète du Docteur Faustroll lorsqu’il en évoque ses pérégrinations en « As », sorte de barque volante, en particulier dans « L’Ile sonnante » (chapitre au plus haut point vianesque). Alfred Jarry donc, chez Vian, n’est jamais très loin. Ainsi le cite-il également dans sa « chronique scientifique », L’Autobus, quelques pages bien troussées, contemporaines de l’écriture de L’Automne, intégralement données dans la Pléiade[13], mais les prémisses de la passion de Vian pour la ’Pataphysique ne sauraient mieux s’exprimer que dans l’approche des transports dans L’Automne à Pékin.

Moins attendue, puisque toute nouvelle pour nous aussi, semble être une source d’inspiration possible pour Vian, contemporaine des Gestes et opinions du docteur Faustroll, il s’agit de l’ouvrage de Théodore G. Sourdille intitulé De Paris à Pékin en 24 jours[14]. L’auteur, fier d’être membre de l’Alliance scientifique universelle, nous entraîne pendant dix-sept pages à la découverte des aventures des passagers du « Sphinx », très moderne « auto-canot-aérien », aventures qui s’inspirent clairement des sagas de Jules Verne, mâtinées de la science-fiction épicée de Maurice Renard... en somme tout pour plaire à Boris Vian. On en conclut que ce livre méconnu qui met en scène une sorte de « super 975 » à destination de Pékin ne saurait avoir échappé à Vian.

Queneau et un peu plus…

Après Jarry, l’autre référence incontournable lorsque on étudie les romans de Vian est bien sûr l’oeuvre de Raymond Queneau, son maître, son ami, son frère, qui trouve le moyen de placer le bus S parisien au coeur de ses Exercices de Style qui paraissent chez Gallimard en 1947, donc simultanément à L’Automne au Scorpion. Il faut reconnaître une antériorité à Queneau puisque les premiers « Exercices » paraissent dès 1943 dans une revue suisse, Domaine français, ce qui ne nous rapproche pas non plus de l’Exopotamie. Force est de constater que 1947 est en quelque sorte « l’année des bus », à voir le nombre d’ouvrages paraissant au même moment et ayant pris le bus comme héros, par exemple ce Wayward Bus de Steinbeck paru en février 1947 (mais rien ne laisse penser à une influence de ce dernier sur l’écriture de L’Automne à Pékin).

En revanche, on a déjà eu la chance de dévoiler une putative source fort troublante quant à l’idée générale du roman de Vian et cela dans une seule « Inscription » parmi celles publiées en mai 1945 ; ce recueil de pensées éphémères et déroutantes dû au fascinant poète belge Louis Scutenaire, le plus surréaliste et le plus indépendant des amis de Magritte, présente l’inscription suivante :

« Je crois qu’à un grand désert vide, je préfère un désert coupé par une voie de chemin de fer en ruines[15]. »

Curieuse idée, curieux rêve en fait, qui résonne fortement aux oreilles du lecteur.

Mais ceci était déjà noté dans la Pléiade, ce qui n’est pas le cas de la découverte plus récente d’une référence jusqu’ici non relevée : elle apparaît au sein du recueil Ana, publié en juillet 1944 et signé par un autre personnage étrange et attachant, un certain André Frédérique, ami de Vian, poète et pharmacien. En page 12 de ce petit volume édité par Henri Parisot, on peut lire sous le titre « Inventions » :

Je construis, avec des tiges de fer, des ficelles, des ressorts, des petits moteurs, sans autre méthode que mon goût pour l’arrangement. Si j’ai du bon acier, lors ce sont de petites machines à forer que j’obtiens. Parfois de lourds assemblages immobiles qui soudain, longtemps après avoir été montés, se mettent à tourner sans prévenir et ne s’arrêtent que brisés de vitesse. J’ai quelquefois des ennuis avec des hélices montées trop rapidement qui, perçant le mur, s’en vont creuser chez le voisin. Rien ne les arrête qu’une bonne couche de plomb. Elles n’en rencontrent pas toujours avant des kilomètres, et, des familles entières, sur leur trajet, pâtissent de mon invention[16].

Comment ne pas reconnaître les mésaventures du Ping 903 dans ce poème de Frédérique que Vian aura pu découvrir en 1944 et retranscrire – disons inconsciemment – dans L’Automne deux ans plus tard ! Et que dire de l’autre recueil de poèmes d’André Frédérique, Aigremorts, paru chez GLM en mars 1947, et du poème intitulé « Pâques » : « La locomotive noire du Vatican / a mis sa robe bleue de vitesse / et chaussé ses pantoufles de bruit // La loco moto colo lotive bougonne / l’introït en magyar / les séminaristes ont le mal de fer // À seize heures ving trois / le train confesseur / rencontre le train confessé / dans le tunnel du Saint-Gothard[17]. » Non ce n’est pas du Vian, Frédérique est peut-être encore plus anticlérical, mais la ligne de foi est sous-jacente...

Agatha Christie et la Mésopotamie, incontournables

Heureusement pour les sceptiques, une référence, une inspiration s’impose plus que toute autre, et nous ne saurions la nier puisque notre ami australien Alistair Rolls a été le premier à le démontrer dans The Flight of the Angels[18], et nous allons entièrement dans son sens.

Le terrain est donc déjà balisé pour ce transport / cette transposition-là : Vian a pris une bonne partie de la trame « dramatique » de L’Automne chez Agatha Christie, et tout à fait spécialement dans Meurtre en Mésopotamie[19], publié en français dès 1939, la version originale anglaise datant de 1936, et bien sûrement lue par Boris Vian avant 1946. On retrouve tout d’abord l’idée de désert et de fouilles : Agatha ayant été inspirée de son côté par son voyage de noces avec son archéologue de deuxième mari ; ils se rendirent entre autres à Ur dans une sorte de roulotte automobile dont l’aspect, au cours du visionnage d’un reportage d’époque, nous frappa comme étant un 975 « idéal ». On passera sur la constitution de l’équipe (un archéologue, des pseudo ingénieurs, un prêtre français, etc. – d’ailleurs la Croisière jaune, comme nous l’avions noté dans la Pléiade, est ainsi formée), l’intrigue autour de l’assassinat de l’héroïne, des remarques étranges sur la façon de « recasser » des poteries anciennes, en fin de compte toute une atmosphère si proche du roman qui nous occupe ; d’autant qu’il ne manque pas un bus, une auto, un vélo... (mais dans L’Automne, point d’avion grandeur nature), voire une ligne de foi.

Par quelque bout que l’on prenne ces deux romans, ils se ressemblent fortement, même dans leurs fins tragiques, la principale différence venant de la fantaisie imaginative de Vian, en quelque sorte le pendant de l’humour de Christie. Alors comment Boris a-t-il pu se permettre ça ? S’est-il consciemment inspiré du roman d’Agatha Christie ? Une petite clé de lecture supplémentaire, qui semble celle-ci avoir échappé à Alistair Rolls : le fugace personnage d’Agathe Marion, participant au Conseil d’administration d’Ursus de Janpolent, ne porte-t-il pas en son nom l’hommage discret mais bien nécessaire de Vian à Christie, comme s’il lui disait « Agathe, Marions-nous ! » ?

Inspiration intime, expirations ultimes : Vian face à face

Et voici venu le moment le plus dramatique de cette contribution : ce que nous allons révéler maintenant fait partie du destin de l’écrivain et de ses proches, et le chemin de mots qu’il en extrait s’éloigne peu de la route bien tordue de la vie.

Voici donc l’histoire de quelques transports amoureux qui sont sans nul doute, pour nous, l’authentique origine de la trame du roman, et de la volonté de Vian, une fois n’est pas coutume, de raconter sa vie autrement. Parler de « bus-fiction » plutôt que d’autofiction serait ici trop facile mais tentant, il nous en a tant dit sans rien dévoiler, on a l’impression d’avoir, comme Amadis, maintes fois manqué l’arrêt.

Il se pourrait que le chaînon manquant soit d’abord mathématique ; il nous semble difficile de ne pas évoquer cette règle de trois sous-jacente à la construction du roman (et que nous avons tenté de rendre dans nos titres faisant appel au produit des moyens et des extrêmes) : 333 pages, prévues par Vian sur le manuscrit, beaucoup de chiffres divisibles par trois comme les fameux 975 et 903, des trios de personnages assez évidents comme Cuivre, Brice et Bertil, et surtout au devant de la scène le non-couple à trois : Rochelle, Anne et Angel.

Eh bien celui-là est tout sauf fictif, leurs authentiques prénoms ne sont autres que Michelle, André et Boris. Pour ce qui revient au roman et aux transports bilatéraux, Angel – assez évidemment Vian lui-même – est très amoureux de Rochelle/Michelle, qui le lui rend peu pour s’éprendre et se répandre avec un certain Anne qui est un de nom de chien, comme dit Angel qui n’hésite d’ailleurs guère à se débarrasser du bon copain. Cet Anne masculin-féminin nous a longtemps laissés perplexes, il semblait évident qu’il s’agissait d’un homme, viril mais peut-être fragile, alors qu’encore une fois les deux autres personnages sont nommés pour être reconnus, ou au moins assez facilement devinés.

Alors cet Anne ? C’est le destin, disons le hasard programmé qui nous a mis sur sa piste, même si nous laissions entendre dans la Pléiade que des doutes planaient quant à la pure figure romanesque qu’Anne constituait. En réalité, un album de jeunesse, de « groupie » de Michelle Léglise, est réapparu après la dispersion d’une partie de ses archives. Parmi celles-ci, cet album de cartes postales représentant des stars du cinéma d’après-guerre, faisait pâle figure. Des vedettes certes, Gary Cooper, Jean Gabin, Marlene Dietrich, Shirley Temple surnageaient, mais force pages étaient consacrées à des petites célébrités comme Jackie Cooper, Manfred Carote, Jean Murat, Lisette Lanvin, Blanche Montel ou encore Jeannette Mac Donald. Michelle, qui admire alors particulièrement l’acteur français Pierre-Richard Wilms, lui consacre les toutes premières pages de son album, soit pas moins de onze cartes postales ! Avec le temps, les cartes se sont détachées de leurs coins-photos, laissant apparaître une fente bizarre dans le premier plat de la reliure de l’album. Par chance, celle-ci se décolle également et se révèle alors un petit « nid d’autographes » subtilement caché dans de la gaze médicale, a priori indiscernable au coeur du premier plat un peu épais de l’album. Une fois l’émotion de la découverte passée, vint le temps de la lecture de ces lettres si bien dissimulées : pas moins de quatorze missives d’Anne, « ton âne », lettres d’amour un peu folles à une certaine Michelle…et venant d’un certain André, André Reweilloty, clarinettiste de jazz, 17 ans à l’époque.

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Album de cartes postales de Michelle Léglise, cachant une correspondance secrète. Coll. part., D.R.

Album de cartes postales de Michelle Léglise, cachant une correspondance secrète. Coll. part., D.R.

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Il apparaît qu’ils sont clairement amants, et Michelle le dissimule bien soigneusement. André, dit le plus souvent « Mon Anne », écrit des lettres fiévreuses de désir, mais aussi encombrées de reproches, de désespoir, souvent provoqués par un « abus d’alcool » comme on dit aujourd’hui, et qu’il reconnaît bien volontiers. Il n’empêche que les deux amoureux se donnent de nombreux rendez-vous secrets, qui s’espacent dès 1947, mais 1946 semble être leur grande année. Nul besoin de rapprocher plus avant ce « scoop » (dont l’intimité serait presque gênante, si la découverte n’en avait pas été fortuite) de son pendant littéraire dans L’Automne à Pékin : Michelle, Boris, André, deviennent très clairement Rochelle, Angel et Anne, cet ingénieur au nom de chien qu’Angel « pousse à la mort », sacrifie presque malgré lui. D’ailleurs dans le roman, Rochelle succombe elle aussi à l’empoisonnement « amoureux » d’Angel : la vengeance est parfaite.

On cite régulièrement une phrase de Michelle à propos de L’Automne, elle aurait dit à Boris : « Je ne sais pas où tu vas, mais tu y vas tout droit[20]. » On croyait jusqu’à aujourd’hui que cela concernait seulement ses rapports avec la maison Gallimard, mais il se pourrait qu’elle ait fait plutôt allusion à sa vengeance littéraire déguisée. Vian règle beaucoup de comptes dans L’Automne à Pékin, mais il se laisse peut-être un peu trop « transporter » par ces sujets de revanche…

Sans transition ou presque, on doit faire état ici d’une coïncidence glaciale que des événements bien postérieurs ont entraîné, à moins que Vian, dans L’Automne, ait fait preuve d’une surpuissante force de prémonition : en 1962, André Reweilloty est victime, à l’instar d’Albert Camus deux ans plus tôt, d’un imprévisible et violent accident de voiture. Il meurt sur le coup, le passager est sauvé ; il s’agissait de Michelle Vian.

Alors comment éviter de répondre à la question initiale : le bus ou le néant ? En constatant simplement que la plupart des transports, techniques ou amoureux, que nous avons passés en revue en survolant ce complexe roman, en fouillant parfois ses abysses, mènent à la déception, la fuite, voire la mort ?

Nous tenterons de parier pour la vie, ou au moins pour une sorte de résurrection, thème qui affleure à la toute fin de L’Automne à Pékin : dans la mesure où notre bon bus 975 a concrètement sauvé la vie d’Angel, retrouver son homonyme dans L’Arrache-coeur n’est sûrement pas un hasard, il se pourrait même que ce père malheureux et fuyant du dernier roman de Vian soit plus qu’un avatar du précédent, comme il l’avoue lui-même à l’occasion de sa première discussion avec le psychanalyste Jaquemort[21].

Et si la toute dernière phase de L’Automne à Pékin[22] s’adressait en fin de compte à un autre Angel, celui qui va essayer bientôt de se débarrasser de tous ces poisseux souvenirs d’Exopotamie, celui qui va devenir le héros tragique de L’Herbe rouge, celui qui ressemble terriblement à Boris Vian ? Ne faudrait-il pas l’entendre ainsi : « Vole, Wolf ! » ?