Débats

Une poétique de l’inachèvement façonne le roman francophoneLise Gauvin, Le Roman comme atelier. La scène de l’écriture dans les romans francophones contemporains, Paris, Karthala, 2019.[Notice]

  • Réjean Beaudoin

Lise Gauvin analyse dans cette étude huit oeuvres qui constituent l’objet mis en relief sur la scène de l’écriture sans cesse en mouvement, déconstruite, reconstituée, vibrante, en projet et en résurgence dans l’urgence permanente de ce qui apparaît comme l’avenir des langues haletantes, des cultures et des hommes en Afrique, en Amérique du Nord et dans d’autres parties du monde qui n’ont en commun que l’impatience de jeunes nations accouchées au forceps de l’Occident après la précipitation d’un formidable débordement de l’Histoire. Comment formuler le traitement de choc et décrire ses conséquences en moins de 200 pages que la concision ne réduise pas à la plus sèche érudition ? Ce qui semble relever du défi ne peut que suivre les écarts tissés dans des textes dont la lecture met en relation huit écritures disséminées entre le Québec, Haïti, l’Acadie, les Antilles et les Caraïbes, autant dire aux quatre coins de la terre, des Mille et une nuits à l’enfer dantesque ou rimbaldien, au fil de trois civilisations – Jérusalem, Rome, Médine. L’échelle des paradigmes linguistiques, narratifs, sociaux, éthiques et géopolitiques court en filigrane sous les pages de cette somme révolutionnaire de l’intranquillité qui ne se limite pas au simple retour du balancier, mais qui remet en cause le centre de gravité du monde et l’équilibre international. Rien de moins. Quel vecteur prépondérant, s’il en est, traverse les confluences et les divergences observées de Patrick Chamoiseau à Réjean Ducharme, d’Asia Djebar à Maryse Condé, d’Alain Mabanckou à Dany Laferrière, de France Daigle à Marie-Claire Blais ? Chacune des oeuvres gigognes s’élabore à même la déperdition ou le recouvrement d’une diaspora dont les témoignages de détresse et d’espoir ont déjà résonné plus d’une fois, répercutés depuis le cri cinglant du Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire, avant les théories nuancées d’Édouard Glissant s’entretenant, peu avant sa mort, de « L’Imaginaire des langues » avec Lise Gauvin. L’amplitude de ces littératures mineures écrites dans une langue majeure peut-elle servir à mesurer la maturation, aussi ardue que percutante, de ce qui ne cesse de nous interpeller ? Dès l’introduction, Le Roman comme atelier présente le circuit de « parcours marqués [...] par la récurrence de récits éclatés, aux frontières indécises entre le réel et la fiction ou entre divers niveaux de réel, se jouant des catégories génériques comme autant de pistes à transgresser. » Ces récits sont du coup renommés à nouveaux frais : Les espaces francophones se relaient dans l’écho amplifié qui pénètre la conque du Tout-Monde conceptualisé par Glissant comme une oreille résiliente où puiser, par exemple chez Patrick Chamoiseau, la Entraînés par cet axe aux extensions inextricables, les lecteurs sont plongés au creuset où se meuvent des univers diversifiés qui tantôt se heurtent et s’ignorent, tantôt se rencontrent et s’absorbent en mêlant les poussières de leur durée aux contrepoids de leurs variations. Ces univers polymorphes, loin de se dissoudre, se refondent en une éventuelle genèse sous les visées théoriques dont sont passibles les transports d’idées, de lois, de violences et de pouvoirs qui affluent au gré des courants migratoires. Les êtres écorchés dans leur humanité au ras du sol ne sont pas épargnés dans les sociétés confiées aux États fragiles modelés par la décolonisation qui a parfois décuplé, faute de savoir y mettre fin, les exactions de colonisateurs avant tout avides de domination. Ce qu’on apprend en lisant ce corpus élargit significativement la connaissance et surtout la conscience de malheurs qui, à un autre niveau, nous affectent tous au long des vagues consécutives de la pandémie qui déferle sur le monde depuis deux ans. Mais que dire de …

Parties annexes