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Élaborer un plan d’action incorporant les principes du développement durable, tel était l’appel lancé aux collectivités territoriales dans le document intitulé Action 21, mieux connu sous son titre anglais Agenda 21, adopté par les chefs d’État réunis dans le cadre du Sommet de la terre tenu à Rio de Janeiro en 1992. C’est le Rapport Brundtland, Notre Avenir à tous, qui, en 1987, avait introduit cette notion de développement durable en la définissant comme un développement qui permet de « répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs ». Quant au document du Sommet de Rio, il mettait en lumière les trois principaux volets du développement durable: social, économique et environnemental. Un quatrième volet, culturel, se rajoutera plus tard. Dans la foulée de ce Sommet et dans un contexte où le développement durable représente, au fil du temps, un cadre de référence des politiques publiques en général et de l’action publique urbaine en particulier (Gariepy et Gauthier, 2009), faire la ville durable (Emelianoff, 2007) est ainsi devenu progressivement un objectif qui s’est trouvé intégré dans les politiques, plans et projets des municipalités urbaines. Le Sommet sur le développement durable qui s’est tenu à New-York, en septembre 2015, et dont un des objectifs renvoie aux « villes et communautés durables » et la Conférence sur les collectivités durables organisée par la Fédération canadienne des municipalités, à Ottawa, en février 2016, viennent rappeler aux municipalités ce nouvel impératif (Gauthier, 2009). Le développement durable n’en suscite pas moins des débats (Mancebo, 2008; Levy, 2010), notamment sur le rapport entre le développement économique qui reste associé à la croissance, le respect de l’environnement et l’équité sociale; sur l’adéquation entre les principes du développement durable invoqués par l’action publique et les effets concrets des mesures mises en œuvre; sur la réduction du développement durable à la question environnementale étant donné, entre autres, le réchauffement climatique; sur les divers échelles du développement durable, du global au local. Le développement urbain durable (Da Cunha et al. 2005) auquel la ville durable est associée, soulève aussi des enjeux spécifiques en matière, entre autres, d’aménagement, de transport, de logement et de gouvernance.

En lien avec ces débats et ces enjeux, le présent numéro thématique porte sur la mise en pratique de la ville durable. Quels sont les plans, programmes et projets qui visent à faire la ville durable ? Comment le développement urbain durable y est-il conçu ? Comment ces diverses stratégies sont-elles mises en œuvre? Dans quelle mesure contribuent-elles à réaliser la ville durable ? Cinq articles sont ici réunis autour de ces questions. Les deux premiers articles traitent de projets de « Transit Oriented Development » (TOD) prévus dans le cadre de la planification de l’aménagement et du développement métropolitain et dont l’objectif est de créer des pôles de développement résidentiel à forte densité autour d’une gare ferroviaire ou d’une station de métro afin de s’attaquer au problème de l’étalement urbain et de diminuer l’usage de l’automobile. Le troisième article questionne le fait que l’étalement urbain soit vu comme incompatible avec le développement urbain durable et s’intéresse, à partir d’une analyse des flux, à la structuration de pôles secondaires régionaux qui offrent des services et des activités de proximité. Le quatrième article analyse une action publique municipale qui vise la réalisation de quartiers durables mais qui, après s’être essentiellement centrée sur l’environnement, tente de couvrir d’autres dimensions. Enfin, le cinquième article aborde aussi la ville durable par le biais du quartier, en examinant, à partir de documents de planification, l’évolution de la dimension sociale résidentielle dans le développement d’un quartier historique en lien avec son environnement bâti patrimonial et sa fonction économique touristique.

L’article d’Olivier Roy-Baillargeon revient sur une période cruciale pour la planification spatiale métropolitaine, celle de la production et de l’adoption du premier Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD), de la communauté métropolitaine de Montréal (CMM), il y a plus de 15 ans. Au cœur de ce Plan (2011), 155 aires potentielles de TOD (ou transit-oriented development) sont recensées pour favoriser des aménagements de quartiers mixtes et denses, arrimés aux nœuds de transport collectif. L’objectif est d’orienter la future croissance de la population et de lutter contre la dispersion de l’urbanisation. Ce modèle d’urbanisme durable propose ainsi d’opérer un virage majeur des politiques d’aménagement, notamment pour les municipalités suburbaines. L’analyse proposée ouvre la « boîte noire » des négociations et des tractations qui se sont déroulées, entre les différents paliers de gouvernements concernés lors de la production et la définition du contenu du PMAD. Ainsi, l’article souligne que l’adoption de ce nouveau paradigme d’aménagement durable par la CMM n’est pas exempte de contradictions internes. Par ailleurs, il souligne que la production d’un PMAD fondé sur le TOD a été l’occasion non seulement de vives négociations de la part d’élus locaux des municipalités suburbaines, mais aussi de plusieurs adaptations locales du modèle de référence. Cet article présente enfin un intérêt indirect, celui de permettre un regard rétrospectif pour saisir aujourd’hui le chemin parcouru, par les élus locaux notamment, quant à la (ré) appropriation récente du concept et de ses principes. Cette (ré)appropriation peut être notamment saisie à travers les représentations et les actions des élus quant à la programmation et la mise en œuvre des TOD sur leur territoire, comme le souligne l’article suivant.

L’article de Maude Cournoyer-Gendron propose une (re) contextualisation montréalaise du modèle du TOD, dans une perspective diachronique et politique. Face à un modèle d’aménagement relativement malléable et transnational, l’auteure s’interroge sur sa trajectoire politique, dans le contexte montréalais, depuis l’adoption du PMAD en 2011. Une rapide généalogie du concept forgé par P. Calthorpe et de sa diffusion internationale souligne les processus d’adaptions locales des principes originaux du TOD ou encore les difficultés rencontrées par les municipalités pour les mettre en œuvre et obtenir les résultats escomptés, notamment en terme de durabilité. Les contextes dans lesquels ces projets se concrétisent jouent un rôle majeur dans l’opérationnalisation des TOD. À ce titre, l’auteure rappelle qu’après l’adoption du PMAD, un processus original d’accompagnement des municipalités, pour assurer leur mise en œuvre, a été coordonné par la CMM, celui des projets novateurs. Mais le cœur de l’article concerne l’analyse des discours des élus (10 élus interrogés) à propos de ces projets. Si les concepts de TOD est peu défini en détail dans le PMAD, les élus s’en saisissent comme une opportunité de développement territorial. Ils proposent des conceptions d’aménagement diversifiées, qui rejoignent d’ailleurs parfois le modèle originel. Cependant, les enjeux locaux colorent fortement les contenus proposés et les objectifs visés. Et la mise en œuvre met parfois à rude épreuve les principes affichés et les objectifs visés. Les contraintes ou les difficultés locales rencontrées sont nombreuses. Mais ces projets sont également au cœur de la gouvernance multiniveaux à l’œuvre dans la région métropolitaine de Montréal. En effet, ils offrent une occasion aux élus municipaux de renforcer leur position au sein des relations et des négociations avec les autres paliers publics de décision (régional voir national) ainsi que vis-à-vis des promoteurs privés.

Dans l’article suivant, Sonia Chardonnel, Magali Talandier, Kamila Tabaka et Isabelle André-Poyaud avancent que le développement urbain durable ne rime pas exclusivement avec la densité urbaine et qu’une forme d’étalement urbain peut être compatible avec le développement durable des espaces métropolitains. En prenant comme terrain d’étude la région urbaine de Grenoble, elles s’intéressent aux centralités urbaines, non pas en termes de densité et de concentration de personnes, d’emplois ou de services supérieurs, mais en fonction des flux de mobilité quotidienne qui ne se limitent pas aux trajectoires domicile-travail. Leur analyse de ces flux révèle, d’une part, que la plus grande partie des mobilités s’effectue dans la proximité au sein de chaque secteur de la région grenobloise et, d’autre part, que ces mobilités structurent divers types de pôles selon le motif de déplacement : travail, achat, loisirs. Pour le motif travail, c’est la ville-centre qui, sans surprise, prédomine; pour le motif loisirs, trois pôles régionaux ressortent; et pour le motif achat, les déplacements génèrent des pôles multiples. Ainsi se créent des pôles secondaires correspondant à des communes périphériques en milieu peu dense qui sont complémentaires à d’autres pôles. Cette structuration des espaces périphériques en centralités intermédiaires permet alors d’éviter une fragmentation territoriale entre des espaces dortoirs éloignés et une ville-centre qui regroupe toutes les fonctions. Le développement de ces centralités intermédiaires serait ainsi à favoriser afin d’y offrir des ressources et activités plus proches des habitants, d’y favoriser le report modal compte tenu de déplacements plus courts et de réduire la congestion dans les espaces centraux plus denses. Pour les auteures, l’articulation entre ces diverses centralités participe au développement régional durable.

L’article de Richard Morin, Anne Latendresse et Nicolas Lozier nous fait passer de l’échelle régionale à l’échelle locale puisqu’il traite de programmes municipaux visant la réalisation de quartiers durables Les auteurs présentent d’abord le développement durable comme une notion floue qui constitue un référentiel dominant, notamment en ce qui a trait à l’action publique. Ce référentiel repose sur trois principaux piliers, social, économique et environnemental, qui seront complétés par le pilier culturel. Étudiant le cas de Montréal, les auteurs font ressortir que les deux premiers plans stratégiques de développement durable de la Ville se réfèrent à ces trois piliers de même que le programme-phare Quartiers 21, qui vise la réalisation de quartiers durables. Cependant, l’analyse des projets soutenus par ce programme révèle que c’est la dimension environnementale du développement durable qui y prédomine nettement. Le référentiel global s’est ainsi réduit, dans la pratique, à un référentiel sectoriel correspondant au service municipal de l’environnement en charge de ce programme. À la suite d’une réorganisation administrative, le troisième plan de développement durable de la Ville met en avant un nouveau programme, Quartier intégré, sous la responsabilité d’une unité administrative relevant d’un service central et intersectoriel. Ce programme, à caractère expérimental, vise à couvrir aussi d’autres volets du développement durable que le seul environnemental, en intégrant cinq programmes municipaux qui concernent l’échelle du quartier. Toutefois, bien que les dimensions sociale, culturelle et environnementale du développement durable soient présentes parmi les cinq programmes intégrés, les auteurs notent l’absence d’un programme à caractère économique. De plus, même si le programme Quartier intégré relève d’un service intersectoriel, les cinq programmes qu’il est censé intégrer demeurent chacun sous la responsabilité d’un service sectoriel, ce qui en contraint l’intégration.

Enfin, l’article de Priscilla Ananian porte aussi sur l’échelle du quartier dans le contexte montréalais. L’auteure y aborde la question de la ville durable en traitant de trois fonctions, résidentielle, patrimoniale et touristique que l’on retrouve dans les quartiers anciens centraux, lesquelles correspondent aux dimensions sociale, culturelle, environnementale et économique du développement durable. L’auteure s’intéresse plus particulièrement au déploiement de la fonction résidentielle dans ces quartiers. Dans un premier temps, elle fait un retour sur l’évolution de la conception de cette fonction dans ces quartiers en évoquant divers phénomènes comme le « retour en ville » et la « ville de proximité », la construction et la densification résidentielles appuyées par le référentiel du développement urbain durable et l’essor du tourisme urbain qui table sur l’authenticité de milieux habités tout en les mettant à risque d’être dénaturés. Dans un deuxième temps, l’auteur analyse vingt documents de planification concernant le Vieux‑Montréal et ses faubourgs produits depuis les années 1960. Il ressort de cette analyse une variété de plans et d’acteurs publics, privés et associatifs qui interagissent; la reconnaissance des fonctions patrimoniale, résidentielle et commerciale du quartier qui constituent un attrait pour la fonction touristique, mais dont la cohabitation d’ensemble constitue un enjeu important; la densification résidentielle qui atteint ses limites dans le Vieux‑Montréal et qui déborde sur ses faubourgs; et la vision d’un quartier multifonctionnel complet qui ne se réalise pas complètement. L’auteure conclut l’article en évoquant l’instrumentalisation de la fonction résidentielle à des fins de vitrine de la ville internationale et de promotion touristique, ainsi que le manque de cohérence des interventions et la faiblesse des moyens d’action des autorités publiques.