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1 Introduction

Cet article s’intéresse à l’influence de la période coloniale sur les développements politiques postcoloniaux. Il s’agit de mettre en évidence les principales caractéristiques de l’État colonial, afin de comprendre et de mettre en perspective l’influence de celui-ci sur le long terme. En d’autres termes, il sera définit quels sont les restes en Afrique de l’État colonial. La période coloniale modifia profondément les ordres politiques africains précoloniaux, marginalisant radicalement les autorités traditionnelles en leur déniant toute légitimité. Les colonisateurs tentèrent ainsi d’introduire et de gérer un système de domination des sociétés africaines, ayant pour objectif explicite de bénéficier du contrôle effectif des systèmes politiques et économiques du continent.[1] L’appropriation par le colon des terres conquises sera progressivement présentée comme une démarche politique légitime et historiquement nécessaire afin de permettre le progrès des nations et de soutenir « l’illumination » du colonisé. Notre présentation procédera en trois temps.

Premièrement, nous mettrons en évidence la rupture que constitua l’introduction de l’économie politique coloniale en soulignant ses principales caractéristiques. Dans un second temps, afin d’illustrer plus précisément notre propos, nous verrons comment s’est constitué progressivement, entre le XVIème et le XXème siècle, l’Empire puis la République coloniale Française en Afrique, la France étant certainement la puissance européenne ayant la plus systématiquement imposée sa domination sur le continent. La France, pays symbole du triomphe du droit républicain, impulsera une dualité juridique et morale, favorisant un état de non-droit et d’exception permanent au sein de ses colonies. En tant que pays des droits de l’homme, l’entreprise de « civilisation » des peuples « sauvages » sera légitimée, justifiant l’usage systématique de la violence politique et de la coercition. Au final, suivant la perspective croisée retenue, il sera considéré l’impact de la colonisation sur les développements politiques ultérieurs, montrant comment, loin de faire table rase d’un passé traumatique, de nombreux dirigeants postcoloniaux s’inspireront de la domination coloniale afin de consolider leurs propres pouvoirs personnels et de favoriser la persistance d’États faibles aux régimes politiques paradoxalement omnipotents.

2 La domination politique coloniale et la genèse d’une économie d’extraction

En premier lieu, il s’agit de mettre en lumière les caractéristiques majeures de l’économie politique coloniale qui s’est inscrit en profonde rupture avec les traditions d’autosuffisances précoloniales, jouant donc de fait un rôle majeur dans la déstabilisation du continent. L’économie précoloniale était avant tout une économie fondée sur une agriculture et un élevage très faiblement mécanisés se développant à une petite échelle, celle des communautés villageoises. Il s’agissait d’une économie visant à l’autosuffisance, afin de permettre la vie en quasi-autarcie de groupements de populations parfois très éloignés les uns des autres. Ainsi, l’imposition de l’économie politique coloniale va profondément bouleverser la scène africaine. Après l’installation des colons le long des côtes Atlantiques, le plus souvent, où avaient été construits les comptoirs permettant la déportation des esclaves vers l’Amérique, les colons européens tentèrent de s’approprier la majeure partie des richesses de leurs territoires respectifs, avant tout grâce à l’usage délibéré de la violence politique et de la soumission.

Suivant l’intérêt commercial des colonisateurs, la période favorisera la mise en place de prospections sans précédent et une évolution réelle dans la connaissance géographique du continent africain. Les colons stimulèrent l’expropriation active et massive des ressources nouvellement contrôlées, propriétés « naturelles » du colonisateur qui se posait en représentant de « la civilisation » alors que les peuples africains étaient associés à la « barbarie ». Une fois que le contrôle des marchés subsahariens ait été assuré, la production fut délibérément orientée vers les besoins de la métropole. Les biens du continent furent exportés massivement, permettant une accumulation de capital substantielle et sans précédent en Europe.[2] L’économie politique coloniale se caractérisait donc par une absence totale de souveraineté africaine sur les choix économiques, ainsi que par une domination externe décourageant fortement la contestation vis-à-vis du nouvel ordre établi et la participation de la société civile au sein des affaires publiques.[3] En d’autres termes, l’économie africaine constituait alors de fait « le domaine réservée » des européens. L’objectif intrinsèque au colonialisme de construire des réserves extérieures plutôt que de promouvoir la modernisation interne et progressive des structures productives a donc facilité l’émergence et la prédominance de tendances extractives au sein des systèmes économiques subsahariens.[4] Les colonisateurs imposèrent une spécialisation et une dépendance de la production africaine vis-à-vis du secteur primaire relatif aux produits agricoles, secteur le moins rentable et le plus dépendant sur le marché mondial.[5]

Par exemple, à la veille de 1914, le commerce colonial restait fondé sur une économie de traite entre l’importation de marchandises européennes surévaluées et l’exportation de matières premières africaines à faible coût. Les exportations de l’Afrique Occidentale Française (AOF), principalement du caoutchouc, du bois, de l’arachide et de l’huile de palme, progresseront ainsi pour passer d’un montant d’environ 800000 euros en 1896 à 16 millions en 1912. L’Empire représentait alors 9,4% des importations de la métropole française entre 1900 et 1913.[6] Dès cette période, il est possible d’observer la mise en place progressive d’un commerce ouvertement unilatéral, dans le sens où le prix des marchandises importées vers l’Afrique progressa toujours plus vite que celui des produits exportés, posant les conditions du développement d’un futur « néo-colonialisme » en défaveur de l’Afrique subsaharienne.

De plus, le « pacte colonial » établit entre les différents colonisateurs stimula la partition du continent en plusieurs sphères d’influences ainsi que la perpétuation d’une économie de rente basée sur l’exportation.[7] Ces dynamiques ont progressivement renforcé l’urbanisation littorale autour des ports d’exportations tels Dakar, Lomé, Cotonou ou Luanda. Ceci renforcera d’autant les migrations vers les villes, l’exode rural ainsi que la marginalisation des zones à faibles enjeux stratégiques pour le colonisateur.[8] Suivant la distribution géostratégique de l’espace africain entre les puissances européennes, la période coloniale a contribué à la formation de frontières artificielles sans tenir compte des réalités ethniques et géographiques africaines.[9] De même, en l’absence d’un cadre juridique définit, il se développera ainsi une synthèse progressive entre les positions de pouvoir et celles d’enrichissement au sein du système colonial, contribuant d’autant plus à réduire la différentiation entre les sphères économiques et politiques.[10] Cette fusion coloniale entre le monde politique et le monde économique a très certainement influencée la difficile consolidation de l’État postcolonial.

Il faut de même signaler que la substitution d’une économie fondée sur le troc par l’obligation de l’impôt colonial déstructura profondément les circuits économiques traditionnels. La volonté coloniale d’imposer la généralisation de la pratique de l’impôt de l’extérieur, aura en pratique l’effet inverse, consolidant l’économie informelle « alors même qu’on se préoccupait de développer l’économie formelle ».[11] L’administration coloniale et la réalité politique de chaque territoire différait en fait profondément. Des pactes spécifiques avaient été instaurés entre les colons et les chefs noirs traditionnels de chaque colonie. La collecte de l’impôt ne pouvait donc pas s’appliquer uniformément, ce qui eut pour conséquence de permettre le développement d’un système économique à géométries variables. Les administrateurs coloniaux accordaient plus ou moins de faveurs à un chef noir qui était chargé de collecter telle ou telle somme. Par la suite, lui-même détenait un pouvoir discrétionnaire quant à la quantité d’argent qu’il imposait à payer aux populations sous son contrôle. Il est ainsi possible de comprendre que le système économique intérieur colonial, loin de faciliter la consolidation d’un fonctionnement viable, introduisit une anarchie en apparence organisée, dont les conséquences seront d’autant plus grandes lors de la transition vers l’économie postcoloniale.

Finalement, l’une des plus importantes implications de la période coloniale sur les développements ultérieurs fut sans doute le fait que l’État colonial a établit un ordre politique d’exception, de part l’absence de règles formelles de droit et le non-respect de la légalité. Ce nouvel ordre politique profitera de l’absence de traditions d’écritures, de la prédominance de civilisations orales en Afrique subsaharienne pour asseoir sa domination. Par exemple, le code de l’indigénat en France proclamait alors l’infériorité et l’incapacité juridique du colonisé, la prohibition explicite de vendre le produit de son travail, de même que son impossibilité de posséder des biens et de conclure quel contrat que ce soit.[12] Le droit colonial constituait en pratique un « droit frappé de dissymétrie », dans le sens où « il codifie l’injuste et veut faire oublier qu’il fonde la loi sur la tromperie et le meurtre. Non seulement le droit autorise la spoliation de l’indigène, mais il autorise sa punition s’il résiste à cette spoliation (…). C’est l’ordinaire de la conquête : voler et punir celui qui est volé ».[13] L’État colonial manquait donc fondamentalement de légitimité politique, en tant qu’entité exogène au continent ayant été imposé par l’intermédiaire de la coercition.[14]

3 Le paradoxe de la République coloniale : une rupture dans l’histoire africaine

En second lieu, nous illustrerons notre propos grâce à une conceptualisation plus précise de l’Empire colonial Français, le plus important en Afrique, et donc, le plus à-même de rendre compte de l’impact du colonialisme sur la période postcoloniale. L’Empire colonial Français s’est développé à partir de Colbert lors de la conquête des Antilles, de Madagascar et du Sénégal. Les colonies étaient alors considérées comme une propriété de la France. Le Code Noir, promulgué par Louis XIV en 1685, instaura le monopole de la métropole sur le commerce de ses colonies. Suivant Gourévitch, « le texte réaffirme la souveraineté du roi sur les colons et celle des colons sur leurs esclaves, qui n’ont ni droits ni personnalité juridique. Les esclaves ne peuvent rien posséder ni vendre. Le mariage mixte est interdit et la loi réprime sévèrement toute révolte ou violence ».[15] Plus tard, le pouvoir révolutionnaire décrète l’égalité des noirs avec les blancs en avril 1792 et la convention du 4 février 1794 abolira théoriquement l’esclavage. L’échec de l’aventure de conquête européenne entreprise par Napoléon aurait du sonner le glas de l’Empire colonial, mais en pratique, la France reconstruira progressivement son influence mondiale à partir de 1815.[16] Inéluctablement, la conquête de l’Algérie en 1830 va poser à nouveau les bases de l’Empire colonial Français.

De la sorte, dès la période postrévolutionnaire et tout au long du XIXème siècle, la plupart des Républicains défendrons, suivant des motifs différents mais complémentaires, la centralité de l’Empire colonial et la nécessité de son développement, considéré comme un joyau de la culture Française, achèvement de la « mission civilisatrice » de la France dans le monde. Alors que l’Église justifiera la colonisation au nom du devoir d’évangélisation des peuples « barbares », la patrie des droits de l’homme présentera la colonisation comme le résultat de l’exportation de son modèle soi-disant universel, même si en pratique, la République coloniale mettra en place au sein de ses colonies un système fondé sur la domination, la hiérarchie entre blancs et noirs, et l’assujettissement délibéré de ses sujets. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, de nombreuses générations de républicains ont voulu construire un Empire colonial où s’épanouiraient les idéaux de la République. Alors que la République métropolitaine s’est créée sur l’idée révolutionnaire du droit des peuples à disposer d’eux mêmes, la République coloniale a institutionnalisée un état d’exception permanent au sein de ses colonies. Bien que l’Empire colonial Français fut formellement soumis du XVIème siècle jusqu’en 1960 aux règles juridiques de la métropole, la réalité politique des territoires coloniaux souligne la prédominance du pouvoir discrétionnaire des administrateurs coloniaux. Le passage suivant souligne bien ce paradoxe de la persistance de la force, de l’arbitraire et de l’arrangement informel au sein d’une mission qui paradoxalement se voulait civilisatrice:

« Le discours républicain impérial prétend à l’assimilation des peuples colonisés, même si cela signifie en fait l’acculturation de sociétés entières à la culture française, acculturation qui doit fonctionner comme une ‘révélation’ aux yeux des peuples conquis. On peut parler d’une laïcisation de la mission civilisatrice chrétienne. Il ne s’agit plus de convertir de force les peuples non européens au christianisme. En revanche, il s’agit de convertir les peuples à l’idéal républicain qui offre le salut dans le monde : la liberté et l’égalité, mais une liberté et une égalité définies, portées par la France. (…) La légitimité de l’aventure impériale se fonde depuis sur l’idée d’une supériorité de la civilisation française car elle seule aurait réinventé l’universel ».[17]

La profonde rupture introduite par la colonisation au sein de l’histoire africaine peut de même être mis en évidence au travers de l’institutionnalisation de « la violence principielle » et du non-droit. L’humiliation physique et morale, la violence, l’usage de la force sont intimement liés à la colonisation. Dans ce sens, le rêve de République coloniale s’appuie sur un aveuglement à la réalité de la colonisation caractérisée par la promotion de l’état d’exception comme norme de la République.[18] De fait, une étude succincte du discours colonial permet de souligner comment l’entreprise de domination coloniale a fait l’objet des justifications les plus variées. Jules Ferry, lui-même père de la troisième République et de l’école publique, théorisa pourtant le devoir de colonisation des «races supérieures» envers les « races inférieures ».[19] De même, Victor Hugo déclara au sujet de la conquête d’Algérie: « Notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche contre la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Notre mission s’accomplit ». L’idée d’une conquête positive parce qu’amenant la civilisation s’est donc développée parallèlement à celle de l’assimilation qui prétend modeler les colonies et les colonisés à l’image de la France. Il était défendu que la France avait une mission universelle à remplir, celle d’apporter la civilisation aux peuples qui l’ignore. Grâce à un artifice rhétorique, il s’agissait de banaliser ce qui constitue une violence politique afin de la présenter comme l’achèvement d’une cause pour l’humanité. Selon cette vision, le rayonnement et la place de la France dans le monde dépendrait alors du succès de cette mission que l’humanité lui avait confiée. Par exemple, Leroy-Beaulieu dans De la Colonisation chez les peuples modernes, défendra en 1874 que le colonisateur est un visionnaire, un homme en avance sur son temps, dans le sens où il promeut, développe et vulgarise au monde entier les valeurs de la civilisation européenne que sont la raison et le progrès scientifique.[20]

Un exemple éloquent est sans doute celui de l’école coloniale, dont l’impact se fait sentir jusqu’à nos jours. L’école coloniale fut le lieu même de l’utopie impériale, tentant de promouvoir une éducation uniforme à la métropole au sein des colonies Françaises, sans jamais tenir compte des réalités historiques et culturelles propres au continent africain. L’idée sous-jacente était ainsi de dénier aux africains la maîtrise de leur propre histoire, afin de mieux les assimiler de force au sein de l’histoire Française, sans pour autant les reconnaître en tant que partie prenante, en tant qu’acteurs au sein de celle-ci. « Assimile toi tu es différent » sera en quelque sorte le paradoxe principal de l’injonction coloniale. Le déni d’une histoire africaine spécifique s’ajoutera à l’inclusion de force au sein d’une histoire exogène. Aujourd’hui encore, de nombreux programmes scolaires des États postcoloniaux se focalisent exclusivement sur l’histoire européenne, ou pour le moins, réservent une très large part à la connaissance du monde occidental, alors que très peu de langues africaines ont été codifiées, ce qui ne permet pas leur enseignement dans un cadre différent que celui de la famille et de la transmission orale des connaissances. Bien qu’il faut reconnaître que l’école en Afrique n’existait pas avant la colonisation sous sa forme actuelle (traditions précoloniales d’enseignement et de transmission orale des connaissances), il est intellectuellement dangereux et moralement irrecevable de positiver l’entreprise coloniale sous prétexte qu’elle aurait permis l’éducation des africains. Au contraire, par son européocentrisme, l’école coloniale était avant tout un fabuleux moteur d’acculturation et de négationnisme culturel pour les peuples d’Afrique subsaharienne. Sous des angles complémentaires, il est donc possible de percevoir dans quelle mesure le colonialisme a introduit une profonde rupture dans l’histoire africaine. Néanmoins, la partie suivante définira un certain nombre de continuités entre le colonialisme et le post colonialisme. En effet, tant les structures des États que les stratégies des acteurs postcoloniaux doivent beaucoup à l’héritage colonial.

4 Colonialisme et post colonialisme : regards critiques sur des réalités croisées

Contrairement à l’idée préconçue suivant laquelle la décolonisation aurait ouvert un ordre politique entièrement nouveau, dont la réalité politique serait essentiellement indépendante de la période historique précédente, au contraire, un certain nombre de contraintes et d’influences coloniales ont particulièrement pesé sur la politique postcoloniale des États indépendants. Il ne s’agit donc pas de comprendre le post colonialisme en tant que rupture avec le colonialisme, mais plutôt, en tant qu’une tentative de réappropriation par les acteurs africains des instruments de leurs propres histoires. De nombreux facteurs historiques et politiques compliqueront néanmoins cette transition. En effet, les dirigeants africains indépendantistes, pourtant enclin à faire table rase, à impulser une révolution radicale avec le passé colonial, inscriront paradoxalement leurs pratiques politiques en continuité avec l’illégitimité de l’ordre colonial. Plutôt que d’impulser un ordre nouveau fondé sur le droit, le progrès et le développement, la période postcoloniale soulignera la centralité de stratégies personnelles de prédation des ressources et de conservation du pouvoir politique par les élites, au détriment d’efforts de développements maîtrisés.

Tout d’abord, afin de mieux percevoir le dilemme de l’externalité historique de l’État en Afrique subsaharienne, il convient de rappeler que l’impératif d’hégémonie coloniale fut facilité par la légalisation de la doctrine de l’occupation effective, adoptée lors du Congrès de Berlin en 1884-85. Il fut alors stipulé qu’un territoire pourrait être officiellement reconnu par la communauté internationale comme partie prenante d’un Empire colonial, à partir du moment où le colonisateur consacrerait son occupation territoriale par la promotion d’entités institutionnelles et administratives de base. Au regard de cette doctrine, l’institutionnalisation de la domination coloniale pouvait alors prendre place en toute légalité internationale. De futurs administrateurs coloniaux pourront ainsi développer et renforcer les nouvelles structures existantes de domination. À partir de cet événement historique majeur, le partage de l’Afrique entre les puissances coloniales fut alors présenté comme moralement acceptable, car juridiquement reconnu par une conférence internationale souveraine.[21]

Dans ce sens, lors de la Conférence de Berlin, plusieurs principes seront alors codifiés et reconnus de fait: (1) la colonisation d’une zone côtière africaine donne automatiquement des droits d’occupations sur l’espace intérieur proche; (2) toute occupation nécessite une conquête réelle du territoire, si besoin démontrée grâce à la signature de traités avec les chefs africains traditionnels; (3) le colonisateur constitue la seule autorité politique reconnue internationalement. Les populations du continent seront exclues du processus de négociation, déniant de fait toute personnalité politique aux acteurs subsahariens. L’État colonial impliqua ainsi le développement d’un ordre politique caractérisé par une importante concentration des pouvoirs aux mains des élites coloniales, des régulations politiques violentes, des systèmes politiques et économiques dominés par l’informalité, ainsi qu’un sérieux déficit de légitimité politique. En continuation, il sera examiné chacune de ces caractéristiques afin de comprendre les implications de la période coloniale sur la progressive instrumentalisation politique de l’État postcolonial en Afrique subsaharienne.

5 De la domination coloniale au présidentialisme postcolonial

Premièrement, il peut être pertinemment défendu que la concentration du pouvoir politique introduite par le système de domination colonial a compliqué la transition et la consolidation des systèmes politiques postcoloniaux. Les structures de l’État africain résultent d’un processus d’importation. L’État Africain est un nouvel État, successeur d’une création coloniale, et cette nouvelle souveraineté alliée avec l’absence de préparation africaine pour l’indépendance, engendra « un important scepticisme sur sa viabilité ».[22] Ainsi, exercer le pouvoir de manière effective constituera le principal challenge des nouvelles élites africaines, devant consolider leur leadership tout en remplaçant les administrateurs coloniaux, et ce malgré l’absence de personnel compétent et le niveau d’éducation très faible des populations et des élites africaines de l’époque. Les élites africaines durent s’adapter à la transition de leurs territoires du statut de colonie à celui d’États indépendants et souverains. L’ensemble des projets postcoloniaux de construction nationale furent donc basés sur l’appropriation de l’État colonial par les élites africaines. Suivant le propos d’Englebert, « les nouvelles élites domestiques, formées dans les écoles de leurs colonisateurs, parlant leurs langages, et portant souvent le style vestimentaire du colonisateur, s’approprièrent alors l’État du colonisateur ».[23]

De plus, la souveraineté des nouveaux États postcoloniaux s’est fondée avant tout sur une dimension externe, à savoir la reconnaissance internationale de l’indépendance, plus que sur une réelle capacité de contrôle interne et d’administration du pouvoir. Non seulement les gouvernements africains héritèrent d’une importante concentration de pouvoirs léguée par l’État colonial, mais ils bénéficièrent d’une souveraineté négative octroyé par le système international sans pour autant présenter la souveraineté positive liée au contrôle effectif d’un territoire donné. Cette souveraineté, dépourvue de fondements internes, dut ainsi être consolidée tout en marginalisant les institutions politiques précoloniales existantes. Par exemple, le Moro Naba, roi des Mossis au Burkina-Faso, ou le roi Ashanti du Ghana perdirent progressivement leurs illusions de regain de pouvoir politique, poussant ce dernier à défendre que l’État postcolonial institua « un déni pervers des anciennes indépendances ».[24] La coercition et la préférence pour l’informalité dans le management des territoires coloniaux, le manque d’institutionnalisation de l’entité politique résultante, l’absence de tradition de souveraineté étatique, la faiblesse empirique des nouveaux États africains et la quasi-inexistence d’une société civile organisée, sont un ensemble de facteurs qui permirent ainsi aux gouvernements postcoloniaux de concentrer le pouvoir politique en leur mains. Malgré leurs faiblesses, les États africains devaient surmonter ce contexte, et dans ce sens, les gouvernements utiliseront leurs nouvelles légitimités internationales afin de mieux contrôler leurs États.

Cependant, les nouveaux leaders postcoloniaux bénéficieront rapidement de l’apparente contradiction entre la persistance d’États faibles aux régimes pourtant puissants, permettant à Christopher Clapham de souligner que « dans le sens où les régimes tentèrent d’établir une nouvelle forme de légitimité gouvernementale, il fut plus probable que celle-ci fut basée sur la personnalité de leur leader que sur la structure constitutionnelle de l’État ».[25] En effet, la centralisation du pouvoir politique est une condition nécessaire mais insuffisante pour favoriser le développement d’un type d’État « moderne ». La consolidation de la souveraineté et de l’autorité étatique requiert de même l’émancipation institutionnelle de l’État vis-à-vis de la société permettant le développement d’une bureaucratie indépendante, la mise en vigueur de règles de droit ainsi que la pratique de normes rationnelles dans la gestion des affaires publiques. Au contraire, la période postcoloniale en Afrique s’est caractérisée par la prédominance d’un néo-patrimonialisme présidentiel, dans le sens où l’accès au pouvoir s’est converti en source d’enrichissement personnel. La fusion entre économie et politique propre à la période coloniale s’est donc reproduite dans une certaine mesure lors de la période postcoloniale.

Une contradiction centrale de la vie politique africaine postcoloniale est donc qu’il existe une résilience très forte des régimes politiques malgré l’importance de la crise d’autorité du continent. Depuis les indépendances, « les leaders africains sont restés au pouvoir en moyenne deux fois plus longtemps que ceux de l’Asie ou de l’Amérique Latine ».[26] Les systèmes politiques subsahariens sont indéniablement dominés par des acteurs politiques prépondérants qui dévouent leurs vies aux longues entreprises du conservatisme politique et de la paralysie des politiques publiques. Certainement, « l’Afrique est la seule région au monde où le degré d’ouverture n’a pas progressé de manière significative au long des deux dernières décennies ».[27] Les mandats politiques autoritaires et les multiples réélections sont sans aucun doute plus fréquents en Afrique subsaharienne qu’ailleurs dans le monde, permettant de caractériser la vie politique africaine par « les longues carrières politiques au cours desquelles le contrôle des dissidents a été la seule préoccupation de l’État ».[28]

La faiblesse de la légalité et du respect de l’État de droit dans la pratique politique, l’instrumentalisation du pouvoir politique par des leaders intéressés au cours de la reproduction de leurs pouvoirs ont eut pour conséquences régulières de systématiser l’amendement des Constitutions nationales afin de faciliter la réélection des présidents sortants.[29] De part la domination incontestée de la branche exécutive, les systèmes politiques postcoloniaux ont développé de fortes tendances présidentialistes.[30] Le pouvoir en « post colonie » s’est donc très souvent centralisé à outrance autour d’un seul individu qui contrôle la plupart des réseaux clientélistes et qui détient de nombreux pouvoirs discrétionnaires sur les ressources de l’État.[31] Comme pourrait l’illustrer par exemple le cas sénégalais. Une fois au pouvoir, les dirigeants politiques subsahariens se sont caractérisés par la fâcheuse tendance de se convertir en « démocrates patrimoniaux », utilisant leurs contrôles des institutions d’États pour mieux conserver leurs pouvoirs.[32] Suivant la difficulté pour les perdants électoraux de survivre au sein du régime, les dirigeants africains ont tentés de coopter où de subordonner l’institution militaire afin de limiter la possibilité d’émergence d’un pôle politique opposé.[33] Au final, la persistance d’un « recyclage des élites » en Afrique subsaharienne a paradoxalement renforcé la domination politique des régimes subsahariens tout en permettant la persistance d’États dont la viabilité en elle-même est mise en question.[34]

6 La persistance de régulations politiques violentes

Deuxièmement, l’État colonial fut caractérisé par des régulations politiques violentes, au travers desquelles le colonisateur exploita les ressources du colonisé en poursuivant son propre bénéfice, imposant sa domination par la force et non par la légitimité. Lors de la colonisation Française tout autant que lors de la colonisation Portugaise, les colonies étaient considérées comme parties prenantes de l’État central. Nonobstant, un dualisme juridique existait de fait, les colons ne se soumettant pas en pratique aux règles de la métropole. Le rapport entre le colonisateur et le colonisé était avant tout un rapport de servitude de ce dernier qui devait allégeance et obéissance à son maître. L’État colonial ne prétendait pas devoir distribuer les dividendes économiques et sociaux de sa politique impériale à ses vassaux. Au contraire, l’État colonial défendait n’avoir aucune dette vis-à-vis du colonisé, si ce n’est celle de sa bonté, qu’il s’octroyait par ailleurs le droit de lui retirer quand bon lui semblait.[35] Ainsi, au sein de la vie politique coloniale, le seul rapport possible du colonisateur avec son domestique est « un rapport de violence, de servitude et de domination. Au coeur de ce rapport, le colonisé ne peut être envisagé comme la propriété et la chose du pouvoir. Il est un outil subordonné à celui qui, l’ayant fabriqué, l’emploie et peut le modifier à son gré. À ce titre, il appartient à la sphère des objets ».[36] Le commandement constituait alors la caractéristique principale de la domination coloniale, celle-ci ayant pour objectif principal l’acceptation de la servitude et de la soumission à l’injonction coloniale. Cette logique politique permettait le développement « d’une forme de souveraineté qui s’appliquait tant aux hommes, aux choses qu’au domaine public proprement dit, et mêlait constamment les impératifs de la morale, de l’économie et de la politique ».[37]

Tzetan Todorov défendit de même au sujet de la violence politique coloniale que « les autres ont été réduits au rôle d’objets, il est après tout secondaire de savoir si on aime ces objets ou si on les déteste; l’essentiel c’est qu’ils ne sont pas des êtres humains à part entière ».[38] L’analyse de Vergès, Bancel et Blanchard recoupe d’ailleurs celle de Mbembe lorsqu’ils déclarent au sujet de la politique de domination coloniale, que « le modèle politique républicain de relation est une relation de gouvernance. Cependant, dans le cadre colonial, il ne s’agit pas de construire un espace où les lois et projets de la République soient débattus, il s’agit d’assujettir des peuples et de les faire désirer un but inatteignable: devenir français ».[39] Au sein des colonies, la souveraineté étatique avait deux caractéristiques principales. D’une part, elle conjuguait faiblesse et inflation de la notion de droit. Faiblesse du droit dans la mesure où, dans les relations de pouvoir et d’autorité, le modèle colonial était en théorie comme en pratique, à l’exact opposé du modèle libéral de la discussion ou de la délibération. Inflation dans le sens où, puisqu’il se déployait le plus souvent sous l’espèce de l’arbitraire et du droit de conquête, le concept même de droit se dévoilait souvent comme un lieu vide. Ainsi, selon Mbembe,

« c’est la raison pour laquelle, dans la mise en oeuvre de ses projets, l’État colonial n’excluait ni l’exercice de la force brute contre l’indigène, ni la destruction des formes d’organisation sociale qui lui préexistaient, ni même leur récupération à des fins autres que celles pour lesquelles elles furent autrefois ordonnées. Injustice des moyens et illégitimité des fins conspiraient pour faire place à une sorte d’arbitraire, d’inconditionnalité intrinsèque dont on peut dire qu’ils furent le propre de la souveraineté coloniale ».[40]

Selon l’auteur, considérant la prévalence de l’autoritarisme, de l’absence de liberté d’expression et de la faible marge de manoeuvre des partis d’opposition au sein de régimes aux leaders prépondérants, il semblerait que « les formes étatiques postcoloniales ont hérité de cette inconditionnalité et du régime d’impunité qui en était le corollaire ».[41]

7 La préférence pour l’informalité

Troisièmement, en cohérence avec notre argument, nous défendons que la période coloniale ait introduit une entité politique nouvelle déterminée par la faiblesse de ses fondations formelles, contraignant de manière significative la nature de l’État postcolonial. Dans ce sens, la probabilité que se développe la sous-institutionnalisation de l’État postcolonial, son manque de différentiation vis-à-vis de la société civile de même que l’informalisation de ses sphères économiques et politiques, était assez importante, étant donné la faiblesse de ses fondements empiriques ainsi que le processus historique ayant donné lieu à son émergence.

La fusion, l’ « hybridisation » des différentes sphères de la vie sociale durant la période coloniale, compliquera la consolidation d’un ordre public formel, clairement différencié de la sphère privée des individus lors de la période postcoloniale. En effet, le nouvel impératif de souveraineté imposa la promotion de nouvelles régulations politiques par des élites occidentalisées.[42] Cependant, suivant Crawford Young, les élites africaines durent s’adapter à de fortes contraintes historiques ne favorisant pas la promotion d’un ordre politique légal :

« L’État colonial, en général, bien qu’insistant sur l’ascendance de ses lois, ne mis pas en vigueur un monopole légal complet. L’ordre colonial légal confinait ses demandes d’exclusivités aux sphères économiques et sociales couvrant l’activité des européens ».[43]

Dérivant leur pratique politique de l’héritage colonial, de nombreuses élites postcoloniales ont progressivement instrumentalisé l’État postcolonial dans la mesure où les acteurs politiques au pouvoir ont bénéficié de la prédominance de l’informalité au sein des sphères économiques et politiques. Promouvoir l’institutionnalisation de l’autorité étatique impliquerait nécessairement la rationalisation de l’appareil d’État et l’instauration de l’état de droit. Au contraire, dans de nombreux cas, l’État fut l’objet d’une instrumentalisation croissante, répondant à la volonté des élites de profiter du chevauchement entre les sphères formelles et informelles du politique, étant donné que les structures de pouvoir étaient de toute façon sous leurs contrôles.

Ainsi, il pourrait pertinemment être défendu que le colonialisme ait créé l’État africain bien qu’il n’ait aucunement fait disparaître les pratiques politiques précoloniales. Chabal formula explicitement cet argument, soutenant qu’ « il est loin d’être certain que l’expérience administrative coloniale ait en fait éradiqué les traditions politiques ‘précoloniales’ et laissa des fondations solides pour une institutionnalisation propre de l’État après l’indépendance ».[44] Pourtant, les administrateurs coloniaux avaient bien tenté de créer une nouvelle autorité politique représentée par l’État, au détriment des autorités coutumières traditionnelles, instrumentalisant puis affaiblissant celles-ci. Si les distinctions entre le politique et l’économique, le public et le privé, le légal et l’illégal sont si faiblement instituées au sein des systèmes politiques postcoloniaux, c’est avant tout parce que ces différentiations ne se sont jamais vraiment imposées sur le continent africain. L’informalisation du politique a donc été favorisé par l’absence d’émancipation de l’ordre public vis-à-vis de la sphère privée des individus. Celle-ci est par exemple éclairée par la prévalence du néo-patrimonialisme sur le continent, une gestion personnelle des affaires publiques s’étant le plus souvent érigée en norme, malgré la façade formelle d’une bureaucratie indépendante.[45]

Alors que dans les modèles politiques occidentaux, il est généralement considéré que les positions de pouvoir ne doivent pas nécessairement offrir de positions privilégiées et de richesses, suivant l’expérience coloniale, les frontières du politique en Afrique subsaharienne soulignent l’interdépendance des sphères politiques et économiques:

« En Afrique, il est attendu que la politique mènera à l’enrichissement personnel comme il est attendu que la richesse aura une influence directe sur les affaires politiques. Les personnes riches sont puissantes. Les puissants sont riches. La richesse et le pouvoir sont intrinsèquement liés. (…) La sphère du politique se chevauche extensivement avec toutes les autres sphères de l’activité humaine profitable, du religieux au commercial. Il n’y a pas de frontière rigide reconnaissable définissant ses limites vis-à-vis de la richesse ».[46]

Ainsi, au sein de l’ordre politique postcolonial, la souveraineté par l’externalité, c’est aussi et surtout la faiblesse de la souveraineté formelle, politiquement compensée par un ordre politique fondé avant tout sur l’informalité. Jean-François Bayart a souvent parlé de « gouvernementalité » afin de conceptualiser les modes d’organisation des pouvoirs politiques postcoloniaux. Par exemple, « la gouvernementalité du ventre », métaphore faisant référence au système néopatrimonial, a permis de comprendre la prédominance en Afrique subsaharienne de stratégies politiques ayant pour objectif la prédation des ressources naturelles et a ainsi ouvert de nombreuses pistes d’investigation pour nombre de chercheurs. Bien que formellement comparables à de nombreux autres Etats du monde de part leurs institutions politiques affichées (Constitution, séparation des pouvoirs, représentants élus…), les Etats d’Afrique subsaharienne présentent pourtant plusieurs visages. D’une part, ils se caractérisent comme tous les Etats par une souveraineté extérieure, des indicateurs de développement socio-économiques, des déclarations officielles, des comptes étatiques, des chiffres et des statistiques vis-à-vis de la situation économique et financière du pays. Cependant, ils présentent d’autre part un quotidien et une réalité politique souvent toute différente, faite de non-dits, de faveurs, de prébendes et de règles officieuses qui s’éloigne généralement d’une occidentalisation de façade.[47]

8 La persistance d’un déficit de légitimité politique

Finalement, il semble que le déficit de légitimité de l’État colonial se soit transposé à la fois sur l’État postcolonial, mais aussi, sur les acteurs politiques en eux-mêmes.[48] Alors que l’État colonial a délibérément promu la domination et l’extraction des biens du colonisé, de nombreux dirigeants politiques postcoloniaux se sont volontairement appropriés de la même logique de pouvoir et d’autorité sans partage. Les élites africaines postcoloniales ont consolidé leurs survies politiques grâce à la coercition et ce, malgré de très faibles fondations légitimes, en instrumentalisant le pouvoir politique et le développement économique suivant leurs intérêts privés. De cette façon, Richard Sandbrook considère que les États africains sont devenus « fictifs ». Incapables de promouvoir la stabilité économique et politique essentielle pour le développement, beaucoup d’États africains seraient en fait devenus des États « anti-développementaux » au sein desquels « la mauvaise gestion, les inefficiences, la corruption massive du secteur public, l’instabilité politique et l’incapacité de faire respecter la loi limitent toutes possibilités de croissance ».[49] Ce déficit crucial de légitimité permet à Jackson et Rosberg de qualifier l’ordre politique postcolonial subsaharien comme étant constitué d’un ensemble de « quasi États », ou « d’artefacts juridiques », considérant leurs incapacités à promouvoir des normes sociales cohérentes et à assurer un minimum de protection pour leurs citoyens.[50] Ainsi, le déficit de légitimité des acteurs politiques postcoloniaux serait à même d’expliquer la faiblesse des États postcoloniaux. Sur ce point, Robert Bates a brillamment démontré comment de mauvais choix gouvernementaux, des politiques publiques délibérément faussées ainsi que de nombreuses irrationalités économiques pouvaient être compensées par la rationalité politique permettant la conservation des structures de pouvoir. La persistance de politiques irrationnelles et anti-développementales peut être élucidée par la volonté des élites de maximiser l’immobilisme politique et l’extraction des ressources économiques à court terme plutôt que de promouvoir une politique de développement sur le long terme.[51]

Dans l’explication de cette faillite chronique, la prédominance du clientélisme et du néo-patrimonialisme intrinsèquement liés à la nature des systèmes politiques africains ont joué un rôle déterminant dans l’absence de rénovation des acteurs politiques et la faible probabilité de mise en place de changements sur le long terme. Le clientélisme potentiel d’un leader, à savoir, sa propension à être plus ou moins généreux vis-à-vis de la société civile a aussi influencé, dans de nombreux cas, le soutien tacite ou l’opposition populaire ouverte à un dirigeant défini.[52] En fait, la nature profondément instrumentale du pouvoir politique en Afrique subsaharienne a conditionné les élites dans leurs oppositions fondamentales à l’ouverture démocratique et au changement politique.[53] Ainsi, généralement en Afrique subsaharienne, « un dirigeant au pouvoir forcé à libéraliser le système politique va tendre de placer en priorité sa survie politique au détriment de l’Etat en tant qu’entité capable de pourvoir aux besoins de la société et susceptible d’augmenter sa légitimité ».[54] Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la désintégration de la viabilité d’un Etat peut être politiquement acceptable pour des acteurs politiques intéressés avant tout par leurs survies politiques.

En outre, la classification de Samuel Huntington au regard des trois voies possibles de transition démocratique, de l’élite vers la société civile, de la société civile vers l’élite ou du changement politique négocié (réforme par le haut, rupture ou pacte), permet de consolider l’argument selon lequel les transitions politiques au sein des régimes néopatrimoniaux africains auraient d’autant plus de chance de trouver leurs origines au sein de rebellions armées et de protestations radicales dirigées par des entrepreneurs politiques, plutôt que de résulter d’une ouverture du régime au pouvoir lui-même.[55] L’absence de négociateurs et de parties susceptibles de proposer un compromis ainsi que des ouvertures politiques réelles au sein du régime politique lui-même conditionne les élites à placer leurs survies politiques au premier plan de leurs agendas, résistant le plus longtemps possible le changement politique et encourageant le développement de stratégies permettant la reproduction du régime. En conséquence, la faible probabilité d’impulser quelconque changement au sein du régime en lui-même conduit bien souvent les challengers potentiels à utiliser les mêmes moyens radicaux que ceux de l’Etat pour exhorter le changement. La radicalisation sociétale répond alors à la violence d’Etat.

Dans ce sens, il est éloquent d’observer comment peu de nouvelles figures politiques ont émergé en Afrique subsaharienne au cours de la période contemporaine, et comment, pour une bonne partie d’entres elles, le coup d’Etat militaire a été de loin la stratégie la plus utilisée et la plus réussie.[56] Les leaders politiques ont en effet peu de raison de sponsoriser des politiques et des réformes qui remettraient en cause leurs propres positions et l’accès qu’ils détiennent aux ressources nationales. Les transitions politiques en Afrique subsaharienne s’effectuent donc avant tout par le bas: « sur vingt et un cas de transitions en Afrique subsaharienne entre Novembre 1989 et Mai 1991, l’initiative de mettre en place une réforme politique a été prise par des protestataires opposants au régimes en place dans seize cas et par les leaders politiques désavoués dans seulement cinq cas ».[57] Cependant, nombreux furent les cas d’ouvertures partielles de la part du pouvoir politique, ou, comme le médiatise le cas de Mobutu dans l’ex-Zaïre, les pays où le pouvoir politique a promu une «conférence nationale» formelle afin de mieux paraître transparent aux yeux de la communauté internationale et de coopter par la suite les groupes d’opposition au sein du pouvoir en place.

9 Conclusion

En conclusion, il semble donc que dans le cas subsaharien, la compréhension de la « postcolonialité », entendue comme le fait et la réalité politique postcoloniale, requiert avant tout une conceptualisation sur le long terme de la genèse historique ayant présidé à l’imposition puis à l’appropriation des structures étatiques sur le continent. Contrairement aux approches conservatrices se focalisant exclusivement sur l’étude des politiques publiques ou sur les structures formelles de pouvoir, il s’avère que les développements politiques postcoloniaux doivent nécessairement être appréhendés à partir des implications de la période coloniale, rupture fondamentale dans l’histoire subsaharienne. L’instrumentalisation de l’État colonial par ses dominateurs influencera largement les handicaps de celui-ci à l’indépendance. La période coloniale impliquera la naissance de structures politiques dotées de déficits de légitimité que les élites postcoloniales instrumentaliseront dans leurs propres intérêts. Si les États postcoloniaux sont avant tout des « États faibles », c’est aussi et surtout parce que les gouvernements africains n’ont trouvé aucun intérêt dans l’institutionnalisation d’une administration publique rationnelle, ainsi que dans la promotion de la légalité et d’un système politique formel capable de faire respecter les droits individuels et collectifs.[58] Suivant la même logique propre à la domination coloniale, il ne pouvait pas être espéré que les dirigeants postcoloniaux entreprennent des réformes économiques qui modifieraient l’influence des forces sociales qui les maintenaient au pouvoir.