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Traduit de l’anglais par Diane Meur

« La comparaison implique toujours un contexte commun. »

Marshall Hodgson, Rethinking World History

1 Introduction

L’idée que je développerai ici pourrait être illustrée à partir d’un des livres de Fernand Braudel. Sur la foi de son titre, Grammaire des civilisations, on s’attendrait à une analyse de structures fondamentales sous-jacentes et de leurs diverses variantes. Mais dans la partie introductive de son livre, Braudel tourne le dos à la métaphore et au programme qu’elle implique, et préfère parler d’un « nouveau vocabulaire ». Il argue qu’avant de se pencher sur le détail des complexes civilisationnels et de leurs histoires, il nous faut inventorier les termes pouvant servir à les décrire. À ses yeux, le vocabulaire doit rendre justice au caractère multidimensionnel des civilisations : depuis les frontières géopolitiques (les civilisations, remarque-t-il, peuvent toujours être situées sur une carte) et les réseaux économiques jusqu’aux modes de pensée et aux croyances religieuses. Nulle part Braudel n’aborde systématiquement les facteurs définitoires ou les principes à l’oeuvre dans chacune de ces dimensions, ni les divers types de rapports entre elles. Le gros du livre est donc un exposé historique des principaux complexes civilisationnels. On comprend aisément que le traducteur anglais ait préféré intituler le livre A History of Civilizations.

Si, revenant au titre original, nous tentons de prendre la métaphore d’une « grammaire des civilisations » plus au sérieux que Braudel ne l’a fait, la perspective comparative implicite doit être énoncée plus clairement. Ce qui irait dans le sens de la métaphore linguistique : l’étude comparative moderne des langues a été parallèle au développement de la grammaire. Mais dans le champ des études civilisationnelles, cette approche bute sur certaines difficultés spécifiques. Nous pouvons aujourd’hui admettre, je crois, que les unités macro-sociales et macro-historiques communément désignées sous le nom de « civilisations » figurent désormais sur la carte des sciences sociales et n’en seront pas rayées de sitôt. Après un tournant civilisationnel peu concluant de la sociologie classique (où, dans le cas le plus instructif, le concept de civilisation apparaît comme un complément et un correctif au concept de société), puis une longue phase post-classique d’oubli presque total, la sociologie historique, à la fin du XXe siècle, a redécouvert les civilisations et conceptualisé de façon plus systématique cette partie de son champ. En d’autres termes, elle a commencé à explorer la « dimension civilisationnelle de l’enquête sociale », pour citer Shmuel Eisenstadt, qui a contribué plus que quiconque à baliser ce chemin. Les problèmes qu’elle a rencontrés ne tiennent pas seulement à la complexité des questions en débat ni à l’absence d’un travail préparatoire soutenu. Plus spécifiquement, l’idée de « civilisations » au pluriel, quasiment abandonnée depuis longtemps dans les sciences sociales, a survécu ailleurs et pris des connotations qui tendent à entraver l’analyse comparative. Je pense à une tradition peu structurée, qui fut illustrée le plus mémorablement par Oswald Spengler et Arnold Toynbee, mais le plus récemment par Samuel Huntington. Je ne dis pas que cette tradition n’a aucun intérêt : les écrits de Toynbee et dans une moindre mesure ceux de Spengler contiennent des aperçus qui restent précieux, même s’il faut les traduire dans un autre langage ; et il y a même certaines choses à retirer de Huntington. Mais – dans les oeuvres de ces auteurs et d’autres qui ont suivi une ligne similaire – il y a une tendance omniprésente (quoique parfois combattue) à convertir une intuition saine en une théorie erronée. L’intuition, c’est que les civilisations sont en quelque sorte des mondes différents et relativement autonomes ; la théorie fait un pas de plus et les interprète comme des mondes clos. Huntington en fournit l’exemple le plus notoire quand il fait des civilisations « les tribus ultimes ». La comparaison tend donc à se réduire à des parallèles externes entre modèles d’essor, d’apogée et de déclin. Dans le même esprit, il devient plus facile d’envisager des « chocs de civilisations » que des rencontres mutuellement enrichissantes (quoiqu’il faille s’efforcer de ne pas confondre les opinions de Huntington avec les caricatures qu’en ont données certains de ses détracteurs).

Débattre de la comparabilité des civilisations, c’est donc aussi soulever la question des réajustements conceptuels nécessaires pour surmonter les obstacles que je viens de mentionner. Mais avant d’avancer sur cette voie, penchons-nous brièvement sur une question préliminaire. L’idée de civilisations au pluriel a toujours coexisté difficilement avec le concept de civilisation au singulier, et les diverses conceptions des rapports entre les deux se reflètent dans les différentes façons de comprendre la pluralité des civilisations. Il faudrait donc dire quelques mots de cet arrière-plan, notamment en ce qui concerne la tradition sociologique. Le concept de civilisation au singulier – ou d’un processus civilisateur universel – joue un rôle significatif, quoique parfois invisible, dans la sociologie classique. Il désigne, en gros, le développement de tout un complexe de capacités humaines et de rapports de l’homme au monde. C’est particulièrement évident dans les références de Marx et de Durkheim à la civilisation ou aux forces civilisatrices (c’est entre autres ce à quoi pense Marx quand il parle de la « grande influence civilisatrice du capital »). Max Weber n’employait pas le même langage, mais sa problématique de la rationalisation recoupe, pour une part non négligeable, les thèmes que d’autres auteurs classiques avaient traités comme des aspects de la civilisation. Norbert Elias a plus tard essayé de réintégrer le programme wébérien dans une théorie explicite et systématique de la civilisation. Si l’on considère l’héritage classique dans son ensemble, il paraît légitime de dire que le concept de civilisation au singulier a une portée anti-réductionniste : il nous rappelle la complexité de la condition humaine et son histoire. Cela reste vrai même dans les cas où – comme chez Marx et Elias – il se heurte manifestement à des tendances réductionnistes inhérentes, sous d’autres aspects, au cadre conceptuel.

Si nous pouvons retirer de la tradition sociologique un concept de civilisation au singulier qui soit complexe et non réductionniste, le lien avec l’idée de civilisations au pluriel devient plus facile à faire : le singulier prévoit la possibilité de variations, voire de formes de vie variées. En même temps, cette approche exclurait la conception des civilisations comme mondes séparés ou comme identités étrangères les unes aux autres. Ce qui irait dans le sens d’affirmations programmatiques formulées par certains chercheurs représentatifs de ce champ. Je n’en citerai ici que deux. L’une est due à l’auteur de la plus ambitieuse tentative occidentale pour comprendre le monde islamique, et un des rares spécialistes de cette aire à avoir développé ses propres variations sur des thèmes civilisationnels : « Ce qui différencie les principales traditions, ce ne sont pas tant les éléments particuliers présents en elles que le poids respectif qui leur est accordé, et la structuration de leur interaction dans le contexte d’ensemble[1]. » L’autre est d’un historien qui a fait oeuvre de pionnier dans l’analyse comparative des traditions historiographiques : il faut, estime-t-il, « comprendre la spécificité d’une culture comme combinaison d’éléments partagés par toutes les autres cultures, mais articulés différemment. La particularité des cultures consiste ainsi dans l’articulation différente des mêmes éléments[2]. » Les formules citées renvoient à des traditions et à des cultures, mais elles peuvent s’appliquer (et, dans le cas de Hodgson, avec l’approbation explicite de l’auteur) aux formations civilisationnelles. L’idée centrale – selon laquelle les civilisations seraient des combinaisons ou des articulations de thèmes ou de composants communs – devrait, pour l’instant, être vue comme une hypothèse de travail. À l’évidence, il reste encore beaucoup à faire pour la développer concrètement. Mais il importe de noter que le modèle d’analyse comparative le plus avancé à l’heure actuelle, la théorie des civilisations axiales d’Eisenstadt, reprend ces grandes lignes. Le commun dénominateur de l’« axialité » est – selon Eisenstadt – un ensemble d’innovations culturelles qui affectent l’interprétation du monde non moins que l’organisation institutionnelle de la vie sociale ; ce cadre de référence commun (mais non reconnu mutuellement) est ensuite structuré différemment selon les traditions, et les variantes se muent en modèles civilisationnels divergents.

2 Quelques éléments de base

L’analyse suivante se concentrera sur quelques postulats de base qui sont centraux dans l’idée de civilisations au pluriel (le mieux serait de les comprendre dans une optique herméneutique, c’est-à-dire comme les prémisses reconstruites d’une tradition théorique), en essayant de rattacher chacune à la conception de l’unité et de la diversité dont il vient d’être question. Autrement dit, les caractéristiques définitoires générales des civilisations seront analysées comme cadres de variations. Je commencerai par les aspects les plus visibles extérieurement, qui ont également été le point de départ empirique d’une réflexion sur les civilisations dans la tradition sociologique, puis je passerai à des dimensions plus internes.

2.1

La première thèse à examiner est celle qu’ont posée Durkheim et Mauss en suggérant d’introduire le concept pluriel de civilisation dans le discours sociologique : les civilisations sont des « familles de sociétés », des unités macro-sociales dont la taille et la nature ne peuvent être appréhendées à l’aide du concept, plus familier, de société. Telle était aussi la perspective d’Arnold Toynbee qui, en concevant les civilisations comme des macro-sociétés (ou comme des « unités intelligibles » d’interaction sociale et historique), présageait les arguments des sociologues qui, plus tard, critiqueraient l’ancrage national de leur discipline. Mais je m’en tiendrai plus étroitement ici à la ligne adoptée par Durkheim et Mauss. Quand ils définissent les civilisations comme un groupement de sociétés, il est clair d’après le contexte qu’ils se réfèrent – en premier lieu – à des sociétés constituées politiquement. L’État-nation (ou du moins les formations répondant approximativement à ses critères) est le paradigme d’une société unifiée. Quant à l’unité qui définit une famille de civilisations, sa nature est plus insaisissable. Durkheim et Mauss pensaient manifestement à des traits culturels, compris dans un sens très large, et ils suggéraient – sans la développer – une typologie de ces traits, à comparer selon leur potentiel de diffusion ou d’unification à l’échelle civilisationnelle. Cette description très sommaire peut être prise comme point de départ de l’analyse. Pour commencer, il conviendrait de définir plus spécifiquement la dimension culturelle comme un domaine de significations constitutives, c’est-à-dire reliant l’articulation du monde à la régulation de la vie sociale. Dès lors, nous pouvons distinguer différentes façons de combiner unité culturelle et division politique : pour prendre deux exemples familiers, il y a un net contraste entre la civilisation grecque antique et la chrétienté médiévale d’Occident. Mais il sera également nécessaire de comparer les civilisations selon l’intensité et le succès de leurs efforts pour imposer l’unité politique – c’est-à-dire leurs projets impériaux. Certaines ont donné naissance à des formations impériales plus durables et plus unifiées que d’autres. Ici, les exemples par excellence sont la Chine d’une part, l’Inde et la chrétienté d’Occident de l’autre – même si l’opposition n’est pas aussi tranchée que le laisseraient croire les visions traditionnelles de la continuité chinoise. Il faut prendre en compte un spectre de variations plus large. Les aléas des projets impériaux dans le monde islamique (« islamicate », chez Hodgson) ne sont qu’un aspect important d’une trajectoire civilisationnelle plus large. Et pour en revenir au cas chinois, on considère de plus en plus le conflit avec les contre-empires périphériques comme une clé de l’histoire chinoise. Ces contre-empires étaient trans-civilisationnels, bâtis sur des fondements centrasiatiques mais adaptés aux traditions chinoises, et l’évolution de ces schémas combinatoires a eu une longue histoire. C’est le dernier de ces contre-empires (l’empire mandchou) qui a finalement élaboré une synthèse durable des composants chinois et centrasiatiques. Une autre configuration a pris forme dans la chrétienté d’Orient. Si je ne me trompe, les historiens tendent maintenant à voir la longue rivalité entre Byzance et la Bulgarie comme une lutte entre un empire et un contre-empire, mais dans ce cas, la conversion religieuse et l’assimilation culturelle ont coupé le contre-empire de ses racines centrasiatiques. Au même moment se constituait un État périphérique aux aspirations impériales (la Rus de Kiev), indépendamment du front principal et dans un cadre géopolitique qui prévenait tout conflit direct avec le centre impérial d’origine.

Pour conclure ces remarques sur les empires et les civilisations, citons le cas d’un empire – probablement sans égal ni équivalent sous ce rapport – qui a d’abord créé la charpente d’une civilisation composite, puis subi une transformation qui a mis une religion périphérique dans une position de domination culturelle, avant de se perpétuer dans trois civilisations différentes. Je pense, bien sûr, à l’empire romain.

Une étude comparative de l’unité et de la diversité civilisationnelles devrait aussi s’élargir à la sphère économique. Ici, le point de départ le plus commode est le concept braudélien d’« économie-monde ». Une économie-monde est une constellation de réseaux entre des unités économiques de moindre échelle. Les civilisations varient selon l’ampleur et la nature des économies-mondes qu’elles créent et entretiennent, tant en deçà qu’au-delà de leurs frontières. Les relations intra- et intercivilisationnelles de ce type ont leur dynamique propre, parfois propice à une unification plus poussée que les facteurs culturels ou politiques. Mais les modalités d’élaboration des économies-mondes dépendent de la culture et de la politique, et ces interrelations suivent des modèles différents d’une civilisation à l’autre. L’analyse comparative, en bref, doit se pencher sur des constellations de facteurs culturels, politiques et économiques (les civilisations représentant une catégorie particulière parmi ces constellations), et rien ne permet d’accorder un primat absolu à l’un de ces composants. La question du primat ne peut être traitée qu’en termes historiquement relatifs.

Avant de passer à d’autres dimensions de l’enquête comparative, j’ajouterais encore deux remarques marginales. D’abord, il est indéniable que toute analyse des fondements culturels de l’unité civilisationnelle tend à se concentrer sur des orientations ou des traditions religieuses – ce qui, pour certains sceptiques, serait une raison de mettre en doute la validité ou l’utilité de l’idée même de civilisations au pluriel. La centralité de la religion apparaîtra moins problématique si nous rappelons l’une des idées fécondes de la sociologie classique : la religion est, ou a été le plus souvent dans l’histoire humaine, une « méta-institution » (G. Poggi), un cadre premier pour l’auto-institution de la société. Telle était l’idée force des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, même si elle y était exprimée en termes lapidaires. La sociologie de la religion et les réflexions bien moins systématiques sur l’idée de civilisation(s) peuvent être vues comme deux approches distinctes mais implicitement convergentes d’une nouvelle problématique ; Durkheim n’a pas vécu assez longtemps pour parvenir à une synthèse explicite.

Deuxièmement, nous avons mentionné plus haut que l’État-nation – idéalisé en un concept de société – sous-tendait l’approche durkheimienne et maussienne des civilisations. On pourrait objecter que l’État-nation implique un alignement – ou au moins une tentative d’alignement – d’unités culturelles et politiques (et de divergences correspondantes), et qu’en ce sens il est extérieur au cadre civilisationnel (ou caractéristique d’une phase post-civilisationnelle du développement social). L’argument esquissé par Durkheim et Mauss pécherait donc par un amalgame entre mondes historiques différents. Mais il peut y avoir un moyen de contourner cette difficulté. S’il est vrai (comme je le crois) que l’analyse comparative des processus de formation des nations sur le long terme est en train de permettre un dépassement de la controverse assez stérile entre « modernistes » et « primordialistes », ces processus peuvent être rattachés à des arrière-plans civilisationnels, et les civilisations peuvent être comparées selon leurs traits propices ou défavorables à la formation de nations. Dans cette perspective, le rapport entre nations et civilisations est à double tranchant : les nations émergent au sein de contextes civilisationnels, mais elles aspirent aussi à occuper la place et à tenir le rôle antérieurement dévolu aux civilisations.

2.2

On peut comprendre la métaphore d’une « famille de sociétés » comme porteuse d’une dimension temporelle, c’est-à-dire renvoyant à la succession (générationnelle) des sociétés dans le temps. Mais, pour notre présent propos, il est préférable de traiter cela comme un aspect distinct. Il s’agit ici des civilisations en tant que traditions – au sens large, qui comprend aussi bien l’expression culturelle que les concrétisations structurelles. L’analyse civilisationnelle est entre autres choses une tentative pour sauver la problématique des traditions du dédain et de l’incompréhension que lui a value l’hégémonie intellectuelle de la théorie de la modernisation. Pour développer ce point, il peut être utile de revenir sur les réflexions énoncées par Hodgson dans son magnum opus sur l’Islam. Les idées qui les sous-tendent ont été formulées dans les années soixante, sans doute en réaction directe au défi que représentait la théorie de la modernisation à l’Université de Chicago (où Hodgson travaillait à l’époque). L’introduction du premier volume commence par une déclaration générale sur la tradition en tant que telle : « Une tradition culturelle vivante, en fait, est toujours en cours de développement[3]. » Il entreprend ensuite de montrer que le « processus de tradition culturelle » – commun dénominateur de la dynamique des traditions – peut être analysé comme un « mouvement composé de trois moments : une action créatrice, le soutien d’un groupe à cette action et une interaction cumulative au sein du groupe. Une tradition naît d’une action créatrice, d’une occasion de rencontre inventive ou révélatoire, voire charismatique : par exemple, la découverte d’une nouvelle valeur esthétique ; le lancement d’une nouvelle technique artisanale ; le passage à un nouveau niveau d’attente sociale d’homme à homme ; l’affirmation d’une nouvelle caste dirigeante, voire l’élaboration de nouvelles structures gouvernementales ; ou, dans le cas de la religion, une conscience nouvelle d’un absolu dans notre rapport au cosmos – c’est-à-dire une occasion de révélation spirituelle, qui apporte une nouvelle vision[4]. » Quant au soutien du groupe, « il garde sa vitalité par une interaction cumulative entre ses membres ; surtout par le débat et le dialogue, quand les hommes décèlent les implications et les potentialités latentes de l’événement créateur auquel ils sont liés[5]. » Le deuxième et le troisième moment sont donc étroitement rattachés.

La définition de ces trois moments par Hodgson est à l’évidence très adaptée à l’étude des traditions islamiques et de la civilisation « islamicate », et le résultat ne laisse aucun doute sur la pertinence du modèle. Il faudrait voir quelles nuances pourraient lui être apportées pour parvenir à un paradigme plus généralement applicable. Il me semble que chacun de ces trois moments devrait être approfondi de deux manières : par la pluralisation des contenus, et par l’addition d’un niveau réflexif.

Le moment créateur peut être de divers types. La « rencontre charismatique » de Hodgson est une allusion évidente aux religions révélées. Mais il faudrait aussi tenir compte des réponses créatrices à des expériences historiques d’une nature plus complexe et s’étendant sur de plus longues périodes. Pour reprendre (et développer) une idée de Jean-Pierre Vernant, il semble que la crise massive mais encore très obscure des civilisations de la Méditerranée orientale, à la fin du deuxième et au début du premier millénaire avant J.-C., ait donné lieu à une « crise de la souveraineté » plus durable et plus stimulante culturellement, et que les innovations divergentes qui se sont fait jour dans l’Israël et la Grèce antiques devraient être replacées sur cet arrière-plan. En Chine, la crise qui s’est déclarée presque à la même époque (vers 1100 avant J.-C.) a pris un tour tout autre : la souveraineté a été réaffirmée par une conception plus raffinée et plus rationalisable de la royauté sacrée, qui est devenue centrale dans toute la tradition chinoise ultérieure. On pourrait ajouter des exemples empruntés à d’autres contextes historiques : les multiples innovations qui ont fondé la chrétienté médiévale d’Occident en tant que civilisation distincte, notamment, pourraient être vues comme des réactions créatrices à une crise ouverte par le délitement de l’ordre carolingien.

En bref, le moment créateur doit être différencié selon les expériences qui en sont faites et les interprétations qui en sont données. Mais – comme je l’ai suggéré plus haut – cet aspect interprétatif comporte aussi une part plus réflexive : la restructuration d’expériences fondatrices dans une mémoire culturelle (l’ouvrage de Jan Assmann sur ce sujet serait peut-être le point de départ le plus prometteur d’une théorisation plus poussée). C’est dans la mémoire culturelle que les moments ou épisodes créateurs deviennent constitutifs de traditions (et, par extension, de civilisations) entières. Les historiens peuvent et doivent s’interroger sur le « contenu de réalité » des mémoires culturelles devenues paradigmatiques, et, même s’il n’est jamais facile de répondre à ces questions, la tâche est bien plus difficile dans certains cas que dans d’autres : si l’on considère l’âge axial, par exemple, on peut mieux rattacher les cristallisations créatrices à des expériences historiques en Grèce qu’en Israël, ou en Chine qu’en Inde.

Le second aspect abordé par Hodgson est le « soutien d’un groupe » à la transmission du moment créateur. Ici, Hodgson pense très clairement au nouveau type de communauté et d’identité collective créé autour de la vision islamique. Mais, sous bien des rapports, il s’agissait ici d’un cas extrême, et nous avons besoin, nous, d’un modèle plus différencié. La communauté islamique (ou « islamicate ») a été unique dans sa manière de niveler les croyants qu’elle incluait en son sein ; dans d’autres cas, des schémas plus stratifiés ont prévalu. Une typologie des traditions, qui déterminerait quelle part elles ont eue dans la constitution des modèles civilisationnels, devrait envisager un large spectre de variations. Certains groupes assument la tâche de maintenir un soutien collectif plus large aux traditions – ou luttent pour l’assumer –, et leurs rapports avec d’autres forces sociales – et tout particulièrement avec le pouvoir d’État et les élites politiques – influent décisivement sur les structures et la dynamique des civilisations. On a déjà beaucoup écrit sur les différences et les parallélismes entre oulémas, brahmanes, Sangha et aristocratie lettrée chinoise. Et bien sûr, l’Église catholique médiévale a été une garante sans égale de l’unité et de la continuité civilisationnelle, mais elle coexistait avec d’autres forces qui ont rendu la chrétienté médiévale d’Occident – sur certains points importants – plus pluraliste que d’autres civilisations prémodernes.

Ici, l’aspect réflexif est lié aux dispositifs socioculturels spécifiques déployés pour maintenir le soutien aux traditions : textes, monuments, institutions d’enseignement, etc. De nouveau, l’analyse comparative devrait chercher à déceler des oppositions et des parallélismes. Il est intéressant de se demander dans quelle mesure ce qui avait été conçu pour être le rempart du soutien et de la continuité peut devenir le cadre de rencontres intercivilisationnelles. Ici, le cas des universités européennes médiévales s’avère particulièrement important : si les redécouvertes d’héritages civilisationnels (comme je le pense) doivent être vues comme un type de rencontres intercivilisationnelles, la réactivation des traditions classiques au XIIe siècle (si sélective qu’elle ait été), à laquelle ont grandement contribué les contacts avec le monde byzantin et islamique, en est l’exemple par excellence[6].

Ce dernier point nous rapproche déjà du troisième moment évoqué par Hodgson : le dialogue cumulatif. Comme il l’observe, ce dialogue implique – en principe – un conflit d’interprétations. Le rapport entre croissance, diversification et conflit varie d’une sphère culturelle à l’autre (Hodgson fait allusion aux différences entre art, philosophie et science), mais nous pouvons aussi comparer sous cet angle des schémas civilisationnels généraux. Dans les études civilisationnelles, on discerne essentiellement deux axes de recherche de ce type. D’une part, les conflits interprétatifs peuvent déboucher sur des polarisations entre orthodoxie et hétérodoxie. On trouve des éléments ou des configurations de cette constellation dans divers cadres culturels, mais les modèles civilisationnels varient beaucoup quant à l’ampleur et à la base qu’ils leur prêtent. L’une des contributions d’Eisenstadt à l’analyse civilisationnelle a été de rattacher le long et peu concluant débat sur L’Éthique protestante à une étude plus générale de la dynamique interactive entre orthodoxie et hétérodoxie (et, ultérieurement, à l’infléchissement très particulier qu’a connu cette problématique quand on l’a appliquée à l’expansion trans-océanique et aux nouvelles sociétés : les deux Amériques comme « premières modernités multiples »). D’autre part, la diversification peut atteindre un degré où il semble plus indiqué de parler d’inter-traditionalités que d’identifier une civilisation à une tradition dominante et fondatrice. Cette question a suscité moins d’ouvrages systématiques. Mais l’inter-traditionalité – par exemple – de la civilisation chinoise est désormais un fait bien connu, et elle diffère nettement de l’histoire des rapports entre bouddhisme et hindouisme dans la sphère civilisationnelle indienne, ainsi que de l’interaction d’éléments grecs et juifs au sein des grandes civilisations monothéistes.

Au niveau réflexif, les civilisations développent des images de soi, plus ou moins institutionnalisées, qui tendent à minimiser ou à rationaliser la diversité et les conflits internes entre traditions concurrentes. Chacun sait que dans les cas chinois et indien, les images de soi ont été plus centrées sur le confucianisme et le brahmanisme que la dynamique de traditions qui les sous-tendait. La déconstruction de ces images – et de leurs élaborations secondaires par des chercheurs occidentaux – est une tâche de longue haleine pour l’historiographie critique. D’autre part, les images de soi varient quant à leur capacité de produire un discours et une mobilisation autocorrecteurs ; de ce point de vue, le « revivalisme » quasi permanent qui est inscrit au coeur de la tradition islamique apparaît comme un exemple privilégié.

2.3

Si les deux premières perspectives analytiques étaient directement liées aux débuts classiques, la troisième est étroitement associée à un stade ultérieur et, en particulier, à l’oeuvre de S. N. Eisenstadt. Elle envisage les civilisations comme des cadres d’articulation et de variation des rapports entre les différents niveaux du monde socioculturel. Cette perspective présuppose les deux premières : ce n’est – par hypothèse – qu’à l’échelle des civilisations (comme familles de sociétés, au double sens évoqué plus haut) que peuvent devenir pleinement visibles les potentiels complexes et les variantes concurrentes des modèles en question. Ici, le concept de civilisation (ou, plus précisément, de civilisations au pluriel) a l’avantage d’aider à identifier des unités macro-sociales et macro-historiques qui sont à la fois divergentes entre elles et intérieurement différenciées selon une échelle qui ne peut s’appliquer à des formations plus petites. L’articulation entre diversités interne et externe comporte trois grands niveaux : les interprétations culturelles du monde, les cadres institutionnels et l’organisation de la division du travail (nous pouvons, dans l’immédiat, reprendre les distinctions conceptuelles d’Eisenstadt – même si elles soulèvent des problèmes qui ne peuvent être abordés ici). L’analyse civilisationnelle devrait être vue comme une partie distinctive du courant plus vaste qui examine la dynamique trans-fonctionnelle de la culture et des institutions, sans souscrire à un déterminisme culturel ou institutionnel. Le contexte culturel donne sens à des modèles institutionnels et ouvre des horizons à leurs transformations historiques, sans les préprogrammer ; il en va de même pour le rapport entre les niveaux institutionnel et organisationnel (on pourrait observer que la prédilection d’Eisenstadt pour des termes comme « programme culturel » contredit la logique qui sous-tend son approche).

Pour illustrer cela, examinons brièvement l’analyse par Eisenstadt des civilisations axiales. Ce cas particulier mais exemplaire a été le principal terrain d’essai pour son modèle théorique. Inutile, ici, de soulever la question des rapports entre l’axialité comme type de modèle civilisationnel et l’âge axial comme période historique (couvrant approximativement les quelques siècles du milieu du dernier millénaire avant J.-C.). Il suffit de relever certaines conséquences générales et durables d’une transformation qui a affecté les grandes civilisations eurasiennes. Pour partir des phénomènes les plus visibles, on observe une distension et une diversification des liens entre modèles culturels et modèles sociaux. Un degré de réflexivité supérieur se traduit par des capacités accrues d’auto-thématisation et d’auto-questionnement. Dans la dimension organisationnelle, ce changement se reflète (d’une façon qui n’est toutefois ni uniforme ni continue) dans de nouveaux modèles et de nouvelles ressources rationalisatrices. Pour ce qui est de la structuration institutionnelle du pouvoir social, le tournant axial, d’une part, ouvre de nouvelles perspectives et possibilités à l’interprétation culturelle du pouvoir et à sa justification (toutes choses qu’on aurait bien tort de réduire à la simple question de la légitimation) ; d’autre part, il permet à la protestation de s’exprimer d’une façon jusque-là inconnue. Mais là où la thèse d’Eisenstadt est la plus stimulante, c’est quand il affirme que la prémisse culturelle de toutes ces innovations est une nouvelle « ontologie culturelle », un nouveau mode d’interprétation du monde : plus précisément, une division de la réalité en deux sphères, une sphère mondaine et une sphère transcendantale (ou, pour reprendre le langage de la phénoménologie française de Merleau-Ponty à Gauchet, une radicalisation de la différence entre le visible et l’invisible). Il ne s’est pas avéré facile de définir cette dichotomie en des termes rendant autant justice aux affinités qu’aux divergences entre les traditions très différentes ici examinées. À l’évidence, elle ne doit pas être ramenée aux distinctions entre le naturel et le surnaturel, ou entre l’ici-bas et l’au-delà. Il faut la comprendre dans un sens assez large pour couvrir la distinction grecque entre vraie et fausse connaissance, la distinction juive entre vraie et fausse religion, la vision chinoise des rapports entre ordre cosmique et ordre social, et la quête indienne d’une transcendance atteinte par une dépréciation radicale du monde. Cette nouvelle orientation culturelle – ou ce commun dénominateur d’orientations culturelles par ailleurs divergentes – ne peut être décrite comme un programme. Elle est plutôt la composante centrale d’une nouvelle problématique dont la définition peut être affinée de différentes façons, et avec des implications différentes quant aux solutions possibles.

Le débat sur l’âge axial et ses legs civilisationnels est encore en cours, et je ne peux m’y attarder dans le cadre de cet article[7]. Je n’évoque ici cette problématique que comme l’exemple le plus représentatif d’une problématique plus générale : les questions qui se posent quand nous tentons de théoriser les civilisations en tant que formations socioculturelles de nature distinctive, où le spectre des rapports entre composantes de base est plus large que celui qu’on observe au niveau d’unités plus petites.

2.4

En raison des limites spatiales et temporelles posées à la présente étude, je ne ferai qu’effleurer le quatrième et dernier point à prendre en compte – comme une frontière extrême de l’analyse civilisationnelle, et un moyen de la mettre en contact plus étroit avec la réflexion philosophique. L’idée des civilisations comme modes divers d’être au monde est le prolongement logique de la conception qui met l’accent sur les ontologies culturelles et leur rôle fondateur dans la constitution des sociétés. Parmi les représentants de l’analyse civilisationnelle, Jaroslav Krejčí est celui qui l’a exprimée le plus clairement en faisant des civilisations des « paradigmes de la condition humaine » ; mais elle apparaît aussi en marge des controverses philosophiques au sein de la tradition de la phénoménologie herméneutique, et notamment dans l’oeuvre de Merleau-Ponty. Nous touchons donc à la question des fondements herméneutico-anthropologiques de l’analyse civilisationnelle, et, dans la mesure où nous traitons une pluralité de civilisations (l’analyse comparative s’enracine toujours dans l’effort d’une civilisation pour en comprendre d’autres), il nous faut établir une correspondance plus étroite avec la philosophie comparative. D’un autre côté, cette dimension analytique peut être envisagée sur des modes qui tendent à renforcer la conception spenglérienne ou néo-spenglérienne des civilisations comme mondes clos : ramener une civilisation à un paradigme unique et fermé de la condition humaine, c’est faire un pas décisif dans cette direction. Si l’on veut convoquer dans ce contexte la notion de paradigme, l’approche la plus convaincante consisterait sans doute à interpréter les civilisations comme des configurations de multiples paradigmes. Mais cette problématique n’en est encore qu’à ses balbutiements.