Corps de l’article

Le vêtement ne pouvait être épargné par Musil et le narrateur de L’Homme sans qualités : le travail eut été incomplet si une analyse, tout aussi brève qu’intelligente, du vêtement n’avait pas été effectuée. Musil était sans aucun doute conscient de l’enjeu auquel il touchait : ses commentaires sont plus que des coïncidences ; ils ne sont pas les fruits d’intuitions littéraires à potentiels sociologiques. Les pensées qui s’en dégagent sont trop précises, trop rigoureuses, pour que l’on s’abstienne de parler d’un intérêt musilien pour le vêtement et les pouvoirs symboliques dont il est investi. La mobilité sociale du vêtement et la formation de nouveaux objets vestimentaire, soit le phénomène qu’on nomme la mode, ne sont pas moins scrutées par Musil. Pour que nous puissions donner un aperçu synthétique du propos de Musil, nous nous intéresserons à la relation entretenue entre le personnage de Diotime et celui de Rachel. Les commentaires essayistiques et la trame narrative de ces personnages forment ensemble le terrain duquel nous tirons l’actuelle analyse. Le propre de Musil réside dans cette combinaison thématiquement harmonieuse d’aphorismes, de digressions philosophico-sociologiques et de narration déroutante parce qu’infidèle à la tradition réaliste : notre commentaire reflètera ce mélange, en ce sens que nous mobiliserons une pluralité de textes de L’Homme sans qualités portant tantôt sur le vêtement, tantôt sur les deux personnages qui nous intéressent. Si nous voulions regarder ce que Musil pense de la mode comme règne de l’éphémère et non comme méthode pernicieuse de domination, il faudrait nous dédier au personnage de Bonadea : ce qu’on pourrait qualifier d’ « organisation du gaspillage » (Descamps 1984 : 22) est décortiqué lors du chapitre expliquant les ramifications psychologiques de Bonadea et le parallélisme existant entre sa psyché et l’agencement cacanien.

1 Configurations d’une domination. Où l’on découvre que nul n’est innocent

Il n’y a rien de surprenant à ce qu’une relation humaine soit inscrite dans les corps qu’elle rapproche : là où les personnages ci-concernés se distinguent, c’est dans la subtilité avec laquelle l’une détermine les actions et les techniques corporelles de l’autre. Rachel a été presque magiquement sauvée d’un rejet familial par Diotime : aux suites d’une aventure avec un jeune homme quelconque, Rachel n’eut d’autres options que de s’exiler de sa Galicie natale pour aboutir à Vienne, « mur de feu où elle voulait se jeter pour mourir » (Musil 2011[1930] : 231). mais il s’avéra, pour des causes que le narrateur ne nous explicitera pas et qu’il réduira mystérieusement au terme d’« authentique miracle » (Ibid.), que Rachel sera in extremis recrutée au sein des forces ménagères de la maison de Diotime. Toutes les deux ont le point commun de croire aux miracles : Rachel, qui a dix-neuf ans lorsqu’on la présente au lecteur, est décrite comme une jeune femme au corps « charmant comme de la porcelaine de Meissen » (Ibid.), et son caractère est empreint d’innocence, d’admiration pour ce qui, socialement, la surpasse, et une imagination qui lui permet d’enrober ceux qu’elle rencontre d’une aura faite sur mesure. La naïveté psychologique de Rachel est le parfait complément de l’idéalisme de sa patronne. Leur relation en est une de complicité, presque d’amour, et il est acceptable d’y voir une ressemblance aux liens qui unissent mère et fille. D’emblée, tout semble très gai. Si on continue le tableau, on ne peut qu’agréer avec l’éducation que prodigue Diotime. Elle n’est certainement pas une maîtresse cruelle, elle ne prend pas plaisir à torturer sa servante en lui rappelant le poids de sa dette morale pas plus qu’elle ne l’écrase, du moins volontairement, de sa supériorité intellectuelle : au contraire, c’est avec une « courtoisie ministérielle » (Ibid., p. 234) que Diotime corrige les fautes commises par Rachel. Cette dernière reconnaît la bonté de ces corrections et la remercie de ses larmes, redoublant d’efforts pour que soient satisfaites les exigences de sa quasi rédemptrice. Heureuse d’être punie avec sagesse, Rachel ne déroge à sa rigueur personnelle que lorsqu’elle peut corriger ce déraillement : ses mensonges, elle les transmute « rapidement et discrètement en vérités. » (Ibid, p. 235) Ainsi, il règne entre elles une telle harmonie que même lorsque celle qui dépend le plus de l’autre s’éloigne de la moralité, elle réhabilite elle-même ses actes afin de contrer ce que ses paroles avaient propagé. Si ce n’était de cette présentation léchée, on ne suspecterait pas le quadrillage corporel auquel Rachel est soumise. Car en dépit de la gentillesse de Diotime, nombreuses sont les méthodes par lesquelles elle fait du corps de Rachel un pastiche du sien. Il y a de la part de Diotime une certaine inconscience de cette influence, un aspect qu’on dirait irréfléchi. On dira donc qu’il y a « innocence » et que Diotime ne fait que reproduire une structure surplombant sa personne et son époque. Là où les points de rupture apparaissent et que s’évanouit la perspective plus clémente à l’égard de l’inconscience de Diotime, c’est dès lors qu’un troisième acteur se mêle de la relation. On le verra plus loin, le quadrillage corporel s’animera plus particulièrement lorsque Rachel sera tentée par l’érotisme, quand son corps aura la possibilité de connaître une nouvelle forme d’influence, soit celle du corps noir et « exotique » de Soliman, tout en faisant certaines découvertes sur les agissements de sa maîtresse. L’influence érotique menace deux des pôles de domination : nous examinerons en premier lieu ceux-ci, puis nous verrons en quoi ils sont perturbés par l’irruption d’un corps nouveau et l’excitation qu’il génère.

1.1 Le nu est absorption d’autrui

Rachel est privilégiée : parmi l’armée de servantes, elle a la chance de nettoyer et de préparer le corps de sa maîtresse pour les réunions de l’Action parallèle. Rien de moins innocent que ce privilège. Dans le court paragraphe nous illustrant dans quelle proximité corporelle Rachel et Diotime vivent, quel phénomène Musil nous décrit-il ? La petitesse de ces lignes nous laisse suspecter une polémique des corps, une polémique se nourrissant d’une domination presque absolue d’un corps sur un autre, et des velléités d’émancipation qui échafaudent, face à cette domination, une mince résistance. Ce que nous nommons une polémique, c’est ce dialogue presque muet tant il est silencieux, entre une force et une autre. Diotime règne moralement sur Rachel, cela est convenu, mais comment saisir efficacement le pouvoir qu’elle tire de sa nudité ? Lorsqu’elle expose sa beauté au loin des vêtements pour que sa servante la lave, Diotime multiplie son charisme, elle rayonne si puissamment que le corps de porcelaine de Rachel est non seulement amoindri, il est brièvement « abandonné ». L’admiration qu’a Rachel pour le corps de sa maîtresse n’est pas des moindres : la gaieté procurée par l’exposition à cette nudité est d’une intensité si élevée qu’elle est plus heureuse que « si ç’avait été son propre corps. » (Ibid.) Cette attirance pour le corps d’autrui l’exile momentanément du sien, renforçant la domination exercée grâce à ce qui, pourtant, devrait permettre à Rachel de se distinguer des autres. Rappelons, avec Le Breton (2010 : 5) que le « corps est un lieu de différenciation, un atout pour exister dans le regard des autres, et donc une valeur à faire fructifier ». La différenciation prend une forme « impitoyable » : l’impression que laisse à Rachel le corps de Diotime accentue la différence en aimantant toutes les intentions de Rachel en direction de Diotime, la différence ici n’étant ressentie que par Rachel et « dans » Rachel. Diotime possède la différenciation — elle cultive le sentiment de l’extraordinaire, que ce soit par son implication au sein de l’Action parallèle ou par le seul fait d’être qui elle est —, elle se sait l’objet d’admiration, et elle conjugue sa beauté à l’esprit intellectuel, son lavement lui importe moins qu’il n’importe à Rachel. Le lavement a pour la maîtresse valeur d’habitude, son charisme est au repos puisqu’il doit être déployé plus tard et devant des personnes d’un niveau social égal, sinon supérieur, au sien. Du côté de Rachel, la différence est, on l’a déclaré, on ne peut plus marquée. La vue de la nudité irradie le corps entier de Rachel : il arrive alors qu’il « soit littéralement dérobé et se précipite comme un petit météore dans le soleil de l’autre corps » (Musil 2011[1930] : 235). Le corps de Rachel n’est même pas un satellite en périphérie de celui de Diotime : précipité, jeté, envoyé dans l’autre corps, il est néantisé par la personne qui l’habite, il est absorbé par l’attention que Rachel accorde au corps qu’elle frotte assidûment. La « supériorité » du corps de Diotime est la première étape préalable à l’édification d’une domination qui, pour être inoffensive lorsqu’elle n’est pas ébranlée par la crainte d’une influence étrangère à la sienne, a pour premier effet de ligoter le corps de Rachel, de le maintenir dans un état contrôlé. Gardons-nous toutefois d’imputer des intentions malveillantes à Diotime. La nudité qu’elle étale est l’étape préalable à la transformation du corps de Rachel en une imitation : le corps de Rachel est destitué de son autonomie, il aura désormais pour référence la beauté terrassante de Diotime. Le processus par lequel cette imitation devient effective et complète repose sur l’utilisation d’un objet, touchant également la question des corps. Complémentaire et nécessaire, le vêtement prend ici une ampleur décisive.

1.2 La propagation du tissu. Rachel épouse les dons qu’on lui fait

Le « vêtement est une mise en scène » (Laurent 1979 : 7), il autorise à qui porte un agencement de morceaux vestimentaires une forme de jeu social : il est non seulement capable de travestir les réalités sociales en confondant les formes corporelles grâce auxquelles on les reconnaît — rien n’empêche à des jeunes issus d’un milieu défavorisé de s’habiller comme des bourgeois, il leur est possible d’emprunter leur style et de se déguiser —, mais en plus, il est ce par quoi s’improvise la création du quotidien et les fuites hors de ce même quotidien. Musil flaire la puissance insoupçonnée qu’ont les vêtements : il les traite de « bizarres fourreaux, d’étranges végétations » (Musil 2011[1930] : 700), puis il ajoute, quelques lignes plus loin, qu’ils gagnent de l’intérêt « quand on les considère dans l’ensemble des qualités qu’ils prêtent à leur possesseur ! » (Ibid.) Le pouvoir symbolique des vêtements est habilement identifié : ils matérialisent les rangs et les classes sociales, ils forment à eux seuls un « corps » social. En véritables et généreux débiteurs, ils peuvent « rendre l’invisible, et même l’inexistant, visible » (Ibid., p. 701). Ce pouvoir leur vaut d’être semblables « aux convictions, aux préjugés, théories, espérances, croyances et pensées » (Ibid.), donc de participer à l’élaboration d’une stabilité psychologique. Parmi les éléments que l’on vient d’énumérer, le vêtement se distingue par la matérialité à laquelle il renvoie. Cette matérialité peut être incorporée à un ensemble de stratégies établies pour que l’attitude singulière corresponde aux normes prescrites : dans cet ensemble, le vêtement est sans aucun doute une composante majeure de l’esthétique sociale. Cette esthétique enchaîne des valeurs qui semblent contradictoires : la distinction doit se faire dans un paramètre rigoureux, l’originalité est nivelée par son élévation au titre de valeur commune. Tout cela « favorise une certaine façon de se distinguer des autres » (Picard 1995 : 183). La distinction doit être contrôlée et étouffe les tendances trop déviantes. Ce faisant, on voit en quoi le vêtement est un indice efficace pour vérifier l’adhésion d’une personne aux pratiques sociales qui l’environnent : il impose aux corps une première forme de classification. Notre regard doit valider notre conformité comme le regard d’autrui évalue si notre corps répond aux règles du jeu social. Le vêtement est une frontière sociale, mais qui plus est, au titre de « seconde peau », il distancie la personne qui le porte de son corps tout en raréfiant la chance de toucher la peau d’autrui. Les désirs s’altèrent et surmontent cette distanciation : Musil parle du « subtil pouvoir érotique du vêtement » (Musil 2011[1930] : 381.) et de la valorisation corporelle qu’il engendre. Le vêtement est forteresse et la nudité « qui, d’être si bien cachée, devenait terriblement désirable » (Ibid.), est glorifiée d’un pouvoir que lui confère cette retraite dans un habillement. Au risque de nous répéter, c’est encore une mise en scène qui est à l’oeuvre. Toutefois, l’érotisme que véhicule le vêtement et le savoir-vivre qu’il matérialise expriment la diversité de ses pouvoirs. Les personnages précédemment nommés sont des exemples littéraires de cette diversité. La transmission des vêtements passe pour eux par le don et la garde-robe de l’une est le mauvais décalque de l’autre. S’il est vrai que le transfert du vêtement d’un corps à un autre « est moins dépendant des oppositions de classes que d’orientations communes » (Lipovetsky 1987 : 215), ces orientations communes ne privilégient pas moins certaines personnes.

La somme des vêtements n’est pas plus négligeable que ne le sont les unités individuelles : la garde-robe constitue le répertoire des possibilités vestimentaires, elle est une sorte d’encyclopédie des rapports qu’entretient une personne avec son corps et sa façon de l’insérer dans diverses sphères sociales. La garde-robe indique et soutient les activités régulières d’une personne, en même temps qu’elle contient une gamme de vêtements pouvant couvrir des besoins différents, voire opposés. Cette diversité peut aller des habits de travail aux vêtements cérémonials, du banal à l’extraordinaire : les temporalités sociales ont toutes droit à un habillement. Le rôle d’une garde-robe est vital dans la préparation des rites : elle est le temple des vêtements, elle est le lieu où ils sont catalogués et mis au repos, elle est au vêtement ce que la bibliothèque personnelle est aux livres sans qu’elle bénéficie de la même auréole. Moins flamboyante que les vêtements, elle importe puisqu’elle est organisation, classement, presque une archive du corps. La garde-robe trie et sa géométrie est multiple, en perpétuel devenir : les entrées et sorties de son domaine sont incessants, son expansion est le fait d’intégrations du nouveau et de rejets. Nous focaliserons notre attention sur les rejets, car c’est de ceux-ci que nous pourrons tirer quelques matériaux pour jauger la domination Diotime-Rachel.

Diotime représente une avant-garde intellectuelle et artistique : cependant, en termes vestimentaires, quoiqu’au goût du jour, elle n’est pas celle qui « avait anticipé de quelques décennies sur le type de femme masculine devenu plus tard à la mode » (Musil 2011[1930] : 608). Nous sommes libres de l’imaginer dotée d’une garde-robe volumineuse : ce que le récit nous laisse comprendre, c’est qu’elle donne à sa fidèle servante des morceaux de linge « quand elle n’en avait plus l’usage » (Ibid., p. 799) Rachel réussit à modeler ces morceaux pour qu’ils conviennent à sa taille : le narrateur nous apprend qu’elle « en réduisît la taille d’un tiers et transformât complètement cette lingerie » (Ibid.) Nous pouvons parler d’une « individualisation du paraître » (Lipovetsky 1987 : 69) travaillée et convenable en ce qu’elle légitime les besoins modernes de différenciation et d’individualisme. Rachel recycle les vêtements délaissés de sa maîtresse pour qu’elle puisse aussi, à un degré moindre, posséder un éventail vestimentaire. Elle peut imiter, ne serait-ce que par les vêtements, celle qui inspire et motive sa vie : on voit la domination se profiler et se propager d’une manière plutôt douce. Rachel n’est pourtant pas, aux dires du narrateur, une femme dépréciée par les critères esthétiques du temps où elle vit : même Ulrich lui trouve un certain charme ! La vénération morale et esthétique qu’a Rachel pour sa maîtresse la paralyse, pire encore, Musil nous dit que l’être de Rachel a une telle quantité de respect qu’il est « empli au point qu’il en est presque expulsé de lui-même. » (Musil 2010[1930] : 233) Cette vénération morale et esthétique nimbe les vêtements de Diotime d’un prestige trop pesant : Rachel prétend s’approcher de sa maîtresse en acceptant les dons vestimentaires et en les adaptant. Si socialement, la « robe fait la femme » (Laurent 1979 : 86) on pourra dire que Diotime fait Rachel. Lorsque Rachel travaille, c’est en noir qu’elle est habillée, ce code lui est donné par sa maîtresse, et même lorsqu’elle est au repos, les vêtements plus privés sont encore des dons de Diotime. Peu importe ce à quoi Rachel travaille, l’influence morale est appuyée par des normes corporelles. C’est pourquoi il faudra qu’elle soit « désenchantée » par l’érotisme pour que s’esquissent des révoltes silencieuses, ce n’est que par l’arrivée d’un autre corps que celui de Rachel en viendra à comprendre à quel point il est dompté.

2 Transgression érotique

Diotime est mariée à un homme au « corps jaune » (Musil 2011[1930] : 568), ce qui ne l’empêchera pas de développer des sentiments amoureux pour le personnage d’Arnheim. Comme ce dernier est lui aussi entouré d’une petite garde privée, il lui arrive d’amener son serviteur Soliman. En même temps que Diotime, incarnation littéraire de la femme totale, est charmée par l’homme total qu’est Arnheim, l’homme qui cumule toutes les qualités, il se dessinera une trame souterraine dans laquelle Rachel et Soliman se séduisent l’un et l’autre. Nous ne commenterons pas toutes leurs actions, car il en est une qui mérite qu’on s’y penche plus longuement de par le renversement qu’elle amorce. Les ruses de Soliman ne lézarderont pas l’estime que Rachel a pour Diotime et ses implications dans l’Action parallèle. L’événement qui fracture et renverse tout, quoiqu’il soit redevable à l’attirance que Rachel a pour Soliman, n’est autre que l’exploration de l’appartement d’Arnheim. Quelle découverte déclenche ce renversement, renversement qui, on le verra, est profondément ancré dans le corps ?

L’infiltration de l’appartement d’Arnheim occasionne pour Rachel une « constatation singulière » (Ibid., p. 666) : Soliman lui montre les objets et vêtements de son maître, lesquels ressemblent à ceux dont Rachel remarquait l’intrusion parmi les affaires de Diotime. Le reste est facile à deviner : Rachel soupçonne soudainement que la relation entre sa maîtresse et Arnheim n’est pas aussi platonique qu’ils le prétendent. Ce soupçon, devenant hâtivement une certitude, bouleverse la petite servante et la dégage de l’immaturité où elle macérait. Il est dit que « ses yeux avaient absorbé la magnificence du corps de sa maîtresse » (Ibid, p. 667) sans qu’elle ait même pensé ce à quoi cette magnificence pouvait servir. Le choc la parcourt d’un pan à l’autre de son corps, c’est une émancipation « interne » qui la modifie et l’incite à rejeter le romantisme auquel elle adhérait aveuglément. On parlerait volontiers d’un changement de paradigme, Musil écrivant qu’« elle réintégra le monde unifiant de la chair » (Ibid.). Cette réintégration corporelle justifie l’expression pleine de ses désirs érotiques et de la conquête de ses plaisirs. Le corps de Diotime est moralement dépouillé de sa précédente auréole, déménageant l’attention de Rachel sur sa propre personne. Ce début de libération n’est pas sans heurts : leurs maîtres suspectent le rapprochement entre Soliman et Rachel, si bien qu’on les surveille en les séparant autant que possible. Ce musèlement des corps n’a pas les effets escomptés : Rachel et Soliman, qui n’avaient alors eu pour échanges corporels que des baisers et des pincements, s’adonneront pour une première fois à la « tempête aérienne de l’amour » (Ibid., p. 800). Ce triomphe des corps avait pour préalable la réappropriation difficile des désirs. « Ce qui l’irritait le plus était ce qui, naguère, l’avait le plus exaltée » (Ibid., p. 799), le port des vêtements de Diotime lui donne des allergies morales, et la surveillance de ses actions la fortifie dans l’affirmation de son corps. Le mensonge qu’elle utilisait prudemment ne la gêne plus, elle est plus agressive envers le corps de Diotime et se venge timidement en tirant plus « violemment » les cheveux de sa maîtresse. C’est uniquement après avoir connu une expérience proprement érotique que Rachel se détend : elle recommence à traiter le corps de Diotime « avec beaucoup de soin et presque le même humble amour que naguère ». (Musil 2011[1930] : 801) Rachel ne prolonge pas sa révolte, celle-ci restera silencieuse et érotique, ce qui représente déjà, en considérations des rapports de forces antérieurement décrits, une avancée. Le développement d’une conscience corporelle lui gagne le courage de la nudité et celui de transgresser les barrières auxquelles on tente de l’assujettir. Rachel ne bascule aucunement dans « l’autre état » tant recherché par certains personnages dès le second tome de L’Homme sans qualités : son érotisme n’a pas une valeur mystique ou transcendante — jamais Musil ne parle d’un sentiment proche de la dissolution, de l’état sans qualité, ou d’un sentiment associé à des états extatiques —, il lui sert de clé à la prise en charge de son corps et la stimule dans ses expériences d’indépendance.

3 Conclusion

Si courte qu’ait été notre analyse, nous récapitulerons la ligne directrice de notre texte et les enjeux soulevés en quelques points. L’intérêt qu’avait Musil pour les corps et les luttes qui s’y déroulent attestent que la longue liste des thèmes étudiés par l’Homme sans qualités n’a pas seulement la richesse philosophique qu’on lui prête : les quelques matériaux ici employés ne font qu’ébaucher les possibilités analytiques du « roman ». Le sens du possible, l’inventaire des déterminismes, l’utopie de la vie exacte et l’autre état fondent les pistes sur lesquelles Musil lance ses personnages. Manipulée par les normes, Rachel opérera des tentatives de ruptures, elle cassera presque l’éducation corporelle qui lui était inculquée par l’entremise de l’érotisme : cette bataille engage corps et conceptions puisque tous les deux sont intimement liés. L’adhésion à un sens est dépendant du corps qui s’y rattache, les idées comme les vêtements répondent d’une physiologie. Corps et idées forment tout sauf une dichotomie, leur alliance constitue, en suivant ce que nous dit Musil, un système authentique ordonnant le vrai et le faux, le beau et le laid, le bon et le mauvais, en bref, ce qui soutient les perspectives et les significations peuplant la vie sociale. « La seule chose qui puisse prêter un peu de consistance aux idées c’est le corps auquel elles appartiennent » (Ibid., p. 510). En vue d’un renouvellement des lectures proposées de Musil, nous ne pouvons que souhaiter que plus d’attention soit accordée aux commentaires qu’il fit sur les corps et leur devenir.