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1 Introduction

« [L]e problème majeur, central, autour duquel s’organise toute la théorie du droit est le problème de la souveraineté. Dire que le problème de la souveraineté est le problème central du droit dans les sociétés occidentales, cela signifie que le discours et la technique du droit ont eu essentiellement pour fonction de dissoudre, à l’intérieur du pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître à la place de cette domination, que l’on voulait réduire ou masquer, deux choses : d’une part, les droits légitimes de la souveraineté et, d’autre part, l’obligation légale de l’obéissance. (…) Donc, la question, pour moi, est de court-circuiter ou d’éviter ce problème, central pour le droit, de la souveraineté et de l’obéissance des individus soumis à cette souveraineté, et de faire apparaître, à la place de la souveraineté et de l’obéissance, le problème de la domination et de l’assujettisse-ment. »[1]

Ces lignes traduisent le problème et également la provocation que Foucault formule quant au concept de souveraineté. Elles suggèrent qu’en plus du problème de la souveraineté, il y a quelque chose de plus profond et de plus décisif pour la vie politique qui se cache, à savoir les stratégies du pouvoir, d’une part, et les formes du savoir, d’autre part, les unes étant indissolublement liées aux autres. Il parle donc du couple pouvoir – savoir pour lequel les discours et en particulier les discours savants fournissent pour ainsi dire la grille conceptuelle à partir de laquelle sera possible une configuration particulière de l’exercice du pouvoir.

Je vais parler, dans un premier temps, des raisons pour lesquelles Foucault pense devoir reléguer la souveraineté parmi les concepts qui ne permettent pas – qui ne permettent plus, du moins – de penser la situation politique contemporaine adéquatement. En même temps, j’esquisserai sa contre-proposition théorique telle qu’il l’élabore à travers ce concept de gouvernementalité. Dans un deuxième temps, je chercherai à savoir dans quelle mesure cette approche peut nous permettre de mieux comprendre les enjeux de l’intégration européenne. Je profiterai de cette discussion pour dissiper un malentendu récurrent à propos de Foucault, afin de mieux mettre en valeur la portée critique de son approche.

Sur ce dernier point, je pense qu’en m’appuyant sur le point de vue gouvernementaliste de Foucault, il me sera possible d’avancer des arguments authentiques pour défendre Foucault contre certaines accusations mal fondées. Par contre, en ce qui concerne l’application de cette approche au phénomène historique et politique que représente l’intégration européenne, j’avouerai en être encore au tout début de ce projet de recherche. C’est pourquoi il convient de souligner le caractère tâtonnant et provisoire de mes remarques concernant cet aspect historique et politique de ma présentation. J’aimerais tout de même souligner que, sur le plan méthodologique, l’application de l’approche gouvernementaliste foucaldienne à l’intégration européenne permet en même temps de mettre à rude épreuve cette approche dans la mesure où elle a cours sous le regard critique de témoins contemporains.

2 Du pouvoir souverain à la gouvernementalité du bio-pouvoir

« Il faut défendre la société », un des textes foucaldiens dans lesquels il traite d’une façon explicite et détaillée du problème de la souveraineté, commence avec un rappel de ce en quoi consiste la conception traditionnelle de la souveraineté. Ainsi, Foucault part du pouvoir royal en soulignant, d’une part, que « le monarque était effectivement le corps vivant de la souveraineté »[2], et que, d’autre part, un lien étroit reste à faire entre pouvoir et droit :

« La théorie du droit a essentiellement pour rôle, depuis le Moyen Âge, de fixer la légitimité du pouvoir. (…) Le système du droit est entièrement centré sur le roi, c’est-à-dire qu’il est finalement l’éviction du fait de la domination et de ses conséquences. »[3]

Or, aux yeux de Foucault, cette conception du pouvoir et du politique, profondément enracinée dans la pensée religieuse à laquelle elle empruntait des éléments cruciaux, ne parvient plus à encadrer l’agir politique à partir de la fin du 18e siècle. Le fait qu’on se débarrasse en France de celui qui littéralement incarne le vieux principe de souveraineté en est évidemment plutôt l’expression que la cause. En fait, il s’agit de la pointe de l’iceberg, ou encore de la dernière manifestation d’une crise qui finalement mène à une profonde transformation du cadre général de la vie sociale et politique, face à laquelle ce principe ne convient plus.

« [T]out s’est passé comme si le pouvoir, qui avait comme modalité, comme schéma organisateur, la souveraineté, s’était trouvé inopérant pour régir le corps économique et politique d’une société en voie, à la fois, d’explosion démographique et d’industrialisation. Si bien qu’à la vieille mécanique du pouvoir de souveraineté beaucoup trop de choses échappaient, à la fois par en bas et par en haut, au niveau du détail et au niveau de la masse. »[4]

Voilà ce que Foucault tient pour deux facteurs cruciaux dans la transformation des sociétés occidentales lors de l’invention de l’État-nation et de la démocratie de masse : des changements dramatiques aux chapitres de la production des biens et de la population, ces deux facteurs étant par ailleurs étroitement liés.

On dira peut-être qu’il n’y a là rien de bien neuf. Que le changement des modes de production, entraîné notamment par l’exploitation des systèmes à vapeur, eût touché toutes les couches de la vie sociale, on le sait depuis Marx. De plus, l’idée que l’envolée de la courbe démographique eût joué un rôle crucial par rapport à cette évolution n’est pas davantage, d’un point de vue scientifique, une découverte récente.

Mais, en creusant davantage et en introduisant un élément encore, on pourra mieux cerner l’intérêt du point de vue foucaldien et y gagner théoriquement. Cet élément concerne un mécanisme de base qui, aux yeux de Foucault, nous permet de parler alors d’une « gouvernementalité » (ou du passage de la souveraineté à la gouvernementalité), dans la mesure où il permet de voir le lien entre l’individu et la société sous un nouveau jour. Cet élément est ce que Foucault appelle le pastorat. On trouve en effet plusieurs textes où celui-ci aborde cette problématique, le plus connu étant sans doute le premier tome de l’Histoire de la sexualité.

Il y a pourtant d’autres textes de la plume de Foucault qui traitent de la question d’une façon plus élaborée, comme par exemple les deux séries de leçons données au Collège de France en 1977-78 et en 1978-79, publiées en 2004 sous les titres respectifs de Sécurité, territoire, population et de Naissance de la biopolitique.[5] Pour les fins de ma présentation, je me concentrerai sur deux parties des cours en question, qui concernent des points que Foucault avait déjà aussi présentés ailleurs et se trouvent aujourd’hui dans ses Dits et écrits, sous le titre « La gouvernementalité »[6] et « ‘Omnes et singulatim’ : Towards a Criticism of Political Reason » (« ‘Omnes et singulatim’ : vers une critique de la raison politique »)[7].

Dans ce dernier texte, Foucault cherche à clarifier ce que signifie le « pouvoir individualisant ». « Si l’État est la forme politique d’un pouvoir centralisé et centralisateur, écrit-il, appelons pastorat le pouvoir individualisateur »[8]. À propos du pastorat, Foucault affirme d’abord qu’il joue un rôle central « dans les sociétés orientales antiques, en Égypte, en Assyrie et en Judée »[9], donc dans des sociétés nomades pour lesquelles le métier du berger est prédominant. Par contre, il soutient que déjà, chez les Grecs et les Romains, le pastorat dans le sens original de l’Orient a disparu, ce malgré les différentes références à ce motif dans la littérature grecque de Homère à Platon. Foucault consacre beaucoup d’espace à la discussion de ces différences que je dois plus ou moins négliger ici, pour pouvoir parler plus en détail de la transformation cruciale qu’a subie le pastorat dans le christianisme.

Étant donné l’importance inouïe des troupeaux d’animaux pour la subsistance et la reproduction des sociétés rurales, il n’est pas surprenant d’apprendre d’abord que le pharaon égyptien recevait « [l]e jour de son couronnement (…) rituellement la houlette du berger. »[10] Et on ne s’étonne pas non plus de lire dans le même contexte que « le monarque de Babylone avait droit, entre autres titres, à celui de « berger des hommes »[11]. Cette dernière observation rappelle d’abord la vieille union bien connue entre Dieu et le roi, incarnée d’une façon particulière par les vieux monarques orientaux. Mais ce qui intéresse particulièrement Foucault dans le présent contexte, c’est que même dans cette union, les traits caractéristiques de Dieu et du roi restent en quelque sorte imprégnés par le fait qu’au niveau de l’exercice du pouvoir royal ou céleste, c’est toujours l’aptitude à bien s’occuper du troupeau qui distingue les individus les plus importants.

« L’association entre Dieu et le roi vient naturellement, puisque tous deux jouent le même rôle : le troupeau qu’ils surveillent est le même; le pasteur royal a la garde des créatures du grand pasteur divin. ‘Illustre compagnon de pâture, Toi qui prend soin de ta terre et la nourris, berger de toute abondance.’ »[12]

Or même si ce monde là paraît à la fois géographiquement et historiquement bien loin de l’évolution des sociétés occidentales modernes – « Tout cela semble, peut-être, fort lointain »[13] dit Foucault –, il pense effectivement que la structure du comportement politique qu’entraîne le pastorat, telle qu’elle caractérisait déjà les sociétés nomades centrées autour de la fonction du berger, que cette structure du comportement s’est conservé au travers les modifications que les siècles suivants lui ont fait subir. Et, en effet, si nous pensons à l’importance qu’au sein du monde chrétien on attribue au « bon pasteur », le point de vue foucaldien mérite au moins une mise à épreuve concernant sa valeur heuristique. Ceci d’autant plus si nous considérons des recherches qui sont mues par des inspirations fort semblable, comme par exemple les analyses de Max Weber sur l’éthique protestante; les parallèles entre ces deux approches ne sont d’ailleurs pas passés inaperçues.[14] Foucault est bien conscient des nombreux problèmes méthodologiques que soulève son hypothèse. C’est pourquoi il prend soin de préciser la prétention explicative et théorique de ses considérations. Il fait surtout état des transformations que le thème ou motif du pastorat a subies dans son passage du monde gréco-romain à la chrétienté. Et il y distingue quatre changements principaux :

  1. Premièrement, il affirme que le lien entre chaque pasteur responsable d’un troupeau et les individus dont ce dernier se compose s’intensifie considérablement sous l’influence du christianisme. Tandis que dans le cadre de la conception « orientale », le pasteur assumait une responsabilité plutôt générale et globale par rapport au destin du troupeau dans sa totalité, le christianisme doit à la fois diversifier et concrétiser la charge du pasteur, en introduisant des aspects particuliers dans le lien entre celui-ci et les brebis, et ceci surtout à travers le concept de péché.

    « [E]ntre chaque brebis et son pasteur, le christianisme conçoit un échange et une circulation complexes de péchés et de mérites. Le péché de la brebis est aussi imputable au berger. Il devra en répondre au jour du Jugement dernier. Inversement, en aidant son troupeau à trouver le salut, le pasteur trouvera aussi le sien. » Et quant à ce qu’il voulait démontrer avec cela, Foucault précise : « Mon but était uniquement de souligner la force et la complexité des liens moraux associant le pasteur à chaque membre de son troupeau. Et surtout, je voulais rappeler avec force que ces liens ne concernaient pas seulement la vie des individus, mais aussi leurs actes dans leurs plus infimes détails. »[15]

  2. Le deuxième changement concerne la question de l’obéissance. Quant à cela, le lien de l’obéissance qui reliait l’individu au pasteur dans le cadre du monde grecque était d’une nature à la fois plus concret et moins intensif. En obéissant, on confirmait et respectait l’ordre de la loi et de la cité et cherchait à arriver à un but bien précis.

    « Si un Grec avait à obéir, il le faisait parce que c’était la loi, ou la volonté de la cité. S’il lui arrivait à suivre la volonté de quelqu’un en particulier (médecin, orateur ou pédagogue), c’est que cette personne l’avait rationnellement persuadé de le faire. Et cela devrait être dans un dessein strictement déterminé : se guérir, acquérir une compétence, faire le meilleur choix. »[16]

    Encore une fois le changement introduit par le christianisme concourrait à une intensification du lien entre brebis et pasteur, en « individualisant » leur rapport d’obéissance et en en faisant une fin en soi. L’obéissance s’avère de plus en plus vidé d’un contenu concret, c’est-à-dire de raisons particulières motivant l’obéissance, et de plus en plus transformé dans un exercice formel. C’est par ailleurs dans son analyse de cet aspect de la transformation du pastorat grec à celui du christianisme que les considérations foucaldiennes s’approchent peut-être le plus de l’esprit et de l’inspiration des analyses wébériennes sur l’Éthique protestante. Le passage suivant me paraît particulièrement apte à mettre en évidence cette parenté.

    « Dans le christianisme, le lien avec le pasteur est un lien individuel, un lien de soumission personnelle. Sa volonté est accomplie non parce qu’elle est conforme à la loi, mais, principalement, parce que telle est sa volonté. Dans les Institutions cénobitiques de Cassien, on trouve maintes anecdotes édifiantes dans lesquelles le moine trouve son salut en exécutant les commandements les plus absurdes de son supérieur. L’obédience est une vertu. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas, comme chez les Grecs, un moyen provisoire pour parvenir à une fin, mais plutôt une fin en soi. C’est un état permanent; les brebis doivent en permanence se soumettre à leurs pasteurs : subditi. Comme le dit saint Benoît, les moines ne vivent pas suivant leur libre arbitre; leur voeu est d’être soumis à l’autorité d’un abbé : ambulantes alieno judicio et imperio. Le christianisme grec nommait apatheia cet état d’obédience. Et l’évolution du sens de ce mot est significative. Dans la philosophie grecque, apatheia désigne l’empire que l’individu exerce sur ses passions grâce à l’exercice de la raison. Dans la pensée chrétienne, le pathos est la volonté exercée sur soi, et pour soi. L’apatheia nous délivre d’une telle opiniâtreté. »[17]

  3. Puis, troisième élément caractérisant le passage du pastorat grec à celui du christianisme, c’est que « [l]e pastorat chrétien suppose une connaissance particulière entre le pasteur et chacune de ses brebis. »[18] Cette connaissance s’établit surtout grâce à deux moyens, à savoir « l’examen de conscience » et « la direction de conscience ». Foucault souligne que ces deux outils étaient déjà connus dans l’Antiquité grecque, surtout chez les pythagoriciens, les stoïciens et les épicuriens, et que la direction de conscience prenait alors la forme de conseils donnés dans des situations difficiles. Mais le christianisme – première différence importante – les reliait entre eux et – deuxième différence – transformait le lien entre brebis et pasteur en l’intensifiant à nouveau : d’abord en le rendant plus étroit, mais aussi et surtout en le rendant permanent. Foucault souligne qu’il existe maints textes ascétiques et monastiques du 1er siècle faisant état du lien entre la direction et l’examen de conscience, textes qui montrent

    « à quel point ces techniques étaient capitales pour le christianisme (…). Ce que je voudrais souligner, c’est qu’elles traduisent l’apparition d’un très étrange phénomène dans la civilisation greco-romaine, c’est-à-dire l’organisation d’un lien entre l’obéissance totale, la connaissance de soi et la confession à quelqu’un d’autre. »[19]

  4. Reste la quatrième transformation dont dit Foucault qu’elle est peut-être « la plus importante »[20]. Elle se résume à ses yeux à une espèce de détournement de l’homme du monde ici-bas. Il parle de la « mortification » dans ce monde-ci pour mieux se préparer à et se rendre digne de la vie dans un autre monde.

    « Nous pouvons dire que le pastorat chrétien a introduit un jeu que ni les Grecs ni les Hébreux n’avaient imaginé. Un étrange jeu dont les éléments sont la vie, la mort, la vérité, l’obédience, les individus, l’identité ; un jeu qui semble n’avoir aucun rapport avec celui de la cité qui survit à travers le sacrifice de ses citoyens. En réussissant à combiner ces deux jeux – le jeu de la cité et du citoyen et le jeu du berger et du troupeau – dans ce que nous appelons les États modernes, nos sociétés se sont révélées véritablement démoniaques. »[21]

Voilà qui recoupe d’une certaine façon notre question de départ sur le pouvoir politique dans le cadre de la raison d’État et du pouvoir souverain selon Foucault. Cette approche théorique rappelle à plusieurs égards les inspirations et hypothèses marxiennes dont Foucault est parti au début de son oeuvre intellectuelle, mais montre aussi en quoi il va au-delà de Marx. Il fait d’abord état des nouveaux problèmes structuraux dont l’agir politique fait face au XVIIIe siècle et qui résultent en un « déblocage » de l’art de gouverner. Foucault parle d’« un certain nombre de processus généraux » sous lesquels il subsume surtout

« l’expansion démographique du 18e siècle, liée à l’abondance monétaire, reliée elle-même à l’augmentation de la production agricole (…). Tout cela étant le cadre général, on peut dire d’une façon plus précise que le déblocage de l’art de gouverner a été lié à l’émergence du problème de la population. »[22]

Et effectivement, c’est surtout en recourant à ce problème de la population que Foucault explique la rationalité du nouvel art de gouverner qu’il essaie de saisir théoriquement avec le terme de gouvernementalité. C’est dans une large mesure grâce à ce problème que Foucault met en perspective les axes principaux de ses recherches gouvernementales en tant que telles. Le surgissement du problème de la population avait par exemple un effet très particulier sur l’évolution et la diversification des savoirs (des sciences humaines). Il fut à l’origine de la démographie au sens d’une analyse systématique des données statistiques portant sur le nombre de morts, le nombre de maladies, les régularités d’accidents, etc.[23] Ce surgissement de la population va enfin profondément changer le sens de l’économie politique.

« [D]isons encore qu’on a un processus assez subtil (…) dans lequel on verrait comment la science du gouvernement, le recentrement de l’économie sur autre chose que la famille, et, enfin, le problème de la population sont liés les uns aux autres. »[24]

Autrement dit, l’analyse généalogique de l’art de gouverner au sens de la gouvernementalité permet à Foucault de mieux rendre cohérentes les différentes pistes de ses analyses. Ce qu’il avait déjà dit sur l’archéologie du savoir, ou plutôt des savoirs, les formes que prend le pouvoir disciplinaire tel qu’étudié surtout dans Surveiller et punir et finalement les transformations dans l’exercice du pouvoir gouvernemental se présente ainsi sous un nouveau jour. En même temps le rapport à la conception juridique du pouvoir souverain se trouve mieux déterminé. Ainsi il écrit notamment :

« On a, en fait, un triangle : souveraineté – discipline – gestion gouvernementale dont la cible principale est la population et dont les mécanismes essentiels sont les dispositifs de sécurité. En tout cas, ce que je voulais montrer, c’était un lien historique profond entre le mouvement qui fait basculer les constantes de la souveraineté derrière le problème maintenant majeur des choix de gouvernement, le mouvement qui fait apparaître la population comme une donnée, comme un champ d’intervention, comme la fin des techniques de gouvernement, et troisièmement, le mouvement qui isole l’économie comme domaine spécifique de réalité et l’économie politique à la fois comme science et comme technique d’intervention du gouvernement dans ce champ de réalité. Ce sont ces trois mouvements, je crois : gouvernement, population, économie politique, dont il faut bien remarquer qu’ils constituent depuis le 18e siècle une série solide qui, aujourd’hui encore, n’est pas dissociée. »[25]

3 Gouvernementalité et intégration européenne

Alors, comment faire le lien, aujourd’hui en Europe, entre cette conception du pastorat gouvernementale et la réalité du continent ? Je reviens donc sur le titre de ma conférence et surtout sur son sous-titre. En quoi pourrait consister la valeur explicative de l’approche foucaldienne pour une meilleure compréhension de l’intégration européenne ? Comme j’ai déjà souligné au début de cette communication, je ne peux donner ici maintenant que quelques indications plus ou moins vagues étant donné que ce projet de recherche est encore dans sa phase de développement. J’aimerais tout simplement souligner deux perspectives par lesquelles il me paraît particulièrement intéressant d’appliquer le point de vue foucaldien au processus politique de l’Europe.

  1. Pour mieux pouvoir mettre en lumière le premier point, il faut rappeler brièvement un des problèmes cruciaux dans les EC- ou EU-Studies. Il serait difficile de nier qu’une des caractéristiques les plus palpables de l’intégration européenne consiste en la délégation au niveau européen de certains pouvoirs et de certaines prérogatives souveraines des pays membres. C’est par ailleurs un fait peu contesté parmi les différentes écoles et approches visant une explication du phénomène inouï de l’intégration européenne. Elles se distinguent plutôt par leurs estimations respectives du degré de cette délégation et surtout par rapport aux explications qu’elles en fournissent. Les uns parlent d’une érosion profonde des bases de légitimité de l’État-nation (Habermas), d’autres pensent plutôt que ces derniers arrivent à maintenir leur rôle et interprètent l’européisation comme un processus complexe d’auto-affirmation des États-nations (Moravcsik). Or, étant donné l’envergure du phénomène en question, d’une part, et son importance à l’échelle historique et politique, d’autre part, on entend de plus en plus de voix revendiquant une « théorie critique de l’intégration européenne ». Le livre des chercheurs allemands Ulrich Beck et Edgar Grande, intitulé L’Europe cosmopolite[26], en est un exemple récent. L’essai « Sur la théorie critique de l’Europe » de Gérard Raulet, en est un autre[27]. Or, le concept de gouvernementalité élaboré par Foucault représente une proposition fort apte à répondre à ce besoin. Puisque « Qu’est-ce que la critique ? »[28] Bon, il y en a évidemment toute une panoplie de tentatives de répondre à cette question, allant de Kant à Habermas et justement à Foucault, mais aussi Marx, Adorno et bien d’autres. Permettez-moi donc de simplifier cette problématique, au risque de la faire de façon excessive, en avançant qu’au moins un des traits caractéristiques d’une pensée critique consiste en sa capacité d’ébranler la façon établie et figée de déterminer le rapport entre, d’une part, le conceptuel, la sphère de la pensée ou la theoria et, d’autre part, le sensible, la sphère du vécu ou la pratique. Autrement dit, il s’agit d’une pensée qui permet de rouvrir ou d’élargir l’espace de possibilités à la fois théorique et pratique. C’est un des aspects qui lient les approches au demeurant passablement différentes que je viens de mentionner, allant de Kant à Habermas. Mais c’est aussi justement ce que permet l’approche gouvernementaliste de Foucault par rapport à l’intégration européenne : au lieu de reproduire l’alternative peu féconde, voire stérile, entre intergouvernementalistes, d’une part, inter-, supra- ou transnationalistes, d’autre part, analysant l’intégration européenne selon le schéma « ou bien il s’agit d’un phénomène dirigé par les États-nations concernés, ou bien d’un phénomène proprement supranational », au lieu de reproduire ce schéma donc, le point de vue gouvernementaliste ouvre une perspective qui est pour ainsi dire perpendiculaire à cette alternative. Il permet de penser des stratégies complexes et mixtes entre auto-affirmation des ou au moins certains États-nations d’une part et l’émergence de structures de gouvernance aussi nouvelles et contingente comme l’était à l’époque l’invention de l’État-nation d’autre part. En plus ce point de vue permet d’y inclure d’une façon spécifique le pouvoir individualisateur de ces stratégies, c’est-à-dire leur impact sur le comportement des citoyens « assujettis » tel que je l’ai esquissé tout à l’heure.

  2. Le deuxième aspect que j’aimerais évoquer concerne la façon dans laquelle Foucault discute la phase initiale de l’intégration européenne de l’après-guerre. Il en parle de façon à choisir le libéralisme économique qui, d’après lui, représente pour ainsi dire le volet économique de la gouvernementalisation (depuis le 18e siècle), comme cadre général de l’intégration européenne. Je pense que le passage suivant de Naissance de la biopolitique met bien cela en évidence.

    « Se dessine là quelque chose qui est une nouvelle idée de l’Europe, une Europe qui n’est plus du tout l’Europe impériale et carolingienne héritant plus ou moins de l’Empire romain et se référant à des structures politiques bien particulières. Ce n’est pas non plus, ce n’est déjà plus l’Europe classique de la balance, de l’équilibre entre les forces établies de telle manière que jamais la force de l’un ne l’emporte d’une façon qui serait trop déterminante sur l’autre. C’est une Europe de l’enrichissement collectif, c’est une Europe comme sujet économique collectif qui a, quelle que soit la concurrence qui s’établit entre les États ou plutôt à travers même la concurrence qui s’établit entre les États, à s’avancer dans une voie qui sera celle du progrès économique illimité. »[29]

Or, en ce qui concerne plus spécifiquement la phase de l’après-guerre, Foucault recherche le rôle qu’a joué sur le plan théorique le soi-disant « ordo-libéralisme » de l’École de Fribourg en Brisgau, étant liée avec des noms de Walter Eucken ou Karl Schiller. En revenant sur ce courant de pensée économique devenu fort important des deux côtés de l’Atlantique, avec aussi une certaine influence sur la Chicago-school par le biais de Friedrich August von Hayek, Foucault rappelle en même temps à quel point les doctrines de l’ordo-libéralisme ont fourni dans un premier temps le cadre théorique pour le « Wirtschaftswunder » allemand, et dans un deuxième temps une composante majeure de l’histoire du succès qu’est devenue l’intégration européenne en tant que telle. Inutile de souligner que c’est un vaste complexe de problèmes dont l’analyse requiert la collaboration des représentants de plusieurs disciplines, y inclus des économistes. Mais encore une fois le cadre général que fournit l’approche gouvernementaliste permet peut-être d’analyser la dimension proprement économique de l’intégration européenne d’une nouvelle façon.

Tout cela m’amène à évoquer à la fin de ces remarques provisoires un problème qui, de quelque façon, hante l’approche de Foucault, ceci au moins aux yeux de certains de ses critiques comme par exemple Jürgen Habermas ou Nancy Fraser. Ils critiquent surtout le refus de Foucault d’aller au-delà de la dénonciation et de la mise en question des effets discursifs de la raison tels qu’ils se manifestent dans l’institutionnalisation des distinctions scientifiques et cliniques comme la psychiatrie, l’hôpital, la prison etc. Aux yeux de Habermas, ce refus n’est que l’expression ou la conséquence d’une « totale » mise en question de la raison, qui n’arrive pas à rendre compte des standards de la critique, ce qui explique que son approche représenterait une entreprise contradictoire. Mais cette critique n’est pas convaincant, elle est au moins insuffisamment élaborée. En terminant, j’aimerais mettre cela en lumière en revenant sur le fait que le titre de ma conférence est « souveraineté et gouvernementalité » et non pas « souveraineté ou gouvernementalité ».

Contrairement à ce qu’on pourrait éventuellement déduire de ma citation initiale de Foucault, il ne s’agit pas d’un plaidoyer pour le remplacement de la souveraineté par la gouvernementalité. Je pense que ce que je viens de présenter concernant le rapport entre souveraineté, pouvoir disciplinaire et pouvoir gouvernemental a bien mis cela en évidence. Ce que Foucault voulait plutôt montrer, c’est que l’infrastructure théorique du paradigme de la souveraineté ne suffit pas à analyser adéquatement la situation de l’Europe à l’ère de la libéralisation du marché. Cela n’empêche pas qu’on peut s’imaginer des constellations politiques où recourir à la souveraineté peut avoir une fonction critique et être un cheval de bataille politique (les souverainetés multiples …). Du reste, j’ignore ce que Foucault pensait de la cause québécoise, mais je peux m’imaginer que l’investissement de l’argument souverainiste dans le cadre du débat avec les défenseurs de l’unité fédérale était à ses yeux un exemple pour la valeur critique de certains concepts et discours dépendant de la fonction stratégique qu’il remplissent dans la lutte politique.

Mais quoi qu’il en soit, ce qui devrait être clair, c’est que Foucault n’ignore pas du tout que certains concepts, proprement utilisés, peuvent bien exercer un rôle critique. La citation suivante de La volonté de savoir avec laquelle j’aimerais terminer montre très bien qu’il n’exclut pas du tout des effets émancipatoires du discours, plus exactement : de certains discours. Il préfère simplement renvoyer aux luttes concrètes la tâche de répondre à la question de savoir si on arrivera à déclencher ces effets, qui seront les acteurs politiques qui y arriveront et surtout quand ils le feront.

« Les discours, pas plus que les silences, ne sont une fois pour toutes soumis au pouvoir ou dressés contre lui. Il faut admettre un jeu complexe et instable où le discours peut être à la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, butée, point de résistance et départ pour une stratégie opposée. »[30]