Recension

Achille Mbembe, De la postcolonie, Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, 293 p.[Notice]

  • Alain Deneault

Professeur de sciences politiques et d’histoire à l’Université de Witvatersrand de Johannesburg, Achille Mbembe fait la genèse, dans De la postcolonie, d’un complexe de domination de la part du sujet européen au regard de l’Afrique. Puisant dans un corpus de textes psychanalytiques, philosophiques, historiques et politiques, Mbembe rappelle quelles ont été dans l’histoire les limites effectives des prétentions européennes quant à ses deux « figures » de la souveraineté du sujet depuis les Lumières, soit « l’homme » et « la raison ». « Historiquement, chaque fois qu’il a fallu reconnaître la figure de “l’homme” dans le visage d’Autrui défiguré par la violence de la race, cette sollicitude pour le sort réservé à “l’homme” et à la “raison” a vite montré ses limites », écrit-il dans son avant-propos. Les Africains se trouvant soumis, quoique parfois sourdement, à la notion de « race », c’est, pour le dire ainsi, tout le processus constitutif et identitaire du miroir qui se trouve oblitéré. « En colonie, la race est bel et bien la scène primitive sur fond de laquelle se déploie la vie de la psyché. […] La race est à la fois l’instrument et la scène du meurtre – son miroir, son inconscient et sa parure. » Une fois planté ce décor, l’Occidental en présence peut ensuite se bercer d’illusions quant à ses propres dispositions magnanimes qui porteront le nom d’aide au développement et d’assistance en vue de programmes visant à l’élaboration d’une « bonne gouvernance » sur le continent noir. Tant que les remèdes et les maux viennent de lui, il sait que cette pose, qui tient de la « carnavalisation des échanges entre dominants et dominés postcoloniaux », n’aura jamais pour prix une véritable remise en cause des modalités de domination Nord-Sud. Aujourd’hui, les concepts les plus usités encore à la Banque mondiale de même que dans les départements de science politique des universités occidentales, portent la marque de cette approche. « Embourbées dans les exigences de l’immédiatement utile, enfermées de façon autoritaire dans l’étroit horizon des doctrines de la good governance et du catéchisme néo-libéral sur l’économie de marché, écartelées par les modes du jour sur la “société civile”, la guerre et de supposées “transitions vers la démocratie”, les discussions telles qu’elles sont coutumièrement menées ne se préoccupent plus guère d’intelligence et de compréhension du politique en Afrique ou de production de connaissances en général. » Le rapport principal entre le Nord et l’Afrique en demeure un de « commandement ». Mbembe analyse donc à quel point la souveraineté, tant comme projet d’émancipation civique que d’institutionnalisation de régimes politiques ouverts, tient de l’impossibilité. Le désir même de souveraineté s’en trouve ainsi condamné. Ne restera plus aux Africains qu’à constater la vulgarité satisfaite de potentats entretenus là par les forces industrielles, militaires et politiques d’Occident. Constatant l’absence d’« historicité propre » progressive en Afrique depuis le XVe siècle, Mbembe parcourt un ensemble de textes et d’événements qui ont caractérisé le « commandement » en Afrique depuis ce temps, pour s’expliquer les raisons de tant de spoliations intellectuelles, symboliques, psychiques et matérielles.