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Questionnements

Cet ouvrage de Régine Robin – son avant-dernier pour le moment – intitulé Un roman d’Allemagne (2016; ci-après RA) n’est ni un roman ni un ouvrage sur l’Allemagne (tout du moins pas dans sa totalité) et il n’est sans doute pas non plus un livre appartenant spécifiquement à la « littérature québécoise ». À regarder de plus près le genre textuel dans lequel il est susceptible de s’insérer, il s’agit, plutôt que d’un roman, d’un texte foncièrement hybride mélangeant – ou « métissant » – écriture autofictionnelle, témoignage personnel, documentation, témoignage, profession de foi politique ainsi que des passages oniriques et délibérément fictionnels, que l’on pourrait qualifier de « romanesques », sans qu’ils constituent pour autant la trame d’un roman au sens propre du terme.

Régine Robin est parfaitement consciente du caractère hybride de son texte et semble avec une certaine malice vouloir conduire ses lecteurs sur de fausses pistes relatives aux rapports entre la fiction et l’histoire afin de pouvoir mieux les captiver ou encore les dérouter. Elle écrit dans l’introduction qu’elle choisit d’intituler « Les figures du trébuchement » :

Quoi qu’on dise, on est toujours confronté à cette philosophie de l’Histoire dès qu’on touche à l’Allemagne. D’où ce livre hybride qui se tient sur cette ligne mince où le réel et l’imaginaire jouent et s’échangent leurs places. Livre méditatif, subjectif et hors du temps, plus exactement contemporain d’un temps perpétuellement hors de ses gonds; livre qui prend position tout en s’appuyant sur un savoir d’historien

RA : 25

Voici donc le sujet et l’objectif de l’ouvrage clairement posés : vouloir prendre position politiquement sur l’histoire de l’Allemagne à partir d’une réflexion personnelle sur l’histoire allemande, une réflexion basée sur la double compréhension ou le double rôle que Régine Robin s’attribue d’emblée dès l’introduction : « Je suis historienne et analyste du discours » (RA : 21), ce qui signifie qu’elle se voit, comme narratrice de ce livre, dans le triple rôle d’écrivaine, d’historienne et d’analyste du discours qu’elle incarne également dans sa vie professionnelle depuis le début des années 1980, c’est à dire depuis son établissement au Québec. Régine Robin fait partie de ces écrivain(e)s, mais aussi de ces historien(ne)s qui accompagnent leur pratique littéraire ou historiographique d’un méta-discours constant, visant à orienter délibérément les lecteurs. Ce méta-discours englobe aussi une réflexion sur le caractère foncièrement hybride de son ouvrage qui se trouve insérée dans son introduction :

Il mêle déambulation, errances, réflexions, fragments autobiographiques et autofictionnels, rêveries et analyses. Déambulations dans les multiples marchés aux puces à la recherche de cartes postales qui sont souvent l’amorce de microfictions. Déambulations dans le temps, l’histoire, la mémoire, les dates historiques et ces multiples commémorations qui ont émaillé mes divers séjours allemands : les 9 Novembre, bien sûr, mais aussi les 17 Juin, mes multiples 8 Mai, ou les mi-janvier sur la tombe de Rosa Luxembourg, dates qui ponctuent ma vie plus encore que le 14 Juillet

RA : 25

Un roman d’Allemagne est donc une oeuvre hybride d’autofiction historique qui concerne l’Allemagne, son histoire récente, surtout celle des années 1933 à 1945, ainsi que l’histoire de la RDA jusqu’à la chute du mur de Berlin, décrite et perçue comme « un moment utopique » (RA : 251). La vision historique présentée et les périodes de l’histoire allemande thématisées sont donc fortement focalisées et subjectives, passant largement sous silence, en ce qui concerne l’histoire contemporaine de l’Allemagne, celle de la République Fédérale Allemande. En même temps il ne s’agit pas d’un roman sur l’Allemagne dans son ensemble, parce que presque toutes les « déambulations » de l’auteure, qui fournissent le point de départ de réflexions et de récits historiographiques et autofictionnels, se déroulent à Berlin-Est, à l’exception d’un bref chapitre qui entraîne le lecteur sur les traces de Anna Seghers à Mayence, sa ville natale. C’est donc une vision extrêmement focalisée et très personnelle de l’Allemagne que ce Roman d’Allemagne présente à ses lecteurs. Il s’agit d’une focalisation délibérément partielle et par certains côtés quasi-obsessionnelle, embrassant à la fois le temps et l’espace : l’espace de la ville de Berlin, à laquelle Régine Robin avait déjà consacré plusieurs ouvrages, notamment son livre Berlin-Chantiers. Essai sur les passés fragiles (2001) et le livre illustré Sutures. Berlin 2000-2003 (2003) avec lesquels Un roman d’Allemagne montre certains recoupements et interférences.

Un roman d’Allemagne peut-il être considéré comme un ouvrage faisant partie de la littérature québécoise? À première vue il semble que la réponse soit catégoriquement non : en effet le livre est paru aux Éditions Stock à Paris, et l’auteure n’y fait presque aucune référence au Québec. Elle présente sa propre vision de l’Allemagne, elle laisse presque totalement de côté les films et les ouvrages littéraires québécois concernant l’Allemagne, tels les romans Une fiancée américaine (2012) d’Éric Dupont et La colère du faucon (2016) de Hans-Jürgen Greif, qui auraient très bien pu s’intégrer dans la trame narrative et argumentative de ce Roman d’Allemagne. De plus, l’ouvrage est plutôt passé inaperçu dans la critique littéraire québécoise. Les choses s’avèrent cependant plus compliquées à y regarder de plus près. Régine Robin ne cesse, en effet, de revendiquer une identité multiple et nomade, se mouvant entre Berlin, Montréal et Paris, mais elle se réfère aussi à de nombreux autres espaces géographiques, comme à la Pologne, pays natal de sa famille, ou à l’espace est-européen, ancrage de sa culture yiddish. Elle revendique aussi une identité linguistique multiple, intégrant le français, l’allemand et le yiddish. Et elle se voit très liée, émotionnellement, personnellement et culturellement à cette « fameuse symbiose juive allemande qui s’était interrompue pendant 12 ans » (RA : 229). « Je continue à être obsédée par le passé » (RA : 239), écrit-elle dans un des derniers chapitres de son livre intitulé « L’autre souvenir. La mémoire juive. Nous sommes tous des juifs allemands » (RA : 221-243). Ou encore :

Je me serais "bricolé" une identité juive à la carte, ni sioniste, surtout pas sioniste, ni religieuse, une identité séculière, laïque, de gauche, minoritaire bien entendu même au sein de la communauté juive, dans laquelle je me serais reconnue. Je me serais vue comme la dernière représentante de la vieille symbiose juive allemande […]

RA : 239

Régine Robin multiplie ainsi, presque obsessionnellement, mais aussi de manière quasi-ludique, les identités – ou les facettes identitaires de sa personnalité – pour finir par se définir essentiellement à travers trois identités dont la première paraît légère et fantasque, la seconde imaginaire et rêvée, et la troisième, celle précisément de « l’universitaire montréalaise de passage en Allemagne » (RA : 267), la plus vraisemblable et la plus plausible. Elle renvoie à son positionnement en dernier lieu comme écrivaine et universitaire canadienne française : « J’aime inventer des histoires, des biographies », dit la narratrice à Nelly, la propriétaire de la Anna Seghers Buchhandlung à Mayence :

J’avais trois vies à lui proposer. Celle de la Parisienne venant faire du tourisme dans la région avec une amie. Celle de Berlin, ancienne directrice de la photographie à la DEFA en Allemagne de l’Est, pour la première fois à Mayence. Celle de l’universitaire montréalaise de passage en Allemagne

RA : 266-267

Mémoires

Unroman d’Allemagne de Régine Robin, basé sur des déambulations, des flâneries, en tout premier lieu et quasi exclusivement dans Berlin, est essentiellement un livre sur la mémoire, s’interrogeant sur l’histoire allemande, ou plutôt sur certains points controversés, traumatisants et souvent refoulés de l’histoire allemande. Comme dans d’autres livres antérieurs de Régine Robin tels Le roman mémoriel (1989), La mémoire saturée (2003), et L’immense fatigue des pierres (1999), les différentes facettes et dimensions de la mémoire sont ici questionnées sous plusieurs angles : sous l’angle de la « mémoire culturelle » – terme qu’elle emprunte explicitement aux travaux de Jan et Aleida Assmann – ; celle des monuments (comme le Mémorial de l’Holocauste à Berlin); celle des médias, comme le film de Marvin Chomsky sur l’Holocauste (Holocauste, 1978) ou encore le film Allemagne année zéro (Germania ano zero, 1948) de Roberto Rosselini sur la ville de Berlin en ruines en 1945; mais celle aussi des célébrations, comme les commémorations du 8 mai ou du 9 novembre; et celle, enfin, des plaques commémoratives en souvenir de personnages parfois oubliés.

Plus encore que la mémoire culturelle, c’est la mémoire communicative (au sens d’Assmann 1999) qui est placée au centre du livre de Régine Robin : la mémoire de personnes oubliées, de destins effacés et de lieux révélateurs dont la narratrice tente d’explorer les strates mémorielles enfouies – à partir de cartes postales, de paroles échangées avec des témoins de l’époque, de lettres et de papiers trouvés dans un grenier berlinois. Comme ces traces basées sur la communication personnelle et privée s’avèrent, en règle générale, trop fragmentaires, la fiction prend toute sa place pour combler ces lacunes. Un travail de reconstruction mémorielle s’élabore autour de personnages et de destinées demeurés dans l’ombre, mais qui apparaissent dans la vision de Régine Robin comme des figures d’identification faisant partie d’une « contre-mémoire » de l’histoire allemande : tels Greta Kuckhoff, membre du groupe L’Orchestre rouge, et Dagobert Lubinski, juif communiste habitant de Düsseldorf, des figures oubliées de la résistance communiste pendant le Troisième Reich; ou tels encore Otto et Elise Hampel, figures emblématiques d’une résistance citoyenne dans le Berlin des années de guerre, que l’écrivain allemand Hans Fallada a immortalisé dans son roman intitulé Jeder stirbt für sich allein (« Chacun meurt pour lui seul ») paru en 1948, et traduit en français sous le titre Seul dans Berlin en 1967, à travers les personnages d’Otto et Anna Quangel. L’évocation de ces personnages par Régine Robin paraît tout à fait significative pour les objectifs de son livre et pour son écriture, qui associe la lecture (ici du roman de Fallada), l’observation des lieux et le recueillement des traces mémorielles (sur les sites où avaient vécu dans la réalité les personnages de Fallada) à une mise en écriture basée sur des témoignages personnels, des commentaires littéraires et aussi l’autofiction :

Leurs cartes postales enjoignent aux Allemands de résister à Hitler, ils les placent un peu partout, dans les couloirs, les escaliers des immeubles au nord de l’Alexanderplatz. Aujourd’hui, sur le mur de l’entrée du 10 Amsterdamerstrasse, il y a une plaque pour honorer la mémoire d’Otto et Ilse, qui ont été guillotinés le 8 avril 1943 à Plätzensee. Mais il ne s’agit pas de leur maison, bombardée en novembre 1943. La plaque est apposée sur le mur d’un immeuble de l’après guerre. Le Wedding de l’avant guerre, comme le reste, a disparu sous les décombres

RA : 64-65

Outre l’observation de l’espace environnant et de ses traces mémorielles, et en dehors de sources documentaires diverses servant de point de départ pour la reconstruction (en partie fictionnelle) du passé, comme des lettres, des témoignages oraux ou des cartes postales, la littérature joue un rôle de tout premier plan dans le travail mémoriel effectué par Régine Robin dans Un roman d’Allemagne. L’ouvrage, qui comporte aussi un certain nombre de notes en bas de page (une cinquantaine au total) est en effet parsemé de références à d’autres ouvrages, en tout premier lieu non pas à des ouvrages historiographiques, mais à des ouvrages littéraires, puis à quelques films, dont certains sont évoqués à plusieurs reprises. On trouve dans Un roman d’Allemagne en tout près d’une centaine de références intertextuelles et intermédiatiques, certaines – une douzaine – sous forme de longues citations. Le canon littéraire et culturel embrassé par ces références intertextuelles et intermédiatiques renvoie aux préférences intellectuelles et politiques de Régine Robin – on pourrait parler de « canon identitaire » – et à sa vision très particulière de l’Allemagne. Très peu d’auteurs français figurent dans cette vision : Romain Gary, Patrick Modiano, ainsi que Georges Perec et Robert Bober, avec leur ouvrage Récits d’Ellis Island (1980) dont Régine Robin cite de longs passages au début de son ouvrage (RA : 17-18), puis encore Emmanuel Terray et la sociologue Sonia Combe. On trouve dans son livre la mention d’un certain nombre d’écrivains ouest-allemands – à côté de Hans Fallada figurent Lothar Baier, Günther Grass, Rolf Hochmuth, Peter Schneider, Heinrich Böll, Peter Weiss et Marcel Reich-Ranicki – ainsi que des intellectuels et universitaires comme Alexander et Elisabeth Mitscherlich, Theodor Adorno, Max Horkheimer ou Hans Magnus Enzensberger, mais la littérature allemande de l’époque classique et moderne reste quasiment absente. Heinrich Mann et Heinrich Heine ne sont, par exemple, pas cités, Joseph Roth et Stefan Zweig ne sont que brièvement mentionnés, de même qu’Alfred Döblin avec son roman Berlin Alexanderplatz, mis en scène par Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin-Est, le théâtre préféré de Régine Robin,.

La grande majorité des auteurs évoqués, cités, relus et questionnés par Régine Robin, sont en fait des auteurs est-allemands de la RDA : Heiner Müller, Bertold Brecht, Volker Braun, Stephan Hermlin, Jurek Becker, Barbara Honigmann et surtout Christa Wolf et Anna Seghers auxquelles Régine Robin consacre deux chapitres entiers. Ce sont elles surtout qui représentent l’autre Allemagne, l’Allemagne anti-fasciste et résistante, rêvant d’une utopie communiste ou socialiste, dont Christa Wolf croyait le moment venu avec le soulèvement populaire en Allemagne de l’Est en automne 1989 qui fut porté par le slogan mobilisateur « Wir sind das Volk » (Nous sommes le peuple). Le fait que ce slogan ait basculé rapidement vers un autre slogan « Wir sind ein Volk » (Nous sommes UN peuple) aux accents nationalistes revendiquant la réunification de l’Allemagne sans conditions, constitue une des amertumes de Régine Robin, qu’elle partage avec Christa Wolf. « Je pouvais la suivre », écrit-elle, dans le chapitre intitulé « Faire parler les pétrifications : Christa Wolf », qu’elle consacre à l’écrivaine est-allemande, « avec ses espoirs, ses combats, ses doutes, ses hésitations, ses interrogations, ses dépressions, sa désespérance du temps de la RDA, mais plus encore du temps de la réunification » (RA : 137).

Si Christa Wolf, de même qu’Anna Seghers, et sur un autre plan aussi Rosa Luxemburg, représentent pour Régine Robin des intellectuelles et écrivaines incarnant l’espoir d’une utopie socialiste, au-delà de toutes les contradictions et désillusions du « socialisme réel » de la RDA, pour l’auteure d’Un roman d’Allemagne, l’écrivain germano-polonais Jurek Becker renvoie, lui, à leur identité juive commune, complexe et plurielle.

Il me semble qu’à l’époque, que ce soit à Paris, à Montréal ou à Berlin, je ne m’intéressais à ma judéité que lorsque j’entendais ou je lisais des propos antisémites [...]. Je suis aussi comme Jurek Becker qui a passé sa vie à se demander quelle était son identité, quelle était sa langue, et ces interrogations s’inscrivent dans son oeuvre abondante et dans son écriture. Était-il un écrivain juif polonais, juif allemand, est-allemand même quand après l’affaire Rolf Biermann il s’est retrouvé à l’Ouest, écrivain tout court? Pris au milieu de ses trois prénoms, Jerzy, Jurek et Georg, il est emblématique d’une identité impossible, qui est aussi la mienne

RA : 242-243[1]

Sans que le Québec ne soit jamais mentionné explicitement que par le fait qu’il constitue l’un des trois espaces géographiques au sein desquels se déroule la vie de Régine Robin, son livre fait implicitement référence à certains combats québécois auxquels elle décida de se mêler. Sa revendication d’une identité juive comme conséquence d’une mise en cause radicale de la culture juive pendant la période nazie, son refus sans compromis de la pensée nationale et nationaliste, et son identification profonde avec un modèle identitaire multiple et pluraliste, ne sont certes pas sans lien avec les débats québécois autour du second référendum pour l’indépendance du Québec en 1995 et avec « l’affaire Monique LaRue » en 1996, déclenchée par son essai L’arpenteur et le navigateur (1996), qui souligna la forte liaison au Québec entre langue, identité et espace[2]; et ils sont aussi liés aux virulents débats autour de la Charte des Valeurs Québécoises en 2014, au cours desquels Régine Robin avait chaque fois pris des positions très engagées auxquelles renvoie son livre paru en 2011 à Montréal, Nous autres les autres.

Visions de l’Allemagne

Y a-t-il une seule vision de l’Allemagne dans Un roman d’Allemagne? Où y trouve-t-on plutôt plusieurs visions de l’Allemagne? Quand son auteure avoue ses rapports ambivalents, mêlés d’amour et de haine, avec l’Allemagne (RA : 105-106), on retrouve une même vision, profondément antinomiste, de ce pays, ancrée dans une longue tradition française, notamment de la gauche politique. Elle oppose une Allemagne prussienne, nationaliste et militariste, qui s’est imposée depuis la fin du XIXe siècle, et en particulier depuis la Guerre franco-prussienne de 1870-71, et qui a trouvé son paroxysme dans le Troisième Reich, à une autre Allemagne, celle de l’esprit cultivé et des intellectuels engagés, celle aussi de la « fameuse symbiose juive allemande, qui s’était interrompue durant douze ans » (RA : 229) et que Régine Robin voit représentée de la manière la plus pure et la plus héroïque par des figures de la résistance communiste comme Rosa Luxemburg, et par des écrivains et écrivaines comme Anna Seghers, Christa Wolf, Jurek Becker et Heiner Müller.

Cette vision radicalement antagoniste de l’Allemagne et de son histoire se prolonge dans des prises de position intellectuelles et politiques très appuyées, parfois tranchantes. Face au renouveau politique apporté par la réunification allemande, elle affirme : « Oui mais moi, je reste réfractaire à ce discours. Je n’en ai pas l’air, mais je ne fais pas mon âge. En fait, je suis la dernière spartakiste » (RA : 207). Elle s’insurge à propos du discours de « victimisation » (RA : 108) de l’Allemagne, qui a connu un essor considérable après la parution de l’ouvrage de Jörg Friedrich paru en 2002 Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg 1940-1945 (L’incendie. LAllemagne dans la guerre des bombes, 1940-1945) sur le thème des bombardements alliés des villes allemandes pendant la Deuxième Guerre mondiale, dont Régine Robin, en tant qu’analyste du discours, réfute toute l’argumentation puisque celle-ci viserait, selon elle, à « historiciser » et à « anthropologiser » la Seconde Guerre mondiale. Elle fustige également certaines comparaisons employées par Friedrich, comme celle établie entre les pilotes alliés, d’une part, et les Einsatztruppen (forces d‘intervention) de la Wehrmacht sur le front de l’Est entre 1941 et 1944, d’autre part. Elle réduit le nombre des populations déplacées en 1944-45 à quelques « milliers de personnes sur les routes de l’Est en 1945, fuyant devant les troupes soviétiques » (RA : 101), alors qu’il s’agit en vérité de plusieurs millions de réfugiés. Elle élude la difficile question des bombardements alliés par la phrase assez ambiguë : « Mais il est vrai que celui du 13 février 1945 à Dresde fut terrifiant » (RA : 101), en passant sous silence d’autres bombardements visant essentiellement la population civile, tout aussi terribles que celui de Dresde, comme notamment celui de Hambourg en 1943.

À ses yeux, certains jugements sur la réunification de l’Allemagne constituent une récupération politique et économique imposée par la RFA : « J’avais vécu la plupart de ces événements comme si j’étais l’une d’entre eux », écrit Régine Robin au sujet de la réunification de l’Allemagne en s’identifiant avec les Allemandes de l’Est, « fondue dans leur rêve, Ossie parmi les Ossies » :

Et puis tout fut recouvert. Finies les potentialités du socialisme, l’éventualité même de son émergence, finis les temps de l’utopie ou tout simplement du rêve. On allait bien se débarrasser de la Stasi, mais ce serait pour se retrouver dans une grande Allemagne

RA : 253

Elle ajoute à la fin de l’avant dernier chapitre d’Un roman d’Allemagne intitulé « Le moment d’utopie après des années de désespérance » : « La RDA avait vécu et le Sandmännchen, le petit marchand de sable tant aimé par les enfants de la RDA, pouvait répandre son sable et endormir la Belle au bois dormant ou Brünnhilde pour toujours. Il n’y aurait pas de Siegfried pour venir la réveiller » (RA : 254). Ce livre d’histoire-fiction, qui est aussi un ouvrage de médiation culturelle où le lecteur apprend nombre de termes emblématiques, renvoyant à une mémoire collective à la fois présente et refoulée, tels Einsatztruppen (forces d’intervention) ou Vertriebene (personnes déplacées), s’achève ainsi sur une note délibérément mélancolique, sur une sorte de nostalgie politique habillée de poésie.

En questionnant cet ouvrage – souvent inspirant, mais aussi parfois déroutant à cause de sa partialité voulue – dans la perspective des rapports entre littérature et histoire, on doit d’abord constater que Régine Robin considère – et elle est loin d’être la seule, depuis notamment les travaux de Hayden White – que « L’Histoire » (au sens d’écriture de l’histoire ou d’historiographie) « est en crise » (Robin 1995 : 12) et qu’elle doit « se confronter à des modèles littéraires qu’elle n’a jamais pris au sérieux » (Robin 1995 : 123). Cette affirmation est certes polémique et doit être relativisée, si l’on prend en compte l’étude des relations entre littérature et histoire auxquelles non seulement les réflexions de Karl Marx et dans son sillage de Georg Lukács, mais également celles d’écrivains comme Honoré de Balzac, Victor Hugo ou, plus près de nous encore, Dieter Kühn en Allemagne et des historiens proches de la littérature comme Carlo Ginzburg en Italie, ont apporté des impulsions majeures. La littérature, et avec elle la fiction littéraire au sens large du terme, occupent désormais un rôle important, voire incontournable, dans la connaissance historique (White 1974; Dion 2017; Lüsebrink 1989; Lüsebrink 2018).

Comment faut-il replacer Unroman d’Allemagne au sein de cette problématique des rapports entre littérature fictionnelle et histoire? En tant qu’ouvrage situé à cheval sur les deux champs et les deux types de discours, il brouille d’abord les pistes tout en témoignant de l’élargissement de l’investigation historique – qui s’est effectué depuis plusieurs décennies – vers de nouveaux questionnements, de nouvelles méthodes et aussi de nouvelles sources : cartes postales, noms de rues, récits oraux, correspondances privées, autobiographies fragmentaires. Comme historienne pratiquant la oral history (histoire orale) inventée dans les années 1970, Régine Robin poursuit ainsi, patiemment et avec obstination, la trajectoire de ses personnages qui sont presque tous des oubliés de l’histoire ainsi que la mise en cause d’une certaine vision de l’histoire du XXe siècle, et en particulier du Troisième Reich et de la RDA, dominée par l’historiographie ouest-allemande.

D’autre part, Un roman d’Allemagne témoigne, sans innover fondamentalement, de nouvelles formes du discours littéraire qui brouillent les frontières héritées entre fiction et non-fiction et les différents genres littéraires qui y sont affectés. Un roman d’Allemagne n’est, en effet, ni un roman ni une autobiographie ni recueil de témoignages, mais il est tout cela à la fois. Si le roman réaliste, comme Régine Robin le met en relief dans son ouvrage La mémoire saturée, « ou tout autre texte non fictionnel qui suit les mêmes procédures et relève du même dispositif, construit et se construit en un univers consistant et cohérent, lisible, déchiffrable, connaissable, et surtout reconnaissable » (Robin 2003a : 290), son Roman d’Allemagne s’inscrit, lui, précisément à contre-courant de ces certitudes génériques. Malgré les messages clairs et les fortes convictions politiques et intellectuelles que l’auteure associe aux individus, aux événements et aux destins racontés, le doute sur leur véracité est quasi omniprésent et – presque paradoxalement – délibérément voulu et produit par l’auteure. Réécriture lui-même d’un autre ouvrage de Régine Robin, en l’occurrence Berlin Chantiers (2001), qu’elle définissait comme des « flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations dans mes lectures et mes lieux, dans Berlin » (Robin 2001 : p. de couverture), Un roman d’Allemagne reprend non seulement la même écriture expérimentale et hybride, mais revisite aussi en partie les mêmes lieux, les mêmes personnages, les mêmes thèmes et les mêmes lectures. Pour certaines critiques, comme celle de Patrick Boucheron (2016) dans Le Monde ou de Nicolas Thirion dans le magazine Culture (Liège), Un roman d’Allemagne est en tout premier lieu un livre sur Berlin, « une ville fascinante entre toutes » et son histoire au XXe siècle, et une « flânerie nostalgique » (Thirion 2017). En faire un roman de l’histoire allemande représente un véritable défi que l’auteure a relevé avec autant de partialité intellectuelle que de persévérance théorique.