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Nous avons souvent tendance à négliger le fait que les communautés de langue française dans l’Ouest ne sont pas seulement le produit des déplacements de population provenant de l’intérieur du continent. À l’instar des autres groupes occupant ce territoire, ils participent aussi à l’établissement de réseaux migratoires transnationaux, en particulier à la fin du xixe siècle et au début du suivant. Dirigé par Sathya Rao, La présence franco-européenne dans l’Ouest canadien nous offre un rappel bienvenu de cette réalité historique.

Le présent recueil obéit aux conventions du genre. Issu des contributions de deux colloques internationaux – le premier tenu à l’Université de Nantes en 2011 et le second, à l’Université de l’Alberta en 2017 –, il comporte onze contributions. Après une introduction efficace présentant l’état de la recherche sur la question, les chapitres se répartissent ensuite selon une division tripartite pertinente vu les aires du savoir en histoire des mouvements migratoires, en histoire familiale et des expériences de vie, ainsi qu’en études portant sur l’imaginaire de la migration. Le lecteur curieux pourra ainsi puiser pour son profit au kaléidoscope des études de cas, certaines d’intérêt variable, d’autres à la grande richesse heuristique.

Quelques idées fortes se dégagent de la lecture du recueil. D’abord, la migration permet la constitution de communautés neuves. Placée au fronton du recueil, l’étude de l’historienne Audrey Pyée est à cet égard des plus réussies. Elle offre un regard synthétique et une intelligibilité d’ensemble sur les processus migratoires français dans les Prairies, de la première insurrection métisse à la Première Guerre mondiale, période cruciale de l’insertion de ce territoire à la socioéconomie canadienne. Reprenant des éléments de sa riche thèse doctorale, elle souligne le double rôle des institutions de l’Église catholique et des instances laïques françaises dans la motivation des choix des migrants. Ces choix ne sont pas univoques : ils peuvent reposer sur l’idéal missionnaire, celui de promouvoir la « civilisation française et catholique » ou encore sur l’objectif d’accroître les capitaux français, avec des pointes réactionnaires sur une Troisième République anticléricale. L’origine sociale des migrants assure la singularité de cette communauté : ils sont parfois de condition modeste, ou bien ils peuvent être bourgeois, commerçants, voire aristocrates. Cette variété de conditions accentue la production de marqueurs identitaires fondés sur la classe sociale et l’ethnie, marqueurs à partir desquels une société hiérarchisée se met en place. Couvrant la même période mais pour un groupe plus restreint, Françoise Le Jeune cerne la présence furtive des migrants français en Colombie-Britannique.

Ensuite, ces communautés neuves sont composées de membres qui instiguent le renouvellement des effectifs et la socialisation entre individus. De ce nombre, des figures se détachent, comme celle de l’abbé Jean-Isidore Gaire, dont l’itinéraire de la Lorraine à la Saskatchewan est retracé par Jean-Noël Grandhomme, et dont l’oeuvre de propagande est analysée par Anthony Spitaëls. Un autre promoteur, socialiste lillois celui-ci, le docteur Adalbert Tanche, fonde le phalanstère de Sylvan Lake en Alberta : l’étude du projet utopique au début du xxe siècle est menée par le toujours excellent Colin Coates. Ces individus soudent les solidarités familiales qui sont au coeur de l’expérience migrante. Pour en témoigner, Robert Papen esquisse le réseau des familles Margerie, Papen, Begrand et Dubé ; les trois premières sont originaires du nord de la France et la quatrième, de la Belgique.

Enfin, la migration s’inscrit dans un système communicationnel où les données se transigent d’un pôle à l’autre, fournissant les incitatifs et les informations essentielles au mouvement des êtres dans l’espace. Il y a certes l’importance de la correspondance familiale explorée autrefois dans un autre recueil, celui d’Yves Frenette, de Marcel Martel et de John Willis[2]. Il y a surtout le texte d’autorité qui s’exprime par une propagande officielle composée de dépliants, de prospectus et d’autres brochures. Sous ses multiples formes, ce texte nourrit l’imaginaire des migrants par la description de ces vastes espaces de l’Ouest aux possibilités inouïes. Ainsi, les campagnes du publiciste Auguste Bodard reçoivent un écho certain parmi les Vendéens quittant leur pays pour les Prairies canadiennes, comme Jacqueline Colleu le relate. La présence franco-européenne dans l’Ouest canadien reprend aussi les conclusions de Serge Jaumain, l’un des meilleurs analystes de ces sources en histoire des migrations. Selon ce dernier, les brochures de propagande « furent particulièrement abondantes en Belgique et ont probablement joué un rôle dans la décision de quelques milliers d’habitants de traverser l’Atlantique » (p. 186). Toutefois, le texte d’autorité ne suffit pas pour enclencher le départ : il importe que le propagandiste établisse au préalable un lien de confiance avec le candidat à la migration. Dès lors, ces brochures sont écrites par des Belges, jugés « plus crédibles aux yeux de leurs compatriotes que les agents canadiens » (p. 186). Serge Jaumain souligne aussi une autre stratégie promotionnelle : les expositions universelles tenues en Belgique présentent l’Ouest canadien sous des atours des plus avantageux. Enfin, derniers éléments de ce système communicationnel, les romans d’aventure et les feuilletons engendrent la matière des rêves des futurs colons des Prairies. Étudiés respectivement par François-Xavier Eygun et par Antoine Eche, le romancier français Louis-Frédéric Roquette et l’auteur suisse André Borel contribuent par leur plume à tracer le territoire de l’imaginaire du migrant.

La présence franco-européenne dans l’Ouest canadien sait à sa manière reconstituer un monde méconnu. On en vient à souhaiter une conclusion qui ramasse l’essentiel de ces expériences disséminées dans ces études quelque peu éparses, pour en dégager une compréhension plus fine. Toutefois, le lecteur apprécie la découverte au fil du regard. Jointes à l’ouvrage d’Yves Frenette, de Françoise Le Jeune et de Paul-André Linteau[3], ces histoires de colons français, belges et suisses en partance vers l’Ouest canadien enrichissent le savoir de ces fragments d’humanité passée, celle de francophones circulant d’un monde à un autre.