Corps de l’article

Cet ouvrage interdisciplinaire, réunissant douze articles en histoire, en sociologie, en sciences politiques, en ethnologie, en linguistique et en littérature, propose de revenir sur un angle mort des études acadiennes : l’étude des femmes. Tout en reconnaissant la valeur d’études antérieures, souvent isolées, qui ont proposé de faire un état des lieux de cette place marginale de l’étude des femmes et qui ont traité de certains enjeux féministes en Acadie, le collectif souhaite aller plus loin que ce simple constat. Issu des discussions entamées lors d’un colloque sur le thème du regard et de la parole des femmes en Acadie, le présent ouvrage entend participer à la description de l’apport des femmes « à la construction d’une pensée sociale, politique et culturelle en Acadie » (p. 1). Autrement dit, il ne s’agit pas seulement pour les études acadiennes de mieux souligner la présence des femmes dans l’histoire acadienne, mais de réinterpréter le récit de l’histoire nationale et du rôle des femmes, que viennent souvent contredire ou nuancer leur vécu et leur expérience particulière.

C’est dans la première section de l’ouvrage, « L’inscription de la femme dans le grand récit acadien » (p. 19-127), réunissant des travaux en histoire et en sociologie, que cet objectif se fait le plus apparent et est le plus abouti. Les quatre études de cette partie montrent en effet que « pour que les études acadiennes permettent une meilleure compréhension de la société acadienne, elles doivent davantage intégrer les études des femmes comme lieu d’une parole intellectuelle cohérente avec le discours social en Acadie, jamais comme un dire condamné à se perdre dans l’antichambre des études acadiennes » (p. 9). En partant du constat que les synthèses historiques sur l’Acadie, en dépit d’une meilleure intégration des femmes parmi les acteurs sociaux évoqués, ont peu changé leur interprétation du passé, Phyllis LeBlanc prend l’exemple de recherches fondamentales en histoire pour montrer comment l’adoption d’une perspective d’étude de genre permet de réinterpréter l’histoire acadienne. Ne se limitant pas au point de vue de la classe dominante sur le rôle des femmes, ces études récentes confrontent plutôt ce récit au « terrain » du vécu des femmes par l’analyse d’archives peu étudiées ou encore de l’histoire orale et en viennent à une interprétation différente de la place des femmes dans la société et l’économie acadienne en soulignant leur résistance aux normes sociales genrées. Dans leurs textes respectifs, Julien Massicotte et Michael Poplyansky reviennent tous les deux sur le rapport entre le mouvement féministe et les autres idéologies en circulation dans l’espace militant acadien. Massicotte compare ainsi le féminisme, le socialisme et le néonationalisme acadiens en se concentrant sur les années 1970 pour mieux comprendre quelles étaient les causes communes des différents mouvements, mais aussi les limites de leurs convergences et les facteurs expliquant leur réussite (ou leur échec). Poplyansky propose, quant à lui, de s’intéresser plus particulièrement à la manière dont les idéaux féministes se sont greffés aux propositions du Parti acadien et aux difficultés, pour le féminisme de la deuxième vague, de se faire une place parmi les priorités politiques néonationalistes. Enfin, Mélanie Morin présente à la fois la contribution des femmes acadiennes à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada et les réactions d’appui ou de désaveu des revendications féministes dans la presse acadienne après la publication du rapport de la Commission.

Dans la deuxième section du livre, « La perception féminine dans la parole sociale » (p. 129-239), les chercheurs et chercheuses choisissent de s’arrêter sur des actrices sociales particulières dont les prises de parole dans l’espace public témoignent de l’inscription des femmes dans les débats sociaux de leur temps. Dans son article, Clint Bruce analyse les mémoires d’une autrice cadienne, Désirée Martin, dont les écrits illustrent la construction d’une identité de femme radicalement différente de l’image dominante des « Belles du Sud » confédérées, celle d’une femme acadienne forte et travaillante rappelant plus Pélagie qu’Évangéline (p. 155). Cette autobiographie, longtemps oubliée, permet en outre d’intégrer aux réflexions sur l’identité acadienne des questionnements difficiles sur les processus de racialisation omniprésents en Louisiane. Jean-Pierre Pichette présente ensuite son travail de recherche visant à éditer les contes et les chansons d’une conteuse de Pubnico-Ouest en Nouvelle-Écosse, Laure-Irène Pothier-McNeil, qui a collaboré avec des ethnologues afin de préserver la tradition orale de la région (et ses particularités linguistiques). Dans son texte, Chantal White étudie les prises de position sur les questions d’éducation en français de la Marichette néo-écossaise, qui signe ses chroniques du nom de plume « La Ruspéteuse », dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse. Ses analyses révèlent qu’à l’aide de son éthos de femme peu éduquée et de l’utilisation de ses particularités linguistiques qui dénotent son appartenance à la communauté de Clare, la chroniqueuse parvient à vulgariser les questions complexes de droits linguistiques que l’élite avait du mal à défendre auprès des familles concernées qui favorisaient, pour leur part, l’enseignement en anglais en raison de son rôle clé dans les processus d’ascension sociale (et économique) dans la province. Enfin, Isabelle LeBlanc présente un entretien mené auprès d’une boursière France-Acadie, qui illustre comment sa trajectoire et cet échange ont influencé ses représentations et idéologies linguistiques et l’ont convaincue de la nécessité d’une maîtrise de la norme pour participer pleinement à la vie civique.

Dans la dernière section, « L’affirmation d’un imaginaire acadien au féminin » (p. 241-321), les travaux présentés se concentrent cette fois sur l’histoire de la littérature acadienne et soulignent ici aussi l’angle mort que constituent les oeuvres écrites par les femmes dans les travaux des chercheurs (jusqu’aux succès d’Antonine Maillet, de France Daigle ou encore de Georgette LeBlanc). Joëlle Papillon propose une analyse de Le grand feu de Georgette LeBlanc et montre comment cette réponse à la réédition du Journal de Cécile Murat est une réappropriation par la poète d’une parole féminine qui lui permet de contester les canons de la littérature acadienne en passant de « l’écriture des corps réprimés à l’écriture corporelle » (p. 258). Dans son texte, Benoit Doyon-Gosselin s’interroge sur le silence des anthologies et des travaux antérieurs sur les oeuvres de femmes des débuts de l’histoire de la littérature acadienne. En établissant un parallèle entre la difficulté à se faire entendre de la narratrice de La conversation entre hommes d’Huguette Légaré et ce silence des analystes littéraires, il propose de revisiter une « conversation entre femmes » en analysant les recueils de poésie de Dyane Léger, de Rose Després et d’Hélène Harbec. Selon Doyon-Gosselin, ces autrices sont demeurées relativement méconnues en raison de leur démarche, qui privilégie surtout une écriture du corps et de l’intime plutôt que des thématiques liées à l’identité collective et aux préoccupations sociopolitiques. Rachel Doherty propose, quant à elle, de dépasser la question de la parole et du regard des femmes pour examiner plutôt le thème de la « queeritude » de la littérature acadienne en analysant selon les perspectives des études de genre La Mariecomo de Régis Brun et Chronique d’une sorcière de vent d’Antonine Maillet. Enfin, dans le texte qui conclut l’ouvrage, Jimmy Thibeault analyse la vocation universelle de l’oeuvre de France Daigle. Il montre comment le recours à des savoirs encyclopédiques permet à la romancière d’établir un dialogue entre des voix acadiennes et des voix venant d’ailleurs et donc d’aborder des questions universelles par le prisme de l’expérience acadienne urbaine, ce qui explique sans doute son succès, tant national qu’international.

Étant donné les ambitions de l’ouvrage, tous les sujets et les terrains ne sont pas abordés avec la même profondeur d’analyse ni avec la même quantité de détails. Les perspectives varient aussi d’un texte à l’autre, allant de présentations plus descriptives de prises de parole ou d’oeuvres littéraires particulières à des analyses sociopolitiques plus approfondies des enjeux féministes et de genre. Les trois sections du livre interpelleront ainsi les lecteurs et lectrices à des degrés divers en fonction de leurs intérêts et de leurs affinités disciplinaires. Cet ouvrage collectif représente sans contredit une contribution précieuse aux études acadiennes, à l’étude des minorités ou des questions de genre au Canada et en Acadie, mais également à l’étude des femmes en Acadie, tout en proposant de nouvelles pistes de recherche dans un domaine encore trop peu exploré. On ne peut que souhaiter que les chercheurs et chercheuses répondront à cet appel collectif à faire plus de place, en études acadiennes, aux « regards et [aux] paroles de femmes ».