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Introduction

La traduction accomplit un rôle assez important dans la diffusion de différentes cultures. Elle contribue également à la formation des traditions littéraires nationales. Selon Ricardo Piglia (2011), écrivain et scénariste argentin, les traductions interviennent dans la manière d’écrire des auteurs des pays où la tradition littéraire est encore jeune. Ainsi, quoiqu’il soit très peu valorisé dans les pays du Sud où la littérature est réservée à une classe plus aisée de la société, le travail du traducteur devient très important dans la formation de l’imaginaire collectif de certaines communautés.

Compte tenu du processus de colonisation et d’esclavisation des indigènes et des Africains, on remarque une culture syncrétique privilégiant l’oralité en Amérique latine et aux Caraïbes. De cette manière, la tradition littéraire a très récemment émergé dans certaines régions telles que les Antilles françaises.

D’après Ángel Rama (1998), critique littéraire uruguayen, une énorme distance s’établit entre les hommes de lettres et le reste de la population en Amérique latine, car ce groupe restreint qui accède à l’écriture, héritage des cultures européennes, renforce de manière générale l’idéologie dominante depuis plusieurs siècles, qui conçoit les cultures comme plus ou moins valables, plus ou moins civilisées, en privilégiant notamment tout ce qui vient de l’Europe et en méprisant les savoirs autochtones, par exemple.

On a pourtant très rapidement dépassé cette problématique aux Antilles françaises depuis l’apparition de la Négritude au début du xxe siècle. Certes, il n’y a pas de tradition littéraire nationale martiniquaise ou guadeloupéenne vu le statut de département d’outre-mer des îles, ce qui ne leur confère pas d’autonomie politique ou économique face à la France hexagonale. Néanmoins, les Antillais ont su créer une tradition littéraire originale qui contredit cette idée de la supériorité de l’écriture sur l’oral ou sur ce que l’on appelle aux Caraïbes l’oraliture.

Grâce à son originalité et aux questionnements que suscitent la littérature de la Négritude et, plus tard, les littératures de l’Antillanité et de la Créolité, la littérature antillaise est de plus en plus connue dans le monde francophone. Plus récemment, elle a aussi bénéficié de traductions vers d’autres langues, ce qui a permis, par exemple, à ses voisins en Amérique latine, où les conséquences de la colonisation sont encore présentes, de développer de belles réflexions sur la littérature et la culture chez eux.

Puisque cette littérature est marquée par la tradition orale et la langue créole, il faut reconnaître le rôle crucial que joue la traduction dans ces écrits, publiés généralement en français. De cette façon, on développera tout au long de cet article une réflexion sur le travail de traduction en tant que stratégie de création littéraire aux Antilles, en présentant aussi le travail ethnographique et littéraire d’Ina Césaire, encore très peu connu hors de l’espace insulaire.

Tout d’abord, on parlera du rapport entre la tradition orale et la littérature aux Antilles en traçant un panorama des mouvements littéraires nés en Martinique depuis les années 1920. Ensuite, on analysera brièvement ces mouvements à la lumière de la critique de Maryse Condé, importante écrivaine guadeloupéenne qui ne s’est jamais associée directement à ces mouvements. On traitera enfin du travail d’Ina Césaire, en lien avec le patrimoine oral de son île natale, afin de voir comment son entreprise de conservation se reflète dans son oeuvre littéraire.

Tradition orale et littérature aux Antilles françaises

Si les écrivains et surtout les poètes, à l’intérieur de ce mouvement que l’on connaît sous le nom de doudouisme, portaient auparavant un regard « exotisant » sur ces terres lointaines d’Amérique, la Négritude inaugure dans les années 1930 un contre-courant qui amènera la littérature des Antilles à son indépendance éthique et esthétique. Quoique toujours dépendante du marché du livre français, cette littérature a réussi à inciter les Martiniquais et les Guadeloupéens à se questionner sur le rapport entre la France et ses anciennes colonies, aujourd’hui départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer français (les DROM-COM).

La Négritude, née de la rencontre d’étudiants guyanais, antillais et africains à Paris dans un moment d’effervescence des arts africains en Europe, cherche, en faisant un retour aux sources, à faire reconnaître l’Afrique comme la mère patrie de tous les Noirs descendants des personnes esclavisées dans les DROM-COM.

Inspirés par Aimé Césaire et Suzanne Roussi en Martinique, d’autres écrivains poursuivront ce travail de construction d’une pensée critique et d’une nouvelle identité pour ce peuple né de la colonisation aux Amériques. C’est notamment le cas de l’important philosophe et écrivain martiniquais Édouard Glissant, qui inspirera à son tour d’autres intellectuels, tels que Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, qui ont publié en 1989 L’éloge de la Créolité.

Centrée sur la figure du conteur, la Créolité cherche à rétablir les liens avec la tradition orale. Selon Françoise Simasotchi-Bronès,

[d]es critiques haïtiens ont créé le mot « oraliture », qui désigne des productions non écrites mais néanmoins empreintes d’une valeur littéraire. Cette oraliture (contes, légendes, devinettes, etc.), née dans et contre le système des plantations du système colonial (dont la condition servile du Nègre), a diffusé, de façon sous-terraine [sic], une contre-culture de résistance à l’asservissement, de sorte que le conteur est le littérateur premier de cet espace

2015 : 55

L’oraliture que l’on observe aux Antilles françaises est originaire de ce que l’on appelle la littérature profane de l’Ouest africain, d’après Maryse Condé (2009 : 8). Bien entendu, cette tradition a souffert de différentes influences une fois arrivée aux Amériques, car elle était en contact avec la littérature des Européens, qui y étaient installés depuis le début de la colonisation, et avec les différentes cultures des personnes esclavisées venues de plusieurs régions d’Afrique.

Ainsi, l’oraliture antillaise est à la fois particulière à cette région du monde et un héritage de la culture orale africaine. C’est pourquoi les écrivains créoles, à la recherche d’une singularité caractéristique de la formation des littératures nationales, se sont tournés vers l’oraliture : elle représente toute l’originalité de cette nouvelle identité créole émergeant aux Antilles.

Toutefois, l’oraliture aux Antilles est exprimée en créole. Ce fait amène donc l’écrivain antillais à traduire pour créer son oeuvre littéraire (du créole vers le français et de l’oral vers l’écriture). C’est précisément le rôle de la traduction dans les textes martiniquais et guadeloupéens que l’on développera dans les prochaines lignes.

Le rôle de la traduction chez l’écrivain antillais

Bien qu’elle constitue une tradition littéraire très récente, la traduction joue un rôle assez intéressant dans la culture et la littérature des départements d’outre-mer français en Amérique. Le contexte de diglossie dans ces communautés s’étend aussi à la littérature, notamment dans le cas des auteurs adeptes de la Créolité, comme Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau.

La diglossie, selon Annick Marie Belrose (2020 : 239), appartient initialement au domaine de la linguistique et attribue une différence de statut à deux langues ou plus, parlées dans un même territoire, ce qui amène, par exemple, les Antillais à mêler le français et le créole à plusieurs niveaux. Les écrivains s’en servent également de manière à créer une langue littéraire authentique et autonome conférant ainsi à leurs écrits une esthétique unique.

Ces écrivains antillais situés « à la croisée des langues », selon Lise Gauvin, vivent donc dans un

[…] contexte des relations conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – entre le français et d’autres langues de proximité. Ce qui engendre chez eux une sensibilité plus grande à la problématique des langues, soit une surconscience linguistique qui fait de la langue un lieu de réflexion privilégié, un espace de fiction, voire de friction

Gauvin, 2016 : 28

De cette façon, l’écrivain francophone caraïbéen utilise des stratégies pour défaire les genres d’écriture conçus par la tradition européenne, affirme Édouard Glissant, dans une entrevue avec Lise Gauvin (Gauvin, 1992 : 20). Ces stratégies peuvent être observées, par exemple, dans les romans de Patrick Chamoiseau, où l’on trouve également plusieurs exemples d’usage d’un français créolisé, mais aussi du créole lui-même.

Chez l’écrivain antillais, la traduction se manifeste alors comme un exercice de création littéraire. Si l’on écrit en langue française pour donner de la visibilité aux ouvrages littéraires, en tenant compte du fait que le marché du livre est bien évidemment plus développé en Europe, on déforme cette langue standardisée en ajoutant le créole et d’autres aspects de l’oraliture au texte.

De plus, d’autres stratégies d’écriture, comme l’écriture étoilée ou le ressassement décrits par Confiant (2010 : 178-179), mettent aussi en valeur les marques d’une littérature qui ne suit pas les règles préétablies par la tradition occidentale, mais qui se consolide à partir de la tradition orale des îles.

Néanmoins, pour revenir à la traduction, on relève chez Chamoiseau les marques de « l’écriture traductive » dont parle également Raphaël Confiant. Pour cet auteur,

[l’]écrivain antillais et guyanais, en particulier celui de la zone francocréolophone qui englobe la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane française et Haïti, est un traducteur masqué ou, plus exactement, un traducteur inavoué. Par « inavoué », il faut comprendre le fait que son activité d’écriture n’est jamais explicitement donnée comme relevant de la traduction, sauf de manière adjacente quand, par exemple, il se trouve contraint d’insérer dans son texte des notes de bas de page

Confiant, 2000 : 49

En dépit de l’imposition de la langue française par la métropole au temps de la colonisation et puis au cours de la scolarisation, le créole n’a pas pu être vraiment effacé, ce qui crée un écosystème linguistique assez original dans ces territoires. Quand l’auteur antillais écrit, il y a alors en lui deux langues qui parlent, selon Raphaël Confiant (2000 : 51).

Pourtant, l’auteur affirme aussi, tout en citant comme exemple la traduction des proverbes créoles vers le français dans l’oeuvre de Simone Schwarz-Bart, que cette « tension traductrice va bien au-delà du domaine lexical et touche également les domaines de la morpho-syntaxe et de la rhétorique du français utilisé par les auteurs antillo-guyanais » (Confiant, 2000 : 51).

L’exemple de la pratique littéraire de Simone Schwarz-Bart cité par Confiant est très pertinent pour notre analyse, qui se propose précisément d’exposer le débat sur la traduction et le processus d’écriture chez les écrivaines antillaises. Bien entendu, la littérature, dans le contexte des mouvements de la Négritude, puis de l’Antillanité et de la Créolité, est majoritairement masculine. Cela ne veut pas dire que les femmes n’écrivent pas dans la Caraïbe francophone. Cependant, leur effacement est évident.

Dans la section qui suit, on traitera ainsi de la critique que fait Maryse Condé des mouvements intellectuels antillais.

La critique de Maryse Condé

Il y a naturellement des femmes qui ont intégré ces mouvements intellectuels antillais, aujourd’hui connus partout. C’est le cas, par exemple, de Suzanne Roussi. Intellectuelle de la Négritude, Suzanne Roussi, épouse d’Aimé Césaire à l’époque, a écrit des textes critiques très importants sur la poésie doudouiste et son exotisme par rapport à la nature et aux femmes antillaises. Ce n’est pourtant que très récemment que ses textes ont été réunis et publiés dans un ouvrage dirigé par l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin.

Les auteures semblent ainsi tomber dans l’oubli, comme c’était déjà le cas des conteuses. Par exemple, dans le mouvement littéraire de la Créolité, on mentionne toujours le conteur, et ce n’est pas un hasard si celui-ci est toujours représenté par une figure masculine.

Maryse Condé dénonce pourtant l’effacement des femmes dans son oeuvre littéraire et essayistique. D’après Ching Selao (2016 : 74), Condé critique le mouvement de la Négritude depuis 1970. Évidemment, elle reconnaît son importance dans sa propre trajectoire personnelle en tant qu’écrivaine noire. Toutefois, elle accuse Aimé Césaire d’être le responsable de la désillusion qui a frappé les Antillais quand ils se sont rendu compte que la culture antillaise s’éloignait énormément de celles des pays de l’Afrique noire.

C’est à cause de cette déception collective, pourtant, que d’autres auteurs, tels qu’Édouard Glissant et ceux de la Créolité, ont continué à réfléchir sur l’identité créole. Condé n’a jamais nié l’importance de tout ce qui a été écrit et publié grâce à ces mouvements donc, mais elle se montre aussi réticente devant ces théories :

Ce sont les homme[s] qui ont le défaut de vouloir définir la marche de la vie. Par exemple, l’Éloge de la Créolité n’aurait pas pu être écrit par des femmes, parce que Simone Schwarz-Bart, qui est en fait la mère de la créolité, a dit « je ne voulais que rendre l’esprit créole », alors qu’eux, ils sont venus avec des règles, des diktats et des prononciamentos

Maryse Condé, citée dans Stampfli, 2012 : 20

D’après Anaïs Stampfli, « les écrits des Créolistes véhiculeraient certains principes misogynes » (2012 : 20), surtout en ce qui a trait aux personnages féminins présents dans les ouvrages littéraires. Alors, même si les écrits de femmes, comme Condé et Schwarz-Bart, se rapprochent des principes de la littérature créole, il faut « distinguer la démarche masculine des Créolistes d’une écriture féminine soucieuse de transmettre un ressenti créole plutôt que de plaidoyer pour ses partis pris littéraires » (Stampfli, 2012 : 20).

Ainsi, on remarque chez les femmes de lettres antillaises la nécessité de parler de l’intimité de ces femmes jusqu’ici oubliées par la société et par ses compatriotes inscrits dans ce mouvement littéraire. De cette façon, les auteures font également des efforts pour donner à leurs textes une couleur locale, en cherchant à solidifier l’identité créole, sans pour autant négliger la place des femmes dans la société antillaise.

C’est précisément ce que fait Ina Césaire dans son oeuvre littéraire. Néanmoins, si, chez Condé et Schwarz-Bart, le rapport à l’oralité et à la langue créole est moins évident, Césaire, pour sa part, se révèle une vraie conteuse, comme on le verra dans les sections suivantes.

Ina Césaire et la conservation de l’imaginaire antillais

Ina Césaire est l’auteure d’une oeuvre théorique et littéraire vaste et diversifiée. En plus d’essais, d’articles, de films ethnographiques et de l’enregistrement de contes oraux par l’écoute de conteurs dans les veillées funéraires, de la transcription et de la traduction de ces histoires vers le français, elle a également écrit plusieurs pièces de théâtre, deux romans, un poème dédié à sa mère, de la littérature de jeunesse et des chansons pour le groupe martiniquais Malavoi et pour Ralph Tamar.

Ethnologue de formation, Ina Césaire s’engage dans la conservation du patrimoine de son île. C’est dans cette optique qu’elle amorce son travail d’enregistrement des conteurs, puis la transcription et la traduction des contes vers le français, après avoir parcouru l’intérieur des îles de Martinique et de Guadeloupe entre les années 1970 et 1980 avec son amie et future ethnolinguiste, Joëlle Laurent.

Ces recueils de contes oraux créoles, publiés dans une trilogie bilingue français-créole (Contes de mort et de vie aux Antilles, 1976; Contes de soleil et de pluie aux Antilles, 1988; Contes de nuits et de jours aux Antilles, 1989), sont peut-être les seuls qui ont été transcrits et traduits en langue française. Il existe, évidemment, d’autres recueils de contes créoles écrits en français, mais il s’agit en général d’un travail littéraire de réécriture des histoires populaires.

Il nous semble que c’est précisément ce travail de réécriture des contes créoles que critique Patrick Chamoiseau (2010 : 154) lorsqu’il affirme que l’on ne se préoccupe pas de la conservation de la langue orale au moment de traduire les contes, en essayant alors de les faire accéder aux modalités de l’écriture, considérées comme supérieures, ou en les rapprochant de l’oralité européenne.

À la différence de la majorité des auteurs qui ont contribué à ces recueils de contes créoles réécrits dans un français littéraire, Ina Césaire a parcouru l’intérieur des îles en écoutant et en enregistrant les derniers conteurs de la Martinique et de la Guadeloupe et en transcrivant l’oraliture antillaise. Dans la préface du premier recueil, Contes de mort et de vie aux Antilles (1977), avec Joëlle Laurent, elle aborde, dans la section intitulée « Notes sur la langue et l’orthographe », les défis que pose la transcription de la langue créole, qui demeure majoritairement orale. Les ethnologues établissent donc un système d’écriture basé sur l’analyse phonologique de Mme Halina Giraud, dont le manuscrit était encore inédit à cette époque-là :

Pour transcrire ces contes qui ne peuvent se dire qu’en créole et dont notre connaissance de la langue nous permettait d’apprécier toute la richesse, il nous fallait, avant toute chose, établir un système d’écriture. En effet, le créole martiniquais et guadeloupéen n’a presque jamais fait l’objet d’une codification et les rares textes jusque-là édités, dans cette langue, utilisent des orthographes diverses, le plus souvent calquées sur le français.

En nous inspirant de l’analyse phonologique faite par Mme Halina Giraud, nous avons cherché à établir une orthographe qui, tout en respectant les données pertinentes du créole, soit néanmoins suffisamment simple pour permettre une lecture facile par ceux qui pratiquent déjà la langue [et] sont par ailleurs alphabétisés en français. Le système que nous utilisons ici a été adopté après avoir été préalablement testé sur place avec succès, le plus largement possible, et dans les milieux les plus divers

Césaire et Laurent, 1977 : 16

La traduction n’est pas mentionnée dans cette préface. Toutefois, nous proposons dans la section suivante d’analyser le travail de traduction entrepris par Ina Césaire (avec Joëlle Laurent dans le premier recueil), à partir de la pensée critique qu’a développée Ricardo Piglia sur la traduction en Amérique latine et de la notion de Créolité, telle que conçue par Bernabé, Confiant et Chamoiseau.

La traduction chez Ina Césaire

Selon Piglia (2011), le traducteur se présente comme un lecteur extraordinaire. Il lit un texte avec un tel intérêt et une telle attention aux détails qu’il est capable de capter de manière assez précise le sens de ce texte.

Ina Césaire, pour sa part, n’est pas que lectrice, elle est aussi auditrice. Elle fait partie de l’assemblée, comme on appelle le public du conteur, qui écoute ce que le protagoniste de l’oraliture antillaise raconte, mais qui interagit aussi avec lui en répondant à ses questions, en chantant et en complétant ses devinettes.

Le public du conteur est ainsi un public actif. Les histoires, transmises de génération en génération, appartiennent à l’imaginaire populaire et ne sont jamais racontées de la même façon. Elles appartiennent à la communauté, et personne ne réclame leur paternité.

Les histoires orales subvertissent la notion de propriété intellectuelle, selon la logique chère à la bourgeoisie, d’après Walter Benjamin (2012 : 198). Aux Antilles, non seulement le conteur raconte ce qu’il a entendu d’un autre conteur, mais il a aussi besoin de la participation active du public au cours de son récit, ce qui fait que les mêmes histoires sont racontées différemment chaque soir où se réunissent les gens pour écouter le maître de la parole.

Cette pratique narrative orale dont traite Benjamin (2012), qui s’est malheureusement déjà perdue en Europe en raison de la pratique dominante de l’écriture, demeurait encore vivante il y a quelques années chez les Antillais grâce aux histoires racontées surtout dans les veillées funéraires. Lorsque l’écrivain antillais s’affirme enfin comme marqueur de paroles (Chamoiseau, 2016), il reproduit d’un côté des stratégies utilisées par le conteur afin de préserver cette tradition originale, tout en racontant une histoire authentique, d’un autre côté.

Dans ce contexte, en tant que traductrice, Ina Césaire ne lit donc pas, elle écoute ce texte qui dépasse le littéraire puisqu’il implique aussi tout un spectacle, le conteur étant accompagné de tambours et du public qui participe à la construction narrative. Dans un tel cas, Ina Césaire se présente comme une auditrice extraordinaire.

À partir de la Créolité, qui revendique l’héritage du conteur (maître de la parole) par l’intermédiaire de l’écrivain, on pourrait également analyser le rôle d’Ina Césaire traductrice comme un héritage de cette figure majeure de l’oraliture en Martinique et en Guadeloupe, le conteur. Dans ce cas, si le marqueur de paroles continue de mettre en avant le rôle de l’homme au centre de la tradition orale, Ina Césaire subvertit la logique sexiste en préservant l’imaginaire créole et tout ce qui concerne l’oraliture antillaise de manière magnifique dans sa pratique de la traduction et dans son oeuvre littéraire, comme on le verra plus loin.

Par la traduction des contes créoles, par exemple, on continue de déstabiliser le système qui, comme on le sait, s’approprie les objets culturels pour les transformer en marchandises selon l’idéologie capitaliste, car enfin le rôle du traducteur est de transposer des histoires d’une langue à l’autre sans néanmoins revendiquer leur paternité, comme le fait aussi le conteur.

Par ailleurs, la traduction, selon Piglia (2011 : 7), peut être définie comme l’exercice d’écrire une lecture. Dans ce cas, elle pourrait être considérée comme une des grandes catégories de la littérature contemporaine. Cela expliquerait, par exemple, les interventions de la traductrice Ina Césaire sur le texte en français en ce qui concerne le style ou encore le choix de ne pas traduire certains mots et expressions spécifiques à la culture antillaise, qu’elle préfère expliquer en note dans ses recueils.

D’après Piglia (2011 : 11) encore, qui donne l’exemple des traductions des oeuvres de Jorge Luis Borges, on trouve dans les textes traduits une tension entre le style de l’auteur et le style du traducteur, ce qui, pour Ina Césaire, ne pose pas problème puisque les contes de la tradition orale aux Antilles n’ont pas d’auteurs officiels. La traductrice ne présente à ses lecteurs qu’une version de plus de ces histoires issues de la tradition créole, révélant ainsi son identité de conteuse.

Ina Césaire s’approprie donc ces histoires qui, malgré la prépondérance de la tradition des conteurs publics, lui appartiennent également. Toutefois, pour mieux comprendre le rôle de la femme antillaise dans la tradition orale, on peut revenir à la préface du premier recueil de contes publié par Ina Césaire et Joëlle Laurent aux Éditions Nubia.

La place de la femme dans la tradition orale

Césaire et Laurent (1977 : 9) décrivent une de ces soirées de contes auxquelles elles ont participé au cours de leur mission ethnographique qui portait sur l’oralité créole en Martinique et en Guadeloupe. C’était à l’occasion des funérailles d’un homme d’à peu près 50 ans; des conteurs distrayaient le public, pendant que les femmes de la famille, à l’exception de l’épouse du défunt, servaient les invités.

Par ailleurs, on sait que les femmes jouent un rôle important dans la transmission de la tradition et du passé antillais, surtout en ce qui concerne l’éducation des enfants. Maryse Condé (1993) aborde cette question dans un essai fondamental pour la compréhension de la littérature féminine aux Antilles portant sur des romancières antillaises.

D’après Condé (1993), un des sujets abordés très souvent par ces romancières est le rôle joué par les femmes, notamment les grands-mères, dans l’éducation familiale par opposition à l’éducation formelle imposée aux peuples créoles. C’est à elles enfin que l’on confie le soin de préserver ce passé d’esclavage et de luttes entreprises par les aïeux contre le système des plantations imposé par la France.

Dans ce contexte, pourquoi a-t-on exclu presque complètement les femmes de ce débat portant sur la nécessité de transmettre la tradition orale afin de maintenir l’identité créole? Le marqueur de paroles peut-il être une femme?

Le travail d’Ina Césaire et d’autres romancières antillaises nous prouve que les femmes s’engagent également dans la préservation de la mémoire de leurs îles. Pourtant, elles n’ont pas la visibilité que certains auteurs au centre des mouvements intellectuels, de la Martinique surtout, ont eu dans le monde francophone. Dans la partie suivante, on traitera de l’oeuvre littéraire d’Ina Césaire en la mettant en relation avec son travail de traductrice.

Ina Césaire, conteuse créole

Comme on l’a mentionné plus haut, Ina Césaire s’est engagée dans une mission ethnologique, mais aussi dans un travail littéraire. Son oeuvre, qui porte essentiellement sur les Antilles, témoigne également de sa volonté de préserver la tradition orale et de consolider l’identité créole.

En analysant son oeuvre théâtrale et romanesque, on peut remarquer que ses stratégies littéraires sont empruntées à l’oraliture. Zonzon Tête Carrée, son premier roman, est un excellent exemple du travail de construction d’une esthétique et d’une identité martiniquaises, basé sur la tradition orale qui est née dans le contexte d’horreur du système des plantations et d’esclavage imposé par la colonisation dans ce territoire.

Ce « drôle de bricolage », pour reprendre l’expression de Maurice Lee (2006 : 137), appelé roman, mais qui n’a rien de ce genre littéraire propre à la tradition européenne, présente aux lecteurs une vraie mosaïque de la diversité martiniquaise grâce à la réécriture de légendes et de contes connus de tous les habitants de l’île et, évidemment, de l’auteure depuis son enfance. D’après Lee (2006 : 137), Ina Césaire affirme que Zonzon Tête Carrée n’est pas un roman, mais qu’il relate l’histoire de la Martinique. Le livre commence le jour de sa naissance et se construit au fil des histoires qu’elle a entendues toute sa vie.

À l’exception d’une histoire, avoue l’auteure, toutes celles qui sont racontées dans son livre sont authentiques et connues des habitants de l’île aux fleurs. Ainsi, Ina Césaire présente encore une fois à ses lecteurs des versions des histoires qui sont déjà connues des Martiniquais et qui ont été racontées de génération en génération, même si elle y ajoute des particularités liées à son style d’écriture.

En outre, Césaire confirme encore son rôle de conteuse puisque la majorité des récits présentés dans Zonzon Tête Carrée sont des versions des contes qu’elle a transcrits, traduits et publiés dans la trilogie citée précédemment. Même le lecteur qui n’a pas eu l’occasion de lire ces traductions peut s’en rendre compte, car l’ethnologue dédie le roman à ses parents, puis aux « conteurs qui se reconnaîtront » (Césaire, 2004 : 7).

Il faut également noter le rapport évident qui existe entre cet ouvrage et son oeuvre théâtrale. Les personnages et les histoires présentés dans Zonzon Tête Carrée figurent aussi dans plusieurs de ses pièces de théâtre. L’intertextualité et la répétition caractéristiques de l’oraliture, ainsi que de différents types de performance, sont la base de tout le travail d’Ina Césaire. L’ensemble de son oeuvre est donc une vraie insertion du lecteur ou du public (au théâtre) dans la culture antillaise et son oralité singulière.

Pour donner un exemple de cette intertextualité dans l’oeuvre de Césaire, on pourrait citer l’histoire de la pauvre Lydia Modestin, une des nombreuses femmes dont on développe le portrait dans Zonzon Tête Carrée, et la méfiance généralisée autour de son identité parce qu’elle ne porte qu’une chaussure au pied droit alors que son pied gauche est toujours emmailloté. À cause des commérages, on imagine qu’elle est une diablesse, une figure mythique en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane française ayant un pied de bouc qui, par son irrésistible beauté, attire les hommes pour les tuer.

Cette légende assez connue des Antillais est aussi la trame principale d’une pièce césairienne intitulée La diablesse du Morne-Rouge, dont les événements sont tous similaires à l’histoire que l’on raconte sur Lydia Modestin dans le taxi-pays de Zonzon Tête Carrée. Toutefois, le narrateur du roman prendra soin de confirmer aux lecteurs qu’il ne s’agit que d’un cas de pauvreté extrême, puisque cette fille doit partager avec sa mère la seule paire de chaussures qu’elles ont à la maison.

Zonzon Tête Carrée ne constitue qu’une petite partie d’une oeuvre majeure qui, guidée par l’économie de l’oral évoquée par Chamoiseau, construit une mosaïque représentant la culture antillaise et la diversité des peuples qui composent l’identité créole. Ainsi, en plus des contes et des légendes provenant de l’oraliture, on peut y lire aussi des récits et des portraits véridiques transmis également de génération en génération : des « personnages gravés dans la mémoire du petit peuple, des aventures solitaires ou en groupe dont le registre varie du drôlatique à l’héroïque, et où les figures féminines ne sont jamais en reste », affirme Lee (2006 : 137).

En assumant la responsabilité d’enregistrer ces récits qui ne font pas partie de la version officielle de l’histoire de son île natale, Ina Césaire accomplit encore sa mission en tant que conteuse. Cette histoire, écrite précédemment par des voyageurs et des missionnaires qui ont finalement conçu le stéréotype des peuples esclavisés et qui demeure encore vivante chez les personnes non racisées, quoique parfois dissimulée, est ainsi enregistrée afin d’instruire les prochaines générations, comme l’ont toujours fait les femmes créoles au sein de la famille.

La traduction figure aussi dans le roman césairien. L’usage du créole chez Ina Césaire est beaucoup moins explicite que chez Chamoiseau, par exemple, dont l’oeuvre a inspiré des dizaines de travaux universitaires portant sur ce langage qui nous semble parfois unique. Néanmoins, une lecture attentive révèle le travail assez détaillé qu’accomplit Césaire avec cette langue locale. Ainsi, bien qu’elle emploie un français littéraire, que l’on retrouve aussi dans la bouche de ses personnages les plus populaires, le créole y est présent de façon subtile.

D’après Lee (2006 : 140), l’emploi du français standard ou du « vous » pour marquer la fureur féminine, par exemple, se présente comme une source de comique. On cite, entre autres, le récit qui met en scène le personnage de Délice Golden, dans Zonzon Tête Carrée, ainsi surnommée en raison de son attachement à l’équipe de football martiniquaise, Golden Star, dont elle suit les matchs avec assiduité depuis la mort de son fils qui en était un grand partisan. Cette femme du peuple visite la tombe de son enfant après chaque match pour lui raconter ce qui s’est passé en lui narrant les faits de façon journalistique, à l’aide du passé simple et du subjonctif, « alors qu’un clin d’oeil de l’auteure nous confirme que tout se passe en créole » (Lee, 2006 : 140). Lorsque Délice raconte qu’elle a crié pour encourager un des footballeurs « en bon créole évidemment » (Césaire, 2004 : 124), le lecteur comprend qu’il lit une traduction. Ainsi, on s’aperçoit qu’Ina Césaire n’est pas uniquement traductrice dans le sens premier du terme. Elle dépasse le rôle consistant à faire passer un texte d’une langue à une autre; elle traduit aussi sa culture, d’abord basée sur l’oralité de la langue créole, dans la langue écrite.

Selon Piglia (2011 : 10), la pratique de la traduction étant une tâche exigeante, on peut s’interroger sur ce qu’est vraiment un texte original. D’après cet auteur, on vit dans un monde de répliques, comme le confirme la réflexion de Borges dans Las versiones homéricas que cite Piglia. C’est précisément ce que fait Ina Césaire tout au long de son travail littéraire : elle reproduit les histoires de l’imaginaire antillais transmises de génération en génération depuis l’époque de l’esclavage, soit dans les soirées de contes où se produit le conteur, soit à la maison où les femmes créoles s’occupent de l’éducation des enfants, ce qui est déjà assez original si l’on compare son travail à celui de créolistes comme Patrick Chamoiseau.

D’après Sarah D. Cordova (2019 : 12), la dédicace du roman à ces conteurs qui « se reconnaîtront », qui sont en fait des femmes pour presque la moitié d’entre eux, semble encore contredire ce qui est annoncé dans Solibo Magnifique de Chamoiseau, c’est-à-dire la disparition du conteur. Chez Ina Césaire, la figure du conteur ou, plus précisément, de la conteuse est toujours vivante.

L’auteure met ainsi en évidence son propre style, ce qui dévoile à la fois son identité de traductrice et de conteuse et confirme la continuité de la tradition orale des contes créoles à l’écrit, sans pourtant mettre de côté les pratiques employées dans l’oraliture pour se rapprocher de la tradition littéraire européenne.

Au temps des colonies et de l’esclavisation, le conteur, vivant dans une société dominée par les colonisateurs, ne pouvait pas se faire comprendre par ceux à qui sa parole n’était pas destinée, c’est-à-dire le Blanc colonisateur. Le conteur faisait donc de son art un masque didactique visant à transmettre des histoires qui combinaient divertissement et savoirs divers. En outre, c’est grâce à l’art de raconter des histoires pendant la nuit à un public souvent analphabète, comme nous le rappelle Edwards (2014 : 214), car le Code noir interdisait toute forme d’éducation aux personnes noires, que s’est consolidée la langue créole. Celle-ci demeure aujourd’hui encore la langue maternelle de ces individus dont les ancêtres ont connu les horreurs de la colonisation en Amérique et qui cherchent leur identité à travers la culture et la littérature créoles aux Antilles.

Autrement dit, le conteur (et la conteuse, évidemment) pourrait lui-même dans un tel cas être considéré comme un traducteur à l’origine. Il doit ainsi traduire, à travers son art, les leçons de ruse et de révolte en se servant des armes miraculeuses que sont l’humour et la poésie (comme on l’affirme sur la quatrième couverture de Contes de nuits et de jours aux Antilles en faisant référence à Aimé Césaire), et il faut que l’assistance, à son tour, traduise ces anecdotes narrées par le conteur afin d’interpréter son message de résistance.

Chez Ina Césaire, on remarque donc l’utilisation de ces mêmes stratégies qu’employait le conteur lors des premières soirées de contes dans le système des plantations. Une chose toutefois fait du travail de Césaire un art singulier, la place occupée par les femmes.

La place des femmes chez Ina Césaire

Ce qui est vraiment remarquable dans l’oeuvre d’Ina Césaire, c’est la place de la femme antillaise dans la société créole et dans la tradition orale, jusqu’ici ignorée par la plupart des intellectuels antillais. Dans Zonzon Tête Carrée, le personnage éponyme est le conducteur du taxi-pays qui, en traversant les paysages entre Gros-Morne et Fort-de-France, bien connus des Martiniquais, se souvient des histoires populaires, tout comme les passagers de son autobus.

Bien entendu, les figures masculines sont aussi présentes dans cet ouvrage, mais les portraits des femmes, plus nombreux et diversifiés, dominent le récit dès les premières pages du livre où l’auteure s’insère elle-même en dédiant celui-ci à ses parents et aux conteurs. Alors, « Ina Césaire se présente implicitement en tant que fille du couple Césaire, et ethnologue-spécialiste de la transmission orale », comme le note Cordova (2019 : 12), ainsi que comme conteuse.

Dans son oeuvre théâtrale, la place centrale des femmes est encore plus évidente. Dans Mémoires d’Isles, par exemple, Césaire met en scène deux femmes d’un âge déjà avancé et d’origines assez distinctes. L’une habite au sud de l’île, où elle mène une vie de prolétaire, et l’autre, venant du Nord, présente une situation financière un peu plus confortable puisqu’elle a eu l’occasion de fréquenter l’école : ce sont les demi-soeurs Hermance et Aure qui se rencontrent dans un mariage et sont entraînées dans une conversation informelle au cours de laquelle elles se rappellent leur vie marquée par l’histoire de la Martinique et sa nature à la fois exubérante et destructrice.

D’une part, Césaire s’efforce de mettre en relief les héroïnes méconnues de la Caraïbe, comme Rosanie Soleil, personnage historique qui a joué un rôle important dans la très peu connue insurrection du Sud, dont l’auteure s’est inspirée pour écrire sa pièce de théâtre. D’autre part, elle narre aussi la vie des femmes du petit peuple, qui sont également d’une grande importance pour bien comprendre celles qui, doublement dominées, d’abord par le système colonial et puis par le patriarcat, cherchent une identité propre, comme le font aussi d’autres écrivains antillais dans leurs oeuvres.

Conclusion

Si la traduction se présente, selon l’affirmation de Ricardo Piglia (2011 : 10), comme une façon de créer des espaces de lecture, vu l’accessibilité qu’elle offre à d’autres mondes et à d’autres cultures, et si elle représente une autre manière de narrer les mêmes histoires, alors les femmes antillaises, notamment Ina Césaire, trouvent là une façon de s’imposer en racontant leurs propres versions de l’Histoire par la littérature et « l’écriture traductive » dont parlait Raphaël Confiant (2000 : 49).

Les auteurs de la Créolité revendiquent la tradition orale comme stratégie littéraire et, à notre avis, c’est bien celle qui ne fait pas partie de ce mouvement, Ina Césaire, qui arrive à mieux traduire et enfin à préserver ce mode d’expression singulier des Caraïbes francophones qui soutient l’identité pour laquelle les intellectuels antillais luttent depuis 1930, à savoir l’identité créole.

Alors que la figure masculine du conteur prédomine en ce qui concerne l’oraliture, la littérature écrite représente pour les femmes une façon d’accéder aussi au domaine public et de traverser les frontières, comme il ne leur était pas permis de le faire auparavant. On observe aujourd’hui une vraie révolution culturelle et littéraire chez les écrivaines créoles, chaque fois plus nombreuses.

Ce que représente Ina Césaire dans ce contexte, c’est justement la subversion de ce que Pascale Casanova (2002) a défini comme l’un des enjeux de la République mondiale des Lettres. Selon Casanova, le savoir-faire littéraire serait lié à des normes économiques qui font en sorte que la littérature à l’extérieur des grands centres culturels tombe rapidement dans l’oubli.

Grâce au travail de traduction basé sur son expérience d’ethnologue, Ina Césaire entreprend une étude approfondie de tout ce qui concerne la tradition orale dans les territoires d’outre-mer d’Amérique. Elle peut ainsi se servir des stratégies de l’oralité de manière vraiment authentique en créant une littérature qui se préoccupe de reconstruire la mémoire collective des Martiniquais, sans pourtant oublier que cette identité est aussi basée sur des efforts collectifs de sa communauté, qui reproduit ces histoires appartenant à tous les sujets créoles.

Ainsi, en fondant son oeuvre sur la traduction de la mémoire collective du peuple, Ina Césaire confirme ce que dit Piglia (2011 : 12) à propos de la traduction comme construction de contextes de lecture et de possibilités. Césaire souligne les conditions de vie de la femme créole, tout en conférant au peuple une place dans l’histoire des Antilles, notamment de la Martinique, qui figure majoritairement dans ses ouvrages.

Par conséquent, si les traductions sont toujours liées à des demandes du présent, comme le mentionne aussi Piglia (2011 : 13), Ina Césaire est capable de comprendre ces demandes concernant l’identité créole contemporaine plusieurs années après l’apparition de la Négritude et de l’Antillanité, en publiant ce travail fantastique de traduction des contes créoles qu’elle-même a enregistrés, transcrits et traduits.

De même, elle a su se servir de ces demandes afin de régler une problématique qui la touche particulièrement : la place des femmes dans la culture et la littérature créoles, en subvertissant l’ordre établi par le système dit matrifocal qui conçoit la femme antillaise en tant que potomitan de la maison – comme le pilier central des temples vaudous –, surchargeant les femmes de responsabilités, en même temps que l’on reproduit le stéréotype de l’homme antillais irresponsable.

Dans les contes, notamment dans ceux publiés dans la trilogie d’Ina Césaire, la représentation des femmes créoles est donc la reproduction du stéréotype des figures féminines construites autour de cet imaginaire où, en tant que mère, la femme doit combler l’absence du père et s’occuper de l’éducation aussi bien que de l’alimentation des enfants. Si elle est jeune, l’homme blanc peut la sauver, mais si, au contraire, elle est âgée, elle ne peut qu’être une sorcière, selon l’oraliture.

On ne peut, toutefois, lire les romans (et aussi d’autres genres d’écriture) des écrivaines antillaises comme des ouvrages féministes tels qu’ils sont conçus en Occident, nous dit Maryse Condé (1993 : 39), parce que les contradictions autour de la femme créole sont nombreuses et se réfléchissent évidemment dans leurs héroïnes. Cela montre aussi la complexité de ces personnages féminins dans la littérature antillaise.

Cette dernière permet de mettre en évidence la multitude de personnalités qui caractérisent les femmes créoles sans les réduire à des potomitans dont le rôle n’est que de garder et de nourrir les enfants. C’est pourquoi la femme a une place centrale dans toute l’oeuvre d’Ina Césaire, dont plusieurs textes portent même comme titres les prénoms des protagonistes féminines. Cependant, ce qui rend son écriture singulière, ce sont les efforts minutieux qu’elle déploie pour préserver ce qui constitue la principale manifestation de nature identitaire et littéraire, l’oraliture.