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Écrire pour gouverner, écrire pour contester, sous la direction de Jonathan Livernois, a pour origine le séminaire de 2018 de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN), réalisé sous la forme d’une série de conférences. Les questionnements qui ont donné lieu à l’écriture sont sensiblement les mêmes qui occupent Livernois; il s’agit de « comprendre la présence de la littérature dans l’action politique » (p. 2) et de lire des textes politiques en portant attention à ce qui ferait leur littérarité. Le directeur indique dans sa présentation que ce champ d’étude est particulièrement riche en contexte de communautés minoritaires, angle qui sera adopté par plusieurs collaborateurs et collaboratrices.

La première section, « Des communautés à façonner », s’ouvre avec force sur une contribution de Nathan Rabalais, « L’identité dans la littérature franco-louisianaise : une troisième ère? ». L’auteur s’intéresse aux trois ères de la littérature francophone de la Louisiane, d’abord le xixe siècle, « une période très fructueuse pour la littérature d’expression française à la Nouvelle-Orléans » pendant laquelle « [l]es écrivains créoles […] ont produit un grand nombre de textes de tout genre » (p. 9); puis la « renaissance cadienne » à partir des années 1980, où l’identité cadienne est centrale (p. 13), et enfin l’époque actuelle, dont la poésie est peuplée d’identités multiples. Le chapitre suivant, « Nous rejetons les miettes : l’activisme politique et les francophonies canadiennes en milieu minoritaire », par Marcel Martel, est nettement moins convaincant. Dans ce texte de facture très scolaire, la première partie « s’intéresse aux efforts de l’État pour interagir avec les francophonies canadiennes », et c’est d’ailleurs là que l’on retrouve les passages les plus intéressants, qui portent sur le rôle que joue la GRC dans la répression des communautés minoritaires au pays. La deuxième partie présente un projet d’anthologie « des textes “fondateurs” des francophonies canadiennes qui témoignent d’une prise de parole collective » (p. 35). Même si c’est seulement dans cette section du travail que le lien avec la littérature est tangible, on a surtout l’impression d’avoir affaire à une demande de subvention. Le chapitre « 1866/68 : justice raciale, journalisme radical et poésie engagée en Louisiane francophone », signé par Clint Bruce, clôt cette première section de l’ouvrage. Le chercheur s’attache, avec succès, à « examiner le nouage entre politique et littérature à l’époque de la Reconstruction » (p. 44). L’étude se concentre autour de deux dates importantes : « 1866, très exactement le 30 juillet, jour fatidique du massacre du Mechanic’s Institute » (p. 44) où une cinquantaine d’individus, surtout des personnes noires, ont trouvé la mort aux mains de réactionnaires, et « 1868, année de l’adoption d’une constitution visionnaire en matière de droits civiques » (p. 44). Bruce s’intéresse particulièrement au journal La Tribune, « premier quotidien noir des États-Unis » (45), qui « aura […] inspiré une tradition de militantisme politique, héritage qui demeure vivace » (p. 48).

Jonathan Livernois ouvre la section « Des figures engagées », avec un texte intitulé « Changements de code : Gérald Godin à la télévision québécoise ». Cette contribution se penche sur l’identité « feuilletée » (p. 74) de Godin, qui portait les chapeaux d’homme politique, d’homme de lettres et de journaliste. Plus particulièrement, l’auteur examine la « série de changements de codes, Godin passant de poète à journaliste à politicien, et ce, dans tous les sens » (p. 74). Suit Valérie Lapointe-Gagnon avec « Une plume de combat : l’écriture de soi comme mode d’action des femmes engagées en politique ». Sont au coeur de l’étude « la parole publique » et « l’expérience des pionnières engagées en politique », analysées à partir des récits autobiographiques de Judy LaMarsh, Thérèse Casgrain et Solange Chaput-Rolland. En conclusion, la chercheuse souligne que son corpus « peut […] devenir un manuel d’autodéfense pour les femmes en politique » (p. 102). La contribution suivante, bien que passionnante, est particulièrement brève – elle compte moins de cinq pages – ce qui frustrera assurément le lecteur ou la lectrice. « La littérature en première, en deuxième, en troisième lecture » d’Yvan Lamonde, dans l’esprit du collectif, propose un rapprochement, qui est le bienvenu, entre les disciplines de l’histoire et de la littérature. L’auteur s’en prend aussi aux littéraires puristes qui nient l’historicité et l’aspect politique de la littérature : on en aurait voulu plus. Dans « “Engagez-vous, rengagez-vous, qu’ils disaient!” Engagement et désinvestissement des écrivains franco-canadiens entre 1970 et 2010 », Lucie Hotte cherche à « cerner comment le politique et les idéologies qu’il véhicule définissent le littéraire en tant que phénomène social. Ce genre d’étude porte sur les fonctions qui sont assignées à la littérature, sur le rôle qu’on aimerait qu’elle joue dans le monde et sur les effets qu’elle peut avoir sur la vie en société » (p. 113). Hotte constate que, dans le corpus franco-ontarien des années 1970, 1980 et 1990, « [d]e l’engagement total au désengagement radical, toutes les positions possibles sur l’échelle des rapports plus ou moins serrés entre politique et littérature ont été occupées » (p. 118). L’ex-journaliste Pierre Duchesne ferme la section avec sa contribution « La biographie politique, l’individu et le journaliste ». On tient ici un texte plus descriptif qu’analytique, alors que l’auteur nous entretient des biographies qu’il a écrites sur Jacques Parizeau et Guy Rocher. Les différentes sections du chapitre, le début qui théorise la biographie, le milieu qui présente le corpus et la conclusion, sont déconnectées.

Claudia Raby ouvre la section suivante, « Prospectives étudiantes », avec « Le journalisme politique de Madeleine : un parcours stratégique au féminin ». L’analyse, menée avec adresse, prend pour objet la pratique journalistique de Madeleine, qui témoigne du « déploiement des stratégies médiatiques et discursives qui amorcent le processus d’élargissement du champ politique des femmes au Québec » (p. 149). Le texte qui suit, « “Le privé est politique” : mise en récit performative et pratiques d’écriture féministes radicales dans les chroniques “Journal intime et politique” de La Vie en rose (1980-1987) » d’Adèle Clapperton-Richard, plus scolaire, réfléchit « à la portée politique de l’écriture intime et personnelle des femmes au Québec » et cherche à dégager les « caractéristiques et [l]es tendances de cette écriture » (p. 175) en prenant pour exemple la revue La Vie en rose. Avec « Être nord-américaine au Parlement des écrivaines francophones », Laurianne Thibeault signe une contribution assez courte qui aurait gagné à être étoffée. L’autrice ne justifie pas son choix de seulement se pencher sur Audrée Wilhelmy et Lise Gauvin; le fait de situer ces dernières par rapport à des participantes d’ailleurs dans la francophonie aurait donné plus de texture à l’analyse, qui demeure souvent au stade d’hypothèse, et cela aurait permis de décentrer le regard colonial. Pour sa part, Samuel Rancourt, dans « La littérature engagée au Manitoba : le cas de Jacqueline Blay », se penche sur le parcours de cette journaliste qui a le mérite d’avoir « rassembl[é] en une oeuvre les différents pans de l’histoire franco-manitobaine » (p. 206). Même si l’auteur montre bien en quoi Blay décrit les politiques manitobaines sur la langue française autant qu’elle y participe, sa conclusion, où on apprend que Blay s’est contentée de raconter les élites franco-manitobaines dans son oeuvre, semble quelque peu invalider le travail de l’historienne. Le collectif se termine en beauté par un entretien éclairant accordé par Michel Cormier. Le journaliste émet quelques commentaires intéressants sur la biographie politique, qui « permet de prendre une époque et de la raconter […] à travers la vie d’une personne. Ça donne une trame narrative qui est vraiment essentielle » (p. 219). Pour Cormier, la littérature peut même être une source d’inspiration pour le métier de journaliste, puisque « [q]uand on ne porte qu’un regard factuel sur une société, ça reste à un niveau qui n’est pas complet » (p. 231).

Écrire pour gouverner, écrire pour contester est un ouvrage inégal où se succèdent d’excellentes contributions et d’autres carrément inachevées. Soulignons également le manque de fini du travail d’édition, qu’il s’agisse des erreurs de mise en page ou encore des coquilles, qui dérangent la lecture. Si la plupart des contributions montrent bien le(s) rôle(s) de la littérature en politique, il n’en va pas de même de ce qui fait la littérarité de certains textes. La valeur littéraire, souvent présentée comme un donné pour divers types de publications, aurait gagnée à être analysée davantage.