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En 2018, le gouvernement conservateur de Doug Ford effectuait des compressions sans précédent dans les services en français en Ontario. Tout d’abord, en modifiant la Loi sur les services en français, il annonçait l’abolition du Commissariat aux services en français dont les activités seraient désormais administrées par l’ombudsman de la province. Ensuite, en éliminant le ministère des Affaires francophones, le gouvernement mettait ainsi à la trappe un legs important du gouvernement précédent de Kathleen Wynne. Comme si cela n’était pas suffisant, Ford déclarait également qu’il ne soutiendrait plus financièrement la création de l’Université de l’Ontario français, un projet pourtant salué par l’ensemble de la classe politique et qui répondait à la demande croissante d’une éducation postsecondaire en français à Toronto. Ce violent affront a pris tout le monde par surprise et a provoqué un tollé généralisé. Le gouvernement et les communautés francophones de l’Ontario étaient ainsi plongés dans une rare crise sociale, ravivant le spectre du Règlement 17 de 1912 et de la crise de l’hôpital Montfort en 1997. Cet incident a réveillé de douloureux souvenirs chez les Franco-Ontariens, mais a également nourri une puissante solidarité qui a dépassé les frontières provinciales. En guise de soutien aux francophones de l’Ontario, le Québec a hissé pour la première fois le drapeau vert et blanc à l’Assemblée nationale. Ce geste symbolique a rappelé que la survie de la langue française est un combat quotidien. Cette crise d’une rare intensité a ainsi créé un moment opportun, un véritable kairos (Lapointe-Gagnon, 2018), pour repenser les rapports entre le Québec et les francophonies canadiennes. De cette crise est né en juin 2021 un Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes, un événement sans précédent depuis les États généraux du Canada français de 1966 à 1969. Pendant plusieurs jours, près de 300 chefs de file issus des francophonies se sont rassemblés afin de discuter de l’avenir de la langue française et de l’identité francophone au Canada.

C’est dans le but de répondre directement à cette réalité changeante que le Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta a accueilli en ligne, en octobre 2021, le colloque annuel du Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne (RRF). Le thème de ce colloque, « Bâtir des ponts entre les francophonies canadiennes », avait pour objectifs de réfléchir à des solutions pérennes pour assurer la vitalité des communautés francophones à travers le pays, de développer des stratégies pour renforcer la solidarité et de comprendre la réalité sur le terrain. En effet, les dernières années ont été particulièrement difficiles pour elles. Dès 2018, des gouvernements conservateurs provinciaux se sont attaqués avec violence au fait français : suppression des services en français en Ontario, démantèlement du bilinguisme au Nouveau-Brunswick. Leur argument ? Le maintien des institutions et de services en français pour une poignée de personnes coûterait trop cher. Les tentatives désespérées de certains idéologues pour faire croire qu’une langue minoritaire, par ailleurs reconnue par l’État de droit, n’est tout simplement pas rentable sur le plan économique, demeurent l’argument central de toute politique hostile à la présence du français dans un monde anglo-dominant. Les ravages de ce qu’on appelle communément le « néolibéralisme linguistique » (Aunger, 2005) sont connus et mettent continuellement à mal l’épanouissement des communautés francophones, peu importe où elles se trouvent au pays, et ce, dans tous les domaines de la vie. C’est toute la notion de complétude institutionnelle en tant que « conditions de pérennisation des minorités ethnoculturelles et linguistiques » (Cardinal et Léger, 2017 : 3) qui est ici en jeu. Elle repose sur un équilibre imparfait, mais nécessaire, entre les besoins d’une minorité linguistique et l’indifférence de la majorité. Or, dès l’instant où le soutien institutionnel au français s’effrite, l’organisation de la vie sociale tend vers son incomplétude, provoquant ainsi une fragilisation d’acquis sociaux : théâtres, hôpitaux, écoles, services juridiques, etc. sont indispensables pour faire vivre les francophonies à l’intérieur des espaces politiques.

Sans surprise, ces décisions comptables mal avisées, prises par les gouvernements Ford en Ontario et Higgs au Nouveau-Brunswick, ont suscité l’indignation et l’incompréhension partout au pays. La solidarité et la mobilisation ont réussi à faire reculer ces gouvernements ouvertement francophobes sur certains dossiers, mais pour combien de temps encore ? Malheureusement, un préjudice n’attend pas l’autre.

Au début de l’année 2021, la crise de l’Université Laurentienne est venue rappeler la fragilité de l’accès à une formation universitaire en français en contexte minoritaire. En amputant froidement vingt-huit programmes en français et en licenciant en toute impunité une grande partie du corps professoral francophone, c’est tout un savoir développé depuis plus de cinquante ans qui s’est subitement précarisé. La crise de la Laurentienne a créé un précédent dangereux pour la vitalité du français. En effet, le sous-financement des institutions postsecondaires en situation minoritaire persiste partout au pays, en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba et ailleurs. Étudier en français à l’université ressemble davantage à un combat constant.

En 2019, les restrictions budgétaires imposées par l’Alberta et leur effet direct sur le financement de l’Université de l’Alberta ont aggravé la précarité du Campus Saint-Jean, la seule institution francophone postsecondaire à l’ouest du Manitoba. La campagne #SauvonsStJean lancée par l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) ainsi que la poursuite intentée contre la Province et l’Université ont démontré toute la résilience nécessaire pour préserver des acquis historiques, aussi lointains soient-ils.

Il est donc facile d’observer, sans trop d’effort, à quel point des ambitions affichées de faire main basse sur le développement durable des communautés francophones sont récurrentes. Les exemples d’hostilité envers le français pullulent. Or, si le ciel s’est assombri depuis quelques années, force est d’admettre que des circonstances favorables paraissent se dessiner, avec notamment la participation accrue de l’Acfas dans la diffusion des savoirs en français hors Québec et la création du Service d’aide à la recherche en français (SARF), qui aspire à donner un second souffle à toute la recherche faite en français dans les provinces anglophones. La présence forte de l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne (ACUFC) sur la scène politique est également importante. En Ontario, après la crise de la Laurentienne, l’Université de Sudbury est devenue en 2021 une institution francophone. Véritable « maillon manquant dans le continuum de l’éducation de langue française à Sudbury » (Miville, 2022 : 238), l’institution est désormais destinée à répondre aux besoins de la communauté francophone et francophile du nord de la province. Au niveau fédéral, la modernisation de la Loi sur les langues officielles permettra de combler des lacunes institutionnelles connues depuis des décennies. Bref, ces actions sont susceptibles d’améliorer la situation de la recherche en français ainsi que celle des communautés qui la font vivre.

L’édition 2021 du colloque du RRF s’est donc présentée comme une occasion unique pour évaluer les gains politiques de la dernière décennie et se projeter dans l’avenir. Dans ce numéro thématique, nous avons retenu des études originales qui, d’une part, tentent de raconter l’expérience francophone à partir des personnes qui vivent en français au quotidien et, d’autre part, qui donnent à voir toute la richesse et la qualité de la recherche en français faite au Canada. Nous avons également choisi de présenter une version adaptée et abrégée de la table ronde d’ouverture du colloque et de l’accompagner d’une partie des discussions qui ont suivi. Invités à réfléchir à la question suivante : « Francophonies canadiennes : quels ponts bâtis, quels ponts à bâtir ? », le professeur de science politique de l’Université Simon Fraser, Rémi Léger, la vice-rectrice de l’Université de l’Ontario français, Édith Dumont, l’historien et chercheur en résidence au Centre de recherche sur les francophonies canadiennes (CRCCF), Joel Belliveau, ainsi que la présidente de l’ACFA de l’époque, Sheila Risbud, se sont prêtés à un exercice de réflexion pertinent et stimulant sur la solidarité des francophonies au Canada, leur influence et leur devenir. La professeure émérite de science politique à l’Université d’Ottawa et vice-rectrice adjointe à la recherche et professeure de l’Université de l’Ontario français, Linda Cardinal, ainsi que la professeure de sociologie de l’Université de Moncton et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les minorités francophones canadiennes et le pouvoir, Michelle Landry, ont ensuite prolongé le dialogue par l’entremise d’interventions éloquentes, que nous avons retenues. En ce qui concerne les études qui figurent dans ce numéro de Francophonies d’Amérique, nous présentons plus précisément trois textes différents dans leur approche, mais qui ont tous un même objet d’analyse.

Le premier article, écrit par Michael Akinpelu, a pour titre « Enjeux de maintien et préservation du français dans un milieu anglo-dominant : le cas des jeunes francophones de la Saskatchewan ». Il considère d’abord les conditions démographiques et historiques de la communauté fransaskoise, toujours plus minoritaire depuis 1951. Akinpelu présente ensuite « une enquête de terrain réalisée en 2019 » auprès de jeunes Fransaskois âgés « de 18 à 25 ans ». Il y entreprend « d’examiner les attitudes langagières des jeunes francophones en Saskatchewan », « les situations d’utilisation du français », « les défis et les obstacles » auxquels ils sont confrontés et les moyens « pour atténuer ou surmonter ces défis ». Les résultats de l’enquête révèlent que, nonobstant les efforts déployés, l’anglais reste la langue d’usage principale dans la vie quotidienne de la majorité des Fransaskois interrogés. Pour contrer ce fait, les jeunes interrogés disent faire appel à différentes stratégies pour conserver « leur langue et leur culture », notamment « l’amitié avec des camarades francophones, la consommation des médias francophones et la participation aux activités et aux rassemblements francophones ». De plus, le bilinguisme et le statut du français comme langue officielle sont des références identitaires avérées pour beaucoup d’entre eux. Toutefois, certaines barrières, telles que l’ignorance de la majorité anglophone, l’exogamie et l’insécurité linguistique, entravent la conservation du français, même si l’immersion française gagne du terrain. Pour mettre en relief ce qui les pousse à perdurer comme groupe, les jeunes mentionnent leur « fort attachement à l’identité fransaskoise », la possibilité de « servir des francophones » ainsi que la « transmission intergénérationnelle de la langue et de la culture ». Akinpelu propose enfin d’accroître les « rassemblements francophones » et de rendre plus accessible la francophonie aux anglophones et aux élèves « qui sont passés par des programmes d’immersion » pour mieux préserver cette francophonie.

Dans l’article intitulé « Comprendre l’appartenance et les relations : retour sur les Tables rondes des francophones et des Métis de l’Ouest canadien », Jérôme Melançon et Alyssa Parker revisitent des tables rondes enregistrées de 2007 à 2009 en Saskatchewan et s’efforcent de mieux voir « la manière dont les Métisses et Métis ont parlé de leur appartenance et de leur nation ». Constatant que l’identité métisse surgit comme une « relation ou, dans plusieurs cas, une entrée en relation, un long retour », ils appréhendent cette relation par « une position […] d’écoute et d’apprentissage », en tant que francophones, et se mettent « dans une position de réception des récits ». Ils constatent que la fierté métisse s’incarne selon le passé familial et collectif et selon l’habileté à « surmont [er] un racisme très marqué » et les embûches au moyen des « liens de parenté élargie (kinship) » et de la « famille immédiate ». Alors que certains Métis racontent l’origine du terme « Métis » en lien avec « les femmes des Premières Nations », « la colonie de la rivière Rouge » ou les « lignées ancestrales », d’autres évoquent « la vie dans une communauté de réserve routière […] où certains étaient métis ». La langue apparaît comme référence identitaire, incluant le mitchif et d’autres langues, sans que ce soit la seule référence, et ce, parmi d’autres références de type culturel ou politique. Parker et Melançon précisent que ces tables rondes dans l’Ouest ont permis de mettre en lumière le fait que « la relation entre francophones et Métis n’est pas seulement interculturelle, mais également coloniale ». Des rencontres tendant à « bien vivre en relation » seraient plus proches de la réconciliation, de « la méthodologie métisse développée par Cindy Gaudet » et du « besoin d’apprentissage et de transformation ».

Dans le dernier article intitulé « Les francophones canadiens gesticulent-ils beaucoup ? », Elena Nicoladis et Nicol G. Garzon cherchent à « comparer la fréquence des gestes effectués par des francophones et des anglophones au Canada, afin de déterminer si la fréquence des gestes est une variable culturelle », ainsi qu’à « vérifier l’hypothèse selon laquelle les personnes bilingues font plus de gestes que les personnes monolingues ». Ce sont plus précisément les gestes appelés « bâtons », qui font « une trajectoire simple (p. ex. de haut en bas, en ligne droite) » et qui « mettent l’accent sur le sujet de la discussion » ainsi que les « gestes représentatifs […] qui représentent ce qu’ils signifient par leur forme et/ou par leur mouvement », qui font l’objet de leur attention parmi les 33 sujets « monolingues et bilingues » étudiés. Ainsi, narrant l’histoire d’un court dessin animé, les participants et participantes à l’étude ont révélé que les monolingues de langue française et anglaise se comportent de façon plus ou moins identique quant à la récurrence des gestes. De plus, Nicoladis et Garzon confirment leur hypothèse de départ sur les gestes plus récurrents chez les gens « bilingues français-anglais », qui sont par ailleurs principalement de langue française en contexte canadien. Elles avancent que pour les individus « bilingues français-anglais », la gestuelle en question pourrait permettre, entre autres, de « prendre position sur le récit qu’ils racontent » ou d’étayer « un style narratif très détaillé et imagé ». Toutefois, étant donné les incertitudes causales, Nicoladis et Garzon concluent leur article en affirmant que le lien entre personnes bilingues et gestes plus nombreux pourra être scruté plus à fond dans des études à venir.

La lecture du résumé de la table ronde et des trois contributions permettent de saisir une partie importante des dynamiques sous-jacentes à l’organisation sociale, politique et linguistique des francophonies canadiennes. Certes, seules certaines facettes de cette réalité ont été abordées dans ce numéro thématique, mais elles suffisent pour faire voir l’existence durable des rapports inégalitaires propres au vivre-ensemble linguistique. Qu’il s’agisse de construction identitaire, de discrimination, de pratiques langagières ou autres, vivre en français au Canada vient avec son lot de difficultés, difficultés qui prennent racine dans une histoire complexe. Comme le mentionne à juste titre Amal Maddibo (2021), les groupes dominants, ici les groupes anglo-dominants, travaillent toujours à négocier les identités par un jeu déterminé d’inclusion et d’exclusion. Ainsi, l’accès délibérément limité aux ressources sociétales assure la mise en pratique de discriminations linguistiques (linguicism en anglais) qui minent l’épanouissement de minorités. Une chose paraît claire : en étudiant davantage la situation particulière des francophonies canadiennes, la recherche continuera de mettre en lumière la complexité des enjeux liés à l’expérience linguistique au Canada afin de mieux connaître et de mieux comprendre les problèmes auxquels font face toutes les francophonies du pays. Enfin, elle générera des idées pour bâtir des ponts durables entre elles.