Résumés
Résumé
Le travail clinique auprès des populations immigrantes et réfugiées oblige de plus en plus les intervenants à une prise en compte des dimensions culturelles à l’oeuvre dans l’expérience de la maladie et de la souffrance. Dans ce texte, l’auteure montre comment les concepts psychodynamiques et culturels peuvent être articulés de façon féconde dans le cadre d’une pratique hospitalière en psychiatrie obstétricale. Après avoir révisé certaines notions plus théoriques appartenant au champ de la psychiatrie périnatale puis de la psychiatrie transculturelle, l’auteure analyse trois situations cliniques présentant des points de similarité, et pour lesquelles la prise en compte de la culture a joué un rôle déterminant sur le processus thérapeutique.
Corps de l’article
Introduction
Depuis le début de ma pratique comme psychiatre oeuvrant dans le cadre d’un hôpital général pédiatrique, je me suis questionnée sur la façon d’articuler, au quotidien, les concepts de l’ethnopsychiatrie à mon travail clinique. En effet, avant mon installation comme pédopsychiatre dans mon institution actuelle, j’avais acquis une formation de base en psychiatrie transculturelle dans le cadre d’une formation post-doctorale effectuée dans l’équipe du Dr Moro, à l’Hôpital Avicenne (France). Au Québec, les hôpitaux francophones ont mis plus de temps à s’intéresser aux dimensions culturelles et ont longtemps négligé de reconnaître la fonction essentielle de la culture dans l’expérience de la souffrance et de la maladie, en particulier pour les populations immigrantes ou réfugiées. Dans les dix dernières années, davantage d’attention a été portée à ce sujet mais il demeure souvent difficile pour les milieux cliniques de laisser interroger des pratiques, tendant à laisser de côté les spécificités pour privilégier les aspects communs de l’expérience humaine.
Une partie significative de ma tâche clinique des huit dernières années a constitué à faire de la consultation psychiatrique au sein du département d’obstétrique-gynécologie de l’Hôpital Sainte-Justine, à la fois sur une base externe, c’est-à-dire à mon bureau, ou encore sur les étages d’hospitalisation, au chevet de malades hospitalisés pour des difficultés survenues en cours de grossesse ou suite à l’accouchement. Les problématiques en jeu peuvent concerner soit la mère elle-même, son enfant, ou encore la construction du lien mère-enfant.
La clientèle immigrante constitue une part de plus en plus significative du travail clinique dans nos hôpitaux et elle présente certains enjeux qui lui sont propres. Dans le champ périnatal, on peut notamment soulever les questions relatives aux enjeux de filiation et de transmission, la confrontation parfois difficile avec l’altérité du bébé, l’isolement de la jeune mère qui se trouve en perte de son réseau social et de ses points de repère culturels, ainsi que les aspects plus pragmatiques liés à la langue elle-même et aux techniques médicales privilégiées par nos systèmes de soin.
Dans le texte qui suit, je reviendrai tout d’abord sur certains concepts de base utilisés en périnatalité ainsi que dans le champ de l’ethnopsychiatrie, ou psychiatrie transculturelle. Par la suite, en m’appuyant sur l’analyse de trois vignettes cliniques, je tenterai de montrer comment la prise en compte des aspects culturels permet à la fois de renouveler et de maximiser l’intervention clinique pour ce type de clientèle.
La grossesse comme étape de développement
Les cliniciens qui travaillent dans le champ de la périnatalité ont reconnu depuis longtemps la pertinence et l’utilité d’une intervention psychothérapeutique durant la période de la grossesse et du post-partum, notamment en vertu de la qualité très particulière de l’organisation psychique propre à cette période de la vie. Monique Bydlowsky (1991) a ainsi élaboré le concept de « transparence psychique » pour décrire cet état où les contenus inconscients de l’individu viennent affleurer à la conscience, processus associé à une très grande mobilité du matériel psychique et à des possibilités de résolution de conflits inhabituelles. La grossesse, en particulier lorsqu’il s’agit d’un premier enfant, est en effet l’occasion d’un remaniement psychique majeur : la mère en devenir se construit comme futur parent par une révision de ses propres modèles parentaux ainsi que de son vécu comme enfant face à sa propre mère.
Daniel Stern (1995) parle de la « constellation maternelle » pour décrire cette organisation psychique particulière de la femme enceinte, où les enjeux principaux concernent les liens entre la future mère et son enfant à venir, ainsi qu’entre celle-ci comme fille face à sa propre mère. Dans ce contexte, les enjeux oedipiens passent au second plan et le thérapeute se doit de modifier son attitude thérapeutique afin de devenir plus actif et supportant, plutôt que confrontant : c’est le transfert de « la bonne grand-mère ».
Les particularités de la grossesse en contexte transculturel
Pour les thérapeutes qui se sont intéressés au vécu de la grossesse chez les femmes immigrantes, il est également apparu que cette période de la vie présentait des enjeux très spécifiques. En effet, la question de la filiation, donc des origines, apparaît au coeur de la problématique liée à la grossesse. La grossesse joue également un rôle de réactivation du vécu de rupture et de perte associé à l’expérience migratoire, qui peut ainsi devenir traumatique dans « l’après-coup ». La perte des points de repère et de référence, c’est-à-dire des étayages externes, vient rendre plus complexe la colmatation du désordre interne propre à la grossesse, alors que les catégories de vie et de mort apparaissent souvent plus confuses ; ces étayages sont à la fois d’ordre social, pragmatique et symbolique, et soutiennent le processus de réorganisation identitaire propre à cette étape développementale.
Les enjeux transculturels de la grossesse ont notamment été étudiés par Marie Rose Moro (1997, 1998) ; celle-ci utilise la métaphore du portage pour illustrer l’importance du soutien et du support reçus de la part du réseau social et culturel durant cette période de la vie. Moro souligne la nécessité pour la future mère de se sentir « portée », c’est-à-dire soutenue par les femmes de son groupe de référence, afin de pouvoir se sentir elle-même capable de porter cet enfant qui l’habite et grandit en elle. Les rituels qui entourent la grossesse et l’accouchement, tout comme les façons de penser et de faire codifiées par la culture, constituent d’autres types de « portage » qui ont pour fonction de structurer l’expérience de la future mère. Le soutien du groupe d’appartenance apparaît ainsi primordial pour aider la future mère à développer un sentiment de sécurité intérieure qui lui permette de traverser sans trop d’embûches cette période d’intenses réorganisations physiques et psychiques.
Parallèlement au processus du portage, le lien mère-enfant commence à se construire, permettant la reconnaissance puis l’apprivoisement progressif de l’enfant nouveau-né, enfant toujours un peu « autre » puisque différent de ses parents et des projections dont il a fait l’objet durant la grossesse. La situation transculturelle peut venir exacerber ce sentiment d’étrangeté alors que le nouveau-né vient à la vie dans un monde différent de celui dans lequel sont nés et ont grandi ses parents.
Dans plusieurs cultures, comme le rappelle Moro, la grossesse (en particulier pour ce qui est du premier enfant) est considérée comme une étape de transition et un événement initiatique, situation marquée par les forces et les dangers propres à ce genre de transition. Les rituels de protection, présents dans la majorité des ensembles culturels pour accompagner la mère et le bébé, illustrent ce sentiment de vulnérabilité associé à la période périnatale.
La mère migrante doit donc pouvoir se représenter son enfant dans un monde qui n’est pas le sien, alors que le sentiment d’étrangeté lié à toute naissance se trouve exacerbé par la situation de la migration. Inscrire l’enfant dans une matrice de sens, dans une continuité qui fasse écho à un sentiment de continuité de la mère elle-même, malgré les vécus de rupture associés à l’exil, constitue un défi de taille où la culture vient jouer un rôle clé. Les représentations de l’enfant ainsi que les interactions mère-enfant demeurent fortement imbibées et marquées par les valeurs culturelles du groupe d’appartenance ; la culture vient ainsi informer, ou plutôt mettre en forme, la façon de percevoir la nature de l’enfant. Elle permet également de moduler la compréhension des désordres et troubles pouvant survenir à cette période de la vie.
Quelques concepts de base en psychiatrie transculturelle
Avant d’analyser plus en détail trois vignettes cliniques issues de ma pratique comme consultante en obstétrique-gynécologie, je reviendrai d’abord sur les liens entre culture et espace transitionnel, tels que pensés par le psychanalyste Winnicott, ainsi que sur le concept « d’efficacité symbolique » défini par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Je reprendrai ensuite sommairement quelques uns des concepts de base développés dans le champ de l’ethnopsychiatrie européenne, avec notamment G. Devereux, T. Nathan et M. R. Moro.
Dans son article portant sur l’expérience culturelle, Winnicott (1966), pédiatre et psychanalyste, associe la culture avec la notion d’espace transitionnel. Il présente en effet l’expérience culturelle comme constituant une extension du phénomène transitionnel et du jeu. Winnicott commence par souligner l’importance du sentiment de continuité personnelle, qui se construit à cette étape précoce du développement (premiers mois de vie ; autour de 8 à 9 mois, classiquement). En effet, à cette période, la capacité du très jeune enfant de se séparer de sa personne de référence principale (la mère, en général) devient possible grâce à la disponibilité de cette dernière, ainsi que grâce à l’investissement d’objets « intermédiaires », ou transitionnels. Ces derniers vont constituer des symboles de l’union entre la mère et le bébé et vont donc rendre possible et vivable l’expérience de la séparation. Si cette étape ne se déroule pas adéquatement, il peut y avoir trauma pour le bébé, engendré par un vécu de rupture dans le sentiment d’existence et de continuité personnelle. Ceci se produit notamment lorsque la mère ne revient pas auprès de l’enfant après une période « limite » X. Une telle situation provoque alors des anxiétés impensables chez le bébé. Winnicott conçoit la folie de cette façon : un vécu de fracture dans le sentiment de continuité personnelle, qui résonne avec des angoisses primaires de fragmentation et d’annihilation. Par ailleurs, la mère qui n’excède pas cette période limite va pouvoir aider à son retour son enfant à réparer les privations limitées dont il vient de faire l’objet ; elle contribue alors à faire de ce vécu une expérience de maturation, et non de déstructuration, et contribue à renforcer la structure de son ego.
Pour Winnicott, les expériences culturelles constituent le moyen par lequel l’humanité en tant que telle se protège et entretient un sentiment de continuité pour elle-même, en tant que groupe. Cette continuité « groupale » transcende le sentiment de continuité personnelle. La culture, comme le jeu, sont donc conçus comme issus de ce « troisième espace », l’espace transitionnel, situé quelque part entre la mère et le bébé. La culture et le jeu apparaissent tous deux, à leur niveau, comme des garants essentiels de la bonne santé mentale de l’individu et du groupe.
Dans un autre champ, Claude Lévi-Strauss (1958), anthropologue, s’est intéressé à la notion de symbole et à sa portée thérapeutique dans une culture donnée. Il a notamment élaboré le concept d’efficacité symbolique, à partir de l’analyse du fonctionnement d’une cure chamanique : celle-ci se déroule dans le contexte d’un accouchement difficile, et est centrée sur le récit d’un long chant épique. Lévi-Strauss montre comment, à travers le récit mythique, le chaman fournit un langage à la malade ; celui-ci va lui permettre de remettre en ordre le chaos affectif dans lequel elle se trouve. Ce qui est important ici, ce n’est pas que la mythologie du chaman corresponde à une réalité objective, mais que la malade y croit, donc qu’elle y trouve du sens, et qu’elle soit membre d’une société qui y croit. Le sens du groupe vient ainsi informer et soutenir le sens individuel. La fonction symbolique est illustrée dans ce cas par l’efficacité du récit mythique, qui parvient à organiser un chaos affectif et à dénouer une situation jusque là bloquée, à la fois sur les plans psychique et somatique.
De son côté, Devereux [1] (1970, 1972) pose deux principes fondamentaux à la base de la compréhension de l’être humain : l’universalité psychique et la spécificité culturelle. Si tout homme tend vers l’universel, c’est par le biais du particulier de sa culture. D’où la nécessité de donner le même statut de sens et de valeur aux productions psychiques de l’être humain, à ses manières de vivre et de penser. La culture est perçue comme ayant pour principale fonction de coder le rapport de l’être humain au monde et à lui-même. Elle sert ainsi de cadre au développement psychique de l’individu. D’autres auteurs, anthropologues mais aussi sociologues, philosophes…, ont également souligné la dimension fondamentale de la culture pour l’être humain : l’homme est ainsi défini comme un animal culturel (C. Geertz), un animal signé (H. Van Lier), un animal symbolique (C. Lévi-Strauss), ou encore un animal dénaturé (Vercors).
Pour prendre en compte l’aspect essentiel des dimensions culturelles, Devereux introduit dans sa conceptualisation théorique la notion de complémentarisme. Cette idée avait été élaborée dans le domaine des sciences physiques, suite aux problèmes particuliers soulevés par la physique des quantas [2]. Par complémentarisme, Devereux entend l’utilisation obligatoire, mais non simultanée, de l’anthropologie et de la psychanalyse : s’il est nécessaire d’utiliser ces deux types de discours, on ne peut pour autant traduire l’un par l’autre, au risque de réduire l’un des discours aux dépends de l’autre. Chacune des deux explications est perçue comme étant complète, donc valable, dans son propre cadre de référence et est traitée comme telle. C’est la capacité d’un discours à « être rentable », c’est-à-dire à produire un changement, à mobiliser du discours et des affects, qui va déterminer le passage d’un niveau à l’autre au cours d’une séance thérapeutique.
Psychologue et psychanalyste, Nathan (1986, 1994) a approfondi plusieurs des idées proposées par Devereux. En particulier, il a élaboré un dispositif thérapeutique spécifique, de type groupal, afin de favoriser la prise en compte des éléments culturels. Se basant sur le concept de Moi-peau de Didier Anzieu (1985), Nathan souligne l’importance de la notion de contenant par rapport à celle de contenu pour ce qui est du développement et du bon fonctionnement de l’appareil psychique. La culture est en effet perçue comme constituant une sorte d’enveloppe vitale pour les productions psychiques. Chaque individu possède un cadre culturel interne, qui se développe en rapport d’homologie étroit avec le cadre culturel externe, le premier s’étayant sur l’autre. Dans cette optique, toute migration devient potentiellement traumatique puisqu’elle rompt ce rapport d’homologie et fragilise donc le contenant psychique interne.
Dans le dispositif thérapeutique de Nathan, la dimension de contenant est également évidente : un groupe de co-thérapeutes, rassemblés autour d’un thérapeute principal, reçoit le patient et ses proches (famille, amis…), ainsi qu’éventuellement les intervenants déjà impliqués dans le cas. L’entrevue se déroule en langue maternelle, grâce à la présence d’un interprète, qui a également une fonction de médiateur culturel ; par sa présence, il représente la possibilité de passage d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre. Le travail en groupe permet de façon plus aisée l’exploration des logiques culturelles à l’oeuvre dans le processus pathologique, ainsi que la remobilisation de ces mêmes logiques dans un but thérapeutique. Le groupe joue un rôle important de « portage », ou de soutien structurant, pour le patient.
Les facteurs culturels à l’oeuvre dans les interactions précoces mère-bébé ont constitué une préoccupation particulière pour Marie Rose Moro (1994, 1998), psychiatre et psychanalyste. Le concept d’enculturation, déjà proposé par l’anthropologue Margaret Mead (1930), retrouve ici toute sa pertinence ; selon Mead, la culture structure l’individu dès le plus jeune âge, par l’intermédiaire de pattern culturels transmis. Moro conçoit ces patterns comme de véritables logiques culturelles qui sont données à l’enfant par la mère et par son groupe d’appartenance. Cette transmission précoce se fait à partir de toutes les techniques du corps, les soins aux enfants, le langage, ainsi que l’éducation et tout ce qui est valorisé ou interdit…
Moro souligne l’aspect dynamique de la culture, système instable et ouvert, en perpétuelle transformation malgré les invariants transmis d’une génération à l’autre. Elle pose notamment comme fondamentale la notion de métissage. « Pour nous, tout migrant est un métis dans la mesure où son voyage l’a conduit dans un autre monde qui aura une action sur lui comme lui d’ailleurs aura une action sur ce monde. » (Moro, 1998, 45). Pour tenir compte de la réalité complexe des enfants de migrants, en particulier, Moro a élaboré l’idée du dispositif à géométrie variable : il s’agit d’un dispositif de soin dans le cadre duquel le travail thérapeutique peut se dérouler à des niveaux différents, de façon parallèle et complémentaire (individuel, familial, académique, en articulation avec les institutions de soin…).
Moro définit également les paramètres culturels fonctionnels, qui génèrent plus spécifiquement du discours autour de l’enfant au cours d’une séance thérapeutique. Elle décrit ainsi les représentations ontologiques (qui concernent la nature de l’enfant), les représentations étiologiques (cause des désordres en cours), ainsi que les logiques thérapeutiques (de l’ordre du faire, en fonction des deux premiers paramètres).
Articuler les notions culturelles et psychodynamiques en clinique
Nous allons maintenant tenter de voir comment les notions présentées ci-dessus peuvent venir éclairer notre compréhension de la clinique et inspirer nos pratiques thérapeutiques de façon créative et pertinente. Dans le cadre de la pratique en périnatalité, les deuils périnataux, tout comme les interruptions de grossesse pour raisons médicales, constituent une part significative du travail en centre hospitalier tertiaire. Les trois vignettes suivantes sont issues de demandes de consultation faites dans le cadre de situations d’interruption de grossesse.
Vignette #1 : Sarah
Sarah a 24 ans ; elle est d’origine libanaise, et est mariée depuis trois ans. Elle a été admise à l’hôpital pour une interruption de grossesse à 26 semaines, suite à la mise en évidence d’une anencéphalie (absence de développement du cerveau) chez son bébé.
Lorsque j’arrive dans sa chambre, Sarah est en compagnie d’une femme d’un certain âge, elle-aussi Libanaise, et qui a passé sa vie au Sierra Leone avant de venir s’installer au Québec, il y a quelques années. Elle connaît Sarah depuis son arrivée à Montréal et l’a investie comme sa propre fille, elle qui n’a eu que des fils.
Je profiterai de la présence de cette femme, qui apparaît d’emblée comme un substitut maternel puissant pour Sarah, pour faire l’entrevue en langue maternelle, c’est-à-dire en arabe. Cette femme d’âge mûr va ainsi constituer, en plus de son rôle d’interprète, une médiatrice précieuse entre le monde de Sarah et le mien. Sans le support d’un dispositif de groupe, comme le privilégie Nathan, le cadre posé pour l’entrevue vient tout de même signifier les possibilités de passage entre des univers référentiels différents, tout en permettant des échanges en langue maternelle, offrant ainsi un accès privilégié au matériel affectif et culturel. De plus, l’intégration de cette femme d’âge mûr dans le processus de l’entrevue permet également de reconnaître et de renforcer son rôle de substitut maternel. Elle devient elle-même l’objet du « transfert de la bonne grand-mère », que décrivait Stern dans sa clinique des femmes enceintes.
J’apprends ainsi que Sarah est musulmane, chiite, et qu’elle est arrivée au Canada il y a 5 ans ; elle est installée au Québec depuis deux ans, ayant passé les premières années en Saskatchewan, chez un oncle. Aînée de 7 enfants, Sarah est la seule à avoir quitté sa ville natale, Beyrouth. Elle raconte qu’elle avait évoqué avec ses parents l’idée d’immigrer pour faire ses études ailleurs, pensant qu’ils s’y opposeraient…
L’expérience migratoire, marquée par une grande ambivalence dès les tout débuts, a été particulièrement difficile : privée de l’entourage familial supportant et contenant, Sarah s’est retrouvée parachutée dans un autre univers, chez un oncle avec lequel elle avait peu d’affinité. Elle a vécu un grand sentiment d’isolement et d’abandon. Suite à la rencontre de son mari, elle est venue s’installer au Québec. Sarah a donc vécu une expérience migratoire de type traumatique, marquée par un déchirement douloureux de son enveloppe culturelle d’origine.
La première grossesse de Sarah s’est malgré tout bien déroulée. Lors de cette deuxième grossesse, quand elle a appris le diagnostic d’anencéphalie lors de l’échographie de routine, elle a été submergée par l’angoisse. Sarah a été consulter dans d’autres milieux hospitaliers et elle a subi plusieurs échographies de contrôle ; elle ne pouvait se résoudre à accepter l’interruption de grossesse proposée par l’équipe médicale. Ceci explique qu’elle soit arrivée aussi tardivement dans sa grossesse pour son intervention. Sarah explique qu’elle avait le sentiment de porter un monstre à l’intérieur d’elle et que ceci était absolument insupportable, que c’est pour cela qu’elle a fini par accepter l’interruption de grossesse suggérée. Par ailleurs, Sarah vivait également des tiraillements extrêmement pénibles face à sa religion : en effet, l’islam est classiquement en défaveur de ce genre d’intervention. Dans la religion musulmane, Dieu est perçu comme le pourvoyeur ultime, et le destin de l’enfant lui appartient ; la conduite orthodoxe aurait donc été de compléter la grossesse et de laisser ensuite les choses suivre leur cours, pour laisser s’accomplir la volonté divine.
L’angoisse intense de cette patiente, au-delà de la culpabilité ressentie face à une prise de décision signifiant la mort de son enfant, venait ainsi également en bonne partie de son sentiment de transgression sévère face à sa religion. Le travail thérapeutique en entrevue a donc été axé sur ce vécu de transgression religieuse, plutôt que sur la culpabilité par rapport au décès de l’enfant, qui est apparue potentiellement trop désorganisante. Avec l’aide de la médiatrice culturelle, nous avons exploré les logiques de réparation de la transgression qui étaient pertinentes dans le contexte culturel d’origine. Le jeûne de 30 jours, avec prières associées, est apparu comme constituant la modalité la plus appropriée pour se purifier et se réconcilier avec son Dieu et avec elle-même ; j’en ai donc fait une prescription culturelle, tel qu’on en fait à l’occasion dans le cadre du groupe d’ethnopsychiatrie. Je m’appuyais ici sur la médiatrice culturelle, et non sur le groupe de co-thérapeutes. Une réparation devenait ainsi représentable et possible, avec comme conséquence une diminution importante de l’anxiété et de la culpabilité présentes.
D’autres éléments ont également joué un rôle dans le processus thérapeutique : la reconnaissance de la souffrance migratoire, réactivée par la perte du bébé, ainsi que celle du vécu de rupture douloureux du lien à la mère, dont l’ambivalence demeurait cependant difficile à évoquer. Dans un tel contexte, le renforcement du lien au substitut maternel, lieu d’identification et d’étayage, vient favoriser un sentiment de continuité personnelle tout en offrant un « portage » salutaire. Grâce à la réhabilitation des logiques culturelles à l’oeuvre, dans leur polarité thérapeutique notamment, l’angoisse se trouve mieux contenue et possiblement aménageable.
Vignette #2 : Julie
D’origine haïtienne, Julie est au Québec depuis un an. Elle est de religion catholique. Julie a eu un premier mariage, au cours duquel elle a perdu un bébé à 20 semaines de grossesse, alors qu’elle était toujours en Haïti. Peu après son arrivée au Québec, où elle venait retrouver une tante, elle a rencontré son nouveau conjoint. Peu avant que je la rencontre, Julie vient de perdre un deuxième bébé, à 22 semaines de grossesse suite à un problème d’incompétence du col utérin ; les infirmières la trouvent « bizarre » et ont sollicité une évaluation psychiatrique.
Lorsque je rencontre Julie, elle est couchée dans son lit d’hôpital, enfoncée dans ses draps. Elle me regarde à peine, a de la difficulté à garder les yeux ouverts. Elle parle très peu. Elle explique tout de même qu’elle a eu des craintes de façon très précoce pour cette grossesse, mais qu’elle n’a pas été prise au sérieux… Elle avait des douleurs et des sensations corporelles particulières au niveau du bas ventre. Pour explorer les logiques culturelles possiblement présentes, je la questionne sur ce qui a marqué le début de ces sensations inhabituelles. Elle évoque alors un rêve… Dans le rêve, elle se bat avec une vieille femme, qui a une petite fille avec elle. Son mari essaie de les séparer, en vain. Finalement, la vieille s’en va, tout en la menaçant de la « suivre toujours »…Ce rêve semble donc mettre en scène un mauvais sort, sort dont Julie se sent victime avec la perte de ce deuxième bébé, et dont elle ne sait plus comment se protéger. Dans un tel contexte, les prescriptions médicales, de type cerclage du col en cas de grossesse ultérieure, même si elles sont appropriées sur le plan scientifique, ne sont pas suffisantes pour contenir l’angoisse mortifère générée par le sentiment d’être victime de mauvais sort. Un simple travail sur la culpabilité de n’avoir pas pu poursuivre cette deuxième grossesse à terme est également insuffisant. Le mauvais sort constitue ici la forme sous laquelle l’angoisse vient prendre sens culturellement, et c’est ce sens qui doit être adressé pour qu’il y ait efficacité thérapeutique. Il s’agit donc ici d’explorer les logiques thérapeutiques à l’oeuvre, et de prescrire le traitement culturel approprié, parallèlement au traitement médical, qui demeure par ailleurs validé. Le « travail à géométrie variable », à la Moro, apparaît indispensable dans un contexte où les aspects médicaux jouent un rôle important, si on ne veut pas réduire les immigrants à une « médecine de deuxième ordre ».
Pour adresser le risque « culturel », je réfère donc Julie aux personnes reconnues comme compétentes dans sa communauté culturelle pour trouver les « façons de se protéger » adéquates, à la fois pour Julie et pour son futur bébé ; une telle démarche vise à rendre pensables et donc représentables la perte du bébé tout comme la perspective d’une nouvelle grossesse éventuelle. En encourageant Julie à demander conseil à sa famille demeurée en Haïti, je favorise également la réactivation des liens de filiation, filet essentiel à la construction de Julie comme mère.
L’exploration des logiques culturelles a souvent un effet spectaculaire en entrevue au niveau de l’alliance thérapeutique et de la mobilisation des affects ; dans ce cas-ci, Julie s’est réveillée et animée lorsque nous avons commencé à discuter ensemble de la question du mauvais sort et des moyens à prendre pour s’en protéger. Mon discours devenait maintenant pertinent pour elle…
Vignette #3 : Nathalie
Nathalie et son conjoint sont tous deux présents à la chambre à mon arrivée, soit peu après l’interruption de grossesse pour anencéphalie foetale. Ils sont toux deux très anxieux. Je ferai cette entrevue, comme les deux autres qui ont suivi, avec les deux membres du couple, qui paraissent d’emblée profondément touchés à la fois comme individus et comme couple par la situation en cours. Ils s’offrent ainsi également un support mutuel, particulièrement précieux.
Nathalie exprime une forte culpabilité face au fait d’« attenter à la vie de son bébé ». Elle rapporte notamment avoir vécu les diverses procédures médicales encourues de façon violente et intrusive, tout en exprimant un grand sentiment de perte de contrôle.
J’apprends aussi que, depuis deux ans, ce couple a subi un enchaînement de situations catastrophiques qui a généré un profond sentiment de vulnérabilité : inondation, cambriolage, accident de voiture, verglas… Il y a deux à trois ans, les deux conjoints racontent s’être retirés ensemble d’un groupe mystique (présent sur la scène internationale), et ils ont tous deux le sentiment de devoir depuis « payer » pour cette transgression importante face aux lois du groupe. Le vécu d’angoisse trouve ici encore un sens particulier, alors que les stratégies de protection, autrefois offertes par le groupe religieux, n’ont pas encore trouvé d’équivalents pour le couple dans le monde séculaire. D’où un grand sentiment de vulnérabilité et d’impuissance, contaminant tout le vécu du couple et nourrissant la répétition traumatique des catastrophes.
De plus, chez cette patiente, les angoisses générées par le diagnostic d’anencéphalie résonnent également avec des fantasmes infantiles effrayants : donner naissance à un « bébé à tête d’eau », comme l’a déjà rêvé Nathalie en bas âge. Ceci confronte Nathalie à sa capacité à assumer un rôle maternel, dans un contexte de grande ambivalence avec sa propre mère (elle-même toujours membre du groupe mystique). Pour ce couple, qui est revenu me voir à deux reprises sur une base externe, à mon bureau, l’espace thérapeutique a été investi comme un espace transférentiel, un lieu de sécurité où pouvaient se remobiliser et s’inverser les logiques mortifères en jeu, où un nouveau départ pouvait prendre appui.
Conclusion : se permettre de travailler « différemment »
L’ethnopsychiatrie, dans sa démarche théorique et clinique, pose la question essentielle du sens pour l’être humain, en particulier lorsqu’il se retrouve confronté à des événements difficiles à appréhender psychiquement ou affectivement, sens arrimé à la fois sur l’histoire individuelle et sur des représentations collectives. La question du sens apparaît étroitement liée à celle de la culture, puisque c’est la culture qui organise fondamentalement notre façon de percevoir le monde et de nous percevoir nous-mêmes. L’ethnopsychiatrie nous oblige ainsi à appréhender à nouveau l’être humain dans sa globalité, c’est-à-dire dans son humanité profonde et dans sa complexité. Elle nous oblige à nous repositionner en tant qu’être humain nous-mêmes, doté d’une culture spécifique marquant notre rapport au monde et à la maladie.
La psychiatrie transculturelle rappelle que si nous sommes tous des êtres humains, confrontés aux mêmes grands enjeux de base dans la construction de notre psychisme, nous ne confrontons pas toujours les enjeux et conflits présents de la même façon ou dans les mêmes termes. La pratique transculturelle en consultation obstétricale souligne la façon dont les étapes de la vie, tout comme les vécus autour des situations de crise, de transition ou de maladie, sont structurés par les éléments culturels, conscients et inconscients, qui ont participé à la construction de notre psychisme humain. La reconnaissance de cette réalité ainsi que des impacts des vécus migratoires permet de mieux appréhender le vécu des individus concernés en maximisant l’alliance thérapeutique et en ouvrant des voies nouvelles pour l’intervention.
Il faudrait cependant se garder de concevoir les cultures comme des ensembles homogènes et statiques ; les cultures ont fondamentalement une nature dynamique et mouvante, dont la mobilité peut être accentuée par les contacts entre les groupes et les déplacements des individus, qu’ils soient forcés ou volontaires.
Il convient aussi de rappeler que des sous-cultures existent également dans notre société, avec des zones de clivages et de fractures potentielles, par exemple entre la culture médicale spécialisée et la culture populaire, divergences qui peuvent également être à l’origine de confrontations et de malentendus dans le travail clinique. Ne pas tenir compte de ces diversités présentes dans l’expérience humaine risque d’appauvrir notre pratique clinique en déniant une partie de leur expérience à nos patients tout en nous « déshumanisant » nous-mêmes comme intervenants par le fait même ; nous ne pouvons en effet ignorer la force que la culture a toujours eue dans l’histoire des êtres humains depuis les débuts de l’humanité.
Parties annexes
Notes
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[*]
Une première version de cet article est parue dans la revue Les Cahiers d’anthropologie, en 2000 (no 3, 69-75).
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[1]
Georges Devereux est un psychanalyste et anthropologue, qui a notamment travaillé chez les Indiens mohave du désert de Californie ainsi que chez les Sedang Moï du Viet Nam ; il est considéré comme le fondateur de l’ethnopsychiatrie européenne.
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[2]
Un des problèmes de la physique quantique est le suivant ; on ne peut analyser avec la même précision la vitesse et le moment d’un électron, la précision de l’un se faisant aux dépends de celle de l’autre ; pourtant, tous deux sont nécessaires pour comprendre le comportement de l’électron.
Bibliographie
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