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Kernberg

Je pense qu’il est préférable de lire l’exposé du traitement par chapitres successifs et de les discuter séparément afin d’en tirer davantage de renseignements. Sinon, notre discussion risque de demeurer trop vague.

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Pour établir des frontières à l’intérieur de ce texte je vous lirai d’abord les titres des chapitres : ils constituent, en images, le résumé de ce traitement.

  1. Introduction

  2. Un monde en morceaux : la première séance

  3. Un traité sur la schizophrénie : la première lettre

  4. Docteur Gradus ad Parnassum : la virtuosité dans la résistance

  5. Les raisins sont trop verts : la matérialisation d’un fantasme

  6. Un phare en opaline et des arbres plein la tête : imaginer à deux

  7. La Flûte Enchantée : deux sexes et une scène primitive

  8. Du vent dans les voiles : introduction à la psychanalyse

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Puis-je vous interrompre pour dire que je perçois déjà dans ces quelques mots une différence de style dans notre approche du matériel clinique. Cela aura de l’intérêt, dans notre discussion car cela peut refléter la différence générale entre l’approche française et ma propre approche. Les titres des chapitres sont fort évocateurs ; ils font appel au royaume des symboles et ils s’achèvent sur une référence à la psychanalyse.

Mon approche aurait été d’aller directement à la réalité concrète, immédiate. Je verrais le jeu avec les symboles comme une tentative de défense de la part de la patiente, tentative qui a besoin d’être transformée en relation humaine directe. Mais ces réflexions ne sont qu’incidentes…

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J’ajouterai que si le dernier chapitre s’intitule : « Du vent dans les voiles : introduction à la psychanalyse » c’est parce qu’il a fallu ces huit ou neuf années de traitement pour que nous accédions, Josée et moi, à la possibilité d’analyser une conflictualité intra-psychique bien circonscrite. Jusque-là, la conflictualité débordait sur un monde extérieur support des parties projetées de Josée ; jusque-là, nous nagions dans l’identification projective, le clivage et le morcellement. Nous y reviendrons…

1. INTRODUCTION

Ce métier de psychanalyste nous entraîne parfois vers des aventures cliniques inattendues ; nos cadres nosographiques se mettent à vaciller et nous nous retrouvons, perplexes, aux frontières de notre expérience.

En 1973, une amie universitaire me demandait de recevoir une de ses élèves remarquablement douée pour les Sciences Humaines et qui devenait de plus en plus bruineuse, originale à la limite du supportable, isolée ou posant des questions insolites, ravagée par l’angoisse. Josée semblait glisser vers un autre monde et son comportement ouvertement étrange devenait l’image d’une folie insidieusement spectaculaire et inquiétante. Je me suis donc engagée dans un traitement qui dure depuis maintenant neuf ans.

J’aurais bien juré, et mes collègues partageaient mon avis, que Jasée dérivait vers une schizophrénie dramatique, douloureusement convaincante. Dix-huit ans, la frontière entre l’adolescence et l’âge adulte à notre époque ; l’oeil hagard, le visage exsangue a demi-caché par un buisson de cheveux noirs et frisés ; une voix d’outre-tombe ; des gestes rares, lents et raides. Josée était impressionnante Elle avait une singulière façon d’étreindre son interlocuteur et de transmettre immédiatement son angoisse. Chez moi, comme chez d’autres, elle a éveillé un sentiment d’urgence, le désir de donner le meilleur de moi-même, sans compter. J’ai l’habitude du schizophrène qui m’engage dans l’éternité d’un travail de percheron… avec Jasée, quelque chose était différent : je devrais être aussi bien coursier que percheron ! Contrairement aux schizophrènes, Josée était avide… de me faire comprendre. Elle s’enfonçait, certes, dans un brouillard mais elle s’accrochait, elle m’accrochait, et au passage elle accrochait une multitude d’intervenants qui, tour à tour, jouaient un rôle dans la vie de Josée. Cette multitude d’objets était bien différente du fossé qui se creuse habituellement autour du schizophrène.

L’étrangeté du schizophrène était étrange chez Josée. Pour moi, elle résumait la schizophrénie, mieux que les livres, mieux que mes professeurs, mieux que… les schizophrènes ! Elle répondait miraculeusement à mes interprétations, elle confirmait mes dires ou, quand elle les infirmait, elle me dirigeait vers de nouvelles avenues. J’offrais à Josée ma sympathie, mon désir de comprendre et mon espoir que, le cas échéant, cette compréhension l’aiderait. En échange, Josée m’offrait le sentiment aigu de la découverte ; elle me rendait intelligente et secrètement reconnaissante. Vous aurez reconnu une composante d’idéalisation réciproque et d’identification projective réciproque que je mets ici au premier plan car c’est un élément contre-transférentiel important pour le diagnostic et le pronostic. Par contre, je devais bien m’avouer que je n’avais jamais vu une schizophrène comme Josée, aussi souple dans de la communication et retenant aussi peu ce qui s’était passé au cours des séances.

J’aimerais vous parler de la première séance, vous lire sa première lettre, décrire une cascade de défenses par le morcellement et pas l’absurde, voir enfin l’apparition de l’individualité propre de Josée et les premiers éléments d’une conflictualité intra-psychique authentique…

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Voici mes commentaires sur ce premier chapitre. Voilà une étrange jeune femme qui parait « théâtrale », qui a un comportement bizarre. Il y a contradiction entre l’impression qu’elle donne de tomber en morceaux et sa façon de réussir ses études, apparemment… J’ai eu l’impression que certains aspects de sa vie n’étaient pas si mal…

Ma première attitude serait de la soumettre à un test de réalité afin de décider si, malgré tout, elle est schizophrène ou borderline. Je crois que cette décision peut être facilement prise dans les toutes premières séances. Pour tester son sens de la réalité il existe une méthode que je peux vous expliquer en détails. En effet, je pense que trois critères de base peuvent s’appliquer pour différencier les structures borderline de la schizophrénie et, d’une façon générale, des structures psychotiques.

  1. Si le patient présente de véritables hallucinations, ou un délire, il est psychotique. Si vous soupçonnez la présence d’un délire ou d’hallucinations, vous devez le questionner, autant que faire se peut, pour établir un diagnostic différentiel.

  2. Vous sélectionnez ce qui est le plus bizarre, étrange, inapproprié, dans les affects du patient, dans son comportement ou dans le contenu de ses pensées ou sentiments ; puis, gentiment, vous confrontez le malade à cette particularité afin de vérifier s’il a maintenu l’épreuve de réalité envers cet étrange comportement, affect ou contenu de pensée. J’essaye de découvrir si le patient maintient son empathie avec les critères sociaux ordinaires concernant la réalité, telle qu’elle est représentée par mon attitude de bon sens. Je veux voir si le patient peut éprouver de l’empathie pour mon expérience de son expérience. Par exemple, je pourrais dire à votre patiente : « Vous me paraissez hagarde, votre voix semble comme ceci… J’ai l’impression que votre façon de m’approcher est étrange, comme si votre voix venait d’une certaine distance, comme si vous exprimiez par vos gestes un fantasme de souffrance énorme… Pouvez-vous voir ce que j’entends par là ? » Ou encore : « Il y a quelque chose dans votre attitude, un peu comme si vous attendiez de moi une réponse ou une compréhension immédiate, ce qui me parait étrange. Pouvez-vous voir ça ? » Ou encore : « J’ai le sentiment que vous parlez d’une façon très générale, vague, presqu’abstraite. C’est étrange. Pouvez-vous voir cela ? »

    Autrement dit, je confronte le patient avec ce qui semble étrange chez lui et j’essaye de voir s’il peut le voir aussi. Chez les borderline, c’est habituellement et parfaitement bien compris ; ils vous donnent une explication qui rend tout ça plus raisonnable ; par exemple : « Comment pouvez-vous penser à des questions pareilles. J’ai le droit d’être moi-même », montrant par là qu’il est irrité et qu’intérieurement il, n’est pas confus. Chez les schizophrènes au contraire, ce que vous venez de dire est incompréhensible. Si vous répétez cette mise à l’épreuve de la réalité, vous découvrirez qu’en fait, ils n’ont pas la capacité de mise à l’épreuve de la réalité. Alors, vous n’insistez pas… (rires)

  3. Si vous découvrez des mécanismes de défense primitifs dans le hic et nunc et que vous interprétez leur fonction dans le hic et nunc, le fonctionnement des patients borderline s’en trouve temporairement amélioré, alors que le fonctionnement des schizophrènes s’en trouve dégradé.

En ce qui concerne votre patiente : il semble y avoir une idéalisation mutuelle immédiate. Comme l’a si merveilleusement déclaré sa thérapeute : « Je pourrais me sentir séduite, induite à sauver ma patiente. Je sens (mais je ne dis pas) sa tendance à m’idéaliser d’emblée. » Je pourrais alors dire à la patiente : « J’ai le sentiment que maintenant déjà alors que vous me connaissez à peine, vous me percevez comme un personnage très idéalisé, comme si vous étiez certaine que je suis capable de vous aider. Est-il possible que vous soyez en train de construire une telle image de moi, en tant que personne très idéale qui vous aidera sûrement, afin de vous protéger contre la peur de profondes déceptions, et donc de colères contre moi, ce qui pourrait être très effrayant pour vous. De toutes façons, vous pourriez avoir besoin de m’idéaliser pour vous rassurer contre des sentiments contraires. » Les borderline comprennent cela et ils sont capables de vous fournir d’autres renseignements qui vous donneront l’impression qu’ils ont un sens de la réalité beaucoup plus solide que vous ne le pensiez d’emblée. Les schizophrènes mis en présence de ce genre d’intervention, vont faire apparaître immédiatement des sortes de bouffées de délire et des hallucinations.

Je ne dis pas que cette méthode soit toujours suffisante en une séance, mais qu’une approche répétée de cette technique permet habituellement de faire un diagnostic différentiel en quelques heures, ce qui est important en ce qui concerne le pronostic et le choix de la technique de traitement.

Je voudrais ajouter que si le patient risque de ressentir ce que je dis comme une critique je commence par dire : « Est-ce que vous m’autorisez à dire quelque chose qui pourrait peut-être vous paraître une critique alors qu’en fait j’essayerai de partager avec vous des impressions, en toute simplicité… » Autrement dit, je commence par interpréter la réaction probable du patient.

En dehors du diagnostic, dans le cas que vous présentez, je ne perçois pas que l’idéalisation. Je suis frappé, en plus, par la multitude d’intervenants : cette patiente a affaire simultanément à plusieurs personnes chargées de la soigner ; j’aurais tendance à considérer cela comme l’expression d’une méfiance dissociée concernant la thérapeute. De plus, cette patiente comprend vite mais ne retient rien : il pourrait s’agir d’une destruction inconsciente de ce qu’elle reçoit, ou de l’expression d’un manque conscient de confiance et d’un rejet.

2. LA PREMIÈRE SÉANCE : UN MONDE EN MORCEAUX

Énigmatique. Phrases morcelées, à peine audibles, remplies d’effroi et inductrice de sentiment d’urgence :

« Dans ma tête… un trou… un fil… une main avec un revolver… on tire !… Aie, ça fait mal ! »

Dépassée par un surplus de perceptions inorganisées, l’analyste ne sait plus laquelle privilégier. Ses réseaux associatifs de psychanalyste sont tout prêts : un trou, un revolver qui tire un coup, une douleur, une tête brutalement saisie entre deux mains… Mais que faire de tout ça ? Comment traduire la référence au cordon ombilical, à l’angoisse de séparation, au tiers qui vient rompre un fil qui tenait encore. Que faut-il traduire, et comment ?

J’ai choisi d’établir brutalement un court-circuit et j’ai refusé de courir dans toutes les directions à la fois, derrière chacune des représentations. Comme si je changeais de sujet j’ai interrogé Jasée : « Parlez-moi plutôt de votre mère. » Étonnée, Josée commence à raconter, comme du fond d’un rave, qu’elle ne peut pas se dégager de l’emprise de sa mère. (On pourrait objecter ici que si j’avais dit : « Parlez-moi du trou » ou encore : « Parlez-moi du revolver. » Jasée aurait aussi répondu quelque chose.) La mère de Josée surveille tout ; pour aider sa fille, elle lit les résumés des cours ; elle dépouille aussi le courrier etc. Mais Josée ne peut pas la quitter. Plus encore, elle a peur de la perdre. Quand elle était enfant, elle craignait toujours que la mère ne disparaisse, happée par un trou ou coincée entre deux portes.

Josée avait quatre ans le jour où elle a refusé de manger sa viande. La mère l’avait enfermée dans la cave peut-être, ou dans un autre lieu tout noir, jusqu’à ce que l’enfant accepte de vider son assiette. Un combat sans merci s’était engagé. Qui avait gagné la partie ? Josée a oublié mais elle reste persuadée que la viande refroidie, figée dans sa sauce, lui avait été servie au repas suivant. Ce qui persiste, c’est l’impression d’une lutte éternelle entre Jasée et sa mère.

Une autre fois la mère avait été trop sévère et elle s’était excusée auprès de l’enfant : « Tu m’en veux ? » Josée avait compris : « Tu me veux » et elle avait répondu : « Oui ! » La mère avait allongé une deuxième gifle Josée avait compris qu’elle n’avait pas compris quelque chose, mais quoi… ça s’est éclairci plus tard. Elle avait aussi compris qu’il ne fallait pas répondre trop vite

C’est comme l’histoire du sang sur la neige. Il y avait du sang sur la neige et Josée avait demandé en vain d’où venait ce sang. Plus tard la mère avait expliqué une histoire de… renseignements. Par la suite Jasée demandait qu’on lui répète l’histoire du « ren-saignement » car elle espérait découvrir par elle-même la signification de ce sang, ce saignement sur la neige.

La partie sera dure car il semble bien s’agir d’un lien féroce et passionné entre deux protagonistes mère et fille, fille et mère. Dans ses récits Josée recherche un appui contre une mère présentée comme emprisonnante et maléfique et elle poursuit un combat sans fin. Est-ce maintenant ce qui nous attend, Josée et moi ? Personne d’autre que la mère n’apparaît dans le récit et pourtant je sais par ailleurs que Jasée est l’aînée de trois enfants et que le père a été très présent dans son éducation. Est-ce que Josée recherche protection contre un objet mauvais ou est-ce qu’elle recherche plutôt un adversaire à sa mesure et à la mesure de sa mère ? Et pourquoi la rupture avec une mère apparemment si mauvaise serait-elle si douloureuse ? C’est qu’il reste sûrement beaucoup à dire au sujet de ce lien.

Kernberg

Je suis impressionné par la richesse et la subtilité des observations et par la quantité de matériel comprimée dans ce résumé. Je suis d’accord avec la compréhension dynamique de la thérapeute : c’est très beau. Mais je ne suis pas d’accord avec la façon dont le matériel est utilisé : c’est là une différence de méthodes. Je ne veux pas dire que la mienne soit meilleure, ne vous méprenez pas ! Mais je veux indiquer une autre façon de travailler avec cette patiente. Ne substituez pas ma manière à la vôtre ! Je souhaite enrichir vos connaissances comme vous enrichissez aujourd’hui les miennes. Et croyez bien que je ne dis pas cela par politesse.

Je voudrais commenter cette première séance du point de vue des différentes façons de manier ce matériel ; je répète que ma compréhension reste analogue à la vôtre.

La patiente s’exprime de façon énigmatique : elle coupe les phrases et dramatise, par exemple quand elle crie : « Aie » en tenant sa tête à deux mains. Mon premier sentiment est qu’il y a là tellement de sens, tellement de choses coupées et en même temps une telle dramatisation. Autour de quoi ? J’utiliserais ce matériel pour pratiquer une épreuve de réalité et je dirais à la patiente : « J’ai l’impression que vous coupez vos phrases et que vous dites les choses d’une manière très dramatique, très douloureuse ; quand par exemple vous parlez de la main qui tient un revolver et qui tire. C’est comme si vous faisiez un effort pour me transmettre vos sentiments plutôt que de me les dire. Est-ce que ça fait partie de vos difficultés ? Est-ce un problème que nous aurons à explorer ensemble ? » Autrement dit, j’utilise cette information pour comprendre ses fonctions immédiates dans le transfert et pour clarifier l’épreuve de la réalité. En ce qui concerne le sens, la signification, j’aurais les mêmes fantasmes que la thérapeute mais je les mettrais en attente, comme hypothèses.

La thérapeute demande immédiatement que la patiente parle de sa mère et elle ajoute que la patiente aurait répondu à toute autre question qui lui aurait été posée. C’est intéressant : il est très dangereux de structurer artificiellement le contenu d’une séance, de suggestionner le malade qui peut alors adopter une attitude de soumission. J’essaierais d’étudier d’abord la nature de l’interaction dans le hic et nunc afin de rendre au patient l’initiative réelle pour structurer son heure de séance.

Ce que dit la patiente est très important et la thérapeute est fort intuitive car elle va au coeur même du matériel ; c’est très beau et ça nous apprend. Mais voyez ici la différence la thérapeute cherche immédiatement la mère ; j’aimerais plutôt laisser la séance se structurer spontanément. J’entre aussi dans le vif du sujet, mais à partir du présent. La patiente explique que sa mère la maltraitait ; la mère parait cruelle et pourtant la fille n’arrive pas à la quitter. Elle a donc besoin de sa mère. Elle comprend de travers les questions de sa mère, ce qui provoque la cruauté de la mère. Je verrais cela comme un aspect central du transfert qui peut nécessiter une élaboration à partir de la surface pour aller vers la profondeur.

  • la patiente aurait à comprendre que c’est ce qu’elle fait aussi avec la thérapeute

  • puis elle en viendrait à s’interroger : « Tiens ! pourquoi est-ce que je fais ça avec la thérapeute ? »

  • enfin, elle pourrait constater : « Mais c’est la relation que j’avais aussi avec ma mère ! »

Si nous travaillons de cette manière, en transformant d’abord la répétition syntone au moi du transfert primitif en une répétition dystone au moi, puis en établissant le lien avec l’objet originel, le patient peut acquérir une compréhension plus profonde et accéder à un meilleur fonctionnement ; par ailleurs, si nous allons trop vite vers l’interprétation de la relation à la mère et que nous disons au patient : « Vous répétez avec moi ce qui s’est passé avec votre mère » le borderline répondra : « Vous avez raison. C’est ma malchance : Après avoir eu une mère comme elle j’ai maintenant une thérapeute comme elle ! » (rire)

Dans ce cas-ci, ma première interprétation aurait pu être : « Se pourrait-il que vous me disiez les choses d’une façon morcelée parce que vous devez vous protéger contre le désir de me dire les choses franchement et complètement, et que vous craindriez alors d’être attaquée par moi. Et vous vous rendez confuse, chaotique dans votre façon de parler, pour me tenir au large ? » Si la patiente reconnaît ça, je pourrais alors lui dire : « Mais pourquoi faites-vous cela avec moi ? » Si elle répond : « C’est parce que les choses se passaient de cette façon avec ma mère » j’ajouterais : « Mais qu’est-ce qui vous fait supposer automatiquement que je suis comme votre mère ? »

Autrement dit : je dois d’abord clarifier la réalité avant d’interpréter la passé, sinon je renforce la régression dans le transfert.

  • le névrosé (comme vous l’avez souligné pour le transfert) est motivé par la nécessité d’une meilleure prise sur la réalité ; il est soulagé en comprenant qu’une distorsion du présent provient de son passé.

  • le borderline veut d’abord échapper à l’angoisse de la réalité et il affirme avec, insistance que la réalité est exactement ce qu’elle était dans le passé. Il faudra que ce désir devienne dystone au moi pour que nous puissions en faire l’interprétation.

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J’aimerais ajouter quelques remarques concernant nos différences quand il s’agit de percevoir et de réagir au cours des débuts du traitement d’un borderline. Je suis très sensible au souci du Dr Kernberg de préciser d’emblée un diagnostic ; au cours du premier entretien je suis portée à privilégier, dès les premières minutes, un souci thérapeutique. Je crois que cet objectif est apparent dans ce premier entretien avec Josée.

Je disais tout à l’heure que j’aurais pu relever n’importe quelle représentation parmi ce fatras morcelé qu’elle m’offrait et qu’elle aurait répondu. Mais j’ai privilégié une représentation globalisante qui n’était pas dite par la patiente mais qui était impliquée par le type même de son désarroi : la représentation mère. J’ai aussi privilégié, pour réduire l’élan dramatique du hic et nunc, une ouverture vers un lieu différent : le passé de Josée. J’ai voulu faire en sorte que Josée m’apprenne ce qui s’était passé dans un lieu dont j’étais absente ; qu’elle puisse parler de moments qu’elle connaît et que j’ignore.

Pourquoi la mère ? Josée ne me communiquait pas des pensées structurées ; elle faisait plus que ça (à quoi sert la pensée sinon à communiquer nos affects ?). Elle a fait connaître l’affect dans toute son intensité, au point d’en inonder sa thérapeute ; mais dans une intensité pareille la communication n’est plus possible, nous sommes dans le registre de l’acting par la parole. C’est à cause du côté inondant, massif, de l’envahissement intense, absolu, nourrisson-mère archaïque, que j’ai demandé à Josée : « Parlez-moi donc de votre mère. » Que « votre mère » devienne une darne inconnue du thérapeute, vivant ailleurs dans un passé et un présent qui sont étrangers au thérapeute, et dont José doit me parler ; j’essaye d’introduire des éléments étrangers au hic et nunc fusionnel que Josée cherche à créer et mon but est de détendre notre lien pour qu’il puisse se mobiliser. Je dois répéter que c’est à partir d’une préoccupation primitivement thérapeutique et non nosographique, à partir d’un sentiment d’urgence, que j’ai procédé ainsi.

Je voudrais souligner également l’aspect indirectement interprétatif du « Parlez-moi de votre mère. » Je ne dis pas : « Vous me parlez indirectement de votre mère » et j’évite tout « parce que ». Je laisse le patient libre de donner, ou non, un sens interprétatif à ma question.

Quant à la forme du discours : lorsqu’un patient apporte un matériel morcelé, fait d’éléments centrifuges, j’ai pour habitude de lui opposer une phrase extrêmement courte, particulièrement facile à comprendre, dont le sens apparaîtrait évident à un enfant de quatre ans. Pourquoi ? C’est que je ne crois pas qu’un appareil psychique en morceaux soit apte à intégrer un raisonnement. J’offre donc au patient une représentation extrêmement simple, la plus simple possible. J’ai constaté qu’un raisonnement composé de plusieurs éléments était inducteur de confusion chez un patient morcelé ou persécuté.

Kernberg

Je suis d’accord sur le fait que la patiente s’est présentée d’une façon morcelée, mais je ne pense pas qu’il faille la traiter comme une enfant de quatre ans.

Letarte

Nous nous comprenons mal. Il ne faut surtout pas la traiter comme une enfant de quatre ans, mais lui dire les choses d’une manière extrêmement simple, compatible avec les capacités de penser d’un jeune enfant, tout en respectant sa dignité d’adulte. Quand je dis : « Parlez-moi de votre mère », je ne traite pas Josée comme une enfant ; au contraire je tente de ramasser les morceaux épars et je lui demande de m’expliquer un autre lieu et une histoire.

Kernberg

Josée était morcelée, je suis d’accord. Mais je pense que c’est une activité défensive chez une adulte de 18 ans quand elle essaie de nous faire penser qu’elle ne peut pas comprendre la communication entre adultes. Mon intervention est conçue pour interpréter cette défense ; je suis d’accord qu’elle doit être très simple mais pas pour respecter la défense ; mon intervention doit être simple parce que j’essaye toujours d’être aussi simple que possible, bien que parfois ce soit difficile et que je n’y parvienne pas toujours. Mais j’essaye !…

J’aurais dit à Josée : « Vous me parlez d’une façon qui paraît fragmentée. Est-ce que vous vous en rendez compte ? » Si elle s’en était rendue compte j’aurais ajouté : « Qu’est-ce qui vous fait parler ainsi ? » C’est une manière de s’adresser à la partie adulte de Josée tout en respectant le fait qu’elle a quelque chose d’étrange. Si la patiente ajoute : « J’ai toujours dû parler avec précautions à ma mère sinon c’était dangereux », je poursuis, mais j’essaie de ne pas intégrer ce qui était morcelé dans la relation dominante car je veux d’abord que le patient aille aussi loin qu’il lui est possible et je veux éviter que ce que je fais soit utilisé magiquement par lui. Je peux me tromper ; mon intégration peut être erronée ; je suis donc très prudent en laissant le patient faire le travail d’explication de la résistance et en évitant dans le processus une répétition de la relation envahissante de la mère. Le patient essaie aussi de nous séduire, de devenir une mère qui contrôle. Si le patient se comporte comme un petit enfant, cela induit le thérapeute à agir de façon maternelle. Je tente d’empêcher cet acting out dans le transfert, en partant de la surface. « Qu’est-ce qui vous fait avoir ce comportement ? »

Nous avons donc la même compréhension du mécanisme : morcellement. C’est aussi la même façon de voir la relation d’objet dominante à une mère crainte dans l’ambivalence. C’est notre approche technique qui diffère.

Letarte

Quelques commentaires sur la suite du traitement. Nous y rencontrerons souvent des différences entre nos façons d’utiliser cliniquement le matériel.

Josée partira en vacances immédiatement après cette première séance. Imaginez-la : l’aspect morcelé qu’elle nous a d’abord fait connaître. Jugez de ma perplexité quand je comprendrai qu’elle sera monitrice dans une école de navigation à voile ! Josée m’écrira la première d’une longue série de lettres : une bonne centaine au total. Elle communiquera aussi par d’autres moyens, téléphonera souvent à mon domicile ; elle se postera en attente à côté de ma voiture et même, je la retrouverai sur mon palier ; je la laisserai alors entrer chez moi deux ou trois minutes. Je ne la ferai jamais asseoir. Ces contacts hors séance seront très courts ; Josée exigera sur un ton péremptoire que je la soulage immédiatement de son angoisse. Ma réaction sera presque toujours la même : une temporisation : « Doucement… doucement… nous en parlerons tranquillement demain. « Josée repart alors sans que rien dans notre rencontre n’ait ressemblé à une séance. Je me sens alors très entêtée, bien décidée à lui refuser toute séance hors séance ; quelque chose d’important se passe pourtant. Je ressens ces apparitions de Josée comme des intrusions mais je n’aborderai pas le sujet en séance avant un long moment.

Kernberg

Pouvez-vous dire pourquoi ?

Letarte

Je vais vous répondre en citant un vieux proverbe qui a cours dans ma famille : « On ne tire pas sur une fleur pour la faire pousser… » En d’autres termes : j’ai l’impression que je ne dois pas, pour le moment, prendre l’initiative de parler de quelque chose qui se passe en dehors des séances. Certes, ces actions sont signes de résistance ; mais je considère que cette résistance est une défense, au sens positif du terme. Josée pourrait bien avoir besoin de se défendre, pour des raisons que j’ignore encore. Et je tiens à respecter une défense dont j’ignore le sens. Je ne veux pas répondre à son intrusion par une contre-intrusion.

Je me base aussi sur un autre principe : « Quand on n’est pas là, on ne parle pas ! » Le transfert du borderline est fortement ancré sur une certaine réalité de la relation ; je pense qu’il faut aménager, pour le patient aussi bien que pour le thérapeute, un certain temps d’apprivoisement réciproque. Je ne pourrai dire à Josée qu’en m’appuyant sur une relation transférentielle solide ; autrement, elle n’entendra pas et elle sera poussée à métaboliser ses angoisses par l’acting-out. Il faut que la relation transférentielle soit solide pour que je puisse ramener vers la séance les morceaux, les parties d’elle que Josée disperse dans toutes les directions. Je ne veux pas l’empêcher de focaliser ses passages à l’acte sur le thérapeute et sur l’institution. Pour le moment, je permets à Josée de m’utiliser.

Kernberg

Je m’efforce de contrôler mon impulsion intense a vous répondre tout de suite ! Mais continuez…

3. LA PREMIÈRE LETTRE : UN TRAITÉ SUR LA SCHIZOPHRÉNIE

« Docteur,

« Malgré toutes les réticences que je peux éprouver, je crois qu’il vaut mieux que je vous explique, aussi clairement que possible, ce qui m’est arrivé.

Un jour, en novembre, j’ai réalisé que je marchais sur un trottoir roulant. C’était la sensation qu’on éprouve lorsqu’on monte sur le trottoir… La sensation était agréable et désagréable à la fois : agréable parce qu’on est seul dans son univers (les gens étant vus dans une espèce de brume, lointains), désagréable parce que le trottoir oblige à avancer et qu’il n’y a pas moyen de l’arrêter. En même temps j’ai perdu la notion des distances et des nombres : pour savoir que 11 est plus petit que le 12 je dois compter à partir de zéro jusqu’à… et je déduis à partir de la place occupée par le nombre dans la série. J’ai perdu le sens de la hauteur des marches dans les escaliers.

« Je dis que cela arrive brutalement, mais c’est toujours précédé de quelques jours au cours desquels je suis complètement apathique, découragée. Puis tout est rentré dans l’ordre jusqu’en janvier. Alors je n’avais plus de limites pour le cerveau : je mettais ma main à ma nuque et mon cerveau sortait par le front et vice-versa. Bien entendu, le trottoir roulant revenait. En juin, ça a éclaté après les examens oraux. Mon cerveau était enserré dans un appareil qui serrait très fort et qui pourtant écartait les os du crâne. Je dormais la tête en bas pour retenir les os, mais en fait je ne dormais pas beaucoup parce que j’avais des tas d’idées confuses dans la tête, qu’on avait mises dans ma tête. Le docteur F m’a donné des médicaments et c’est beaucoup mieux, mais si on me questionne je ne réponds pas tout de suite parce que je suis ailleurs.

« Ça me fait très peu. Un jour je me suis brûlée le pouce parce qu’il le fallait. J’ai l’impression qu’un jour je vais m’envoler du haut d’un escalier roulant descendant : c’est surtout quand j’entends de la musique : ça se répand à la surface de mon cerveau et il faudrait que j’éclate pour coller à une espèce d’harmonie du monde, mais je ne sais pas comment faire. Ma mère dit que je vis dans un rêve : c’est certainement vrai.

« Ce qui m’embête c’est que j’ai créé mon propre système : par exemple gazon et raisin signifient pour moi la même chose à cause de la fable de La Fontaine (« Les raisins sont trop verts »). Tout marche par symboles. Il arrive que je ne puisse plus penser par moi-même ; je ne trouve plus les mots et je dois utiliser des expressions toutes faites… Ce que j’écris est certainement incompréhensible : ça ne peut pas se décrire avec des mots courants. Moi-même, je ne sais pas ce que c’est. C’est nouveau, étrange, angoissant. J’ai peur que ça ne devienne chronique.

« De plus, je suis embêtée parce que je n’ai pas de relations normales avec les gens. Si je ne les connais pas du tout, ils me font peur. Dès qu’ils commencent à m’envahir j’ai également très peur. Il y a toujours deux faces : j’aime et je déteste.

« La première fois que je vous ai vue j’ai eu très peur parce que vous étiez trop présente, mais en même temps trop loin. Et je m’attache trop pour être bien parce que j’ai peur d’être bouffée. Je voudrais quelque chose de très primitif, mais en même temps je n’aime pas le silence. J’aime bien les gens neutres, par rapport auxquels je peux me situer. C’est drôle : d’un côté je me sens avalée et de l’autre côté, il y a toujours une muraille entre les autres et moi. Autrement, c’est trop dangereux.

« Ma mère a des idées pour deux ; elle est très mère, mais en même temps elle m’expulse. C’est une situation très bizarre. Si elle m’expulse je peux dire : « Je m’en vais ! » mais si dans le même temps elle me retient je ne peux plus rien dire. Mes parents croient que je tiens tête aux professeurs… la plupart d’entre eux n’ont jamais entendu ma voix.

« Je n’arrive plus à réparer réalité et irréalité.. Pourtant, par moments je suis lucide. Il y a cette espèce de pureté dans les choses… C’est Bach et Beethoven, ou les Nymphéas de Monet. Si je vous écris tout cela c’est que vous êtes en même temps très près et très loin. J’aimerais bien que vous me disiez tout ce que vous pensez : intellectuellement, je comprends encore tout. Je n’arrive pas à décrire ce que j’ai. J’aime ma mère et je déteste ma mère. Je ne peux pas prendre mes distances vis-à-vis d’elle. Je m’arrête parce que je n’arrive pas à décrire ce que j’ai. Un jour où j’aurai des mots créés nouvellement pour ça, peut-être que je pourrai.

« Je suis en Bretagne en ce moment ; je fais de la voile, mais parfois je quitte tout à fait la terre. »

Josée

Kernberg

Je n’ai pas tout compris mais je suis tout à fait conscient de l’élégance et de la beauté de ce texte. Je suis ravi de cette discussion parce que je pense que nous parlons vraiment dans le même sens de la compréhension fondamentale psychanalytique. Nos deux interprètes sont merveilleuses et je me sens plus libre pour la communication.

Pour commenter l’image de « la fleur qu’on ne peut pas faire pousser en tirant dessus » : je crois que les structures bordeline ne sont pas des petites fleurs qui doivent pousser… Je crois plutôt que ce sont des fleurs adultes qui sont écrasées par leur pathologie et que nous devons les aider à s’en débarrasser.

Le temps ne travaille pas pour nous ; il est aussi du côté des défenses, du Surmoi inconscient, de la mère sadique internalisée s’opposant au traitement. J’ai vu bien des cas en traitement depuis dix ans, sans qu’on puisse observer de changement important. Et la vie passe ! Le temps passe ! Votre patiente avait 18 ans ; elle en a maintenant 26. Est-ce qu’elle travaille ses problèmes dans la réalité, dans la vie, pour s’opposer aux forces de la maladie ?

J’ajouterai ceci : si des patients emploient des défenses ce n’est pas simplement parce qu’ils en ont besoin, mais aussi parce qu’ils en sont victimes. Nous devons interpréter les défenses. De plus, alors que les défenses névrotiques aident les patients névrosés à mieux fonctionner, à mieux s’adapter, les défenses primitives du borderline diminuent artificiellement son fonctionnement. Si je peux rapidement interpréter, avec consistance, ces défenses leur fonctionnement s’améliore rapidement.

Quant à cette lettre : elle est très belle et elle montre à quel point cette patiente contrôle la réalité et combien elle est capable de parler clairement. Monitrice dans une école de navigation à voile : ce n’est pas un travail facile ! Nous assistons donc à une dissociation entre une capacité de fonctionner à un niveau élevé et la pauvreté apparente de son fonctionnement pendant les séances. Dans sa lettre elle dit aussi qu’au cours de la première séance elle a eu peur : la thérapeute lui paraissant aussi bien trop présente que trop distante ; elle craignait d’être dévorée, avalée : elle était : donc consciente de la fonction de ce comportement et cela aurait pu être interprété, ce qui aurait pu améliorer immédiatement la communication et la relation thérapeutique.

Mon but n’est pas d’attendre que l’alliance thérapeutique s’établisse spontanément mais d’interpréter le transfert négatif qui interfère avec l’établissement et le développement de l’alliance thérapeutique. Cette patiente utilise un clivage violent par ses coups de téléphone, en envahissant l’espace de la thérapeute en dehors des heures de ses séances, ainsi que par ses lettres. Elle exerce un contrôle omnipotent sur la thérapeute en interférant lorsque la thérapeute discute ce clivage.

Aller voir un médecin pour obtenir des médicaments est un acting out destiné à contrôler la thérapeute. Je ne donnerais pas de médicaments à une telle patiente. S’il s’agit d’une vraie borderline ayant besoin d’une thérapie analytique, elle n’a pas besoin de médicaments.

Quelques défenses typiques apparaissent dans sa lettre : ses déclarations contradictoires par exemple. Elle écrit quelque chose et aussitôt, elle affirme le contraire. Cela fait penser à la schizophrénie mais ce peut être aussi une façon active de paralyser la pensée du thérapeute, de telle sorte que celui-ci ne puisse plus réagir avec un esprit critique aux contenus de ce qu’elle ressent. Cela doit être interprété.

Une autre chose fort importante : la mère dit que sa fille vit dans un rêve et c’est vrai. La mère voit quelque chose de vrai, de réel et il pourrait se faire que pour éviter d’être comme la mère la thérapeute ne dise pas ce que la mère aurait dit. Ceci peut permettre à la patiente d’inventer une attitude sadique de mère disant ce qui est juste pour mieux faire taire la thérapeute. Par exemple, certains patients se plaignent : « Ma mère me forçait à tout lui dire sur mes expériences sexuelles » ; le thérapeute pense alors qu’il doit prendre garde de demander quoi que ce soit au patient sur son expérience sexuelle. Pendant ce temps, le patient continue d’agir sa sexualité en se référant aux interdits maternels.

Tout cela illustre la structure compliquée, mais rationnelle, logique, du borderline. Ici, je dirais à André Green que derrière cette logique confuse se cache une logique solide, réaliste, raffinée et… dangereuse !

La patiente dit qu’un jour elle a brûlé son pouce parce qu’il le fallait. Plus loin, elle dit qu’elle part faire de la voile en mer et que parfois elle quitte la terre… Cela pourrait signifier qu’elle pense à se tuer… Est-ce qu’elle se brûle souvent ? C’est un symptôme fréquent chez les borderline.

Letarte

Josée dit, dans cette lettre,. qu’elle s’est brûlée une fois. C’est la seule fois. En cours de traitement cependant, elle présentera un moment de phobie d’impulsion d’auto-mutilation ; il en sera question plus loin dans le texte que je vous présente.

Kernberg

Ces brûlures, coupures, sont parfois l’expression d’une soumission sadique à un mauvais objet primitif dissocié ; c’est un acting out de cette attitude de soumission.

Letarte

C’est ce qui sous-tendait le fantasme de coupure dont je vous reparlerai. Pourrait-on considérer, en plus, que dans certains moments de perte des limites du Moi, le borderline chercherait à surexciter, surstimuler une limite corporelle afin de mieux la reconnaître et, par voie de conséquence, rétablit par la souffrance le sentiment des limites du moi psychique. J’ai vu des malades qui se cognaient pour « faire le tour d’eux-mêmes », pour retrouver où ils commençaient et où commençait le monde extérieur. Ces acting avaient pour effet de réduire des états de dépersonnalisation. Je pense aussi à une expression de la langue populaire : devant un trop grand étonnement, devant une incrédulité concernant un événement réel ne dit-on pas : « Pince-moi ! pour que je sache si je rêve ou si je suis éveillé. » J’ai l’impression que certaines auto-mutilations répondent au mécanisme du « Pince-moi ! », au moins en partie.

Nous pourrions considérer que l’auto-mutilation répond, pour une part, à la mise en acte d’une attaque infligée par la mère sadique, ou infligée à la mère sadique, et d’autre part à une tentative de rétablissement des limites perdues du Moi.

Kernberg

C’est une question difficile à laquelle je ne peux pas répondre simplement. On rencontre souvent des patients qui prétendent agir pour ce motif ; à mon avis il s’agit le plus souvent d’une rationalisation de motifs profondément enfouis. Il ne s’agit pas d’un simple moyen de « devenir vivant » ou de se différencier car la relation du borderline et de son objet n’est pas vraiment fusionnelle ; elle n’est pas symbiotique. La relation d’objet du borderline est clivée et primitive ; le Moi est confondu avec la représentation d’objet, ce qui induit une confusion dehors-dedans. Mais il reste toujours une certaine limite entre le dehors et le dedans, mais cette limite est mobile : c’est d’ailleurs ce qui différentie les borderline des psychotiques.

Se brûler ou se couper implique une condensation de plusieurs significations qui ont souvent trait à la puissance face à des mises en actes sexuelles primitives sadiques ou, disons, perverses ; C’est aussi la soumission à des objets persécuteurs primitifs dont le sujet exécute les ordres tout en s’identifiant à eux. On assiste à la quête d’un pouvoir illusoire chez un sujet qui devient son propre persécuteur ! On peut le constater dans le cas d’un narcissisme agressif où le Moi grandiose pathologique représente non seulement une grandiosité libidinale mais aussi une grandiosité agressive qui contrôle la vie et la mort et qui triomphe de toute souffrance.

Ces divers aspects de l’automutilation ont besoin d’être verbalisés très progressivement et rapportés au transfert. C’est un travail malaisé qui demande beaucoup de temps.

Letarte

J’aimerais refaire le point, et apporter deux précisions. Nous parlons de Josée depuis une bonne heure : le matériel dont il a été question porte sur un entretien préliminaire et sur le contenu d’une lettre écrite pendant les vacances du l’été. Inutile de rappeler qu’on ne peut pas interpréter in absentia, et de souligner que l’absence est inductrice de fantasmisation ; c’est d’ailleurs ce qui fait la richesse de notre rencontre aujourd’hui. Josée en est physiquement absente et elle nous fait sans doute beaucoup plus réfléchir.

J’ai bousculé le temps et j’ai anticipé quand j’ai parlé de ses intrusions ; c’est après les vacances, alors que le traitement était régulièrement engagé, que José a régulièrement bouleversé le cadre.

J’ai négligé de fournir certaines précisions utiles en ce qui concerne ce cadre. Disons que je vois Josée à l’hôpital, dans mon bureau à la Clinique Externe. Ceci implique un certain nombre d’intervenants : l’interne et le Chef de Clinique, la secrétaire, l’infirmière-chef du département, d’autres infirmières, le personnel du département d’hospitalisation voisin, certains médecins amis ou non qu’elle connaît par ailleurs, une clinique psychiatrique pour étudiants de l’Université, le Service d’urgence psychiatrique d’un grand hôpital général. Dès les débuts du traitement, Josée est engagée dans de véritables remous d’interventions diverses qu’elle suscite, directement ou indirectement, depuis plusieurs mois. Un des premiers problèmes que j’aurai à réduire sera de circonscrire cette diffusion.

Je vois Josée trois fois par semaine, pour des séances de quarante-cinq minutes, en face à face. Il ne saurait être question de la position allongée sur divan ; Josée doit me voir et elle doit pouvoir utiliser à sa guise l’espace qui lui est imparti : les limites de mon bureau. Elle bougera beaucoup au cours des séances, surtout pendant les premières années du traitement. Il lui arrivera de se présenter chez moi, à mon cabinet de consultation situé à mon domicile ; nous nous dirons quelques mots dans l’entrée, mais je ne la recevrai pas en consultation chez moi.

Kernberg

Est-elle hospitalisée ?

Letarte

Non, elle vient à la consultation de la Clinique située au rez-de-chaussée du Centre Hospitalo-Universitaire. Les services d’hospitalisation sont situés aux étages supérieurs.

Kernberg

Puisqu’elle vient de l’extérieur de l’hôpital, pourquoi voit-elle d’autres personnes que vous ? Vraiment, je ne comprend pas.

Letarte

C’est qu’elle est très… sociable ! (rires de la salle)

Kernberg

Elle vient donc à la consultation, pour vous voir et pour rentrer chez elle ; mais elle fait plus : elle a transformé l’hôpital en quelque chose de sa vie sociale. Vous êtcs donc engagées dans un acting out massif et votre réaction ludique m’a inquiété.

Je suis inquiet parce que je crois, à partir des informations dont nous disposons jusqu’à présent, que cette patiente est très malade et qu’elle peut présenter une pseudo-socialité presque frivole à l’hôpital, ce qui serait un déni de son isolement grave et de sa pathologie. Voilà pourquoi ça m’effraie. C’est comme si toutes les forces maléfiques se liguaient pour nous empêcher de pénétrer plus profondément dans la relation d’objet pathologique chez cette patiente.

Letarte

Vous soulignez l’aspect ludique de ma réponse. Permettez-moi de souligner à mon tour que je suis placée devant vous et devant cet auditoire dans une situation particulièrement délicate : je dois parler d’une patiente particulièrement difficile, d’un traitement long et angoissant, d’une technique rigoureuse mais parfois insolite. Il est utile que j’aie moi aussi recours à une défense, et l’humour m’est familier.

Ajoutons que Josée m’a téléphoné il y a quelques jours pour m’annoncer qu’elle a réussi un examen particulièrement difficile dans un domaine qui est enfin celui qu’elle a choisi. Elle était joyeuse, dense, rayonnante et j’ai pensé que nos années d’efforts n’ont pas été perdues. Josée va infiniment mieux ; elle est transformée. Quelle que soit ma « neutralité », je suis très contente !

Dois-je rappeler que les débuts du traitement ont été particulièrement pénibles ? Josée est, ou plutôt était très malade. Si je retrouve les sentiments d’inquiétude et de gravité que je ressentais au début de ce traitement : en effet, Josée était très inquiétante. Mais elle l’était avant de venir à l’hôpital. Elle agissait avant d’être en traitement. Graduellement c’est l’hôpital qui est devenu le lieu d’élection de ses acting out : c’est peut-être regrettable, mais je dois dire que je préférais qu’elle réduise le périmètre de ses passages à l’acte. Agir dans l’hôpital m’apparaissait comme un progrès par rapport à agir n’importe où, dans des contextes potentiellement dangereux pour Josée. Josée a donc inondé l’hôpital qui est devenu un lieu d’élection pour les actings ; ceci pouvait nous en imposer pour une aggravation, car nous étions maintenant témoins de ce qu’auparavant nous ignorions.

Une évolution s’est produite, celle que j’espérais : ses acting out diffus du début se sont graduellement centrés sur l’hôpital puis ils se sont axés sur la psychothérapie où ils se sont lentement transformés en pensées à l’intérieur de la tête de Josée, en pensées susceptibles d’être maintenant mises en mots.

Je dois ajouter une remarque en ce qui concerne l’aspect ludique, non pas de ma remarque de tout à l’heure, mais de certains moments du traitement. Vous constaterez plus loin que ce traitement est passé par des étapes véritablement ludiques. C’est un versant que je reconnaîtrais comme « winnicottien » : l’ouverture vers un jeu partagé, chargé de sens et auquel nous avons pris plaisir. Nous y reviendrons.

4. DOCTEUR GRADUS AD PARNASSUM : LA VIRTUOSITÉ DANS LA RÉSISTANCE

La rentrée et le début du traitement s’avéreront fort pénibles et déroutants. Josée s’engage massivement dans plusieurs « thérapies » à la fois : psychiatres, infirmières, assistante sociale et amies(s). La psychanalyste se trouve elle-même divisée en trois personnes : l’analyste du face à face, l’analyste du téléphone et l’analyste à qui l’on écrit. Trois personnes qui, au début, ne devront pas communiquer entre elles. La mère devient monstrueuse tandis que l’analyste du face à face devient objet idéalisé, sans qu’aucune ambivalence manifeste n’apparaisse en cours de séances.

.Au cours des séances ; après la dépersonnalisation inaugurale, Josée réclame des perfusions que je devrais poser moi-même et surveiller. Perfusion de n’importe quoi : il suffirait que ce soit un liquide chaud intraveineux et que cela dure des heures. Elle réclame aussi des massages sous l’eau, selon la technique préconisée par LeBoyer pour les nouveau-nés ; elle apporte un livre pour que j’apprenne comment procéder. Elle se plaint des mots qui ne disent pas, qui n’ont rien à dire puisqu’elle ne cherche pas à comprendre quoi que ce soit. Il lui suffit d’être avec moi ; elle exige que je la prenne en charge, corps et âme. Mais pourtant, le moindre geste de ma part la fait sursauter ; je devrai moduler le son de ma voix, parler lentement et sans à-coups, utiliser la paraphrase et ne pas introduire de mots étrangers au langage de Josée. Mes phrases devront non seulement être longues, mais ne pas véhiculer un sens qui vienne de moi.

Mais en dehors des séances, le tableau est bien différent. Josée se livre à une intense activité intellectuelle destinée à la préserver de l’analyste. Elle lit avec attention tout ce que les psychanalystes ont confié aux éditeurs : Freud bien sûr, mais aussi Winnicott, Klein, Bion, Sechehaye, Pankow, Laing et Cooper. Un jour elle lit la critique d’un livre portant sur l’analyse et elle recopie pour moi le passage suivant car il dénonce les intentions persécutrices de l’analyste. Je cite : « L’analyste ajuste et assemble les matériaux pour construire un tout cohérent qui ne reproduit pas un fantasme pré-existant dans l’inconscient du sujet mais le fait exister en le disant. » Josée exulte tout autant qu’elle a peur : « Je le savais !…» Et nous pouvons enfin aborder sa terreur de l’analyste qui, comme la mère, va penser pour deux et introduire de force des pensées étrangères dans son cerveau.

Josée s’emploie donc à dépister les sources de mes interventions. Quand je lui parle je n’ai pas l’impression de parler à quelqu’un mais plutôt de m’exprimer devant un agent du F.B.I. au travail ! Le jour où je lui dis qu’elle me présente sa mère comme absolument noire, ce qui me permet de conserver toutes les qualités, Josée s’insurge : « Ça, c’est du Mélanie Klein ! Si vous empruntez à Klein, vous serez une vieille sorcière comme elle ! Je ne voudrai plus vous voir ! Vous me faites peur ! » J’ai donc remballé Klein, Winnicott, Sechehaye, Freud car Josée avait acquis une culture impressionnante… J’ai donc été contrainte de réviser mon langage d’analyste, de mettre de côté l’interprétation « prête à porter » et de fabriquer du « sur mesure ». J’en remercie Josée ! J’ai fait usage, à des fins interprétatives, de métaphores tirées surtout du bagage de Josée ; j’ai eu recours également à mes métaphores personnelles. Dans une aire intermédiaire, entre Josée et moi, nous avons développé l’histoire de nos mots et l’histoire du traitement, avec « des mots créés nouvellement pour ça… » N’est-ce pas ce que Josée réclamait dans sa lettre de l’été ?

  1. Josée est aussi judoka, et elle manifeste une légitime fierté car elle a mérité une ceinture marron. Disons en passant que je suis sans ceinture… Un jour où Josée cherche à me prévoir, à me dépister, à me contrôler, j’interprète cette défense par l’emprise en termes de judo : « Vous voudriez être ceinture noire de psychanalyse et m’immobiliser ! » Elle accueille cette interprétation nouveau genre avec beaucoup de sérieux et elle demande : « Connaissez-vous mon quotient intellectuel ? » et elle précise : « C’est 145… » J’ai réagi simplement : « Eh bien ! Il y a peu de chances que j’atteigne un score pareil !… Qu’est-ce que ça vous fait de penser que je suis vraisemblablement moins intelligente que vous ? » Josée répond immédiatement : « Il faudra que je vous explique… » Et je commente : « Justement ! Et ça nous aidera. »

    Cette interprétation métaphorique a eu pour effet de modifier une situation : Josée cherchait un affrontement, un jeu de forces, et l’investissement vire en direction du désir de comprendre. Ceci implique le refus du jeu de forces.

  2. Une autre fois j’interpréterai en moi-même mais à haute voix, dans mon contre-transfert, les effets de son activité de morcellement. Plutôt que de lui dire comment je pense qu’elle se sent, je dis à Josée ce qu’elle me fait et comment je me sens. C’est peut-être étonnant, mais j’ai pensé que j’étais certaine de ce que je ressentais tandis que je ne savais pas avec certitude ce que ressentait Josée. J’ai expliqué à Josée : « Vous me séparez en trois personnes ! L’analyste à qui vous parlez au téléphone, l’analyste à qui vous écrivez et l’analyste que vous voyez en séance. Et chaque analyste ne doit pas connaître les deux autres Dans cette situation, je ne sais plus qui je suis et je n’arrive plus à penser ! » Josée est fort intéressée par cette description.

Kernberg

Avez-vous dit cela à la patiente ou était-ce seulement une pensée à vous ?

Letarte

No ! I told her !…

Kernberg

Oooh !… (rires)

Letarte

Et ça n’était pas impulsif ! J’ai dit : « Voilà comment je me sens » parce qu’elle décrit constamment une mère qui dit : « Voilà comment tu te sens. » Je n’ai pas voulu utiliser le même procédé, d’autant plus que je ne sais pas comment Josée se sent : à elle de me l’expliquer. Si j’accepte le fait, vraisemblable d’ailleurs, que son quotient intellectuel soit supérieur au mien cela implique qu’elle n’envisage pas la thérapie comme un jeu de forces.

Quand je dis : « Vous me faites telle chose qui m’empêche de penser » elle peut se dire : « Mais alors, il est possible de ne pas arriver à penser, de ne pas avoir toute maîtrise sur la pensée de l’autre sans pour autant devenir fou d’angoisse… on peut même le dire sans que ce soit un drame, sans avoir à crier en tenant sa tête à deux mains. »

Josée est fort intéressée par cette description d’un moment du fonctionnement psychique de sa thérapeute, intéressée parce qu’elle reconnaît bien ce qu’elle veut expulser dans l’autre. Intéressée plutôt que vigilante comme à l’accoutumée. Elle ne rejettera pas ce que j’ai dit ; elle commentera : « C’est bien ce que je ressens, moi aussi. »

Et maintenant, je pourrai faire référence, au cours des entretiens, aux activités de clivage de Josée, utiliser ce qu’elle a dit au téléphone ou ce qu’elle a écrit. De son côté, Josée commencera à réduire elle-même ses clivages par le passage à l’acte, à réunir ses morceaux. Elle écrira : « Je n’ai pas eu le temps de vous dire telle chose pendant la séance » ou encore elle arrivera à sa séance en demandant : « Avez-vous reçu ma lettre ? » Il arrivera que je ne l’aie pas reçue et Josée se résignera : « Tant pis, je vais être obligée de vous en parler maintenant » à moins qu’elle ne remette à plus tard : « Tant pis, je n’en parlerai pas aujourd’hui. Lisez-la bien, j’ai écris des choses importantes. »

Les passages à l’acte qui servaient à des fins de clivage et d’expulsion paraissent maintenant converger vers la thérapie et servir même de fil conducteur, d’agent de continuité entre les séances. Et si j’ai interprété le clivage et la dispersion, je me suis bien gardée d’interpréter le fait de téléphoner ou le fait d’écrire. Je tenais à ce que Josée garde cette possibilité de passage à l’acte circonscrit, susceptible de prendre place dans le déroulement du traitement.

c) Une autre fois, j’utiliserai à des fins interprétatives mes métaphores personnelles jointes au fait que Josée a grandi à la campagne. Rappelons qu’elle mobilisait une armée de soignants et d’intervenants : à chacun elle livrait une parcelle d’elle-même, par exemple des fragments d’un incident, puis elle s’affolait car elle craignait que les dépositaires des divers fragments ne communiquent entre eux et que leur union ne lui soit maléfique. (Je ne reprendrai pas ce matériel en termes de scène primitive maintenant, mais cet aspect a été vu en son temps avec Josée). Les dépositaires des morceaux de vie de Josée pourraient soit l’attaquer directement, ou encore indirectement, en cherchant à la séparer de moi. Josée est entraînée par sa technique de projection : le clivage devient parcelles, puis brouillard angoissé, éclatement ; elle perd tout contrôle sur le projeté. La situation concrète se complique quand les « dépositaires » réagissent à ce qu’ils ont reçu et qu’ils interviennent, chacun selon son coeur et son caractère… Chacun selon la parcelle du message qu’il a reçu de Josée !… Et nous assistons à des imbroglios inénarrables, indéchiffrables ! Par exemple Josée dit au Docteur X qu’elle est insomniaque : elle reçoit un somnifère. C’est au Docteur Y qu’elle parlera de ses dépersonnalisations et du fait qu’on la force à penser.

Kernberg

Puis-je demander si ceci est vrai… parce que ça m’embarrasse…

Letarte

Mais moi aussi ! Et je n’étais pas la seule embarrassée ! (rires)

Kernberg

Je suis embarrassé parce que je croyais que vous étiez la seule thérapeute et que les autres n’étaient que des contacts sociaux. Je suis étonné de voir que les médecins de l’hôpital donnaient des médicaments à une patiente qui n’était pas la leur ! Ceci est étrange… pour n’importe quel pays du monde ! (rires)

Letarte

Effectivement c’est étrange. Josée profite très adroitement du fait que dans la hiérarchie hospitalière certaines fonctions peuvent être assumées tantôt par un médecin, tantôt par un autre. C’est un Centre hospitalo-universitaire : internes, externes, chefs de cliniques, attachés consultants, changements d’internes, interne de garde etc. Par exemple, elle me réclamait un jour où je ne venais pas à la clinique ; vu mon absence elle demandait son Interne mais elle devait attendre. Elle arrêtait au passage le Chef de Clinique et/ou elle allait voir son médecin de quartier. Chacun y allait de sa suggestion ou de son médicament…

Chasseguet

Avoue que tu n’étais pas aidée !…

Letarte

C’est vrai. Mais il reste que le cadre hospitalier, à moins qu’il ne soit d’une rigidité inquiétante, est mal armé pour se défendre contre la virtuosité de certains borderline. Il faut beaucoup de temps avant que ne s’établisse le type de communication qui permet à une équipe de se protéger et de protéger le malade. Graduellement Josée, l’équipe et la thérapeute vont progresser…

Revenons à l’exemple précédent. Josée se plaint au Docteur X de ses dépersonnalisations et du fait qu’on la force à penser : elle reçoit un neuroleptique. Au Docteur Y, elle parle de son insomnie : il prescrit un somnifère. Au Docteur Z, elle déclare qu’elle en a assez de la vie : il conseille un anti-dépresseur. Quant au Docteur Z, en ville, il prescrit du calcium pour la spasmophilie. Une amie bienveillante offre à Josée un anti-parkinsonnien qui fait voir la vie en rose. Josée avale ces médicaments, en tout ou en partie, et elle arrive saoule aux séances.

Elle accuse alors, et c’est le but poursuivi : « Il est fou ce Docteur ! Il me donne des médicaments pour dormir et je ne peux plus me réveiller ! » Je demande si elle en a parlé au Docteur Y. « Mais oui voyons : Il prétend que c’est un somnifère léger !… Il est complètement fou ! » Évidcmment, Josée ne parlera pas, ni au Docteur Y ni à moi-même des autres médicaments qu’elle a ingurgités. Elle sera somnolente pendant toute la séance ; je ne pourrai pas dire grand-chose qui soit entendu et je serai portée à cuver une sourde hostilité contre le Docteur Y qui assoupit ma malade… et qui sabote la psychothérapie… Puis, un à un, les autres docteurs apparaîtront dans le tableau je m’interrogerai sur ce fatras inadmissible. Je me sentirai tantôt perplexe et tantôt abattue, devant me défendre contre une colère montante, assassine ! Sans le dire à ma malade, je participe à sa défense par : « Ils sont fous ! » « Qu’ils laissent ma malade tranquille ! C’est ma malade ! Une psychothérapie n’est pas possible dans de telles conditions ! » Pendant que la thérapeute est en proie à ses querelles… intestines, Josée se traîne, avalant n’importe quoi, n’importe comment

Graduellement le procédé de Josée sera tiré au clair. Je comprendrai qu’elle ne dit qu’une très petite partie de ce qui lui arrive et qu’elle exige cependant de moi une compréhension globale, totale, à partir d’un détail. Rappelons que je ne peux pas parler sans qu’elle s’emploie à dépister l’origine de mes pensées, pour les réfuter. (Ceci a été analysé de diverses façons et sans résultats). Un jour, alors qu’elle exige à nouveau une explication je lui fais remarquer qu’elle n’a dit qu’une parcelle de sa difficulté et qu’elle demande une interprétation magique : « Vous me montrez un bouton et vous demandez que je décrive le manteau ! » Josée est saisie par cette formulation inattendue ; nous avons parlé magie d’abord. Il ne s’agit pas de lui dire en ce moment qu’elle brouille les cartes pour me tromper, qu’elle cherche à me dominer par l’absurde et qu’elle se protège ainsi contre sa peur d’être persécutée. Mais pourquoi José agit-elle de cette façon ? C’est sûrement pour se protéger ; mais dans quelle langue puis-je lui dire qu’elle se morcelle pour se protéger ?

J’aurai recours, à nouveau, à la voie métaphorique. « Savez-vous à quoi vous me faites penser ?…. Aux écureuils !… Ils ont peur de se faire voler leurs provisions et ils les cachent un peu partout, mais ensuite ils ne peuvent plus les retrouver… et ils ont peur parce qu’ils n’ont plus rien à manger ! » La réponse de Josée ne se fait pas attendre. Dans un mouvement spontané, assez joyeux, elle m’apprend qu’elle utilisait concrètement la “technique de l’écureuil” quand elle était enfant. Elle écrivait son journal et pour déjouer la curiosité de sa mère elle cachait des pages détachées dans le creux de certains arbres d’une petite forêt derrière la maison de ses parents. Mais il arrivait que le secret soit détruit par la pluie, mangé par les pic-bois ou simplement perdu, oublié… Quand il ne restait plus trace du secret, Josée se demandait si sa mère ne l’avait pas trouvé et elle cherchait à dépister des indices de l’indiscrétion de la mère et de son triomphe secret… et redoutable !

Puis Josée me fera comprendre comment elle disqualifie les gens qui l’approchent. Un jour, alors qu’elle est hospitalisée, elle a mal à une oreille. L’Interne demande qu’elle montre son oreille : Josée présente l’oreille… saine (rires) et le malheureux Interne prescrit des antibiotiques. La patiente arrive à sa séance triomphante et folle d’angoisse : « Il est fou cet Interne ! Complètement fou ! Je lui montre la bonne oreille et il prescrit des antibiotiques ! Je ne les prendrai pas ses médicaments ! Il fait n’importe quoi ! Je vais le guérir toute seule, mon mal d’oreille ! » J’interviens alors pour lui faire voir son procédé et ce qu’il implique, dans sa réalité corporelle et dans le transfert : « Voilà l’interne qui s’est fait faire une prise de judo… mais il reste que vous avez encore mal à votre oreille. Si vous finissez par avoir mal aux deux oreilles vous n’entendrez plus les folies des autres, et vous ne risquez plus d’entendre les folies que je pourrais vous dire. » Josée poursuit sans réagir : « Ma mère m’avait dit une folie… Quand j’étais très petite, très petite j’avais vu une copine qui jouait du violon. J’avais demandé à ma mère pour apprendre, moi aussi. Elle avait pris une grande feuille de papier et elle avait dessiné une clé de sol, J’étais contente ; mais elle a dit ensuite : “Si tu fais de la musique, tu ne me verras plus.” Et je n’ai pas fait de musique. Plus tard au lycée, on donnait des cours de musique et je les ai suivis sans qu’elle le sache ; j’avais acheté une flûte à bec et je la cachais. Un jour, mon frère m’a dénoncée. Elle a trouvé ma flûte et elle l’a jetée. Elle disait que la musique allait nuire à mes études, pourtant j’étais bonne en classe… »

Pour terminer ce chapitre, je dirai que les intervenants se sont faits de plus en plus rares, d’où je conclus que Josée les sollicitait moins. Elle élira dans son monde à l’extérieur du traitement une nouvelle grande amie, sorte de jumelle, toxicomane impulsive et musicienne professionnelle. Josée reconnaît en cette amie sa propre angoisse qu’elle entreprend de traiter ; elle se montrera particulièrement intelligente, dévouée et adéquate dans des mouvements difficiles, puis le jeu d’identification fusionnelle et projective cessant, Josée en viendra à souhaiter que l’amie fasse pour elle-même une psychothérapie.

Cette première longue étape du traitement aura duré trois ou quatre ans. Les grands passages à l’acte vont cesser. Nous avons assisté à une réduction des clivages, des morcellements, de la mégalomanie et des angoisses de persécution. Un transfert plus stable servira maintenant d’axe au traitement.

Kernberg

J’ai l’impression que la patiente est engagée dans un acting-out chronique grave et qu’elle s’arrange pour établir des solutions de compromis entre acting out et soumission à la thérapeute, ce qui donne à la thérapeute le sentiment que les choses vont mieux et qu’elle comprend mieux. Mais le sens de ces acting out n’est pas systématiquement analysé. Dans mon expérience de telles solutions de compromis peuvent produire une amélioration apparente de la relation entre le thérapeute et le malade, mais au prix d’une consolidation de la maladie. Le patient maintient ce qui est pathologique en dehors du traitement et graduellement il transforme le traitement en un lieu idéal. Voilà le danger !

En même temps le thérapeute reconnaît l’agressivité de cette patiente et elle cherche à travailler avec cette agressivité. C’est une force positive dans le traitement. Je vois donc dans ce traitement des forces positives et des forces négatives.

Un commentaire sur lequel je ne suis pas d’accord : la thérapeute dit que la patiente la traitait comme un « objet idéalisé, sans aucune ambivalence ». Je relis le texte : « La mère devient monstrueuse tandis que l’analyste du face à face devient objet idéalisé, sans qu’aucune ambivalence n’apparaisse en cours de séance. »

FIN DE LA PRÉMIÈRE PARTIE
À SUIVRE DANS LE NUMÉRO AUTOMNE 2006 DE FILIGRANE