Corps de l’article

Argumentaire

Dans une perspective d’inclusion et d’équité sociale, combinée avec le constat de l’échec des pratiques d’isolement traditionnellement imposé aux élèves à besoins particuliers, ceux-ci se retrouvent de plus en plus en classe ordinaire, autant au Québec qu’ailleurs dans le monde occidental (Gaudreau, 2010). Au Québec, le pourcentage d’intégration en classe ordinaire des élèves à besoins particuliers, c’est-à-dire des élèves en situation de handicap ou ayant des difficultés d’apprentissage ou d’adaptation (Ducharme, 2008), enregistre des augmentations depuis la mise en place de la politique d’intégration et d’adaptation scolaire du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ, 1999, complétée par le Plan d’action pour soutenir la réussite des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA), MELS, 2008). Par exemple, Gaudreault et al. (2008) font état d’un taux d’intégration de 63,4 % pour l’ensemble du réseau public en 2005-2006, avec des taux de 70 % au préscolaire, de 80 % au primaire et de 48 % au secondaire. Si les principes axiologiques qui sous-tendent l’intégration obtiennent l’unanimité des chercheurs et des décideurs, avec certains bémols concernant le type d’intégration, les résultats de recherches ne s’accordent par contre pas sur la réussite scolaire des élèves à besoins particuliers intégrés en classe régulière. Ainsi, Peetsma, Verger, Roeleveld et Karsten (2001) concluent sans équivoque à une influence positive de l’intégration sur la réussite scolaire de ces élèves. Les travaux de Klingner, Vaughn, Schumm, Cohen et Forgan (1998) nuancent cette conclusion, en soulignant que certaines conditions devraient être remplies pour assurer la réussite de l’intégration. Parmi celles-ci, on note l’utilisation de pratiques pédagogiques non traditionnelles, telles que l’apprentissage coopératif et des approches différenciées.

Les pratiques différenciées visent une adéquation entre les moyens pédagogiques mis en place et les besoins d’apprentissage des élèves (Kahn, 2010). Dans la foulée des réformes des systèmes éducatifs occidentaux à la fin des années 1990 et au début des années 2000, décideurs, praticiens et chercheurs associent constamment les approches pédagogiques différenciées à une haute qualité éducative (American Federation of Teachers, 2012; Commission des programmes d’études, 2002; Kozochkina, 2009). Sans aborder les aspects épistémologiques, téléologiques et axiologiques impliqués dans le traitement des différences en éducation (Kahn, 2010; Métraux, 2011), mentionnons tout simplement que des liens positifs entre l’utilisation de pratiques différenciées et l’apprentissage des élèves commencent à être documentés (Fenner, Mansour et Sydor, 2010; McQuarrie et McRae, 2010). Des retombées sur la performance scolaire furent observées en didactique des différentes matières (lecture : Montésinos-Gelet, Saulnier-Beaupré et Morin, 2011; Nootens, Morin et Montésinos-Gelet, 2012; Turcotte, 2009; écriture : Dubé, Dorval et Bessette, 2013; Reis, McCoach, Little, Muller et Kaniskan, 2011; ou mathématique : Thiessen et Blasius, 2008). Les pratiques différenciées semblent particulièrement aidantes auprès de populations scolaires à besoins particuliers, telles des élèves de milieux défavorisés (Archambault, 2015; Janosz et al., 2013; Moldoveanu et da Silveira, 2015; Roy, Guay et Valois, 2013), en situation de déficience intellectuelle (Rousseau, Dionne, Cauchon et Bélanger, 2006) ou en difficulté d’apprentissage (Paré, 2011).

Malgré le cumul de résultats de recherche qui prouvent des incidences positives des pratiques différenciées sur les apprentissages des élèves à besoins particuliers, les enseignants ne semblent pas les adopter de façon explicite et systématique (Conover, 2001; Lebaume, 2002; Sensevy, Turco, Stallaerts et Le Tiec, 2002; Tomlinson et Demirsky Allan, 2000). Les réserves exprimées par les enseignants au sujet d’une différenciation explicite et systématique s’expliqueraient par le flou conceptuel qui entoure la différenciation pédagogique (Legrand, 1999) et par une insécurité que pourrait rassurer une formation adéquate (Presseau, Lemay et Prud’homme, 2006).

À la lumière de ce rapide survol de l’état actuel des connaissances se dégagent plusieurs constats. Tout d’abord, la nécessité d’utiliser de façon systématique des pratiques différenciées, surtout auprès d’élèves à besoins particuliers. Les enseignants semblent en revanche être confrontés à certains défis dans l’utilisation de ces pratiques. Les résultats de recherche qui offrent des pistes d’explication à ces réserves sont rares et commencent à dater. C’est pourquoi cette recherche, partie intégrante d’un plus grand projet, se concentre sur la compréhension des portraits professionnels des enseignants qui utilisent de façon systématique des pratiques différenciées. Mis en lien avec des caractéristiques de leur milieu de travail et avec des dimensions du développement professionnel, ces profils contribuent à dégager des pistes d’action concernant des contenus et dispositifs de formation et d’accompagnement du personnel enseignant appelé à travailler avec des élèves à besoins particuliers dans une perspective d’inclusion.

Cadre de référence

Différenciation pédagogique et pratiques de différenciation

Relevant d’une préoccupation « ancestrale » (Prud’homme, Dolbec, Brodeur, Presseau et Martineau, 2005), les recherches sur la différenciation pédagogique soulignent la polysémie du terme, conçu à la fois comme « un outil, une attitude ou un effet-maître, une approche, un système de croyances ou une philosophie, une stratégie d’adaptation du curriculum, une stratégie organisationnelle, un processus de changement de pratique ou un modèle de gestion de classe » (Prud’homme, Dolbec, Brodeur, Presseau et Martineau, 2005, p. 8-9). Plus ancrés dans les pratiques des enseignants, Stradling et Saunders (1993, p. 129) définissaient la différenciation pédagogique comme un processus de correspondance entre les buts d’apprentissage, les tâches, les activités et les ressources offertes et les besoins, les styles et les rythmes d’apprentissage des apprenants, en vue surtout de favoriser la réussite scolaire. Pour sa part, Legrand (1986, p. 38) la présente comme « une activité de diagnostic et d’adaptation prenant en compte la réalité et la diversité des publics ». Ces définitions renvoient à des réalités distinctes, redevables à l’organisation du système éducatif, donc à un niveau macro-structurel (celle de Legrand, 1986, et des éléments de la définition de Prud’homme et al., 2005), mais aussi à des processus liés à l’acte d’enseigner et à la gestion de la classe, donc à un niveau microstructurel. Pour enlever cette ambiguïté constitutive, nous proposons d’opérer une première distinction entre les stratégies de flexibilisation des trajectoires scolaires, rattachées strictement au niveau macro-structurel, et les pratiques différenciées, manifestes au niveau microstructurel. Nous réservons ainsi l’usage du syntagme « différenciation pédagogique » à ce que Prud’homme et al. (2005) appellent « approche » ou « philosophie ». La différenciation pédagogique resterait ancrée dans les croyances et postures des enseignants (Prud’homme, 2007), donc aux niveaux épistémologique et axiologique, avec des influences certaines sur les finalités de l’action éducative. Les pratiques de différenciation signifieraient les outils mis en oeuvre au niveau praxéologique et incluraient l’ensemble des gestes professionnels de l’enseignant, dont certains, tels que l’évaluation ou la collaboration avec les familles, sont habituellement exclus de la différenciation pédagogique.

Pour les fins de cette recherche, nous avons retenu le cadre conceptuel et opérationnel proposé par Moldoveanu, Grenier et Steichen (2016), qui définissent la différenciation pédagogique comme « une approche caractérisée par le choix et la mise en oeuvre intentionnelle de pratiques qui tiennent compte des spécificités des élèves et de la dynamique du groupe, visant à contribuer à leur réussite scolaire » (p. 762). Une connaissance approfondie du groupe de la part de l’enseignant et un choix raisonné de pratiques, considérées appropriées pour soutenir la réussite scolaire de chacun des élèves du groupe, en constituent les conditions essentielles. Pour caractériser les pratiques de différenciation, les chercheurs précités proposent une grille composée de quatre dimensions, soit relationnelle, temporelle, instrumentale et réflexive. La composante relationnelle fait référence aux caractéristiques des élèves auprès de qui des pratiques de différenciation sont mises en place ainsi qu’à l’ensemble des collaborateurs qui participent à leur implantation (autres enseignants ou intervenants, tels des orthopédagogues, des orthophonistes, des techniciens d’éducation spécialisée). La composante temporelle concerne le moment de l’intervention éducative où les pratiques de différenciation se mettent en place : à l’étape de la planification, du pilotage, de l’évaluation. La composante instrumentale, pour sa part, explicite les formules pédagogiques, évaluatives et de gestion de la classe utilisées. Enfin, la composante réflexive concerne les impacts de la différenciation perçus par les enseignants eux-mêmes ainsi que par les élèves, en lien avec des aspects de l’engagement et de la réussite scolaires.

Développement professionnel

Le développement professionnel, terme dont l’usage relève de nombre de paradigmes différents (Uwamariya et Mukamurera, 2005), se définit comme un « processus de construction des connaissances, savoirs et identités reconnus comme faisant partie de la profession choisie » (Wittorski, 2007, p. 3). Cela renvoie certes à la personne, mais aussi à la communauté de professionnels. Ainsi, Bedin (2007, p. 110) recommande de prendre en compte « la dynamique créée par l’apprentissage collectif et organisé, l’amélioration des performances des groupes et des institutions ainsi que l’analyse stratégique et ses effets sur le management des organisations ». En d’autres termes, le développement professionnel serait un processus d’apprentissage individuel mais aussi collectif, qui peut être favorisé par certaines mesures institutionnelles (au niveau de l’établissement scolaire) ou systémiques (au niveau gouvernemental ou des commissions scolaires) et qui a des effets sur la qualité de l’enseignement (Clarke et Hollingsworth, 2002; Lacourse et Moldoveanu, 2011).

Pour les fins de cette recherche, nous privilégions la perspective dynamique de Clarke et Hollingsworth (2002), qui situent le développement professionnel dans une perspective de changement et qui identifient quatre domaines où s’opère un changement durant la carrière d’un enseignant. Le domaine personnel concerne les connaissances, les croyances et les attitudes de l’enseignant, tandis que le domaine des pratiques inclut l’expérimentation professionnelle. Les retombées des pratiques adoptées par l’enseignant constituent le domaine des conséquences. Enfin, les sources d’information utilisées par l’enseignant, les stimuli et le soutien reçu forment le domaine externe. Un changement se situe selon les deux chercheurs dans un domaine spécifique, mais influence, par le biais d’un processus de réflexion et d’énaction, les autres domaines (Figure 1, adaptée par Lacourse et Moldoveanu, 2011, de Clarke et Hollingsworth, 2002). Il est intéressant de remarquer que ce modèle intègre la dimension personnelle du développement professionnel, sa dimension sociale, les contenus mais aussi des aspects téléologiques.

Si le modèle de Clarke et Hollingsworth (2002) offre une piste interprétative du développement professionnel, il faut aussi se demander quels sont les aspects visés par ce processus. Dans ce sens, le rapport récent de l’OCDE sur le soutien du processus de professionnalisation des enseignants (OCDE, 2016) propose des indicateurs de professionnalisation qui explicitent le domaine de la pratique du modèle de Clarke et Hollingsworth. La professionnalisation des enseignants se mesurerait selon l’OCDE (2016, p. 37) sur une échelle tridimensionnelle qui comprend : a) la connaissance des meilleures pratiques d’enseignement, b) l’autonomie professionnelle et c) le réseautage professionnel.

Figure 1

Le modèle interconnecté du développement professionnel

Le modèle interconnecté du développement professionnel
Source : Clarke et Hollingsworth (2002) adapté par Lacourse et Moldoveanu (2011)

-> Voir la liste des figures

Si le développement professionnel a des retombées sur les pratiques mises en oeuvre auprès des élèves et par conséquent sur les apprentissages de ceux-ci, il est normal que des modalités d’évaluation soient adoptées. Selon Guskey (2001), l’évaluation de tout moyen pris en vue du développement professionnel devrait se réaliser sur une échelle linéaire progressive incluant les cinq aspects suivants : a) les perceptions des enseignants, b) la mesure de leurs apprentissages à la suite de l’activité, c) le soutien organisationnel pour expérimenter ces apprentissages, d) la mobilisation par les enseignants des connaissances acquises et e) les impacts sur les apprentissages des élèves. Autrement dit, un moyen pris pour le développement professionnel ne serait pas efficace en l’absence d’un soutien organisationnel pour mettre en oeuvre les apprentissages réalisés. En même temps, une nouvelle pratique expérimentée et mobilisée par l’enseignant devrait avoir des retombées sur les apprentissages des élèves. Si la nouvelle pratique échoue à donner des résultats observables sur l’une ou l’autre des dimensions de l’apprentissage des élèves, il est fort probable qu’elle ne soit pas utilisée de façon adéquate ou encore qu’elle ne soit pas efficace.

Éléments de méthodologie

Comme mentionné, les résultats ici présentés proviennent d’un plus grand projet qui a utilisé une approche mixte de recherche. Un devis de type séquentiel explicatif (Creswell, 2003; Creswell et Plano Clark, 2007) a été mis en oeuvre, dans lequel le volet quantitatif a précédé le volet qualitatif. Seulement des données de type quantitatif sont présentées et analysées dans ce texte.

Participants au volet quantitatif

La population ciblée par cette recherche était constituée des enseignants du primaire au Québec. Cet échantillon a été constitué sur une base volontaire. En recourant à cette technique d’échantillonnage non probabiliste, nous en assumons les limites inhérentes, liées principalement aux caractéristiques des participants (intérêt pour la problématique à l’étude, désir d’en connaître davantage sur la problématique, remise en question de ses propres pratiques et désir de s’améliorer). La généralisation des résultats obtenus sera par conséquent nuancée en fonction de ces limites.

Les données quantitatives ont été collectées à l’aide d’un questionnaire électronique envoyé à environ 600 enseignants du primaire de plusieurs commissions scolaires du Québec, de langue française, anglaise et à statut particulier. Des 156 réponses obtenues, un échantillon final de 104 participants a été retenu après élimination des réponses incomplètes. Le tableau 1 présente les principales caractéristiques des participants au volet quantitatif de cette recherche.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon au volet quantitatif

Caractéristiques de l’échantillon au volet quantitatif

-> Voir la liste des tableaux

L’instrument de collecte de données

Le questionnaire écrit a été conçu spécialement pour cette recherche (voir Moldoveanu et da Silveira, 2015, p. 49-68 pour la version complète). Après avoir exploré les caractéristiques sociodémographiques des participants (âge, sexe, ancienneté, ordre d’enseignement, formation initiale et continue, notamment des formations spécifiques à la diversité dans le sens large du terme), des thèmes en lien avec la vision de l’enseignement, les pratiques de différenciation utilisées et le développement professionnel ont été abordés.

Analyse des données

Dans un premier temps, des analyses descriptives ont été effectuées pour identifier les caractéristiques sociodémographiques de l’échantillon. Les propriétés psychométriques des échelles du questionnaire ont ensuite été déterminées. L’analyse en composantes principales (ACP) a préalablement permis de faire ressortir la structure de base de l’ensemble des variables considérées. La méthode d’extraction a été basée sur la valeur propre supérieure à 1 et la méthode de rotation Varimax normalisé a été utilisée. La validité de construit a été évaluée à partir de la mesure de l’adéquation de l’échantillonnage (KMO). Pour sa part, la consistance interne (fidélité) de chaque facteur a été évaluée à l’aide du calcul de l’indice alpha de Cronbach.

Des analyses de variance à plusieurs facteurs (ANOVA à plan factoriel) ont été ensuite conduites pour identifier les différences éventuelles concernant les catégories de variables ressorties entre des enseignants travaillant en milieu favorisé (indices de défavorisation de 1 à 4), moyennement favorisé (indices de défavorisation de 5 à 7), défavorisé (indices de défavorisation de 8 à 10) et autochtone. Ce test a été privilégié en raison de sa capacité à expliquer l’influence de chaque facteur (chaque indice de défavorisation), mais aussi de leur interaction ainsi qu’en raison de sa moindre sensibilité à l’homogénéité de la variance entre les groupes inégaux de petite taille. La taille de l’effet de chaque facteur et de leur interaction a été mesurée en utilisant les balises de Cohen (1988). Enfin, des analyses de covariance (corrélation de Pearson) ont servi à mesurer les associations existantes entre les différentes variables.

Résultats

Formation à la diversité

Du total des répondants, 50 % affirment avoir reçu une formation qui les aide à prendre en compte la diversité dans leurs classes. De ces 52 répondants, 53 % ont suivi une telle formation dans le cadre de leur formation initiale à l’enseignement, 40 % l’ont fait dans le cadre d’une formation continue et les autres dans le cadre de formation aux cycles supérieurs. Parmi les thèmes abordés dans le cadre de la formation suivie en lien avec la diversité, la plupart des répondants mentionnent la différenciation pédagogique. D’autres thèmes concernent les élèves à besoins particuliers (situations de handicap, différents troubles d’apprentissage ou de comportement) ou encore les modalités de mise en pratique des recommandations des plans d’intervention adaptée. Enfin, certains invoquent des formations en lien avec les intelligences multiples ou l’utilisation des technologies en contexte de diversité.

Qui a les capacités pour progresser à l’école?

Questionnés à savoir s’ils considèrent que tous les élèves ont les capacités pour progresser, 55 % des enseignants répondants ont exprimé leur accord fort avec cette assertion, 29 % leur accord, tandis que 16 % ont été en désaccord. De façon plus nuancée, les enseignants de milieux défavorisés et autochtones soulignent que tous les élèves peuvent progresser, mais qu’en raison de certaines limites (intellectuelles et sociales), ils ne pourront pas tous faire des études supérieures.

Pour réussir à l’école, les élèves doivent avoir certaines aptitudes, croient environ 50 % des répondants (18 % tout à fait d’accord, 25 % très en accord et 51 % un peu en accord avec cette affirmation). La condition essentielle de la réussite scolaire reste toutefois le travail en classe (65 % des répondants sont tout à fait d’accord ou très en accord avec cet énoncé). Le travail à la maison est moins valorisé que le travail en classe, seulement 39 % des répondants se déclarant tout à fait d’accord ou très en accord avec cette assertion. Enfin, l’enseignant peut influencer la réussite scolaire (63 % des répondants sont tout à fait d’accord ou très en accord), mais le soutien des parents reste déterminant selon 90 % des répondants. Il est intéressant de souligner que, pour 27 % des répondants, il semble normal que certains élèves ne réussissent pas à l’école (11 % tout à fait d’accord et 16 % très en accord).

Par ailleurs, 90 % des enseignants répondants au questionnaire ont exprimé leur croyance qu’il existe des moyens plus adéquats que d’autres pour soutenir les progrès de leurs élèves. Autrement dit, la quasi-totalité de l’échantillon croit que les moyens pédagogiques utilisés peuvent faire une différence. En cas d’échec scolaire, 64 % des répondants attribuent les mauvais résultats aux difficultés de la matière, tout en remettant en question leurs méthodes pédagogiques (73 %) ou leurs méthodes d’évaluation (62 %).

Caractéristiques du milieu pédagogique

Si 48 % des répondants affirment que leur école offre du matériel pédagogique approprié, 13 % déplorent le manque de dotation de leur école de ce point de vue. Dans la même veine, 36 % apprécient que leur école dispose d’espaces appropriés pour donner un enseignement de qualité, tandis que 11 % ne sont pas d’accord.

Enfin, 43 % des participants pensent bénéficier d’un accompagnement adéquat du point de vue pédagogique, contre 9 % qui ne sont pas d’accord avec cette affirmation. Concernant les possibilités de collaboration avec les collègues, 40 % des répondants soutiennent profiter de moments structurés d’échanges sur des sujets reliés à la pédagogie à leur école, tandis que 16 % déplorent l’absence de telles occasions.

Rôle des caractéristiques socioéconomiques du milieu dans le choix des pratiques pédagogiques

Les analyses montrent que les caractéristiques socioéconomiques du milieu de travail influencent de façon significative les pratiques pédagogiques rapportées. Ainsi, les enseignants de milieux favorisés, défavorisés et autochtones affirment utiliser plus fréquemment des pratiques de planification différenciée que leurs collègues en milieu moyennement favorisé. Dans leur enseignement, ils rapportent prendre plus souvent en compte les caractéristiques ethnoculturelles et personnelles de leurs élèves, notamment leurs habiletés, leurs difficultés et leurs intérêts, que les enseignants de milieux moyennement favorisés (tableau 2). L’analyse de variance à plan factoriel (ANOVA) montre que les deux facteurs considérés (les deux indices de défavorisation, soit l’IMSE et le SFR) ainsi que leur interaction influencent de façon significative la prise en considération des caractéristiques ethnoculturelles des élèves et de leurs intérêts et douance, l’effet étant de grande taille. L’analyse des graphiques des moyennes marginales estimées montre que ce sont les enseignants en milieux favorisés qui les considèrent davantage dans leur enseignement, ceux en milieux moyennement favorisés les considérant le moins. La prise en compte des difficultés est influencée par les deux facteurs (effet de taille moyenne) et par leur interaction (effet de grande taille). Ce sont les enseignants en milieux favorisés et autochtones qui prennent le plus souvent en compte les difficultés des élèves dans leur enseignement, tandis que ceux en milieux moyennement favorisés les considèrent le moins. Enfin, la prise en compte des habiletés des élèves est, elle aussi, influencée par les milieux où les enseignants travaillent (effet de taille moyenne pour chacun des deux facteurs de défavorisation). Ce sont encore les enseignants de milieux favorisés qui les considèrent le plus souvent, suivis par ceux de milieux défavorisés et autochtones.

Tableau 2

La prise en compte des caractéristiques ethnoculturelles, des habiletés, des difficultés et des intérêts des élèves par des enseignants de milieux favorisés, moyennement favorisés, défavorisés et autochtones

Variable dépendante : caractéristiques ethnoculturelles

Variable dépendante : caractéristiques ethnoculturelles

Variable dépendante : Intérêts et douance

Variable dépendante : Intérêts et douance

Variable dépendante : Difficultés

Variable dépendante : Difficultés

Variable dépendante : Habiletés

Variable dépendante : Habiletés

-> Voir la liste des tableaux

La taille d’échantillon pour les facteurs considérés est présentée dans le tableau 3.

Tableau 3

Nombre de participants selon les facteurs

Nombre de participants selon les facteurs

-> Voir la liste des tableaux

Liens entre les pratiques pédagogiques rapportées et le sentiment d’autoefficacité

Les enseignants qui ont un fort sentiment d’autoefficacité, qui affirment réfléchir à leurs pratiques pédagogiques et qui entretiennent des croyances positives au sujet du développement professionnel utilisent plus souvent des pratiques de différenciation que leurs collègues, et cela, quelles que soient les caractéristiques de leur milieu de travail. Le tableau 4 présente les résultats des analyses de covariance entre le sentiment d’autoefficacité, la réflexion rapportée sur la pédagogie et l’utilisation de pratiques de différenciation.

Tableau 4

Covariance entre le sentiment d’auto-efficacité fort, la réflexion rapportée sur la pédagogie et l’utilisation de pratiques de différenciation

Covariance entre le sentiment d’auto-efficacité fort, la réflexion rapportée sur la pédagogie et l’utilisation de pratiques de différenciation

***p < .001

-> Voir la liste des tableaux

Le test de corrélation de Pearson montre la présence de relations linéaires positives entre le sentiment d’autoefficacité, la réflexion sur la pédagogie et l’utilisation de pratiques de différenciation (p < .001). Ainsi, plus le sentiment d’autoefficacité est fort chez les enseignants, plus ceux-ci sont enclins à remettre en question leur pratique et plus ils mobilisent des pratiques de différenciation. La valeur du coefficient r pour chaque pratique, située entre 0,54 (l’enseignement flexible) et 0,78 (l’enseignement personnalisé), permet d’affirmer que les tailles d’effets des relations exposées dans ce tableau sont toutes grandes (r > 0,50) et par conséquent que les associations sont très fortes.

Le tableau 5 présente les résultats des analyses de covariance entre les croyances positives au sujet du développement professionnel et l’utilisation de pratiques de différenciation. Le test de corrélation de Pearson montre l’existence de relations linéaires positives entre les croyances positives à l’égard du développement professionnel et l’utilisation de pratiques de différenciation (< .001). Les effets sont grands et les corrélations sont toutes fortes ou très fortes (les valeurs du coefficient r se situent entre 0,43 et 0,69). Autrement dit, plus l’enseignant croit au développement professionnel, plus il utilisera des pratiques de différenciation, sans égard aux caractéristiques du milieu où il travaille.

Tableau 5

Covariance entre les croyances positives à l’égard du développement professionnel et l’utilisation de pratiques de différenciation

Covariance entre les croyances positives à l’égard du développement professionnel et l’utilisation de pratiques de différenciation

***< .001

-> Voir la liste des tableaux

Discussion et interprétation des résultats

Les liens observés entre l’utilisation de pratiques de différenciation d’une part et, d’autre part, des croyances positives au sujet du développement professionnel, un fort sentiment d’autoefficacité et les capacités réflexives des enseignants confirment les attentes théoriques. En même temps, ces résultats justifient les préoccupations concernant la formation des enseignants, autant du point de vue des contenus ciblés que des dispositifs choisis.

La formation des enseignants retient en effet l’attention d’entrée de jeu. Les données de cette recherche confirment l’absence de formation adéquate en lien avec la diversité et les pratiques de différenciation observée dans plusieurs recherches antérieures. La plupart du temps, cette formation se limite à un cours suivi pendant la formation initiale ou à une formation continue courte. Ce type de formation reste, selon Guskey (2001), à un faible niveau d’efficacité.

Certaines caractéristiques organisationnelles des écoles pourraient bonifier l’effet de la formation, par la disponibilité de matériel adéquat et varié, par l’accompagnement pédagogique offert et par l’implantation de dispositifs d’échanges pédagogiques au sein des équipes professorales. Toujours selon Guskey (2001), ce type de soutien organisationnel contribue à amplifier les incidences des formations reçues. Selon les résultats de notre recherche, autant la formation des enseignants que le soutien organisationnel devraient être renforcés afin d’assurer un développement professionnel adéquat du personnel enseignant en lien avec l’intervention auprès d’élèves à besoins particuliers.

Les liens entre les caractéristiques socioéconomiques des milieux scolaires et les pratiques mises en oeuvre par les enseignants soulèvent certains questionnements et contribuent à indiquer des pistes d’action. En effet, selon les résultats de notre recherche, ce sont les enseignants des milieux moyennement favorisés (indices de défavorisation de 5 à 7) qui utilisent le moins souvent des pratiques de différenciation, tandis que ceux qui enseignent en milieux fortement défavorisés, favorisés ou autochtones rapportent une utilisation plus systématique de ce type de pratiques. Des recherches plus nuancées seraient évidemment nécessaires pour comprendre ce phénomène. Nous nous permettons d’entrevoir l’effet des mesures de soutien aux milieux défavorisés qui ont été mises en place depuis plusieurs années au Québec, complétées par la pression sociale des parents de milieux favorisés. Cet état de la situation suggère en revanche la nécessité d’offrir des mesures d’accompagnement plus soutenues aux enseignants de milieux moyennement favorisés, qui semblent avoir été négligés. Il serait d’autant plus pertinent de commencer à cibler ce type de milieux, tout en sachant qu’ils accueillent la grande majorité des élèves québécois.

Du point de vue des contenus à cibler dans les formations dont les enseignants ayant répondu à notre questionnaire semblent avoir besoin, mentionnons de prime abord ce que Clarke et Hollingsworth (2002) appellent le domaine personnel et qui concerne, rappelons-le, les connaissances, les croyances et les attitudes de l’enseignant. En effet, les résultats montrant le nombre encore assez élevé des enseignants qui ne croient pas que tous les élèves ont le potentiel de réussir à l’école soulèvent des questions quant à leur engagement de travailler dans une perspective d’inclusion auprès des élèves à besoins particuliers. De plus, les résultats qui montrent les caractéristiques des élèves que les enseignants affirment prendre en considération dans leurs interventions, soit les origines ethnoculturelles, les habiletés, les difficultés et les intérêts et douance, permettent de croire que ces répondants se situent plutôt dans un paradigme du déficit (Métraux, 2011) que dans un paradigme d’inclusion. Des interventions, autant en formation initiale qu’en formation continue, seraient alors nécessaires pour essayer d’induire des changements dans les croyances et les attitudes de ces enseignants.

Il est intéressant de souligner que la majorité des enseignants qui ont répondu à notre questionnaire identifie un lien clair et direct entre les pratiques pédagogiques et évaluatives mises en oeuvre et les retombées sur la réussite des élèves. Cela démontre que la formation sur les dimensions réflexive et métacognitive a des impacts significatifs. Cet aspect reste toutefois à renforcer à l’intention de ceux qui affirment ne remettre pas du tout en question leurs pratiques en situation de faibles résultats de leurs élèves.

Enfin, les résultats de notre recherche suggèrent des pistes d’action concernant les dispositifs de formation continue et d’accompagnement pédagogique. Si les besoins de formation continue formelle semblent importants, il faut souligner l’importance et la pertinence d’un soutien organisationnel et d’un accompagnement pédagogique, conditions d’une mise en oeuvre efficace de tout nouvel apprentissage professionnel selon Guskey (2001). Encore peu d’enseignants bénéficient de tels dispositifs de soutien selon les résultats que nous avons obtenus. Les possibilités de réseautage structuré avec des pairs, l’accompagnement dans l’expérimentation de pratiques et dans l’appréciation de leurs retombées figurent toutefois parmi les modalités les plus efficaces de développement professionnel (OCDE, 2016).

Conclusions

Des données provenant du volet quantitatif d’une recherche mixte de plus grande envergure ont été présentées, afin de brosser le profil professionnel d’enseignants qui utilisent de façon systématique des pratiques de différenciation. Cette problématique s’avère pertinente dans un contexte où le travail auprès des élèves à besoins particuliers dans un contexte d’inclusion exige des attitudes et des compétences spécifiques de la part des enseignants. Les résultats obtenus ont permis d’établir des liens significatifs entre la mise en oeuvre de pratiques de différenciation et certaines caractéristiques socioéconomiques des milieux scolaires. De plus, les choix pédagogiques semblent influencés de façon déterminante par le sentiment d’autoefficacité des enseignants ainsi que par leurs attitudes quant au développement professionnel. L’interprétation des résultats à la lumière du cadre de référence retenu a conduit à des suggestions concernant des contenus et des dispositifs de formation continue et d’accompagnement des enseignants.

Cette recherche a permis de mettre en lumière plusieurs faits significatifs, peu abordés précédemment dans la recherche, notamment l’influence du facteur socioéconomique sur les attitudes, les croyances et les choix pédagogiques des enseignants ainsi que les besoins de soutien des enseignants de milieux moyennement favorisés. Évidemment, ces résultats mériteraient d’être approfondis par des approches de type qualitatif qui visent à comprendre les liens complexes entre certaines caractéristiques des milieux de travail des enseignants et leur engagement à travailler avec des élèves à besoins particuliers dans un contexte d’inclusion.