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Cette mise à jour du recueil Critical Thinking in Psychology arrive dans un contexte informationnel radicalement différent de celui dans lequel la 1re édition avait été publiée en 2006. Baisse du niveau moyen de lecture, recours « non critique » à l’Internet en contexte universitaire, manipulations de p-values (ou « p-hacking »), argumentations basées sur des faits alternatifs, etc. : l’ouvrage débute par une préface qui fait état d’une série de bouleversements dans les pratiques des citoyens, des étudiants, mais aussi des chercheurs ou des politiques.

Quoique reconnaissant la diversité de définitions, Halpern et Sternberg (chap. 1) proposent de clore un débat vieux de plusieurs décennies en affirmant que la pensée critique est une combinaison d’habiletés (skills), d’attitudes et de connaissances. Sans pour autant renier l’approche de McPeck (1981, 1990) qui considérait que la pensée critique pouvait varier selon le domaine ou la discipline en question, les auteurs considèrent toutefois que les habiletés de pensée critique sont partiellement transférables, même si cette capacité de transfert n’est ni automatique ni simple. Ce premier chapitre aborde aussi les liens encore peu explorés avec les concepts d’intelligence, de personnalité et de créativité. On y discute très justement de la dimension culturelle de la pensée critique, mais on regrettera que ce questionnement n’amène pas à poser un regard plus attentif sur la validation transculturelle des tests (voir notamment Schaffer et Riordan, 2003; Vallerand, 1989) quantifiant la pensée critique.

Baron (chap. 3) propose une réflexion dense, mais salutaire sur les limites et égarements de la recherche contemporaine (notamment les fraudes), mais aussi sur la façon dont celle-ci est rapportée, et établit plusieurs liens avec la philosophie des sciences. Plusieurs propositions sont faites à destination du monde scientifique. Aussi, le concept de pensée activement ouverte d’esprit (actively open-minded thinking, AOT) qu’il propose serait à opérationnaliser pour sensibiliser les élèves à la méthode scientifique dans des disciplines telles que les cours d’univers social ou d’éthique de culture religieuse. On retrouvera une réflexion plus poussée sur la pensée critique en recherche dans les textes de Roediger III et Yamashiro (chap. 11, sur les critères d’évaluation de la recherche scientifique) et de Ceci et Williams (chap. 8, évoquant l’homogénéité sociopolitique supposée de certains champs de recherche, une réflexion qui n’est pas sans faire écho à plusieurs événements récents sur les campus nord-américains).

Bernstein (chap. 5) aborde la question de la pensée critique en contexte éducatif, du point de l’enseignant et de l’apprenant, dans le contexte spécifique de la psychologie. Comme Bensley dans le chapitre précédent (chap. 4), Bernstein évoque la difficulté d’aborder les allégations infondées (unsubstantiated claims). On retiendra principalement les conseils de l’auteur à ses pairs enseignants, mais aussi aux étudiants : l’enseignant du postsecondaire pourra facilement reprendre cette liste de questions pour stimuler la métacognition de son groupe.

Le chapitre « Avoiding and Overcoming Misinformation on the Internet » de Braasch et Graesser (chap. 6) ouvre, indirectement, une réflexion sur les compétences informationnelles en s’interrogeant sur la préparation (ou non) des individus à mener une enquête en utilisant des ressources du Web. Les auteurs s’intéressent notamment à l’état de la recherche sur les mécanismes qui conduisent les internautes à se tourner vers de la désinformation et, surtout, sur les facteurs qui contribuent à la pensée critique. Les chambres d’échos que sont les bulles de filtres doivent d’abord être dépassées. On insiste aussi sur la nécessité d’appréhender les informations comme des artefacts qui sont le produit d’individus avec leurs systèmes de croyances, leurs valeurs, etc. Les TIC sont présentées comme une ressource potentielle pour amener les étudiants à détecter les fausses informations, mais avec des exemples peu pertinents. Le cas du SEEK (Source, Evidence, Explanation, and Knowledge) Web Tutor est ainsi longuement exposé comme un outil d’« entraînement », bien que les résultats du dispositif soient décevants : ce dispositif, déjà ancien (la plupart des articles relatifs à SEEK Web Tutor datent de 2007 ou 2008), aurait mérité d’être remplacé par des études plus récentes.

La pensée critique au quotidien est abordée par Butler et Halpern (chap. 7) qui survolent ses impacts dans divers champs (science, monde du travail, santé, politique, etc.), incluant l’éducation. On y rappelle l’influence réciproque entre la pensée critique et les bons résultats scolaires. On retiendra surtout de leur chapitre la mise à jour de la définition de la pensée critique et de ses composantes, en l’étayant par une liste d’habiletés, déjà évoquées par Halpern (1998), et de dispositions issues des travaux de Facione (2000).

Comme une réponse au 1er chapitre qu’il cosigne avec Halpern, Sternberg (chap. 13) insiste sur le caractère partiellement disciplinaire de la pensée critique en s’appuyant sur les sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STEM). La pensée critique reste complexe (peut-être davantage une étiquette qu’un processus cognitif mesurable) tant elle recouvre des choses différentes selon les disciplines, et mélangeant, selon les cas, plus ou moins d’analyse, de créativité, de pratique, etc.

De façon générale, on pourra regretter le fait que certains chapitres peuvent parfois sembler éloignés de l’objet principal du livre (par exemple, le chap. 2 « Nobelist Gone Wild, Case Studies in the Domain Specificity of Critical Thinking »), mais ils offrent néanmoins un regard original et constituent des études de cas utiles pour saisir l’étendue des enjeux reliés à la pensée critique. Ainsi, le mal nommé chapitre de Gigerenzer (« When All Is Just a Clik Away, Is Critical Thinking Obsolete in the Digital Age? », chap. 9) détaille plusieurs cas de mésinterprétations statistiques qui, étant patiemment déconstruites, pourront aider l’enseignant en mathématiques, en statistiques ou en psychométrie en fournissant des situations à étudier. Les amateurs de statistiques sportives pourront trouver d’autres exemples évocateurs dans le chapitre de Ruscio et Brady (chap. 12). Le dernier chapitre, par Pratkanis (chap. 14), se présentera comme une réflexion utile sur l’influence sociale vis-à-vis des croyances que l’on pourra notamment aborder en contexte d’éducation aux médias.

Le lecteur pourra tirer parti des sections « buts pour les lecteurs » et des « questions » qui se trouvent en conclusion de chacun des chapitres pour prolonger sa réflexion au-delà des textes. Le chercheur, étudiant ou universitaire, y trouvera des questions de recherche ambitieuses. Quant au pédagogue, il y trouvera une multitude de problématiques pour stimuler la réflexion dans ses salles de classe. D’ailleurs, le chapitre de Halonen et Dunn (chap. 10) apportera d’estimables réflexions sur plusieurs défis pédagogiques qui persistent quant à l’éducation à la pensée critique, invitant notamment à mettre l’accent sur « des objectifs [d’apprentissage] explicites de pensée critique, plutôt que sur un vague objectif de “pensée critique” afin de bâtir une robuste compréhension des habiletés attendues de la part des apprenants » (p. 117).