Résumés
Résumé
Confiner chez eux les acteurs de l’école a déplacé vers les familles le centre de gravité habituel de l’enseignement. Les adaptations suscitées sont-elles momentanées ou préfigurent-elles des modifications substantielles dans l’organisation des apprentissages scolaires ? À partir de deux enquêtes de nature qualitative auprès d’enseignants et de parents d’élèves de 7 à 15 ans, des tensions anciennes apparaissent dans les liens entre classe et hors classe, ainsi que de nouvelles tensions relatives au numérique supposé rétablir la continuité rompue. Elles permettent aussi d’imaginer des solutions susceptibles d’inscrire dans la durée des façons d’intégrer le point de vue de l’autre dans l’éducation.
Mots-clés :
- Forme scolaire,
- enseignement à distance,
- activités d’enseignement apprentissage,
- formation des enseignants
Abstract
Confined to their homes, educators have shifted the traditional teaching centre of gravity to the family. Are the resultant adjustments temporary, or do they foreshadow major and lasting changes in education delivery? Two qualitative studies were conducted in teachers and parents of students aged 7 to 15 years. Results show old tensions arising in the relationships between in and outside of class, along with new tensions over the digital methods that are meant to restore learning continuity. The results also point to promising long-term solutions that integrate a diversity of perspectives on education.
Keywords:
- Learning mode,
- remote learning,
- teaching and learning activities,
- teacher training
Corps de l’article
Introduction
Les réflexions et spéculations sur « le monde d’après » la pandémie de COVID-19 laissent entendre que la forme scolaire pourrait être affectée de façon substantielle et irréversible. Est-il possible que cette façon multiséculaire, voire multi-millénaire, d’éduquer la jeune génération par des relations entre un maître, des élèves et des savoirs au sein d’un espace et d’un temps spécifiques et selon des règles impersonnelles (Vincent, 1980) disparaisse sous nos yeux ? N’est-il pas plus vraisemblable que ce ne soit pas cette forme elle-même, mais plutôt une de ses modalités historiques (Maulini et Perrenoud, 2005) qui soit concernée et que des « bougés » y apparaissent (Kerlan et Teyssier, 2004), liés certes aux nécessités de s’adapter dans l’instant, mais porteurs, peut-être, de modifications profondes ?
L’école dont nous sommes coutumiers fait de la classe le centre de gravité du système scolaire. Même si des travaux d’élèves circulent entre école et maison, la première est considérée comme le milieu didactique principal (Félix, 2002) où ils reviennent sous forme de travaux à corriger et évaluer. Le temps est, pour sa part, celui de l’exposition simultanée de tous à un même enseignement, les différents exercices réalisés à l’extérieur de la classe devant eux-mêmes obéir à un agenda fixé par les professeurs. Les devoirs exigent une place à la maison, la vie des familles étant elle-même largement scandée par les temps et rythmes scolaires. Organiser la « continuité pédagogique » dans des familles confinées bouleverse a priori un tel canevas car les rôles s’intervertissent. D’auxiliaires des enseignants, les parents deviennent chefs d’orchestre d’une partition dont ils se font les interprètes. D’eux dépend très largement l’unité du processus d’apprentissage, des leçons aux exercices. Les enseignants sont désormais dépossédés de la maîtrise d’une grande partie du dispositif et doivent interpréter à partir d’indices souvent ténus l’activité de leurs élèves. Les sphères publique et privée, scrupuleusement distinguées par l’école de la république, tendent à se mélanger au cours d’appels téléphoniques dans les familles, qui prennent simultanément en compte l’élève et le jeune.
Il va sans dire qu’une telle situation met à l’épreuve les enseignants et les élèves privés de leurs interactions habituelles, mais aussi les parents à qui est dévolue la responsabilité d’instaurer bien plus qu’auparavant la forme scolaire dans l’espace et le temps domestiques. Or, la difficile installation d’une continuité pédagogique dans des conditions de crise est-elle une donnée nouvelle ou plutôt la mise en évidence que les continuités entre la classe et sa périphérie, auparavant tenues pour acquises, ne l’étaient pas vraiment ? Notre propos réside ici dans le fait de nous saisir de l’évidente discontinuité liée au confinement pour tirer profit de cette crise et nous interroger sur les dysfonctionnements ordinaires dont elle est à la fois un amplificateur et un révélateur.
Méthodologie
Notre contribution mobilise deux études distinctes. Une première étude[1] a été conduite durant le confinement, auprès de parents d’un collège classé en éducation prioritaire d’une académie d’Île-de-France. Quelque 27 entretiens par téléphone ont voulu évaluer les effets du confinement sur la continuité pédagogique en demandant aux parents comment cela se passait pour les élèves et pour eux-mêmes, comment se réalisaient les travaux donnés par les enseignants. Ont été interrogés les aspects organisationnels (équipement, télétravail ou non, nombre d’enfants...), les aides à disposition pour réaliser le travail (amis, frère, soeur, sites du ministère, ...), les liens aux enseignants du collège (contacts, modalités, charge de travail donnée, ...), et enfin la compréhension du travail demandé (corrigés, ressenti de l’élève, vécu du parent...).
Une seconde étude[2] a été conduite auprès de 15 enseignants ayant entre 15 à 35 ans d’expérience et travaillant dans des établissements du premier et second degré[3]. Des entretiens de remise en situation à partir des traces de leurs activités (journaux de bord, supports des devoirs scolaires, copies d’élèves, échanges avec des élèves) ont permis de comprendre, en cours de période de confinement, la transformation de leur travail au quotidien, leurs ajustements, leurs inventions, voire leurs renoncements. Une seconde série d’entretiens a eu lieu à la fin de la période de confinement (un mois et demi après) pour déterminer les éventuels changements et continuités dans leurs façons de travailler à distance.
Du point de vue des parents
Une identité de parents à l’épreuve
Convaincus que l’école représente pour leurs enfants le seul véritable moyen de s’assurer une meilleure existence que la leur (Poullaouec, 2010 ; Kakpo, 2012), les parents interviewés ressentent particulièrement la responsabilité que leur confère la continuité pédagogique. Or, ils doivent interpréter une partition acheminée par voie numérique sans en comprendre généralement la teneur, car leur accompagnement scolaire consiste d’ordinaire à contrôler les comportements, veiller à ce que le travail soit fait, « être derrière » (Millet et Thin, 2005). Cette contrainte est d’autant plus difficile à exercer en temps de confinement que la soupape que constitue l’extérieur de la maison est fermée. M. Dia[4], assigné à résidence par le chômage, ne sait pas comment calmer les tensions engendrées par le huis clos imposé : « Oui je suis tout le temps avec eux. Les enfants ont du mal à sortir, donc voilà, c’est très pénible ». Mme Benharfa est épouvantée à l’idée que l’école puisse ne reprendre qu’en octobre : « Normalement, c’était le 20 avril. Rester à la maison toute la journée et ne pas sortir, ça va être long, l’angoisse ! ».
La déstabilisation des rôles parentaux requise par une implication plus importante dans les apprentissages scolaires suscite des situations très différentes. Certains parents disent avoir perdu tout contrôle. Incapables d’installer le cadre scolaire à la maison, ils voient aussi leur autorité de parents sapée. Ainsi, Mme Hadida, seule à la maison avec ses cinq enfants, se dit « à la limite de craquer ». Ils vivent la nuit, dorment le jour, paralysent l’organisation du quotidien. D’autres, comme Mme Despuig, sont devenus polyvalents. Elle-même accepte d’être la « maman pas gentille » qui contraint à l’effort scolaire sur la durée. Mais elle tente de tempérer cette pression en devenant coach (« on fait aussi un peu de gainage ! »), en leur préparant le dimanche « un petit déj’ un peu spécial, un peu comme dans les grands hôtels ».
Des ressources différentes
Tous nos parents sont confrontés à une même situation de crise et tentent de faire en sorte que la scolarité de leurs enfants n’en souffre pas, mais, dans cette ville où 45 % des familles vivent sous le seuil de pauvreté, certains sont beaucoup moins armés que d’autres devant les épreuves à affronter. Si les couples parentaux peuvent se répartir les tâches pédagogiques pour tenter de tenir tous les équilibres, les femmes seules, souvent en charge de nombreux enfants, sont particulièrement démunies. À l’instar de Mme Despuig qui, travaillant dans la restauration, se trouve au chômage, ne sait pas quand elle sera payée et attend le renouvellement d’une pièce d’identité sans laquelle elle ne retrouvera pas un emploi. Pour la plupart de ces parents, l’école à la maison c’est un enfermement dans des appartements exigus et surpeuplés. Que faire de son enfant footballeur qui ne canalise plus son énergie dans les entraînements et les compétitions ? C’est aussi et surtout une pénurie du matériel informatique nécessaire pour travailler à distance. Lorsqu’il y a un ordinateur à la maison, il sert aussi aux parents qui télé-travaillent. Il faut l’utiliser très tôt pour le libérer pour les enfants et organiser des rotations. Mais beaucoup de ces familles n’ont ni ordinateur, ni imprimante, ni photocopieuse. Elles envisageaient d’en acheter, mais remettaient à plus tard cette lourde dépense. Inquiètes de compromettre la scolarité de leurs enfants, elles en ressentent de la culpabilité. Le collège, la mairie ont procuré quelques tablettes, mais encore faut-il avoir une connexion. Comme beaucoup, les enfants de Mme Bazin font des photos de leurs travaux écrits et les envoient aux professeurs. Ils ont dû prendre connaissance des devoirs et des documents qui les accompagnent sur les quelques centimètres carrés de leurs écrans de mobiles. Le partage des téléphones disponibles donne lieu, selon Mme Hadida à « de la baston » pour les avoir. Ses enfants se disputent et le début du ramadan fait en sorte que la situation est tendue.
Des malentendus aggravés
Les difficultés matérielles rencontrées par de nombreuses familles ne sont souvent que la pointe de l’iceberg en ce qui concerne les difficultés ordinaires, aggravées par le confinement, qui sont les leurs pour accompagner la scolarité de leurs enfants. Les systèmes scolaires contemporains requièrent en effet une grande autonomie de la part des élèves (Lahire, 2005) qui, loin d’être une caractéristique naturelle, suppose une intense construction sociale (Dürler, 2015). Comment les quatre enfants de M. Diarra, qui, dénué de tout, attend avec eux et son épouse que le collège envoie par la poste le matériel et les consignes nécessaires au travail, pourraient-ils s’organiser ? De même ceux de Mme Gassama, pour qui « c’est important les études », mais qui n’a aucune idée de la façon d’aider les siens et attend avec impatience la réouverture du collège ? Et bien d’autres encore. Souvent, les parents, voulant bien faire, mais incapables de comprendre les attentes scolaires, ne peuvent qu’exiger davantage de travail. Certains, comme Mme Despuig, connaissent l’existence d’une chaîne télévisée éducative et contraignent leurs enfants à « faire d’abord les devoirs donnés par les profs, puis ceux par la télé ». D’autres, plus rares, réussissent à maintenir les étayages par lesquels on apprend à travailler seul. Mme Lhomme a ainsi fait un planning de la semaine à partir des indications des enseignants. Du temps est préservé pour les classes virtuelles, des émissions de France 4, des séquences sur YouTube sont choisies, regardées et commentées ensemble. Les difficultés initiales de connexion ont été résolues à la suite d’un échange dont elle a pris l’initiative : « Après ils m’ont tout envoyé, depuis ce jour ça va, ça se passe bien ». Cette période lui sert pour apprendre à son fils qu’être autonome n’est pas ne rien demander à personne, mais savoir quand et à qui demander : « Quand y a un problème je lui dis : ‘‘bon envoie un mail pour leur dire : voilà y a tel problème, y a tel problème’’ ».
Des perspectives ouvertes
Mais cette période, par les contraintes qu’elle crée pour trouver dans l’urgence des solutions, ouvre aussi des perspectives pour résoudre des problèmes moins visibles, mais importants et récurrents. Elle fait prendre conscience de ce que le travail des élèves ne peut se résumer à un tête-à-tête entre eux-mêmes, leurs leçons et leurs cahiers. De nombreuses collaborations sont nécessaires pour parvenir à être soi. Plusieurs parents découvrent que la ville, solidaire, a distribué des tablettes aux familles démunies. Certains se sont engagés pour faire des médiations en bambara, en soninké[5]. Les fratries sont également mobilisées, comme chez Mme Diakité dont les sept enfants s’entraident, les plus grands assistant les plus petits. Les copains et copines sont à portée de téléphone. Dans ces circonstances difficiles, le rôle du professeur principal s’affirme : il fait le lien avec ses collègues, avec les familles, il téléphone régulièrement, il laisse son numéro et on peut l’appeler. Plusieurs parents disent avoir découvert le métier de professeur, à partir de leurs propres difficultés à assurer les apprentissages, mais aussi en s’invitant dans des classes virtuelles. Le plaisir à constater que « les professeurs n’ont pas lâché les enfants » est souvent exprimé. La promiscuité familiale prolongée crée certes des tensions, mais autorise aussi des reconnaissances : certains parents disent pouvoir passer plus de temps avec leurs enfants, mieux les connaître. Mme Sissoko dit s’être rapprochée de son fils, qui, lui-même sort de son rôle de rebelle patenté à l’école : « Le fait qu’il est à la maison, j’ai vu un autre garçon, quoi. Oui, oui, oui, sincèrement. C’est plus le même gamin qu’on disait qu’il était insolent, il était ci, il était ça ». Elle a pris le temps de lui parler, d’écouter son sentiment d’être victime d’injustices au collège, d’y être « persécuté ». « Donc il y a repris goût, parce que là, des fois, il fait les devoirs de toute la semaine ».
Du point de vue des enseignants
La forme scolaire est marquée en France par le poids très fort de la « culture de la classe » (Veyrunes, 2017). Pour identifier ce qui a changé dans l’activité des enseignants durant la période de confinement, rappelons quatre de ses caractéristiques principales, provenant de nos observations des situations scolaires sur deux décennies (Ria, 2019) :
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une dominante synchrone : la présence en classe est garante d’une unité de temps, d’espace permettant à tous les élèves de bénéficier d’une offre d’enseignement commune (même si la réception ne génère pas les mêmes effets), le travail à domicile (asynchrone) ne constituant à la périphérie qu’une frange minime de l’acte pédagogique ;
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des formats pédagogiques qui s’adressent majoritairement au collectif-classe sous forme de cours dialogué, complétés (ou non) par des régulations individuelles ;
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une pédagogie à dominante transmissive en découle, centrée sur la diffusion de savoirs scolaires (et moins sur les activités d’apprentissage) ;
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un travail des enseignants dans des espaces clos avec leurs élèves. Leurs interactions avec les autres membres de l’équipe éducative sont réduites, celles avec les familles seulement ponctuelles, hormis pour des cas particuliers.
Désynchronisation et délocalisation des activités scolaires
La période de confinement a bouleversé en quelques heures le travail enseignant : l’épreuve de l’asynchrone a débuté sans anticipation possible. Beaucoup d’enseignants ont évoqué un état de sidération à surmonter : « La première semaine de confinement a été pour moi rythmée par des émotions exacerbées, d’abord de la sidération, celle qui empêche d’avancer, et des grands moments d’angoisse, celle qui arrive par vague » [Sylvia, second degré]. Habituellement, l’agenda scolaire structure, répartit et sanctuarise le travail des enseignants et de leurs élèves par niveaux et disciplines scolaires dans des espaces/temps cycliques et clairement identifiés par l’ensemble de la communauté éducative. Sans ces repères, dans l’école en dehors des murs, les enseignants ont bricolé une foison d’organisations spontanées selon des temporalités très variables pour transmettre le travail scolaire : dépôt sur l’environnement numérique de travail pour la semaine ou seulement à l’heure de l’agenda habituel, envoi par mails la veille du créneau horaire régulier, sans oublier la récupération de dossiers-papier à l’accueil des établissements pour les enfants des familles les plus démunies. En première urgence, il s’est agi pour les enseignants de renouer le contact avec les élèves ; dans certains cas avec l’appui des services de la vie scolaire, dans d’autres en reconstituant eux-mêmes les répertoires électroniques pour toutes leurs classes. La majorité des enseignants a assuré pendant les trois premières semaines la distribution du travail scolaire à distance tout en effectuant une régulation via du chat en ligne, du clavardage sur plateforme ou en utilisant les réseaux sociaux. D’autres ont organisé des services d’assistance de type hotline : « Je réponds à toutes les questions des élèves sur le blog, par mail ou par WhatsApp de 8 h à 20 h » [Marion, Français, second degré].
De nombreux enseignants se sont donné comme objectif de rétablir des sessions de travail en synchrone avec leurs élèves, au moins une fois par semaine. Mais ce fut pour beaucoup « un véritable fiasco » : connexions-déconnexions permanentes, bruits de fond parasites, prises de paroles intempestives, e-chahuts, difficultés à identifier les effets de ses consignes, etc. L’usage d’équipements numériques personnels à des fins professionnelles a souvent été évoqué en première cause, mais aussi le manque de formation spécifique aux outils de communication à distance. Pourtant, tous estiment nécessaire de donner de temps en temps de vive-voix les orientations et consignes du travail, pour « refaire du collectif à un moment où les élèves en manquaient particulièrement ». En fin de période de crise, les enseignants ont prudemment réduit la voilure. Mélissa [premier degré] a insisté sur la dimension affective de ces modalités d’adressage en synchrone : « J’ai par la suite proposé un fonctionnement en petits groupes de 5 élèves, 15 minutes par groupe. Une “visio-affective”, c’est très bien pour se donner des nouvelles et conserver un lien affectif. Mais c’est très fatigant d’animer des groupes virtuels, faire parler les petits parleurs sans être présente physiquement, donner corps au groupe... ». D’autres enseignants ont constitué des tiers-groupes, divisant la classe en trois groupes de niveaux scolaires homogènes. Le caractère chronophage et frustrant est apparu dans de nombreux témoignages : « Je l’ai très mal vécu par rapport à toute l’énergie qu’on déploie en présentiel pour les faire travailler… cette distance allait creuser les inégalités scolaires, en particulier pour les élèves les plus en difficulté » [Hervé, Français, second degré].
Des formats pédagogiques favorisant des communications individuelles
Les interactions entre enseignants et élèves ont eu alors tendance à se multiplier selon des canaux de communication individuelle, brouillant parfois les limites habituelles existant entre les sphères publique et privée. Les enseignants ont parfois fait irruption sur les réseaux sociaux. Cependant, ils ont pu découvrir lors de ces échanges individuels des élèves qu’ils méconnaissaient quelques semaines auparavant, comme le constate Lucie [Français, second degré] : « les élèves timides et quasiment muets dans les classes à effectif pléthorique [parfois 40 élèves en lycée] osent poser des questions dans les communications à distance individuelles. Ce qui constitue de nouvelles connaissances sur les élèves difficilement possibles en période ordinaire ». Le mode à distance, selon des modalités de communication moins formelles, a certainement favorisé une plus grande spontanéité de la part des élèves les plus timides avec moins de retenue dans la façon de demander des consignes supplémentaires. Certains élèves en grande difficulté étaient parfois les premiers à clavarder à l’annonce d’une nouvelle consigne de travail.
Une activité de conception accrue appuyée sur le point de vue des élèves
Dans leur grande majorité, les enseignants interrogés estiment avoir conçu à nouveaux frais leurs ressources pédagogiques en écho avec les impacts sur l’activité d’apprentissage de leurs élèves. Norbert [Sciences de l’ingénieur, second degré] avait expérimenté les années précédentes des capsules vidéo pour la mise en place de classes inversées. Lors du confinement, il a conçu lui-même l’ensemble de ses ressources vidéo en lien avec de nouveaux programmes scolaires. Norbert a estimé ne plus vouloir revenir en arrière en proposant dans les années à venir à ses élèves une nouvelle répartition entre des blocs de connaissances (capsules vidéo) en classe inversée et les activités d’expérimentation en présentiel : « Ne plus faire ces cours devant mes 30 élèves où je passe plus de temps à leur demander de se taire… J’en dis autant en 6 minutes de vidéo que pendant une heure de classe ». L’expérience de confinement aura selon lui permis de transformer de manière très significative ses supports de cours avec une adhésion très forte de ses élèves. Pour Hervé [Français, collège], la conception de nouveaux supports de cours, qu’il a estimée très chronophage, a été l’opportunité de se décentrer de ses gestes d’enseignement, avec la craie et le tableau noir, pour mieux cerner les effets de ses consignes à distance sur la compréhension de ses élèves. Marion [Français, second degré] sollicite (désormais) systématiquement une élève-cobaye pour tester la pertinence, l’accessibilité de ses ressources numériques avant de les mettre en ligne. Cette conversion progressive d’attention – des gestes d’enseignement aux gestes d’apprentissage – ouvre la voie à des questions davantage liées aux enjeux de savoirs scolaires. Dans leur majorité les enseignants ont reconnu éprouver du plaisir à concevoir des ressources d’enseignement à distance, et parfois même « bien vivre » cette période de retrait physique dans cette phase d’enseignement virtuel. Colette [premier degré] se dit surprise de son propre confort : « d’être en individuel, il y a une part de confort ». Mélissa [premier degré] quant à elle culpabilise : « J’étais démunie cette année face à cette classe, je suis maintenant beaucoup plus apaisée… Ça me va presque bien… Ça m’interroge sur ma capacité à revenir sur le terrain… ».
De nouveaux interlocuteurs, mais une solitude renforcée
Les enseignants se sont interrogés sur ce déplacement de la forme scolaire dans les foyers. Colette [premier degré] insiste sur le brouillage des frontières : « Je fais entrer l’univers de la classe dans la maison et cela me pose question… On se met à confondre tous les espaces… ». Ce sont les parents qui deviennent les principaux interlocuteurs critiques des contenus d’enseignement proposés par les enseignants. Certaines dimensions artistiques, culturelles et symboliques des contenus scolaires envoyés aux familles ont obtenu des degrés d’adhésion très mitigés. Plusieurs enseignants ont témoigné d’une nécessité pour eux de revenir à du travail scolaire davantage en phase avec les attentes classiques des familles.
Au moment où les parents d’élèves devenaient des interlocuteurs au quotidien, les liens de solidarité et d’entraide au sein de la communauté éducative se sont très souvent distendus. Des groupes d’échanges se sont constitués, souvent selon un mode informel pour se rassurer, évoquer des situations personnelles de confinement, mais plus rarement sur les modalités de travail à distance ou sur les exigences à avoir de manière consensuelle. Norbert [Sciences de l’ingénieur, second degré] avait l’intention de conserver l’usage des outils institutionnels pour communiquer avec ses classes et échanger sur les usages avec ses collègues. Malheureusement, chacun des enseignants avait expérimenté durant la première semaine de confinement des outils divers et opté pour des modalités de communication différentes. La plupart des enseignants ont constaté une forme d’isolement dans l’expérimentation des dispositifs à distance.
Discussion générale
Sans préjuger de la profondeur et de la pérennité des changements intervenus pendant le confinement, force est de constater que cette étrange période a, à la manière d’un « incident clé » (Goffman, 1973/1971), mis en évidence la fragilité de logiques et façons de faire tellement accoutumées qu’elles semblent naturelles. La forme scolaire à laquelle nous sommes habitués apparaît alors plus comme un équilibre en permanence rétabli entre de nombreuses tensions que comme une inébranlable institution.
Des tensions classiques
Les apprentissages et l’autonomie
L’autonomie des élèves figure au premier rang des évidences qui peuvent être questionnées (Lahire, 2005). Sans elle, impossible de construire des compétences et le travail en dehors de la classe ne peut se faire. Or, loin d’être une qualité native, elle s’avère être une disposition patiemment et très inégalement construite selon les contextes de vie (Dürler, 2015). Beaucoup d’enseignants découvrent à cette occasion qu’il ne suffit pas de donner des consignes, mais qu’il faut aussi organiser de loin l’apprentissage en prenant en compte plusieurs registres (Rayou, 2020). Celui, cognitif, des procédures intellectuelles requises par les leçons et exercices ; celui de la culture scolaire, souvent très différente des cultures familiales ; celui de l’identité d’enfant et de jeune qui ne se mue pas spontanément et dans la durée en identité d’élève. Beaucoup d’enseignants ont pour cela outrepassé leurs rôles ordinaires en apprêtant davantage les savoirs, en aidant les élèves à s’organiser, en montrant le souci qu’ils avaient de leur état de santé et d’esprit.
L’absence de collectif professionnel
La robustesse ou au contraire la fragilité des organisations scolaires sur lesquelles les enseignants s’appuyaient en temps normal et celles renouvelées pendant la période de confinement ont joué un rôle déterminant dans le maintien ou non de la continuité pédagogique. Comme nous l’avons évoqué, si les équipes de direction des établissements scolaires se sont efforcées de restructurer dans les grandes lignes le travail de la communauté éducative, nombre d’enseignants, se sentant très isolés, se sont raccrochés à des réseaux et collectifs de travail coupés des instances institutionnelles. Sylvia [Mathématiques, collège] a insisté sur l’importance de ces communautés parallèles : « … Les nombreux réseaux et groupes de travail, où je suis active ont agi comme une grande salle des professeurs virtuelle, un espace d’intense foisonnement d’idées, une caisse de résonance. Et cela m’a aidée à y voir plus clair en termes de priorités et d’exigences ». L’appui sur ces collectifs dématérialisés illustre le manque d’une culture solidaire en France autour des enjeux éducatifs. Une cheffe d’établissement [second degré] participant à notre étude l’a confirmé : « Cette crise permet de pointer l’absence de travail commun au sein d’une même discipline : mutualiser ses supports, partager des outils, échanger sur les progressions annuelles... Il faut vraiment construire encore plus une culture commune dans l’établissement ». La crise ayant agi comme un révélateur des relations existantes ou défaillantes entre les différents membres de l’équipe éducative, l’après-crise devrait favoriser l’émergence de nouvelles synergies, avec un nouvel invité de marque : les familles.
La co-éducation
La barrière sanitaire instaurée entre école et familles a paradoxalement conduit enseignants et parents à faire des incursions dans le monde de l’autre. Les premiers prennent des nouvelles de la santé de tous, s’inquiètent de la présence ou non d’adultes au foyer, des ressources et aides disponibles. Les seconds sont amenés à garantir un cadre de travail, à jouer les répétiteurs, à contraindre à l’effort et à la persévérance. Loin d’être les partenaires évidents d’un accompagnement éducatif plus préconisé que pensé (Périer, 2019), les familles s’incarnent aux yeux des professionnels de l’école. L’isomorphisme supposé entre le milieu scolaire et le milieu familial par où transite le travail personnel au moment des devoirs est remis en question. En complément, nombre de parents révisent leur jugement sur un métier d’enseignant qu’ils assument désormais en partie et dont ils voient ce qu’il suppose de compétences d’enrôlement, de traduction des notions et consignes, de maintien au travail dans la durée.
De tels échanges partiels de rôles et leurs conséquences valent pour leur portée éthique en matière de reconnaissance réciproque (Honneth, 2000/1992). Souvent formés dans des écoles à tradition plus autoritaire, les nombreux parents d’origine immigrée du collège enquêté déplorent généralement que les élèves ne soient pas plus « tenus ». Les enseignants tendent, eux, à voir des parents démissionnaires qui ne relaient pas les efforts de l’école. Mais la confrontation à une épreuve commune ouvre aussi un espace partagé de réflexion nécessaire à la co-éducation prônée par l’institution. Les enseignants peuvent et doivent-ils prendre en compte les contextes de vie de leurs élèves ? Que peuvent-ils attendre de leurs parents ? Quel droit de regard ceux-ci peuvent-ils avoir sur l’école ? Comment éviter les conflits de loyauté entre cultures familiale et scolaire ? Autant de questions, parmi beaucoup d’autres, auxquelles cette période n’apporte pas de réponses immédiates, mais crée des conditions favorables pour y répondre.
Des tensions nouvelles
Vers une culture numérique d’établissement ?
Lors de la période de confinement, les outils numériques ont été les seuls connecteurs possibles, les objets-frontières (Trompette et Vinck, 2009) entre les bureaux des enseignants et les domiciles parentaux au service de la coordination d’action entre des experts présumés (les enseignants) et des non-experts assumés (les familles). Mais force est de constater qu’en matière de maîtrise numérique, les premiers ont surtout été en situation d’apprentissage devant le vaste défi numérique que constitue l’enseignement à distance. Les enseignants interrogés ont estimé avoir beaucoup appris durant cette véritable épreuve professionnelle. Ceux qui avaient suivi préalablement des formations numériques sans avoir ni le temps ni les conditions favorables à leur mise en oeuvre en ont saisi l’opportunité. Les mutualisations ont été nombreuses, elles augurent de « bougés » du côté de la professionnalité de la communauté éducative. Un potentiel existe, qu’il s’agit de fédérer collectivement au sein des établissements scolaires : la construction d’une culture commune post-COVID autour du travail des élèves dans et hors la classe, étayé de façon plus réfléchie et complémentaire. Mais comment faire en sorte que le numérique soit au service des enjeux éducatifs sans devenir une finalité en soi (Amadieu et Tricot, 2014) ? Comment convaincre et former des enseignants qui ont parfois mal supporté la remise en cause identitaire générée par la crise et qui ont construit jusque-là l’entièreté de leur expertise professionnelle dans les salles de classe ?
Partager l’expertise numérique ?
De notre point de vue, c’est au sein même des établissements scolaires que le développement professionnel des enseignants peut s’opérer (Ria, 2015) et qu’une transformation de la forme scolaire peut être escomptée. Certains enseignants ont fait preuve d’une expertise exceptionnelle lors de la période de confinement pour maintenir une continuité pédagogique malgré de très fortes contraintes. Ils ont su aussi, lors de la période transitoire de déconfinement, proposer des modalités hybrides articulant l’activité du nombre réduit d’élèves masqués à l’école avec l’activité d’autres élèves à distance bénéficiant dans leur domicile d’une plus grande liberté de mouvement. Ces enseignants se caractérisent par une très forte capacité à s’adapter à l’imprévu, à inventer de nouvelles modalités d’enseignement/apprentissage, mais aussi par une très grande agilité avec les outils numériques qui constituent des ressources, des prothèses (quasi transparentes) au service de leur projet pédagogique. Ces experts possèdent en somme une double valence : une dans leur discipline scolaire, une dans la maîtrise des configurations numériques d’apprentissage (continu) au profit de leurs élèves. Cependant, ils sont l’exception qui dérange, celle qui déplace le métier en dehors des frontières habituelles. Ils sont ces enseignants-numériquement-agiles qui risquent de se marginaliser dans des espaces désinstitutionnalisés pendant que d’autres risquent de devenir dans le même temps des enseignants décrocheurs du numérique.
Il y a là grande urgence pour ne pas cliver davantage le corps professoral. Une pratique numérique « exceptionnelle » ne peut pas être imitée, empruntée, mise en oeuvre par d’autres à l’identique sans une longue phase d’appropriation, sans précaution d’usage. L’enjeu est de mettre à jour l’expertise qui se niche dans l’activité, de décrypter ses éléments les plus structurants pour, en formation sur le lieu du travail, envisager des modalités prudentes d’appropriation collective. En résumé, faire de l’exception des pratiques d’enseignement numérique viables et partageables au plus grand nombre... L’analyse didactique et des effets en matière d’apprentissage des élèves serait nécessaire complémentairement pour valider ou modifier les configurations d’enseignement/apprentissage proposées.
Conclusion
Finalement, y a-t-il eu transformation de la forme scolaire pendant la période de confinement ? À notre sens, il s’est agi plutôt d’une migration temporaire de son centre de gravité (l’école) vers la périphérie (les familles), d’une prise de conscience collective de sa fragilité et des leviers d’action susceptibles de la rendre plus accessible à davantage d’élèves et d’étudiants. La forme scolaire, trop souvent considérée comme une entité figée, naturalisée par le poids de son histoire et de son héritage républicain, est de fait une configuration dynamique, dont les principaux éléments qui la structurent (espace, temps, sujets, objets, activités…) se recomposent au gré des évolutions de nos systèmes éducatifs. Le principal bénéfice de cette difficile période n’est-il pas de mettre en évidence que la forme scolaire, dans ses diverses déclinaisons, ne s’installe que grâce à la collaboration de tous les acteurs de la communauté éducative qui, pour la faire exister, traversent avec succès les innombrables passages à risques (Ria et Rayou, 2008) qui caractérisent l’activité d’enseignement-apprentissage ?
De notre point de vue, après une prise de conscience massive des difficultés chroniques de la continuité pédagogique entre les différents lieux et moments de l’apprentissage, trois orientations pourraient nourrir les futures formations des équipes éducatives : a) le renforcement de la connaissance des familles et du dialogue avec elles pour en faire des partenaires pérennes, b) l’hybridation des ressources d’enseignement inspirée de la continuité pédagogique que les processus de classes inversées notamment sont capables de susciter c) la constitution de collectifs enseignants solidaires, accompagnés dans leur acculturation numérique par des enseignants-ressources, dotés de nouvelles fonctions et actions dans les établissements, de sorte que les enjeux pédagogiques et didactiques prennent progressivement le pas sur les questions liées aux connexions et aux supports numériques.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette première étude a été conduite par J. Pelhate et P. Ponte (Université de Cergy) et P. Rayou, Université de Paris 8. Le collège est un Lieu d’Éducation Associé de l’Institut Français de l’Éducation de l’ENS de Lyon en partenariat avec le Ministère de l’Éducation Nationale.
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[2]
Cette deuxième étude a été conduite par F. Mauguen et L. Ria à l’Institut Français de l’Éducation a donné lieu à un corpus d’une vingtaine d’heures d’entretien.
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[3]
Le premier degré regroupe les enseignements dispensés dans les écoles maternelles, élémentaires et primaires (élèves de 3. à 11 ans). L’enseignement du second degré est dispensé dans les collèges (élèves de 11 à 15 ans) puis dans les lycées généraux, technologiques ou professionnels (élèves de 15 à 18 ans).
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Noms de familles pour les parents et prénoms pour les enseignants, tous anonymisés.
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Langues africaines parlées par de nombreux parents du collège.
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