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Apprendre une langue à l’oral s’effectue sans avoir besoin systématiquement d’un apprentissage explicite de son fonctionnement. Il en est toutefois autrement à l’écrit, où la simple capacité à s’exprimer oralement ne garantit pas la maitrise des codes. C’est particulièrement vrai pour l’apprentissage de savoirs complexes, comme l’accord et la conjugaison des verbes. La conjugaison des verbes correspond au « système des variations morphologiques du verbe, c’est-à-dire l’ensemble organisé des formes que peut prendre un verbe selon son radical, […] son mode-temps […] et sa personne » (Roy-Mercier et Chartrand, 2016, p. 176). Le verbe est d’ailleurs la seule catégorie grammaticale qui varie selon le mode et le temps (Abeillé et al., 2021), ce qui en fait la catégorie grammaticale qui contient le plus grand nombre de variations sur le plan de sa structure morphologique. Par exemple, le verbe savoir comporte 38 formes verbales écrites distinctes (Blanche-Benveniste, 2002). Plusieurs proposent que la conjugaison soit l’objet d’un travail grammatical spécifique (Roy-Mercier et Chartrand, 2016), ce qui représente un défi pour les enseignants qui doivent l’aborder en tenant compte du niveau des élèves tout en souhaitant qu’ils le réinvestissent lors de l’écriture de leurs propres textes (Gourdet et al., 2016)!
Selon Roy-Mercier et Chartrand (2016, p. 176), l’enseignement de la conjugaison demeure souvent ancré dans un enseignement traditionnel, se concentrant sur la mémorisation des formes verbales à partir de tableaux de conjugaison. Cette pratique courante ne vise pas la compréhension des régularités du système de la conjugaison, puisque les tableaux de conjugaison traditionnels ne permettent pas de la concevoir comme un système cohérent, soit « un ensemble organisé d’éléments interreliés et présentant des régularités » (Roy-Mercier et Chartrand, 2016). Ces tableaux rendent l’apprentissage des formes verbales moins efficace et relativement complexe à réinvestir au moment d’écrire un texte.
Le verbe comme objet grammatical s’avère peu documenté sur le plan didactique, notamment en contexte de développement des compétences langagières (David et Dolz, 1992). Dans le cadre de nos études doctorales, nous avons mené une enquête par questionnaire auprès de personnes enseignantes de l’ordre d’enseignement primaire du Québec. L’objectif était double : d’une part, recenser les pratiques d’enseignement de la conjugaison, et, d’autre part, recueillir les besoins de formation et d’accompagnement les concernant. Au total, quinze (15) enseignant.e.s de l’ordre d’enseignement primaire ont participé à cette enquête.
Des pratiques intégrées
Les enseignant.e.s consulté.e.s ne correspondent toutefois pas, dans leurs pratiques déclarées, au portrait traditionnel de travail systématiquement décontextualisé du verbe, à partir de tableaux de conjugaison. En effet, plusieurs mentionnent faire appel à des pratiques intégrées aux situations de compétences, notamment en lecture. En effet, la mobilisation de la littérature jeunesse émerge des résultats de l’enquête comme étant une pratique privilégiée pour enseigner la conjugaison : « [l]es élèves aiment les histoires et font de meilleurs liens » (R11) par rapport aux verbes utilisés dans les textes. Qui plus est, la littérature jeunesse propose un contexte authentique qui permet de contextualiser la notion de la conjugaison du verbe : « [l]es albums […] permettent [d]’introduire le temps [verbal] vu et de tirer des observations. » (R13). Dans cette perspective, les apprentissages grammaticaux contextualisés en lecture, puis structurés dans des activités spécifiques, peuvent être par la suite recontextualisés en production écrite (Gourdet et al., 2016). Or, bien que planifié et soutenu par la progression des apprentissages, articuler les notions grammaticales et la production écrite représente un défi pour plusieurs enseignant.e.s, en raison du nombre élevé d’objets grammaticaux à enseigner (Paolacci et Lannelongue, 2021). Parmi ces objets, le verbe, comme notion pivot, a le potentiel de fédérer différents apprentissages orthographiques, grammaticaux, syntaxiques et textuels.
Des pratiques structurantes
Les pratiques recensées peuvent également être regroupées en activités visant la structuration de la compréhension du système langagier. Ces activités, décontextualisées, ont comme objectif d’approfondir un savoir spécifique, auquel cas la notion grammaticale est abordée de front dans des exercices ciblés, mais sans nécessairement être liée à une activité à visée communicative. Les enseignant.e.s disent faire appel à des pratiques structurantes, puisque pour elles, c’est le meilleur moyen de « [c]réer plus d’occasions de percevoir les régularités » (R13). Pour les enseigner, une des personnes répondantes mentionne procéder « un temps à la fois en séparant [le verbe en deux, soit] le radical et la terminaison pour observer les régularités » (R15), ce qui correspond alors à une approche plutôt traditionnelle d’enseignement de la conjugaison où le verbe est scindé en deux parties (Gourdet et al., 2016), soit un radical (porteur du sens du verbe) et une désinence (représentant le mode-temps, la personne et le nombre). Dans une optique de compréhension des régularités de la conjugaison, les élèves doivent comprendre que l’on peut scinder la désinence en deux marques, puisque celle de mode-temps est liée à l’énonciation et est spécifique au verbe en lien avec la temporalité (présent, passé, futur) alors que la marque de personne (incluant le nombre) établit plutôt un lien syntaxique avec le groupe qui occupe la fonction syntaxique de sujet de la phrase. Cette dernière concerne alors le système de l’accord du verbe. Ainsi, le verbe se décompose en trois parties qui s’assemblent selon l’ordre suivant : radical (R), marque de mode-temps (MT) et marque de personne (P).
Besoins de formation
Enfin, le besoin de formation est omniprésent dans les résultats de l’enquête : se voir offrir « de la formation, surtout de connaitre la meilleure façon d’enseigner la conjugaison pour permettre un apprentissage durable et un transfert des apprentissages. » (R15); de la « formation sur l’essentiel à enseigner » (R6). Un.e autre répondant.e précise vouloir réfléchir à l’enseignement de la conjugaison en développant notamment des outils d’enseignement de la conjugaison : des « [s]ituations d’écriture permettant facilement l’utilisation d’un temps de verbe en particulier, [de la] planification comportant des activités signifiantes pour les élèves, [de la] planification basée sur la recherche, d’un ordre dans les temps de verbe, [l’]utilisation de la littérature jeunesse » (R14). Une majorité des enseignant.e.s mentionnent explicitement le besoin de recevoir de la formation par rapport à l’enseignement de la conjugaison, et à son intégration pertinente au sein d’une planification globale.
Conclusion
Bien que l’enquête se voulait exploratoire, il en ressort que le verbe est un objet grammatical dont la valeur est indéniable aux yeux des enseignant.e.s sondé.e.s, et pour lequel une actualisation des pratiques mériterait d’être envisagée. Bien que la recherche en didactique propose d’enseigner en partant des régularités morphologiques du verbe et sur une analyse approfondie de la désinence, elle offre peu de pistes concrètes pour exploiter ces régularités. À cela s’ajoute l’intégration de la notion aux situations de compétences, en particulier à travers l’utilisation de la littérature jeunesse et la production de texte. Or, il semblerait que ces propositions n’aient que partiellement trouvé écho dans les milieux scolaires. Étant donné la forte réponse quant aux besoins de formation, cela nous semble une belle opportunité pour les personnes formatrices ou conseillères pédagogiques d’entamer une réflexion ciblée sur l’observation et l’enseignement d’un objet grammatical central qu’est le verbe, aux retombées directes sur les compétences discursives des élèves.
Parties annexes
Bibliographie
- Abeillé, A., Godard, D., Delaveau, A. et Gautier, A. (2021). La grande grammaire du français (1e éd.). Actes Sud.
- Blanche-Benveniste, C. (2002). Structure et exploitation de la conjugaison des verbes en français contemporain. Le français aujourd’hui, 139(4), 11. https://doi.org/10.3917/lfa.139.0011
- David, J. et Dolz, J. (1992). Les différentes entrées possibles en formation sur la catégorie verbale et la gestion des temps. Études de Linguistique Appliquée, 87, 91-105.
- Gourdet, P., Cogis, D. et Roubaud, M.-N. (2016). L’enseignement d’une notion-clé au primaire : le verbe. Dans S.-G. Chartrand (dir.), Mieux enseigner la grammaire : pistes didactiques et activités pour la classe. Pearson.
- Paolacci, V. et Lannelongue, M.-P. (2021). L’enseignement de l’étude de la langue à l’école primaire dans les prescriptions institutionnelles de trois pays de la francophonie (France, Suisse et Québec). Dans E. Bulea Bronckart et C. Garcia-Debanc (dir.), L’étude du fonctionnement de la langue dans la discipline Français : quelles articulations? (vol. 13, p. 97-108). Presses universitaires de Namur.
- Roy-Mercier, S. et Chartrand, S.-G. (2016). L’enseignement du système de la conjugaison pour en favoriser l’apprentissage. Dans S.-G. Chartrand (dir.), Mieux enseigner la grammaire : pistes didactiques et activités pour la classe. Pearson.