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Contexte

Après des dizaines d’années d’interventions gouvernementales au Québec pour favoriser l’intégration du numérique à partir d’une variété de programmes, de mesures, de plans stratégiques et de financement (MÉES, 2018; 2019; MELS, 2006; MÉQ, 2020; 2023) et des dizaines d’années de recherche scientifique sur le sujet, l’UNESCO (2023) est catégorique : le numérique demeure une source d’inégalités, autant dans son intégration (la présence des TIC dans l’environnement scolaire) que dans son utilisation (les pratiques effectives), et ses effets restent limités et peu documentés. Et si le problème était la sous-implication des professionnels de l’enseignement dans les orientations des politiques scolaires, particulièrement celles liées à l’intégration du numérique?

Une intégration et une utilisation du numérique inégales dans les systèmes scolaires

Le rapport de l’UNESCO (2023) met en lumière la manière dont l’intégration et l’utilisation du numérique sont variables et inégales à travers le monde. D’abord, il est possible que l’infrastructure disponible ne puisse pas être suffisamment performante pour intégrer les TIC et garantir une qualité d’utilisation par le personnel enseignant (UNESCO, 2023). Ainsi, certaines écoles ont un accès privilégié au numérique, particulièrement les établissements scolaires privés, alors que des établissements scolaires publics peinent à avoir une infrastructure de qualité pour assurer la présence des TIC (UNESCO, 2023). La compétence numérique chez les élèves est donc variable, puisque certains d’entre eux n’ont pas l’occasion d’utiliser suffisamment le numérique dans leur parcours scolaire, ce qui freine le développement de leur compétence, pourtant essentielle selon le gouvernement du Québec (MÉES, 2018). Des inégalités d’utilisation sont aussi notées, particulièrement chez les personnes enseignantes. D’abord, le manque de financement pour la formation continue des personnes enseignantes est à considérer (Karsenti et al., 2001). Le numérique évolue à une vitesse effrénée, et les personnes enseignantes peinent à suivre la multiplication des logiciels existants pour assurer leur enseignement. Leurs représentations du numérique (Fraillon et al., 2020) et leur sentiment de compétence et d’efficacité (Mastafi, 2015; UNESCO, 2023; Villeneuve et al., 2012) peuvent aussi constituer un frein à l’utilisation du numérique dans leur salle de classe. Celui-ci transforme d’ailleurs la gestion de leur classe, allant jusqu’à la complexifier (Karsenti et Collin, 2013). Les usages du numérique par les élèves peuvent ainsi affecter les pratiques enseignantes, dans l’idée où la personne enseignante peut intervenir davantage pour gérer l’usage des outils numériques en classe.

Les politiques d’intégration du numérique

Dans le cadre de notre mémoire de maitrise (Taschereau, 2024), nous avons décidé d’explorer un facteur qui était peu illustré dans la recherche et qui pouvait peut-être expliquer ce maintien d’inégalité : les politiques scolaires et leur adoption par la communauté enseignante. Nous avons entamé notre réflexion à partir des écrits de Collin et al. (2018) sur les politiques institutionnelles universitaires d’intégration pédagogique du numérique. L’équipe de recherche a analysé la « stagnation de l’état d’adoption des technologies et des disparités qui en résultent » (p. 21) et a exprimé que le tout pouvait être expliqué, en partie, par des politiques peu représentatives de la diversité des utilisateurs des TIC dans le contexte universitaire. « Selon l’UNESCO (2023), […] la consultation est souvent [évacuée du processus d’intégration du numérique » (Taschereau, 2024, p. 5) :

Teachers are also often left out of decisions to select new digital technology: 45 % of teachers from 94 countries participating in Education International’s Teaching with Tech study reported that their unions had not been consulted at all regarding the introduction of new digital technologies, while 29 % had been consulted on ‘only a few aspects’. At the same time, 57 % of respondents indicated that their unions had not been consulted on the digital technology they wanted.

UNESCO, 2023, p. 164

Nous voyions là un enjeu éducatif important : comment des directions d’établissements d’enseignement peuvent-elles intégrer le numérique de manière homogène et cohérente si leurs politiques scolaires ne sont pas représentatives des besoins de leur communauté? C’est ainsi que nous en arrivons au coeur de cette chronique : comment la population enseignante est-elle consultée dans les écoles lorsqu’il est question d’intégrer le numérique? Comment les directions d’établissements d’enseignement instaurent-elles les mécanismes de consultation lorsqu’il est question de leadership technopédagogique? Est-ce que des approches démocratiques sont mobilisées pour orienter la prise de décisions?

Les objets et les méthodes de consultation dans le système scolaire québécois

La réponse simple, c’est que bien peu de données issues de la recherche existent pour détailler les objets et les méthodes de consultation dans les écoles québécoises. Par ailleurs, nous n’avons trouvé aucune documentation de recherche au Québec sur les modes de consultation. Comme l’exprime Parent (2010), « la participation et la consultation, bien que citées à plus de cent-dix (110) reprises dans la Loi sur l’instruction publique, ne sont pas l’objet d’un corpus important dans la recherche » (p. 3), et ce peu importe l’objet de consultation (dont fait partie le numérique). Ainsi, outre les recommandations issues de la recherche, dont l’implication du personnel enseignant dans l’implantation du numérique (Collin et al., 2018; CSÉ, 2020; Gravelle, 2020; 2021; Gravelle et al., 2022; UNESCO, 2023) et la mise sur pied « d’instances consultatives pour faire le suivi de l’implantation du numérique » (Gravelle, 2021, p. 60), peu d’informations étaient accessibles pour cibler ce qu’étaient les procédés mobilisés pour consulter les membres d’une équipe-école.

Les sciences politiques au service de la consultation sur le numérique en éducation

Dès lors, nous avons situé notre objectif de recherche : développer un processus de consultation et de délibération démocratique afin de créer et d’adopter une politique d’intégration du numérique. Nous avons ainsi puisé dans des concepts issus des sciences politiques, la démocratie technique (Gaudillière et Bonneuil, 2001), la démocratie participative (Bacqué et Sintomer, 2001; Barber, 2003; Blondiaux, 2004), la démocratie délibérative (Ruano-Barbolan, 2018; Langelier, 2013) et les dispositifs participatifs (Gourgues et Petit, 2022). Notre cadre théorique nous a amené à situer les méthodes de consultation les plus appropriées pour les milieux éducatifs, particulièrement les mini-publics (Paulis et al., 2022), une « assemblée[s] de citoyen·nes tirés au sort qui délibère[nt] sur une question politique déterminée afin de formuler des recommandations relatives à cette question » (Paulis et al., 2022, en ligne) visant à faire participer les citoyens et à avoir une consultation (Blondiaux, 2004). Ces méthodes devaient cependant être adaptées pour rendre compte des particularités de l’organisation scolaire.

La recherche-développement et le dispositif participatif

Nous nous sommes inscrits dans un processus de recherche-développement (Bergeron et Rousseau, 2021), afin de développer du matériel adapté aux réalités de l’école, validé par un comité d’experts réunissant des chercheurs en intégration du numérique en éducation, des conseillers technopédagogiques, des enseignantes et des directions d’établissement d’enseignement. Au terme de notre processus de recherche, nous avons produit du matériel destiné aux membres du personnel de direction, afin qu’ils puissent implanter une démarche de consultation et de délibération sur l’intégration pédagogique du numérique. Ce matériel, intégré à même un site Web, se décline en trois phases : la planification de la démarche, la consultation et la délibération. Pour chacune des phases, des activités sont prévues dans un canevas où sont détaillés les objectifs, les informations essentielles à savoir, les tâches prévues et des recommandations personnalisées cohérentes avec les principes démocratiques évoqués dans la section précédente. Dans la première phase, les directions d’établissements d’enseignement établissent le calendrier de la démarche, réfléchissent à leurs objectifs pédagonumériques, créent le comité en charge d’implanter la démarche et présentent celle-ci à l’ensemble de l’équipe-école. Dans la deuxième phase, les directions d’établissement d’enseignement, en collaboration avec le comité, instaurent diverses activités permettant à l’équipe-école de réfléchir à une vision commune du numérique en délimitant les situations pédagogiques à considérer pour l’élaboration de la politique ainsi que le profil de sortie numérique des élèves. Dans la troisième phase, les directions d’établissements d’enseignement, en collaboration avec le comité, assurent la rédaction de la politique d’intégration pédagogique du numérique ainsi qu’une délibération avec l’ensemble de l’équipe-école pour valider que le document répond aux besoins du plus grand nombre. Malgré des demandes de modifications, le comité en charge de valider la démarche développée a estimé que la procédure était réaliste, faisable et adaptable selon divers paramètres (Taschereau, 2024).

Figure 1

Contenus du site Web sur la démarche de consultation et de délibération

Taschereau, 2024

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Conclusion

Considérant la charge de travail que demande le processus de recherche-développement, dont la mise à l’essai empirique et systématique (Bergeron et Rousseau, 2021; Harvey et Loiselle, 2009), où le matériel est testé dans un environnement restreint et ensuite, à grande échelle, nous n’avons pu que faire valider le matériel produit par le comité d’experts. En matière de recherches futures, il serait donc pertinent de tester le matériel produit. De plus, considérant le besoin de démocratisation du numérique en contexte scolaire, qui s’aligne bien sur diverses visées d’une gouvernance scolaire axée sur le leadership pédagonumérique (Gravelle, 2020; 2021; Gravelle et al., 2022), il serait pertinent et nécessaire de recenser les méthodes de consultation dans les établissements scolaires québécois et les outils utilisés pour y arriver. L’intégration du numérique doit passer par l’implication de tous les acteurs dans la prise de décisions.