Corps de l’article
Mythes écologiques du numérique
Numérique et écologie : cette chronique aborde deux phénomènes qui ne concernent pas de la même façon le monde éducatif. Pour l’enseignant, le numérique représente une collection de moyens pédagogiques, alors que l’écologie est un zeitgeist culturel dans lequel chaque citoyen baigne bon gré mal gré.
Commençons par le numérique. Les outils numériques sont promus comme incontournables pour enseigner plus efficacement : pour communiquer (à distance), présenter des savoirs, collaborer sur des documents, stocker de l’information (notamment vidéo), etc. Ce n’est pas étonnant que les discours prônant l’utilisation du numérique en éducation fassent florès[1].
Le bât blesse quand on espère que la transition numérique soit bénéfique pour l’environnement. Cette attente historiquement fausse, conceptuellement absurde et idéologiquement chargée a engendré de fausses croyances (Pitron, 2018). C’est que la rencontre entre des attentes élevées et une certaine naïveté épistémologique s’avère fertile à l’émergence de mythes (Sander et al., 2018).
Cette chronique examine les prétendues vertus écologiques :
-
… de l’électricité verte,
-
… des gains d’efficacité technologique,
-
… de l’avènement d’une économie circulaire (recyclage).
D’autres mythes moins liés au numérique (mais contestables par des faits similaires) ne sont pas abordés[2].
Le mythe de l’électricité verte versus la noire réalité des mines de charbon
Quand Apple prétend n’utiliser que des énergies renouvelables dans ses locaux, est-ce bénéfique pour mère nature ?
Pas vraiment. L’électricité « propre » remplaçant des énergies fossiles sales est une chimère. Tout d’abord, les données historiques montrent que l’essentiel de l’électricité mondiale provient encore et toujours d’énergies fossiles à plus de 60 % (Wiatros-Motyka et al., 2023, p.59). Comme le réseau a besoin d’électricité pilotable pour absorber l’intermittence de l’électricité dite « propre », il n’est pas étonnant que la consommation de charbon ait (encore) battu un record en 2023 (AIE, 2023). En outre, ni les panneaux photovoltaïques ni les éoliennes ne sont « neutres » en matière de conséquences écologiques, parce qu’ils nécessitent des quantités astronomiques de ressources pour être fabriqués et fonctionner (Pitron, 2018 ; Systext, 2021). Par exemple : 90 % des panneaux solaires sont fabriqués en Chine où l’électricité reste très carbonée.
Première piste pour le milieu éducatif : éviter de communiquer sur son mix énergétique.
Le mythe des gains d’efficacité versus la réalité de l’effet de rebond
Microsoft mettait de l’avant les meilleures capacités de gestion d’énergie de Windows 7. Utiliser Windows 7 permettait donc d’économiser de l’énergie ?
Pas du tout ! Microsoft ne mentionnait pas que Windows 7 nécessitait un PC surperformant pour l’essentiel des tâches bureautiques, entrainant une hausse de la consommation d’énergie (Lohier, 2010). Cet exemple illustre l’effet rebond (ou paradoxe de Jevons) : les bénéfices d’un gain d’efficacité sont neutralisés par un déplacement ou une augmentation de la consommation (Santarius et al., 2023). Le hic, c’est que l’effet rebond annule presque systématiquement les gains écologiques escomptés d’une technologie « verte ». Le streaming serait moins polluant que les DVD (64g de CO2/heure contre 222g), si, au passage, l’humanité n’avait pas explosé sa consommation (de streaming) au point de tripler les conséquences carbone totales du visionnage vidéo (ADEME, 2022). De même, les améliorations de l’efficacité du haut débit ont entraîné une augmentation massive de la consommation de données, causée par les forfaits illimités désormais accessibles.
Deuxième piste pour le milieu éducatif : ne pas associer de nouveaux usages (visioconférence, LLMs...) à l’écologie.
Le mythe de l’économie circulaire versus la réalité minière de l’économie linéaire
Certaines entreprises du numérique formulent comme objectif de « fabriquer tous [leurs] produits à partir de matériaux 100 % recyclés ou renouvelables » (Apple, 2024). En 2024, la production d’appareils numériques repose-t-elle sur une économie circulaire (ressources renouvelables et recyclage) ?
Absolument pas ! Extraction-fabrication-utilisation-création de déchets, voici l’économie linéaire (Collard, 2020) de laquelle l’industrie du numérique aura énormément de peine à sortir (Stephant, 2023). Le défi se manifeste clairement dans la question du recyclage : la quantité de déchets électroniques augmente (+20 % en 5 ans) plus rapidement que les capacités des filières de recyclage (Stephant, 2023) où atterrissent moins de 20 % des déchets numériques. La majorité finit mise en décharge, incinérée ou illégalement exportée vers des décharges de pays moins développés (Bensebaa et Boudier, 2010 ; Dedryver, 2020). Pire : le taux de circularité (part des ressources issues du recyclage sur la totalité des ressources utilisées) des métaux diminue et tombe à 8,6 % en 2022 (Circle Economy, 2022, p.7 et 13)[3]. Pourquoi ? Parce qu’il est ardu de recycler des dizaines de métaux en très faible quantité, si bien que « la quasi-totalité des petits métaux utilisés pour les fonctions high-tech dans le secteur numérique n’est quasiment pas recyclée » (Dedryver, 2020, p.3). C’est que la grande variété des alliages (plus de 3000 pour l’aluminium) et des composants empêche l’établissement de procédés industriels de recyclage, du fait de l’unicité de chaque produit (Dedryver, 2020 ; Stephant, 2023).
Troisième piste : ne pas renouveler les appareils non nécessaires.
Perspectives
Ces éclairages (figure 1) rappellent ce que d’autres ont suffisamment démontré : le numérique n’est pas, en soi, une opportunité pour la transition écologique, mais une menace (Pitron, 2018 ; Shift Projet, 2020 ; Rasoldier et al., 2022). Sans minerai, pas d’appareil numérique ! Mais l’exploitation minière constitue la principale menace écologique mondiale (Sonter et al., 2020) : les mines génèrent 4 à 7 % des émissions de CO2, nuisent fortement à la biodiversité, détruisent les milieux (déforestation, destruction des fonds marins...), contaminent (ou stérilisent) sols et eaux pour des milliers d’années (avec du mercure, de l’arsenic...) (Coumans, 2002 ; SystExt, 2021).
Figure 1
La rançon de bien des progrès éducatifs se cache dans les coûts écologiques du numérique. Sommes-nous conduits pour autant à une attitude de recul ? Les experts prônent les technologies low-tech (Bihouix, 2014 ; Bordage, 2019), la sobriété numérique (Ferreboeuf, 2019 ; Shift Project, 2020; Flipo, 2021), voire le démantèlement du numérique (Couillet et Poissonnier, 2023). Concrètement, il serait de bon ton de réduire la dépendance du milieu éducatif aux appareils numériques : limiter les enregistrements numériques vidéos, éviter l’utilisation non nécessaire d’écrans (pour afficher des publicités ou des menus, pour piloter l’éclairage), privilégier les transmissions en basses résolutions (cours en ligne), conserver les appareils le plus longtemps possible...
Évidemment, ni les faits ni la science ne sauraient dicter une attitude éthique. Nos dernières lignes semblent utopistes, tant elles paraissent déconnectées des trajectoires politiques ou institutionnelles, mais surtout de nos habitudes (y compris de nous, auteurs). Ayant tendance à ne pas croire ce que l’on sait, on ose à peine se les chuchoter à soi-même. Et pourtant elles sont si rationnelles.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Des critiques fondées existent aussi : par exemple, Rodhain (2019) rapporte l’usage massivement récréatif des tablettes numériques fournies par l’université aux étudiants.
-
[2]
Par exemple, le mythe de la croissance verte ou découplage affirmant que l’on peut produire plus en polluant moins (Caminel et al., 2014 ; Parrique et al., 2019 ; Garin et Baucher, 2023).
-
[3]
7.2 % en 2023.
Bibliographie
- ADEME. (2022). Évaluation de l’impact environnemental de la digitalisation des services culturels. La Librairie ADEME.
- Agence Internationale de l’énergie [AIE]. (2023). Coal 2023: Analysis and forecast to 2026. International Energy Agency. https://iea.blob.core.windows.net/assets/a72a7ffa-c5f2-4ed8-a2bf-eb035931d95c/Coal_2023.pdf
- Apple. (2024). Utiliser des matériaux recyclés, c’est réduire l’empreinte carbone de nos appareils. Apple.com.
- Bensebaa, F. et Boudier, F. (2010). Gestion des déchets dangereux et responsabilité sociale des firmes : le commerce illégal de déchets électriques et électroniques. Développement Durable et Territoires. https://doi.org/10.4000/developpementdurable.4823
- Bihouix, p. (2014). L’Âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil.
- Bordage, Frédéric (2019). Empreinte environnementale du numérique mondial. Green IT. https://www.greenit.fr/etude-empreinte-environnementale-du-numerique-mondial
- Caminel, T., Frémeaux, P., Giraud, G. Lalucq, A. et Roman, P. (2014). Produire plus, polluer moins : l’impossible découplage. Institut Veblen.
- Circle Economy. (2022). Circularity Gap Report 2022: five years of analysis by Circle Economy. https://circulareconomy.europa.eu/platform/en/knowledge/circularity-gap-report-2022-five-years-analysis-circle-economy
- Collard, F. (2020). L’économie circulaire. Courrier hebdomadaire du CRISP, 2455-2456, 5-72. https://doi.org/10.3917/cris.2455.0005
- Couillet, R et Poissonnier, G. (2023). Pourquoi et comment démanteler le numérique?. Polaris.
- Coumans, C. (2002). Submarine Tailings Disposal Toolkit. MiningWatch Canada, Project Undergound.
- Dedryver, J. (2020). La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé. France Stratégie. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-dt-consommation-metaux-du-numerique-juin.pdf
- Ferreboeuf, H. (2019). Pour une sobriété numérique. Futuribles, 429, 15-31. https://doi.org/10.3917/futur.429.0015
- Flipo, F. (2021). L’impératif de la sobriété numérique. Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 13, 29–47. https://doi.org/10.4000/cdst.4182
- Garin, M. et Baucher, A. (2023). Que la transition écologique soit, et la transition numérique fut. Polaris. https://polaris.imag.fr/romain.couillet/docs/articles/Achille_Marie_GRETSI2023.pdf
- GreenIT. (2020). Empreinte environnementale du numérique mondial.https://www.greenit.fr/etude-empreinte-environnementale-du-numerique-mondial/
- Lohier, F. (2010). Les 7 péchés du GreenWashing appliqués aux Technologies de l’Information. GreenIT.
- Parrique T., Barth J., Briens F., Kerschner C., Kraus-Polk A., Kuokkanen A. et Spangenberg J. H. (2019). Decoupling debunked. Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability. European Environmental Bureau.
- Pitron G. (2018). La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique. Les Liens qui Libèrent.
- Rasoldier, A., Combaz, J., Girault, A., Marquet, K., & Quinton, S. (2022). How realistic are claims about the benefits of using digital technologies for GHG emissions mitigation?. Eighth Workshop on Computing within Limits. https://hal.science/hal-03949261/
- Rodhain, F. (2019). La nouvelle religion du numérique. Le numérique est-il écologique ?. Editions EMS et Libre & Solidaire.
- Sander, E., Gros, H., Gvozdic, K. et Scheibling-Sève, C. (2018). Mythes et réalités. Les neurosciences en éducation. Editions Retz.
- Santarius, T., Dencik, L., Diez, T., Ferreboeuf, H., Jankowski, P., Hankey, S., Hilbeck, A., Hilty, L. M., Höjer, M., Kleine, D., Lange, S., Pohl, J., Reisch, L., Ryghaug, M., Schwanen, T. et Staab, P. (2023). Digitalization and Sustainability: A Call for a Digital Green Deal. Environmental Science & Policy, 147, 11–14, https://doi.org/10.1016/j.envsci.2023.04.020.
- The Shift Project. (2020). Déployer la sobriété numérique. Rapport complet.
- Sonter, L. J., Dade, M. C., Watson, J. E. M., & Valenta, R. K. (2020). Renewable energy production will exacerbate mining threats to biodiversity. Nature Communications, 11(1), 4174. https://doi.org/10.1038/s41467-020-17928-5
- SystExt (2021). Controverses minières - volet 1. Pour en finir avec certaines contrevérités sur la mine et les filières minérales. Fédération Ingénieurs sans frontières.
- Stephant, A. (26 septembre 2023). Réalités minières et limites matérielles. Moins c’est mieux [Conférence]. Unil. https://www.youtube.com/watch?v=LXuE0mg6NBQ
- Wiatros-Motyka, et al. (2023). Global Electricity Review. Ember’s fourth annual Global Electricity Review.
Liste des figures
Figure 1