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La mort fait partie de la vie, mais la confrontation à cette réalité reste une épreuve éminemment bouleversante et les répercussions pour les enfants et les adolescents endeuillés peuvent marquer durablement leur vie. Sans psychiatriser toutes les situations de deuil adolescent, il peut être nécessaire d’apporter au jeune confronté à la mort d’un proche, un soutien quand certains troubles de souffrance du deuil se manifestent et que le processus psychique de deuil se complique. Nous rappellerons dans un premier temps les spécificités du deuil à l’adolescence ; dans un second temps nous décrirons les réactions de deuil adapté puis nous aborderons à travers différentes illustrations cliniques les complications du deuil adolescent en particulier celles liées aux deuils post-traumatiques et traumatiques. Nous proposerons à l’issue de ces différentes descriptions un tableau synthétique ayant pour objectif d’apporter aux professionnels les éléments de repères principaux nécessaires à l’analyse clinique d’un adolescent endeuillé. Enfin nous aborderons des perspectives possibles de prises en charge.

Spécificité du deuil à l’adolescence

Parler du deuil à l’adolescence nécessite déjà de définir ce que nous entendons par cette période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, qui recouvre des acceptations différentes selon les référentiels culturels et les périodes sociétales. Au niveau psychique, l’adolescent vit de multiples remaniements de la dynamique intrapsychique et intersubjective en raison des résonances pubertaires à l’oeuvre dans les interactions qu’il a établies avec ses proches (parents, fratrie, pairs). C’est un moment de son développement où de multiples pertes s’annoncent, en particulier la perte de ses repères corporels préalables en raison des bouleversements liés à la puberté, et celle des repères relationnels avec ses parents en lien avec les processus d’individuation et d’autonomisation qui lui permettront de s’inscrire dans l’âge adulte. L’adolescent est ainsi entre deux rives, celui du monde de l’enfance et celui de la maturité : ni tout à fait un adulte, mais plus réellement un enfant. Cet entre-deux se retrouve au niveau de sa représentation de la mort et de ses réactions de deuil. L’adolescent a acquis une maturité neuro-cognitive, des capacités d’élaboration et une maturité psychoaffective que n’ont pas les enfants plus jeunes. Sa représentation de la mort se rapproche de celle des adultes, à savoir que la mort est quelque chose d’universel, d’irréversible et qu’elle ne s’attrape pas. Mais au-delà de cette connaissance rationnelle sur la mort, l’adolescent a des réactions de deuil spécifiques liées à cette période de la vie elle-même exposée à de multiples pertes. Certains processus sont ainsi particulièrement réinterrogés du fait que les remaniements psychiques consécutifs à cette perte sollicitent en particulier la question des limites, celles de la maîtrise, de la prise de risque et de l’autonomisation. Par exemple dans cette période de la vie où les conflits avec les proches sont fréquents, la mort d’un parent peut plonger l’adolescent dans une culpabilité majeure. Mais nous précisons ici que si l’adolescence est une période de deuils multiples où des événements passés sont aussi susceptibles de se réactiver, ce moment de la vie est aussi celui où peuvent se penser des réorganisations psychiques face à la perte ancienne d’un proche.

Contextes pluriels du deuil à l’adolescence

L’adolescent peut avoir été endeuillé dans son enfance et le processus de deuil se réactiver particulièrement à la période de l’adolescence. Il peut aussi être endeuillé au moment même de l’adolescence. Le proche décédé peut être un parent, un frère ou une soeur, un camarade ou plusieurs personnes peuvent décéder en même temps. Les liens avec celui (ou ceux) qui est mort pouvaient être particulièrement positifs ou difficiles. La mort peut avoir été envisagée comme une réalité prochaine (comme dans le cadre du grand âge) ou être annoncée dans les situations de pronostic vital engagé, de maladies graves ou de mort subite (ex. accident vasculaire cérébral). La mort peut aussi être accidentelle (accident de la voie publique, accident du travail) ou intentionnelle (crime, suicide, violences de guerre, attentat). L’adolescent peut avoir été présent au moment de la mort ou non ; avoir été blessé ou dans certains cas, avoir failli mourir. Le corps du décédé peut être visible ou tellement endommagé qu’aucune reconnaissance n’est possible. Le jeune peut avoir eu sa vie totalement bouleversée suite à ce décès (remaniements familiaux, déménagement, placement en foyer, changement de niveau de vie, bouleversement du cadre scolaire, etc.). Il peut avoir été particulièrement soutenu ou s’être senti totalement abandonné et désespérément seul face à son chagrin. Les contextes sont donc multiples et il est important de les connaître, car ils vont engager des processus d’élaboration du deuil fort variables et peuvent permettre de comprendre certaines évolutions problématiques dans le processus psychique consécutif à cette perte qu’est le travail de deuil.

Deuil adapté

Dans une société qui tend à psychiatriser la moindre réaction émotionnelle, il est important de rappeler que le deuil, dans son acceptation psychique, n’est pas en soi une pathologie ; pas plus d’ailleurs que l’adolescence. Le deuil est un processus psychique lié à la réaction psychologique face à la perte d’un être cher et aux réaménagements intrapsychiques et intersubjectifs qui s’ensuivent. C’est une réaction qui s’inscrit donc dans le temps, à travers ce que Freud a qualifié en 1915 de « travail de deuil » propre à chaque endeuillé en fonction de ses ressources antérieures, de ses référentiels culturels et religieux, du contexte du décès, du type de liens qu’il avait avec le décédé et des ressources qu’il trouvera suite à cette perte. Dans les sociétés occidentales, différentes étapes du deuil sont habituellement décrites (Romano, 2015).

  • Laphase de sidération correspond au moment de l’annonce du décès et est d’autant plus forte que la mort est inattendue. Les réactions peuvent être bruyantes (cris, pleurs), ou plus internalisées (sidération, stupeur). Cette phase s’accompagne souvent d’expression d’incrédulité face à la mort annoncée : « ce n’est pas vrai » ; « ce n’est pas possible » ; « vous devez vous tromper ».

  • Le temps de la colère est la seconde période repérable. Elle peut suivre rapidement la phase de sidération, mais peut aussi s’exprimer plusieurs jours voire plusieurs semaines après le décès. La colère peut s’énoncer violemment soit à l’encontre du décédé (en particulier dans les cas de suicide), soit vis-à-vis du ou des personnes considérées-es par l’endeuillé comme responsables, à tort ou à raison, de ce décès. L’adolescent peut aussi retourner cette colère contre lui-même (dévalorisation, perte de l’estime de soi) ; si cette colère se transforme en conduites auto-agressives, le deuil n’est plus considéré comme adapté (pratiques dangereuses, tentatives de suicide, fugue, suicide).

  • La période de désorganisation psychique se manifeste par un état où les manifestations dépressogènes sont importantes. Il peut y avoir des incidences au niveau corporel (douleurs inhabituelles, troubles de l’appétit, du sommeil), au niveau cognitif (difficultés de concentration et de mémorisation), au niveau psychoaffectif (sensibilité accrue, anxiété réactionnelle à tout contexte de séparation, irritabilité, tristesse, culpabilité, inhibition, isolement social). Le risque que l’adolescent s’isole durablement est à évaluer pour éviter tout décrochage durable de sa vie scolaire et sociale.

  • L’étape suivante est celle de la réorganisation psychique au cours de laquelle l’adolescent intériorise progressivement la perte de son proche et ce qu’elle représente. C’est un temps qualifié par certains auteurs « d’acceptation », mais qu’il nous semble plus juste de définir comme un temps d’ajustement et d’adaptation.

Ces différentes étapes sont marquées par l’incidence des référentiels culturels et il est ici nécessaire de préciser que pour des adolescents issus de cultures traditionnelles, les réactions de deuil ne seront pas du même ordre. Afin d’éviter toute interprétation abusive des troubles manifestés, le plus simple est de demander aux jeunes ou à leurs proches comment le deuil s’exprime dans leur culture. Au-delà de ces grandes lignes qui témoignent du processus de deuil en cours, l’adolescent endeuillé manifeste des réactions toutes particulières par rapport à celles des enfants ou des adultes endeuillés (Hanus et Sourkes, 2002 ; Prigerson et al., 2004, 2006 ; Romano et al., 2015).

  • La culpabilité. Lorsqu’un deuil intervient à cette période souvent conflictuelle avec sa famille, l’adolescent peut se sentir particulièrement culpabilisé. Cette souffrance peut alors être renforcée par les réactions de ses proches (fratries, parents) eux-mêmes endeuillés et trop fragilisés pour lui permettre de se détacher de cette culpabilité. Les réactions d’auto-agression sont alors fréquentes (mise en danger délibérée, scarification, tentative de suicide, conduite d’échec, etc.) et peuvent traduire des deuils pathologiques.

  • Les remises en cause, le refus et le déni. L’adolescence remet souvent en cause ce qui lui est transmis par les adultes. Quand c’est l’annonce de la mort d’un proche, il est fréquent, comme chez l’adulte, qu’il traverse une période de déni refusant de croire à cette réalité. Il croit que la mort ne peut pas exister, qu’elle ne peut pas s’imposer dans sa vie, comme ça. La différence avec l’adulte, c’est que ce temps est généralement suivi chez les adolescents endeuillés d’un bouleversement de leur univers de pensée avec un négativisme systématique et une contestation générale de tout ce qui fait normes dans leur vie (toutes les règles sociétales ; tous les interdits ; toutes les références familiales). Leurs points de vue face au décès du proche peuvent heurter l’entourage ; être sans concession, protestataire et remettant en cause toute référence extérieure à la leur. Ils témoignent ainsi de leur défiance à l’égard du monde extérieur et de leur perte de confiance envers le monde adulte.

  • La recherche d’aide vers les pairs, plus que vers les proches. La majorité des adolescents s’isolent de leur famille et ne partagent pas leur peine avec leurs proches (fratrie, parents). Ils ont souvent la conviction de ne pas être compris, de croire qu’ils ne seront pas réconfortés, craignent des reproches ou ne souhaitent pas inquiéter leurs proches. Le soutien du groupe est alors des plus précieux et nombre d’adolescents endeuillés trouvent ainsi de l’aide auprès de leurs pairs. Les réseaux sociaux et les supports « d’extimité » où le jeune expose son chagrin à tous sont aussi des médiateurs très investis. Ils représentent un risque : celui de voir leur vulnérabilité affichée, être utilisée contre eux par des camarades ou des personnes mal intentionnées, avec tous les risques de cyberharcèlement possible.

  • Le sentiment d’invulnérabilité. Ce sentiment propre à certains adolescents peut être renforcé par la mort d’un proche. L’adolescent exprime des réactions en apparence détachées, voire indifférentes à ce décès, tout en se mettant en permanence en danger de mourir par des conduites à risque (pratiques dangereuses, fugue).

  • Le sentiment d’étrangeté. Face à ce qu’il vit du fait même du processus biologique et pulsionnel lié à son âge, l’adolescent exprime souvent un sentiment d’être « différent », « de ne pas se reconnaître », de ne pas être « comme les autres ». Ressentis régulièrement et entretenus par l’entourage qui lui répète qu’il n’est plus « comme avant ». Lorsque la mort vient bouleverser son quotidien, ce sentiment de perte d’appartenance et d’étrangeté est majoré. Il peut renforcer les difficultés que l’adolescent ressentait avant même ce deuil et conduire à un rejet de lui-même comme de sa famille et de ses valeurs. Des conduites ordaliques auto-agressives qui permettent de fuir ce sentiment (prises de toxiques, conduites dangereuses, tentatives de suicide) sont fréquemment associées. Ce sentiment d’étrangeté existe aussi dans les cas où le jeune perd tous ses repères identificatoires avec la mort de son proche et dans les situations où le disparu est idéalisé ne permettant plus à l’enfant ou à l’adolescent d’être reconnu pour ce qu’il est. Sans cesse comparé à la figure idéalisée du défunt, et certaines fois sommé de lui ressembler, il ne sait plus qui il est et n’a plus aucun repère structurant.

  • Le refoulement de l’ambivalence oedipienne. Il peut être réactivé à l'adolescence et il est aussi susceptible de mettre à mal le travail de deuil.

  • Un dialogue intérieur avec le disparu. Les adolescents peuvent sublimer leur chagrin en développant d’autres manières de prolonger la relation avec le proche disparu. Chez les enfants plus jeunes, il y a souvent une projection à travers un ami « imaginaire » ; là ce sont davantage des supports tels que les poèmes, l’art, la musique qui sont investis. Ils peuvent être contenus et ne pas envahir son quotidien ; mais dans d’autres cas ils peuvent le saturer psychiquement et conduire à une véritable obsession de la mort.

  • Une hypermaturité. L’adolescent peut se trouver contraint à une autonomisation précipitée du fait du deuil d’un proche (en particulier d’un parent). S’il est l’aîné d’une fratrie, il n’est pas rare qu’il se trouve avec la charge des responsabilités occupées précédemment par le parent décédé ; les adolescents sont alors « parentifiés » et entendent fréquemment qu’il leur faut « être forts », « assumer », « montrer l'exemple », « s’occuper des plus jeunes », etc. L’adolescent peut être institué à cette place de substitut parental par les pressions familiales, mais il peut aussi se l’approprier (avec le risque de rentrer en conflit avec sa fratrie) lorsque l’autre parent trop affaibli par son deuil n’est plus en mesure d’assurer sa fonction parentale ou quand il s’attribue certaines ressemblances avec le disparu.

Deuil compliqué, deuil pathologique et deuil traumatique

Si le deuil est généralement adapté, il peut présenter des complications (deuil inhibé ; différé) voire devenir pathologique (décompensation psychiatrique chez un adolescent qui n’avait aucun antécédent) ; dans certaines circonstances le deuil peut aussi être qualifié de traumatique (ou traumatogène) ou être un deuil post-traumatique.

Deuil traumatique / Deuil traumatogène

Cette qualification est utilisée dans les situations où les endeuillés expriment une souffrance traumatique consécutive à la perte sans avoir été eux-mêmes en risque de mourir. Différents critères ont été proposés par Prigerson (2004) et sont à relever. Il faut que la personne endeuillée présente des troubles depuis au moins deux mois et que ceux-ci entraînent une réelle diminution dans les domaines sociaux, occupationnels ou autres. Pour parler de deuil traumatique, il faut également qu’elle présente trois des quatre symptômes suivants : pensées intrusives au sujet du défunt ; nostalgie pour le défunt ; recherche du défunt ; solitude vécue comme le résultat de la mort. Et qu’au moins quatre des huit symptômes suivants surviennent également fréquemment en réponse à la mort :

  • absence de but ou sentiments de futilité du futur

  • sentiment subjectif de sidération, de détachement ou d’absence de réponse émotionnelle

  • difficulté à accepter la mort (incrédulité)

  • sentiment que la vie est vide ou dénuée de sens

  • sentiment qu’une partie de soi a disparu

  • représentation du monde assombrie (perte du sens de la sécurité, de la confiance, du contrôle)

  • assume les symptômes ou les comportements nocifs de la personne décédée

  • irritabilité excessive, amertume ou colère liée à la mort.

L’adolescent, comme tout sujet, a sa propre personnalité et son histoire. Lorsque le deuil se complique et quand il devient traumatique, c’est en portant attention à la personnalité d’avant la perte de l’être cher que l’on peut repérer les éléments qui ont conduit au deuil pathologique. Nous proposons, afin d’illustrer ce type de complications du deuil, de présenter l’illustration clinique de Léa[1]:

Léa, seize ans, a perdu sa grande soeur quand elle avait six ans. Celle-ci avait juste 18 mois de plus qu’elle et est décédée d’un accident de ski suite à une avalanche en classe de neige. Elle décrit avec une infinie précision le jour où elle a appris la mort de sa soeur ; les réactions de ses parents ; l’aller-retour en Isère pour la levée du corps « comme dans un mauvais film » ; les obsèques et les premiers mois qui ont suivi ce décès. Elle explique que ses parents n’ont cessé de lui dire qu’ils se « forçaient à vivre pour elle », mais qu’ils n’avaient « qu’une idée, rejoindre leur fille décédée ». Elle raconte combien l’entourage familial et amical lui a répété qu’elle était « maintenant leur seule fille et qu’elle devait prendre soin d’eux […] être forte pour eux ».

À l’école puis au collège, elle ne savait jamais ce qu’elle devait inscrire au niveau de la composition de la famille systématiquement demandée en début d’année : « En CE2, j’ai mis le prénom de ma soeur et l’enseignant qui savait qu’elle était morte m’a dit : "mais ta soeur est morte ; elle n’est plus là maintenant. Tu es fille unique ; ce n’est pas la peine de l’indiquer" ». La violence de cette remarque s’est répétée à de multiples reprises par d’autres propos de professionnels maladroits, bien plus malveillants : « les gros yeux de mon maître de CM2 quand j’avais parlé de ma soeur […] les enseignants qui ne voulaient pas que j’aille en classe de neige, car ils craignaient un autre drame […], ceux qui m’ont dit que j’allais avoir la chance d’aller au collège alors que ma soeur n’avait pas eu cette possibilité […] ceux qui me comparaient sans cesse à elle […] celui qui m’a dit que dans mon malheur j’avais maintenant de la chance d’être fille unique et que je serai plus gâtée par mes parents. »

Les premières années, elle dit « ne pas avoir beaucoup pleuré. Je faisais tout pour quitter la maison parce que c’était vraiment trop triste. Je pleurais dans les toilettes de l’école, mais jamais chez moi. » Les copines ont été d’un réconfort essentiel : « même si elles ne comprenaient pas vraiment ce que je pouvais ressentir, elles étaient là et acceptaient sans me juger que je rigole avec elles ou que tout d’un coup j’aie un coup de blues et que je sois mal. »

Plus de dix ans après le décès de sa soeur, Léa est toujours dans une quête de certitudes sur la mort de sa soeur : « Je l’ai vue morte à la morgue, mais en même temps je n’arrive pas à croire que c’est elle. C’était tellement irréel. J’imagine toujours qu’elle va revenir. À chaque hiver, quand les infos parlent des vacances de ski, je me dis qu’elle va revenir ; qu’ils se sont peut-être trompés de corps à la morgue et qu’en fait elle est toujours en vie. » Le vide laissé par son absence est abyssal : « On était comme deux jumelles, sauf qu’elle me protégeait plus que moi je ne la protégeais parce que c’était ma grande soeur quand même […] quand elle est morte c’est comme si la moitié de moi était partie dans l’avalanche […] Je pense à elle à chaque instant ; je me demande ce qu’elle aurait dit, pensé, fait à ma place […] Je me dis que si elle était là, elle aurait pu m’apprendre plein de choses ; on aurait été encore plus complices et on aurait pu échanger nos histoires de filles ; mais elle n’est plus là… C’est vrai qu’il y a mes amies, mais ma soeur c’était ma Grande amie, c’était mon double, c’était ma vie… sans elle je ne suis plus rien. »

La vie familiale s’est trouvée totalement bouleversée avec deux parents submergés par leur chagrin, qui n’ont pas pu être suffisamment disponibles pour elle : « J’ai eu l’impression d’être totalement seule au monde, abandonnée. […] Mes parents étaient comme des fantômes, surtout mon père qui ne me parlait même plus. Les rares fois où il croisait mon regard, c’était pour éclater en sanglots en répétant le prénom de ma soeur… J’ai grandi à côté de deux personnes qui ne me voyaient même plus et qui n’étaient plus du tout les parents que j’avais connus avant […] C’est sûr qu’à cause de sa mort je sais que tout d’un coup tout peut s’arrêter et que c’est toujours la mort qui gagne […] Je n’ai pas envie de croire que la vie peut être belle, car je sais que c’est tout sauf ça… la vie c’est de la souffrance et l’avenir n’a aucune importance puisqu’au final, on va tous mourir […] Des projets, je n’ai pas envie d’en faire ; on verra bien, car ça ne sert à rien de s’imaginer faire des choses ou d’avoir envie de choses que la mort peut nous voler d’un seul coup. » Ses parents se disent désemparés par son attitude très distante à leur égard et son comportement qualifié « d’agressif ».

Les premières années, ils n’ont pas repéré tous les troubles qu’elle manifestait tant leur peine les submergeait. Quand ils ont commencé à se dégager peu à peu de leur propre souffrance et à avancer dans leur travail d’élaboration autour de la perte et de l’absence de leur aînée, ils ont considéré que les sautes d’humeur de leur cadette et son irritabilité étaient liées à l’adolescence et à aucun moment ils n’ont fait le lien avec le décès de leur autre fille. Il leur a été longtemps impossible d’accepter qu’elle ait pu être effondrée elle aussi par la perte de sa soeur et il aura fallu plusieurs années de conduites d’échec scolaire pour qu’ils finissent par comprendre l’intensité du deuil vécu par leur fille et sa dimension traumatique : « Quand le professeur principal de troisième nous a dit qu’elle risquait de redoubler alors qu’elle avait les capacités, mais qu’elle faisait tout pour ne pas réussir, on a pensé que c’était par opposition à nous, car nous voulions qu’elle fasse une filière « S » alors qu’elle déteste les mathématiques ; mais en « S », il y a après plus de choix après la terminale. On a fini par lui prendre rendez-vous chez un psychologue, car pour nous c’était juste un blocage lié à l’adolescence. Quand la psychologue nous a expliqué que Léa était en deuil, on a été très étonnés, car ça nous paraissait impossible dix ans après la mort de sa soeur ; surtout qu’elle n’avait jamais vraiment rien exprimé. Petite, après ce décès, elle était calme, gentille, ne faisait aucun problème. Elle ne pleurait jamais, ne voulait pas aller au cimetière et ne parlait jamais de sa soeur ; pour nous c’est parce qu’elle était trop jeune au moment de la mort de sa soeur et qu’elle n’avait pas vraiment réalisé. Pour nous c’était différent, car nous étions ses parents et perdre son enfant si jeune c’est tellement atroce. »

Deuil post-traumatique

Le deuil post-traumatique est un deuil qui survient suite à un événement traumatique. Autrement dit, il s’agit de « l’état psychologique dans lequel se trouve une personne qui a échappé à une situation dramatique, brutale, imprévue de mort collective ou de menace de mort à plusieurs » (Bacqué, 2002). Cette notion de deuil post-traumatique reste méconnue car bien souvent c’est la dimension du deuil seule qui est prise en compte. L’histoire de Mathias[2] va nous permettre de comprendre toute l’importance de bien différencier les différentes dynamiques à l’oeuvre pour ajuster au mieux l’attention à porter aux jeunes endeuillés. La prise en charge de ces situations où un sujet se trouve endeuillé après avoir lui-même été simultanément exposé au risque de mourir reste d’une infinie complexité du fait de l’intrication des troubles liés au deuil et de ceux liés aux troubles post-traumatiques éventuels.

Mathias, quinze ans, a survécu au tremblement de terre d’Haïti où il vivait avec ses parents expatriés depuis huit années. Il est le seul survivant de sa famille ; ni ses parents ni sa petite soeur n’ont survécu. La mère et la soeur sont inhumées à Port-au-Prince sans que Mathias ait pu participer aux obsèques. Le corps de son père n’est retrouvé que plusieurs semaines plus tard lors des déblaiements du bâtiment de son entreprise et inhumé là aussi sans la présence de Mathias. Rapatrié en France, le jeune adolescent est pris en charge dans un premier temps par ses grands-parents paternels qu’il connaît peu, mais qui habitent en région parisienne. Ses grands-parents maternels qu’il connaît bien plus (il passait chez eux la plupart de ses grandes vacances avec ses parents et sa soeur) sont partis à Port-au-Prince pour s’occuper de toutes les démarches administratives et permettre l’inhumation des corps. À leur retour ils demandent à avoir la garde de Mathias, ce que refusent les autres grands-parents. Ce désaccord s’envenime en conflit et conduit à la saisine d’un magistrat pour décider du nouveau lieu de vie de Mathias. Après huit mois de procédures (enquête sociale, Mesure Judiciaire d’Investigation Éducative, expertise, audiences multiples), le jeune adolescent se trouve finalement placé en foyer ; le magistrat considérant que les tensions entre ses grands-parents conduisent à un conflit de loyauté et refusant de prendre en considération sa demande de vivre chez ses grands-parents maternels « pour ne pas aggraver les tensions avec les grands-parents paternels et leur peine ».

Suite au tremblement de terre, il a, en quelques heures, tout perdu : ses parents, sa soeur, sa maison, ses souvenirs, son lycée, ses amis, tous ses repères, tous ses souvenirs. Il arrive précipitamment en France, dans un pays où la culture, les références sociales et scolaires, mais aussi le climat et l’alimentation sont totalement différents de ceux qu’ils connaissaient. Il présente un état de stress post-traumatique sévère avec des reviviscences majeures du moment où la maison s’est effondrée : l’odeur de la poussière, les bruits, les cris et les pleurs de sa soeur agonisant à quelques mètres de lui, le hantent jour et nuit. Il lutte pour ne pas être envahi par ces flashs qui s’imposent à lui, mais cela l’épuise totalement. Il ne parvient plus à se concentrer, ne dort que quelques heures par nuits entrecoupées de cauchemars et n’a plus aucun élan vital.

Le conflit avec les grands-parents majore l'insécurité psychique vécue par Mathias et le fait que le magistrat ne lui permette pas de vivre là où il avait quelques repères, achève de le déstabiliser et de le déstructurer psychiquement. Il doit un week-end sur deux aller chez ses grands-parents paternels et l’autre week-end chez les grands-parents maternels, sans avoir la possibilité de s’y opposer et sans aucun week-end, dira-t-il, de « libre ». Lors de son arrivée dans le foyer, il est présenté comme un adolescent « hyperadapté, […] très compliant […], différent des autres, mais ne posant aucun problème […] s’étant bien adapté à sa situation et ayant bien géré son deuil ». En quelques jours, il va se retrouver à deux reprises aux urgences suite à des « accidents » qualifiés par les éducateurs de « maladresses », mais qui conduisent à un bras cassé et une arcade sourcilière très endommagée. Un mois après son placement, il tente de se tuer en s’étranglant avec une ceinture. Ce geste est clairement un passage à l’acte suicidaire : il a laissé une lettre à ses grands-parents maternels, posté une lettre au juge et averti ses rares amis de lycée qu’il mettait « fin à [s]es jours ». À son réveil en réanimation, il dit ne « rien regretter » de son acte et ne pas comprendre qu’on ne l’ait pas laissé mourir : « Je suis déjà mort à Port-au-Prince. La vie, ou plutôt cette fausse-vie que je subis ici, je n’en veux pas. J’ai tout perdu et je n’ai plus aucune raison de vivre […] personne ne comprend rien à ce que je vis […] ces cris de ma soeur qui me réveillent la nuit me rendent dingue ; je n’en peux plus. »

Mathias présente à la fois des réactions post-traumatiques liées à sa propre exposition au séisme, mais aussi des manifestations réactionnelles au deuil traumatique qu’il traverse. Sa réaction très désaffectivée dès son arrivée en foyer témoigne d’un clivage post-traumatique qui fait que la part souffrante en lui est interdite d’expression et que s’est développée une part hyperadaptée où est niée toute référence à sa situation d’adolescent endeuillé.

Facteurs de protection et facteurs de survictimisation des adolescents endeuillés

Les facteurs de protection facilitent l’adaptation face à la perte et conduisent à un travail de deuil adapté. Les facteurs de survictimisation présentent des risques d’aggravation du travail de deuil, voire conduisent aux différentes complications précédemment décrites.

Nous proposons le tableau ci-joint pour synthétiser les différents éléments à repérer dans la prise en charge d’un adolescent endeuillé.

 (suite)

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Quelles prises en charge envisager pour les adolescents endeuillés ?

La prise en charge des adolescents endeuillés peut rapidement créer des interrogations pour le clinicien entre troubles liés à cette période spécifique de la vie, troubles antérieurs et troubles réactionnels au deuil. Si chaque endeuillé réagit de façon différente, il est compréhensible que les prises en charge puissent s’adapter à la singularité de chacun et que le cadre thérapeutique traditionnel s’ajuste. Selon les âges, les contextes du décès, le moment du deuil, différentes perspectives peuvent être envisagées : la prise en charge individuelle, la thérapie familiale, le travail avec la fratrie, la prise en charge de groupe, les ateliers de médiation. Il est par contre essentiel de ne pas dénier l’objet de cette prise en charge, à savoir la mort d’un proche ; ce qui nécessite que les intervenants soient formés à cette problématique et osent l’aborder. Or trop souvent les enfants et les adolescents endeuillés expliquent ne pas avoir été entendus dans leur souffrance, comme Adrien 15 ans qui a perdu son frère jumeau à deux ans, décédé d’une méningite : « Des psys j’en ai vu des quantités. Mais à chaque fois c’était le même topo. Il fallait dessiner ; ils me regardaient jouer sans vraiment me parler, et les séances duraient comme ça sans qu’aucun ne m’ait jamais parlé de mon frère. Moi je n’attendais que ça. »

Un des malentendus majeurs dans la prise en charge des personnes exposées à des événements traumatiques est la conviction des intervenants que la personne blessée psychiquement est en capacité d’élaborer une demande d’aide et d’énoncer clairement ce qu’elle ressent. Autrement dit le thérapeute attend que son jeune patient mette des mots sur sa souffrance et sollicite de l’aide, quand le patient espère que le thérapeute viendra à son secours et lui permettra de se dégager de toute la dimension mortifère de ce qu’il ressent. Ils peuvent attendre longtemps ; mais il est probable que l’on retrouvera ce jeune enfant endeuillé hospitalisé à l’adolescence ou qu’il décompensera à l’âge adulte (au moment d’une grossesse, d’une naissance ou quand son propre enfant atteindra l’âge qu’il avait au moment du drame).

Il faut donc oser aller sur l’autre rive : celle où se trouve le jeune endeuillé, celle des larmes, de la détresse et de l’impuissance, celles des images certaines fois atroces de la mort en direct, celle du manque, de la colère ou du chagrin infini. Il s’agit d’être ce que nous avons défini par le terme d’adulte « transitionnel », au sens de Winnicott (Romano, 2013a et b); c’est-à-dire celui qui va faire « prothèse psychique » et permettre que des mots puissent être posés sur l’événement et que ce deuil puisse s’inscrire dans la mémoire de l’enfant ou de l’adolescent endeuillé. C’est une approche centrée sur le sujet où le thérapeute utilise ses propres ressentis comme leviers relationnels dans les liens qui se construisent avec une infinie délicatesse avec ce jeune. Autrement dit, construire ce « maillage psychique » nous conduit à utiliser nos propres ressources psychiques pour permettre une réorganisation des capacités représentationnelles du préconscient du patient. Il s’agit d’être tuteur de parole pour redonner du sens à l’indicible ; de donner la parole dans un climat d’écoute empathique où les affects pourront s’exprimer en étant contenus avec cette perspective de ne pas partir du trauma pour tenter de l’inscrire dans son histoire, mais de partir de son histoire (et de ce qu’il peut et veut nous en dire) pour intégrer le trauma dans la chaîne réflexive qui lui donnera accès à la mise en sens de ce qu’il a vécu : « peux-tu me dire…peux-tu me raconter».

Notre pratique auprès de familles exposées à des événements traumatiques nous amène à offrir un espace individuel à chacun avant un temps pluriel où la fratrie ou la famille seront réunies. Ce moment individuel est essentiel pour que chacun puisse s’exprimer sans craindre de blesser l’autre et dire sa colère, son sentiment d’impuissance, ses regrets, sa culpabilité. Le thérapeute peut décrypter la dynamique propre à chacun et anticiper sur le décryptage qui sera à faire lorsque l’ensemble de la fratrie ou de la famille se retrouvera.

Pour l’adolescent endeuillé, différentes difficultés se manifestent souvent dans les réactions de ses proches : si la perte de l’être cher remonte à plusieurs années, il est fréquent que l’entourage ne comprenne pas pourquoi des troubles apparaissent en différé. Cette incompréhension peut conduire à des réactions de rejet particulièrement difficiles à vivre pour le jeune, qui se sent encore plus incompris.

D’autres situations sont liées aux représentations sociales de ce qu’est l’adolescence aujourd’hui et au déni face aux réactions de deuil possibles : les troubles exprimés sont alors exclusivement envisagés comme des réactions liées à cette période de la vie et à aucun moment comme des signes de souffrance face à la perte.

Perspectives

Si la mort est une épreuve pour un adolescent, elle l’est d’autant plus qu’aucune parole sur la mort n’a jamais été posée et que les adultes persistent à être convaincus qu’ils ne peuvent pas être touchés comme eux ; et pour ceux qui pensent qu’ils le sont, reste cette conviction que les manifestations de deuil seraient identiques aux leurs. Comme nous l’avons rappelé, le deuil à l’adolescence est non seulement celui qui peut toucher un jeune à cet âge charnière de la vie, mais également celui qui se réactive de pertes infantiles aux conséquences minimisées par les adultes. Mais il peut aussi s’agir de réactivation de deuils bien antérieurs à la naissance de cet adolescent et transmis d’une génération à l’autre comme ces situations d’enfants conçus en remplacement d’un aîné décédé qui hantent leur vie d’enfants. Ces fantômes familiaux ne leur permettent pas d’exister par eux-mêmes et les condamnent à porter toutes les quêtes de réparation de ces parents dont le processus de deuil est resté suspendu sans aucune élaboration possible. Il nous faut comprendre et anticiper le fait que le deuil peut être différé et se manifester des années après la mort du proche ; en particulier, comme nous l’avons rappelé, à des périodes de la vie propices à la vulnérabilité psychique. Autant de situations de deuils, autant d’expressions du chagrin, autant d'adolescents trop souvent seuls pour les affronter.

La prévention de la souffrance du deuil des enfants et des adolescents devrait passer par la nécessité de parler de la mort bien avant qu’un deuil ne survienne. Parler de la mort avant qu’elle ne vienne bouleverser les vies, apprendre à mettre des mots sur ses émotions ; expérimenter le soutien du groupe et développer une bonne estime de soi seraient autant de perspectives à envisager pour que ces deuils ne s’inscrivent pas durablement dans la vie de ces adolescents. Il nous faut pour cela apprivoiser la souffrance du deuil et l’envisager comme un temps de vie permettant à chaque endeuillé et en particulier aux enfants et aux adolescents, d’être réassurés sur le fait qu’ils ne sont pas seuls au monde et que la communauté des adultes sera toujours là pour prendre soin d’eux et les aider à construire, malgré tout, un devenir.