Corps de l’article

Le rôle des médecins dans la société et leurs multiples fonctions (prévenir, diagnostiquer, soigner et guérir) ont fait de cette profession un rouage essentiel des sociétés modernes où la santé est devenue l’une des valeurs sociales dominantes (Bibeau, 2006). Elle est arrimée à un complexe médico-pharmacologique dont le poids économique et politique est important, nourri par les demandes des populations en quête d’une santé optimale. Ce complexe peut être confronté à des crises associées aux épidémies qui contribuent, pour un temps, à ébranler le pouvoir médical, pour lesquelles il doit trouver des réponses efficaces et ce, dans de cours délais. C’est le cas de l’épidémie du VIH/sida, apparue au début des années 1980, qui, par ses rapports à la maladie, la sexualité et la mort, a donné lieu à des débats importants dans toutes les sphères, de la culture aux relations interpersonnelles (voir par exemple, Grmek, 1989; Rushing, 1995; Langlois, 2006; Treichler, 2013; Watkins-Hayes, 2014). Elle a servi de révélateur des contradictions et des limites du système médical, de son fonctionnement, et elle a entraîné une réévaluation des pratiques professionnelles et des rapports avec les patients lorsque les médecins ont été confrontés à des situations extrêmes qui ont déstabilisé les idéaux de leur profession. Les études sur les répercussions de l’épidémie et sur le rôle et les pratiques professionnelles des médecins mettent en lumière des tensions dans leurs rapports avec leurs patients.

Suite à l’infection au VIH, associée à ses débuts à une mort certaine en l’absence de traitements, les personnes vivant avec le VIH/sida (PVVIH) surtout homosexuelles, le groupe le plus atteint, ont été confrontées à des attitudes problématiques. Aux États-Unis, à la fin des années 1980, les PVVIH faisaient l’objet de jugements moraux très durs de la part des médecins qui faisaient état de résistances à traiter ces patients (Kelly et al., 1987) et leur vocabulaire pour décrire le VIH/sida ou les patients suggérait la présence significative de référents discriminatoires, inacceptables ou de mauvais goût (Norton et al., 1990). Bien que la plupart des médecins avaient traité des PVVIH, considérant que cette responsabilité faisait partie de leur déontologie, une majorité rapportait qu’ils auraient refusé de les soigner, s’ils avaient eu le choix (Gerbert et al., 1991), mais ce malaise diminuait chez ceux qui avaient traité de nombreux patients.

Ces résistances semblent s’être atténuées avec l’évolution de l’épidémie, surtout après 1996, avec les traitements antirétroviraux efficaces qui ont contribué à replacer cette infection dans le cadre plus contrôlé des maladies chroniques. Les médecins assistants (Talley et al., 2009) rapportaient ainsi une forte empathie face à ces malades et un faible score d’évitement, mais les répondants plus jeunes, mariés et de sexe masculin conservaient des attitudes plus négatives, expérimentées par les PVVIH. Au début des années 1990, 18% d’entre eux rapportaient avoir fait l’objet d’un refus de traitement de la part de médecins ou de dentistes (Kass et al., 1992), alors que dans un échantillon plus récent représentatif de PVVIH, 26% des répondants disaient avoir été confrontés à des attitudes problématiques (inconfort des médecins en leur présence, expression de supériorité, évitement, refus de services médicaux; Schuster et al., 2005).

Dans le contexte français, les recherches qualitatives mettent aussi en évidence des attitudes et des comportements ambivalents chez les médecins face aux PVVIH. Méchin (1999) rapporte que « […] certains médecins ont peur de soigner des malades sida, que beaucoup sont mal à l’aise et que les plus engagés font parfois encore figure de modèles. La peur de la contagion par le VIH reste une préoccupation […] Même chez les médecins, il semble que des éléments irrationnels dominent à certains moments leurs attitudes à l’égard des patients VIH. » (p. 10) L’étude des répercussions professionnelles et affectives liées au suivi des PVVIH montrent qu’ils font face à une crise dans leur identité professionnelle qui se voit déstabilisée. Alors que le recours au savoir technique reste dominant, des réactions d’impuissance, des frustrations et un sentiment d’échec à cause de l’absence de traitements, remettent en question leur idéal professionnel. L’annonce du diagnostic reste un moment particulièrement pénible dans la mesure où il définit à la fois un pronostic fatal et une impuissance à guérir des patients souvent encore dans leur prime jeunesse, ce qui rend encore plus difficile l’acceptation de cette situation et amplifie leur sentiment de révolte et d’injustice. La grossesse de femmes vivant avec le VIH, ou le sort des enfants dont les parents risquent de mourir, viennent aussi les interpeler. C’est en particulier les médecins femmes qui expriment avec force leur désarroi et leur désespoir face à ces situations limites. Les modalités du rapport avec les patients mettent en évidence des paradoxes. L’écoute et l’empathie associées sont présentes, permettant le partage de secrets et la prise de conscience des affects qui interviennent dans cette relation. À l’inverse, devant la déchéance et la mort proches de leurs patients, les médecins ont tendance à se protéger en abandonnant affectivement leurs patients, soulagés lorsque ces derniers décident, en fin de vie, de rejoindre leur famille.

Cette situation semble s’être modifiée avec la chronicisation de la maladie, comme le montre une étude plus récente sur les rapports médecins-patients VIH en milieu hospitalier qui fait état des modulations en fonction des situations médicales (Langlois, 2006). L’auteur note que « si dans le régime de l’urgence, l’attente centrale est incarnée par le besoin d’efficacité technique dans le diagnostic et le traitement thérapeutique, la situation de ‘chronicité’ offre un panorama bien différent où l’examen est relégué au profit de l’entretien. » (2006, p. 125) C’est dans ce dernier cadre que les attitudes homophobes ou racistes de la part des médecins sont plus relevées, le patient exigeant aussi l’établissement d’un rapport de « confiance égalitaire » où le médecin doit renoncer à l’acharnement thérapeutique et garantir la dignité du patient lorsque la souffrance et la mort deviennent des enjeux dominants.

Cet ensemble de recherches suggère une évolution dans le rapport des médecins face aux patients infectés au VIH qui, avec les traitements récents, se retrouvent dans une situation plus conforme à certaines exigences du dispositif biomédical classique, diagnostiquer et soigner, alors que la guérison est reléguée à un horizon plus lointain. On constate cependant des malaises et des ambivalences des médecins face aux PVVIH ou aux dimensions de l’existence (souffrance, douleur et mort) pour lesquelles ils ne semblent vraiment pas préparés dans leur formation et leur pratique. Ces difficultés ne sont pas propres au suivi des PVVIH, mais semblent être transversales dans la profession médicale (Longneaux, 2004; Rhodes-Kropf et al. 2005; Ladevèze et Levasseur, 2010; Quintin, 2011; Sansone et Sansone, 2012; Assez et al., 2012).

Parallèlement aux travaux scientifiques, la production littéraire n’a pas été en reste et de nombreux témoignages, romans et études littéraires, provenant du monde anglo-saxon, canadien et européen mettent en évidence la contribution de la création littéraire aux interprétations de l’épidémie du VIH/sida et des dispositifs bio-médicaux. Grâce aux narrativités, il est ainsi possible de cerner comment les enjeux entourant le VIH/sida se diffusent culturellement et viennent nourrir les représentations sociales (Laplantine, 1994; Brière et Lamarre, 2010) et les modifier, compte tenu de l’évolution de l’épidémie. Cet article vise à rendre compte, par une recherche exploratoire, comment les enjeux professionnels, liés aux pratiques et aux relations avec les patients vivant avec le VIH et les dilemmes éthiques sont traités dans cette production littéraire.

Méthodes

Pour dégager ces enjeux, nous avons procédé, sans prétendre à une exhaustivité, à une triangulation des données disponibles provenant de trois sources[1]. La première source provient de livres de témoignages de la part des médecins impliqués dans la lutte contre le VIH/sida et de PVVIH, ainsi que d’articles sur la littérature du témoignage. Ces ouvrages américains et français ont été complétés par l’analyse d’un livre d’un médecin québécois qui relate ses expériences professionnelles auprès de ses patients (Olivier, 1997).

La seconde source de données est issue du champ romanesque portant sur le VIH/sida. Des études sur les auteurs Hervé Guibert et Gilles Barbadette, à la fois écrivains et patients, ont été considérées tout comme les ouvrages portant sur l’analyse thématique de la littérature romanesque anglo-saxonne et francophone. Ce survol est complété par l’analyse de romans contemporains, américain, français et québécois, où les rapports professionnels médecins-patients sont un élément important de la trame narrative. Le recoupement entre ces trois univers permettra d’illustrer les tensions professionnelles et relationnelles qui parcourent le champ biomédical dans sa confrontation à l’épidémie du VIH/sida.

Les témoignages des médecins

Entre 1994 et 1999, cinq témoignages de médecins des États-Unis ont fait l’objet d’une analyse visant à dégager le contenu de leurs représentations, leur rôle de témoin et d’accompagnateur, leurs pratiques et les enjeux éthiques auxquels ils sont confrontés (De Moor, 2003). Ils insistent sur la remise en question du rôle professionnel qui leur est imposé par leur formation disciplinaire – celui de guérir – alors qu’ils se sentent démunis et impuissants en l’absence de traitements, face à leurs patients VIH. Les critères de neutralité et de technicité leur semblent secondaires comparativement à ceux plus adéquats dans une situation qui exige des habiletés relationnelles et éthiques ainsi qu’une acceptation inconditionnelle de leurs patients confrontés à leur mort à brève échéance. Face aux demandes d’une bonne mort que le dispositif biomédical et sa technologie ne peuvent assumer, les médecins, selon leurs témoignages, se voient obligés d’abandonner le lexique dominant, d’inspiration militaire (bataille, combat, défaite, acharnement), pour accepter un apprentissage nouveau des soins de fin de vie fondés sur la compassion et l’écoute du vécu de leurs patients.

La confrontation à des PVVIH qui refusent d’être dépossédées de leur autonomie et d’être maintenues dans une posture passive constitue aussi un défi à la norme médicale basée sur la subordination des patients. Ces derniers peuvent décider d’acquérir leur propre expertise et de s’opposer à l’autorité médicale et ce à l’aide de leurs réseaux de soutien. Pour l’ensemble de ces auteurs, la question des soins (care) n’est pas facile et leur appropriation est semée d’embuches liées, d’une part, à la résistance de certains patients à l’acceptation de ces soins et, d’autre part, aux contraintes bureaucratiques et juridiques du système médical qui peuvent affecter leur qualité. Ces témoignages mettent aussi en évidence les difficultés à exprimer de la compassion et de l’empathie envers des patients particulièrement difficiles et pour lesquels ils peuvent avoir des préjugés à cause de leur style de vie et de leur orientation sexuelle. Ils soulignent aussi le rôle des médecins comme gardiens de la mémoire des PVVIH, très souvent marginalisées et stigmatisées, l’importance de la fonction de témoin qu’ils remplissent dans ce contexte, mais aussi l’effet cathartique que l’écriture de leur itinéraire et de leur expérience a eu sur leur croissance personnelle et leur estime de soi.

Le témoignage de Clément Olivier, un médecin québécois, basé sur un ensemble de récits autour des patients VIH qu’il a traités, aux profils variés, touchants et tragiques, décrit avec minutie les luttes constantes qu’il doit mener pour être fidèle à sa vocation:

Malgré une excellente formation médicale, je ne suis pas un dieu et je dois confesser mon impuissance plusieurs fois par jour. […] Je connais toutes les thérapies modernes et alternatives, je lis tous les articles scientifiques, je participe activement à la formation de mes pairs. Et je fais le travail d’un médecin qui accompagne ses patients jusqu’en phase terminale. Je travaille 15 heures par jour. Je n’ai pas encore aperçu la moindre apparence de guérison définitive après 7 années d’acharnement […]. Certains jours, je voudrais changer de rôle et je souhaiterais me reposer dans la défaite plutôt que de continuer à me battre pour ce qui est encore impossible. Mais la volonté de me battre revient très fort.

Olivier, 1994, p. 94-95

La mort omniprésente l’interpelle constamment et ses réflexions mettent en lumière son déni dans la société contemporaine, sa propre peur et les traces que chaque décès laisse en lui, de même que la fonction de l’écriture comme stratégie vitale : « J’ai renoué avec la magie de la vivre en mettant des mots sur la souffrance. Mes gestes et réflexes ont repris un à un leur sens. Le sens qu’ils avaient perdu par l’épreuve de la mort dans ma vie de médecin. Parce que chaque mort est une épreuve. Et le sida est l’épreuve d’un amour assassin. » (Olivier, 1994, p. 157)

En France, le témoignage de Catherine Paris, un médecin de santé publique, paru en 2000 et analysé par Jaccomard (2004) décrit, à travers son implication militante, les sentiments ambivalents – compassion, crainte, culpabilité, tristesse, colère – qui accompagnent ses interventions auprès des PVVIH. Notant ses exigences dans le suivi de ses patients qui l’amènent à négliger son entourage, exprimant son refus de leur discrimination et de leur exclusion, elle critique les résistances du système médical en place et de ses collègues et propose de nouvelles règles de fonctionnement, appuyée dans son engagement par les activistes des milieux associatifs.

Les témoignages des PVVIH

À ces témoignages des médecins viennent s’ajouter, en France, ceux des PVVIH et de personnes de leur entourage qui les ont accompagnées dans leur itinéraire, ou de membres du personnel soignant comme les infirmières. Plusieurs de ceux rédigés par des femmes, entre 1995 et 1999, ont fait l’objet d’une analyse thématique qui met en relief certaines des caractéristiques des relations médecins-patientes (Jaccomard, 2004) et qui reflètent des points de vue différents de ceux des médecins. C’est dans le cadre de l’annonce de la séropositivité que le médecin est d’abord évoqué, à travers leurs portraits à peine esquissés. La présence d’un certain paternalisme associé à « une attention aigüe, une gravité, peut être une angoisse » (p. 301) de la part du médecin est évoquée. S’il peut réconforter sa patiente en signalant que la séropositivité n’est pas l’indice de maladie, ses paroles ne peuvent occulter la présence d’un pronostic fatal à plus ou moins long terme et d’un discours médical dominé par l’incertitude. Suite au diagnostic, le processus médical associé aux tests et aux traitements est circonscrit, mettant en évidence leur nature expérimentale, les limites des connaissances médicales et l’arbitraire des interventions et des protocoles. D’autres descriptions soulignent la toute-puissance affichée du médecin, qui cache en fait son impuissance, sa distance, son inhumanité, son manque de formation dans l’accompagnement du patient en fin de vie, ses préjugés et son mépris face aux homosexuels, à l’exception d’une mention d’un jeune médecin activiste, luttant contre les préjugés et le silence. Dans ce contexte, comme le souligne Jaccomard (p. 305), la mort n’est pas nommée :

Dans tous les cas, le dialogue docteur-patient évite toute allusion à la mort prochaine. Nier le pronostic fatal est une façon de lutter contre lui, une stratégie de silence fort utilisée en matière de prévention des soins […] lorsque la mort n’est plus hypothétique et distante, ce n’est pourtant pas avec le docteur que le séropositif va l’aborder. De fait, déléguant ses responsabilités relationnelles aux infirmières, le docteur garde ses distances avec les mourants.

Associés à ce déni, les témoignages rapportent le recours à un acharnement thérapeutique, à des tests douloureux, à des traitements aux lourds effets indésirables et au contrôle difficile de la douleur en fin de vie, des pratiques qui mettent en relief l’importance de la technique aux dépens d’une relation plus humaine et plus compatissante.

Ces témoignages présentent donc des points de vue contrastés sur les rapports médecins-patients selon la position des narrateurs qui construisent des représentations contradictoires des médecins. Si ces derniers se décrivent comme ouverts à des pratiques médicales en rupture avec les modèles dominants, attentifs au bien-être de leurs patients, ceux-ci, au contraire, ne les perçoivent que comme des représentants d’un corps médical rigide, distant, autoritaire et arrogant, arcbouté sur son pouvoir-savoir. Ces dissonances se retrouvent dans la fiction romanesque.

Les médecins et leurs patients chez les romanciers

La création romanesque autour du VIH/sida se déploie dans un univers imaginaire complexe et en plein essor (Volet, Jaccomard et Winn, 2002). On retrouve, d’une part, une production romanesque dont les auteurs sont eux-mêmes atteints du VIH/sida et ce vécu leur sert de matériau pour structurer leur intrigue et leurs scénarios et, d’autre part, les romans d’auteurs qui ne sont pas eux-mêmes malades et qui mettent en scène des PVVIH. Dans ces deux univers, les rapports au monde médical occupent une place significative. L’analyse d’un corpus de romans et de nouvelles d’auteurs francophones et anglo-saxons (Lévy et Nouss, 1991, 1994) dégage l’image d’un dispositif biomédical marqué par une violence iatrogénique où « l’impuissance du savoir médical face à l’étiologie et à la thérapie de la maladie se dissimule sous l’exercice d’un pouvoir expérimental qui ne tient pas comte de l’expérience sensible du malade » (Lévy et Nouss, 1991, p. 8). La description de la structure hospitalière, le contexte biomédical dominant dans ces romans, rejoint la définition des institutions totalitaires de Goffman (1968). Les PVVIH mènent une vie de recluses, coupées de relations interpersonnelles significatives et soumises à un ensemble de procédures médicales aux finalités obscures auxquelles elles ne peuvent échapper. Les technologies assurent une invasion totale de l’organisme, pour en détruire l’opacité par une série d’examens (échographie, endoscopie, colonoscopie, bronchoscopie, etc.), que Guy Hocquenghem, dans son roman Ève (1987) rapproche d’une « folie scopique ». Le rapport avec les intervenants en santé se fonde sur une distance amplifiée par les mesures de protection (masques, combinaisons, gants, isolation des malades). Cette excommunication est le reflet d’une violence sociale où la stigmatisation protège de la dangerosité et de la souillure possible. Pour Hervé Guibert, un romancier atteint du sida dont il mourra, la réflexion sur le dispositif biomédical, analogue à ses yeux du système concentrationnaire nazi, constitue un axe essentiel de son oeuvre (Caron, 1995). Les relations avec son médecin sont empreintes d’une violence intrinsèque puisqu’il se voir réifié et soumis au regard médical objectif, à travers les examens et les appareillages scopiques qui le déshumanisent en ne tenant pas compte de sa vulnérabilité et de son dénuement, amplifiées par les attitudes homophobiques du personnel soignant. Les perspectives de Guibert sur la médecine sont reprises par Spoiden (2001) qui cite ses commentaires dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) à l’effet que l’inscription du malade dans le système médical contribue à la perte de toute son identité corporelle qui « ne reste plus qu’un paquet de chair involontaire, brinquebalé par-ci, par-là, à peine un matricule, un nom passé dans la moulinette administrative, exsangue de son histoire et de sa dignité » (p. 22). Guibert entend que ses droits aient préséance sur les exigences des médecins, usant de stratégies de résistance pour déconstruire les rapports dominants (refus de se conformer aux normes vestimentaires hospitalières, appropriation du langage et de l’uniforme du médecin, refus des tests biomédicaux, des examens et de leurs résultats). Face à sa déchéance physique qu’il esthétise en se filmant et en filmant les contextes médicaux, il démonte les scénarios auxquels obéissent les rôles de médecin et de patient pour provoquer la délégitimation « de la relation docteur-patient traditionnelle, l’expose comme un jeu de rôle et ouvre sur la négociation tout ce qui reposait auparavant sur ces rôles : le savoir, le pouvoir, le discours, l’éthique et la position qu’ils assignent au corps humain » (Caron, 1995, p. 245, notre traduction). Par ce processus, Guibert oblige à redéfinir cette relation sur la base du retour à l’écoute de la parole du patient et d’une réciprocité qui se construit sur l’échange des regards et des mots, impulsant une dynamique créatrice, esquissée dans son lien, non dénué d’un certain érotisme, avec Claudette Dumouchel, une jeune médecin, dans Le Protocole compassionnel (1991).

Un autre écrivain, Gilles Barbedette, également homosexuel et mort du sida s’attaque aussi à la médecine et aux médecins dans ses romans, rejoignant Guibert dans son rejet radical (Spoiden, 2001). Critiquant les théories et les pratiques médicales, à ses yeux inexactes et autoritaires, fondées sur des tendances déshumanisantes, l’auteur note  que la « mentalité taxinomique [de la médecine] jointe à la docilité des patients qui la consultent lui assurent un magistère arrogant. […]. La médecine, c’est l’univers des stéréotypes agressifs où l’expérimentation prime la parole du malade, où le médicament, loin d’être seulement une solution efficace, finit par être une potion de contrôle. […] D’emblée la médecine se présente (avec l’appui de la science) comme l’art d’objectivation. Elle transforme des sujets agissants en objets dépourvus de droits. » (cité par Spoiden, 2001, p. 54). Revendiquant à l’inverse l’implication du patient, comme Guibert, il conteste le pouvoir médical pour exiger « la démocratisation du savoir et une participation active à la gestion de la maladie » (Spoiden, 2001, p. 57).

Dans les romans postérieurs à 1996, une période où s’effectue la mise en marché des antirétroviraux qui vont révolutionner le traitement et l’espérance de vie des PVVIH, la perception de la maladie change pour se situer dans le registre des maladies chroniques, comme le suggère le docteur Goldstein dans le roman L’homme marié : « Aujourd'hui, nous considérons le sida comme une maladie grave, mais pas nécessairement fatale – dans le genre du diabète », (White, 2000, p. 146). À l’instar des premiers romans, cependant, l’emprise du dispositif biomédical reste très forte avec l’utilisation massive des examens scopiques et des tests effectués par des médecins de plus en plus spécialisés :

Depuis que je suis revenu de L.A., reprend André, il me semble que je passe mon temps dans les cliniques... J'ai vu mon hématologue, mon endocrinologue et, aujourd'hui, mon gastroentérologue... C'est peut-être une étape dans le développement de la maladie, ça, quand tu en arrives à avoir plus de médecins que d'amants...

Cyr, 2001, p. 122

Les mesures sanguines objectives définissent la gravité de l’état de santé : « Ses résultats sanguins sont meilleurs que ceux de l'été dernier mais ses CD4 ne remontent pas assez vite au goût du médecin » (Lévy, 2007, p. 217) et les dérèglements majeurs qui accompagnent la progression du sida (tumeurs diverses, système immunitaire déficient, fatigue, etc.), demandent des traitements radiologiques ou chémiothérapeutiques et un suivi à long terme qui contribue à renforcer le lien médecin-patient. Les références aux traitements pharmacologiques, absentes dans les premiers romans, mettent l’accent sur leur rôle dans la gestion de la maladie, sur leur difficile observance et sur leurs effets indésirables majeurs :

Ma charge virale a augmenté. Pourquoi ? Il ne le sait pas. Qu'est-ce qui dérape soudain ? Je gobe mes pilules à heures fixes, avec une régularité quasi maniaque, qui me surprend moi-même. […] Le toubib fouille dans sa paperasse. – Les inhibiteurs, tu les prends à demi-dose – Oui. Ç'a toujours été comme ça.

Cyr, 2001, p. 43

Deux semaines plus tard, après avoir fait des examens sanguins, elle retourne à la clinique […]. Il confirme ses craintes. […] Ses résultats sont alarmants et si elle ne commence pas rapidement un traitement d'antirétroviraux, les risques qu'elle encourt sont sérieux. Béa est d'accord avec la combinaison que lui propose le médecin. Elle a entendu parler de ces molécules : efficaces, certes, mais avec des effets secondaires difficiles à supporter pour certaines personnes. Pas de tergiversation, elle doit tenter cette nouvelle expérience.

Lévy, 2007, p. 202

Même si le noyau du dispositif biomédical reste identique, les romans suggèrent une transformation dans les attitudes des médecins et leurs rapports avec leurs patients qui se rapprochent du modèle de l’écoute, de l’échange et de la négociation. Cette transformation est illustrée dans les romans tant anglophones que francophones. On retrouve la figure du docteur Goldstein, à l’accueil chaleureux, et qui inspire la sympathie chez ses patients :

Quand la conversation arriva sur le sida, le Dr Goldstein leur fit visiter son laboratoire […] Austin, en toute justice, ne pouvait imaginer comment le médecin aurait pu se montrer plus humain, plus attentif, ou plus instructif ; […] Sur le chemin du retour, Julien dit : « Je me sens beaucoup mieux. C'est un type formidable, n'est-ce pas ? »

White, 2000, p. 146

Le Journal intime d’Éric, séropositif souligne la versatilité de l’humeur de son médecin :

Il fallait que je passe ensuite à la clinique du Royal Vic. Pour mon prélèvement sanguin. Mon médecin en profite toujours pour me communiquer les résultats de mon précédent contrôle. Il est drôle, ce médecin. Il vous accueille avec un beau sourire rayonnant et, la seconde d'après, il prend un air vachement préoccupé […].

Cyr, 2001, p. 43

Dans La cérémonie des anges, le médecin fait l’objet d’éloges pour son écoute des besoins de son patient et la prise en considération de ses demandes, privilégiant ainsi une approche coopérative exemplaire :

Le médecin de Rémi est extraordinaire. Est-ce le fait de fréquenter l'échec médical à si hautes doses qui lui donne autant d'humanité ? Il considère Rémi et ses priorités, il compose le traitement avec lui, en essayant de lui permettre de faire ce qu'il désire ; sans le tuer, évidemment. On arrête donc la chimio, Rémi veut aller à Toronto sur ses pieds, pas en chaise roulante.

Laberge, 2004, p. 287

C’est dans le roman de Lévy, Debout en clair-obscur (2007) que l’on trouve l’expression la plus élaborée d’une rupture avec les modèles hiérarchiques médecin-patient. Béa, atteinte du sida entretient ainsi avec son médecin, une femme, une relation privilégiée qui dépasse le cadre médical pour se fonder sur une amitié. Intriguée par le choix professionnel de son docteur, celui de se vouer aux PVVIH, malgré les contraintes des soins, les échecs et les décès, elle s’interroge sur ses motivations :

Au fil des années, Béa s'est prise de curiosité pour son médecin. Elle se demande bien comment une jeune généraliste a pu choisir délibérément de travailler avec des gens comme elle. Des gens qui demandent tant de temps, de recherche, de soins ; dont les cas, désespérés, mènent trop souvent au décès. Comment peut-elle supporter toutes ces morts ? Choisir de tels patients relève de l'abnégation. Il faut avoir une vocation, être missionnaire.

Lévy, 2007, p. 149-150

Répondant à ses questions, son médecin lui fait part de son parcours militant, d’abord avec son implication auprès de personnes de Premières nations, puis de sa décision de travailler dans une grande ville auprès des PVVIH pour pouvoir mieux arrimer médecine et engagement politique :

Shelly [son médecin] finit sa bouchée de muffin aux canneberges et répond avec un grand sourire : Tu n'es pas la seule à trouver ça bizarre. Beaucoup de mes collègues, surtout ceux que j'ai connus à l'université et qui ont choisi des domaines différents, m'ont posé la même question. Ils trouvent ça tellement déprimant. Au début j'avais du mal à répondre mais maintenant, après plus de dix ans de pratique, je sais exactement pourquoi j'ai choisi ce type de travail. […] Politique et médecine se recoupaient enfin.

Lévy, 2007, p. 152

Cet engagement ne se fonde pas sur l’appât du gain, mais sur la passion pour la recherche de nouveaux traitements, la poursuite d’une formation continue exigeante et nécessaire, associées à une certaine sensibilité :

La recherche aussi a joué un grand rôle dans ma décision. Je participe avec d'autres collègues à certaines études ; je vais aux conférences afin de connaître les avancées les plus récentes dans le domaine des traitements et je trouve ça passionnant. Évidemment, en tant que généraliste, je savais dès le départ que je ne deviendrais pas riche. […] Mais je ne suis pas quelqu'un qui s'intéresse vraiment à l'argent, ni au pouvoir ou au prestige. Je dirais que les gens qui s'occupent du VIH semblent plus sensibles, plus passionnés.

Lévy, 2007, p. 152

Si le médecin souligne que les soins à apporter aux PVVIH sont complexes et entraînent un épuisement professionnel, le défi reste essentiel à relever dans un contexte où l’expertise médicale des PVVIH étant plus grande, la qualité des échanges est améliorée, non sans affrontements possibles :

La majorité des généralistes trouvent que ce n'est pas simple de soigner des personnes séropositives. Parfois c'est difficile, c'est vrai. Je me souviens des années quatre-vingt : tellement affreuses ! Mais on apprend tous les jours, il le faut. Ça peut être épuisant, mais c'est aussi un vrai défi. Et puis, surtout, les patients sont fantastiques. Ils apprécient tellement ce qu'on fait pour eux et ils sont aussi très au courant. Il y a un véritable échange qui peut aller jusqu'à la confrontation parfois.

Lévy, 2007, p. 153

Même si la maladie fait moins de ravages, la mort reste cependant toujours en arrière-plan, mais le médecin peut y voir une source d’expériences enrichissantes et, à la limite, spirituelles, refusant ainsi son déni qui accompagne souvent le discours biomédical :

Ah, ça n'a pas été facile, c'est vrai. Heureusement j'avais ma famille, mes collègues. Il y a eu une période particulièrement éprouvante. Je me souviens, je gardais toujours une robe noire dans mon bureau et un certificat de décès dans mon sac. Une semaine, ça a été terrible, trois de mes patients sont partis. Tu sais, le médecin, parce qu'il assiste à la naissance et à la mort, partage la plus grande intimité avec les gens. C'est une expérience presque spirituelle.

Lévy, 2007, p. 159

Conclusion

La triangulation de plusieurs sources (témoignages, romans, études littéraires) sur les rapports entre les médecins et les PVVIH permet de cerner les représentations entourant les enjeux médicaux, thanatologiques, relationnels et affectifs et leur évolution au cours de l’épidémie, reflétant les tendances dégagées dans les recherches sociologiques et psychosociales. Ces rapports sont ainsi marqués, d’une part, par l’impuissance médicale et le contrôle technologique invasif qui lui est associé, lié à la létalité du virus, l’incompréhension de son fonctionnement et l’absence de traitements avant la fin des années 1990, et d’autre part par le recours à des stratégies de distanciation et de cuirassement des médecins confrontés à des enjeux qui remettent en question leurs idéaux et leurs pratiques professionnelles. Leurs difficultés à intégrer la sphère affective, en particulier dans les rapports à la mort, sans être généralisées, dénotent les résistances des médecins à affronter la finitude humaine dans toute sa densité. Dans cette configuration, le rapport médecin-patient est marqué par une asymétrie de pouvoir où l’autonomie du patient est contestée et, en retour, ce dernier peut être amené à privilégier des stratégies de contre-pouvoir, comme le suggèrent les premiers romans écrits par des PVVIH.

Les représentations des rapports médecins-patients dans les romans plus récents continuent à refléter les bases fondamentales du dispositif technologique biomédical en lui surajoutant l’introduction des nouveaux traitements antirétroviraux qui, tout en contribuant à chroniciser la maladie et à éloigner le spectre de la mort, renforcent le contrôle biomédical en établissant un suivi à plus long terme à cause de l’évolution de la maladie et de la gestion du traitement et de ses effets. Cette supervision étroite semble s’accompagner d’une évolution dans les relations médecins-patients où, selon les termes de Langlois (2006), l’examen n’empêche pas le recours à l’entretien, une stratégie moins axée sur le contrôle que sur la reconnaissance de l’autonomie des PVVIH, permettant l’établissement de relations plus détendues où l’échange et la négociation sont plus prégnants. Cette nouvelle éthique, qui se rapproche de l’éthique communicationnelle proposée par Habermas (1999), ne fait pas l’économie des affects et des sentiments mais les intègre à ce processus pour favoriser des relations plus significatives et plus personnalisées, mais où le rapport à la mort reste encore un sujet délicat.

En conclusion, la littérature du témoignage et les romans contribuent à situer l’expérience personnelle des médecins et des patients et à l’inscrire dans un contexte plus collectif, permettant une sensibilisation aux enjeux liés au VIH/sida et devenant un moyen de lutte contre l’exclusion et l’invisibilité (Lebouché et Lévy, 2011). Les romans en particulier aident mieux saisir « les stratégies ou les représentations de l’artiste qui s’y jouent, mais également la façon dont il témoigne des représentations collectives d’un état de société donné » (Brière et Lamarre, 2010). Cette étude exploratoire demande à être approfondie en prenant en considération un corpus romanesque plus vaste, qui pourrait aider à établir des comparaisons plus fines et ainsi mieux cerner les enjeux médicaux et relationnels dominants.