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Cet ouvrage explore avec courage la notion de « vie moindre » en introduisant le lecteur dans des lieux contrastés : une ressource d’hébergement pour les personnes vivant avec le VIH/sida (la Maison) et un foyer pour personnes itinérantes (la Mission). Dahlia Namian a choisi de mener sa recherche de doctorat en sociologie dans ces deux milieux. Ses intérêts de recherche portent principalement sur le renouvellement des modes de désignation et de prise en charge des problèmes sociaux ainsi que sur les liens entre individualité et normativité contemporaine, des thèmes que l’on retrouve au fil des chapitres.

Namian dresse d’abord un portrait détaillé des lieux : aspect physique, structure et apparence des bâtiments, tout en rattachant ces éléments à leur histoire. La Maison est une demeure semblable aux autres, située dans un quartier résidentiel. La Mission est un bâtiment plus isolé, dont les murs sont en béton. Contrairement à la Maison, elle « ne doit pas être un lieu de vie, voire un endroit habitable et agréable » (p. 54). Les problématiques vécues par les personnes qui utilisent ces deux ressources, bien que différentes, se prêtent à une mise en parallèle. La Maison accueille surtout des personnes atteintes du VIH/sida qui, dans la plupart des cas, sont en fin de vie et ont besoin de soins palliatifs. La Mission accueille des personnes qui sont aux prises avec des problématiques d’itinérance et tente de faciliter leur réinsertion dans la société.

Namian présente également les modes de fonctionnement des deux ressources (critères d’admission des résidents, règles internes, rôles des divers intervenants disponibles, etc.), tout en montrant comment ils tiennent compte, dans chacun des lieux, des besoins d’une clientèle distincte. Malgré les différences évidentes, Namian attire rapidement notre attention sur des éléments de convergence. Selon l’auteur, ce sont là « des ‘vases communicants’ concrets, puisque plus d’un tiers des résidents de la ressource VIH/sida vivaient dans la rue » au moment d’entrer à la Maison entre 2008 et 2009 (p. 41). Elle souligne ce qui rapproche les deux populations en cause : ce sont des personnes qui doivent faire face à une « tension confondante de la survie biologique (surmortalité élevée chez les itinérants et mort certaine à terme pour les personnes malades en fin de vie) et survie sociale (dans les deux cas, on fait face à des individus extrêmement isolés, ayant un réseau relationnel très réduit, voire absent, retirés de toute activité sociale significative, étude, travail, loisirs, etc.) » (p. 41).

Lorsqu’elle aborde les méthodes d’intervention utilisées dans chacun des deux milieux, Namian établit de nombreux parallèles entre ce que vivent les intervenants de la Maison et de la Mission quant à leurs questionnements, leurs difficultés et leurs rapports avec les résidents, notamment dans les situations où l’orientation qu’il faut donner à l’intervention n’est pas clairement définie. À partir d’exemples tirés de la vie quotidiennes dans ces deux milieux l’auteure fait ressortir cette dualité : D’une part, il y a une orientation qui privilégie l’accompagnement, ce qui implique une « non-directivité » (p. 15) dans l’intervention, laissant ainsi une grande place à la subjectivité et à l’autonomie afin que l’individu « ne rentre plus dans des rangs » ; on veut plutôt « faire faire » (Astier, 2007, cité dans Namian, p. 38). D’autre part, il y a un besoin de prise en charge dans le cas des personnes aux prises avec des problématiques lourdes qui semblent tout à fait laissées à eux-mêmes, alors que l’absence d’intervention pourrait s’avérer dangereuse (par exemple, à la Maison, la nécessité d’un suivi strict par le personnel de la prise de médicaments) (p. 103).

Namian déclare que la notion d’accompagnement est tellement à la mode que l’on pourrait bientôt se mettre à parler « d’État accompagnant » (p. 205) plutôt que d’État-providence. Dans ce contexte, l’individu serait de plus en plus amené à « trouver et à faire sa place, contraint de plus en plus à devenir l’auteur responsable de sa trajectoire personnelle et, dès lors, d’être capable de mobiliser les compétences nécessaires pour cheminer dans les terrains mouvants » (p. 39). L’auteure nous explique que les intervenants de la Maison et de la Mission se retrouvent souvent face à un mur lorsqu’ils tentent de faire en sorte que l’accompagnement offert trouve un tel aboutissement. Apparaît alors le lien principal entre ces deux populations aux problématiques de prime abord bien différentes : l’une et l’autre seraient en contexte de « vie moindre ».

Ce que Namian désigne comme la vie moindre est un mode d’existence où la « survie biologique » constitue souvent une « lutte prioritaire » et où l’idée d’intégrer la « vie active » (grosso modo le travail salarié) reste plutôt « improbable » (p. 178). Le régime de la vie moindre se caractériserait par l’absence de « pluralité d’espaces possibles où l’individu est amené à agir » (par exemple comme consommateur, contribuable, militant, etc.) (p. 179). Les obstacles ramenant « au moindre l’action possible » (p. 180). La vie sociale est alors souvent simplement réduite aux relations avec « les opérateurs de l’intervention sociale » (p. 179).

Selon l’auteure, nous assistons alors à la mise en place d’une « couveuse », c’est-à-dire d’un « espace politique potentiel servant d’incubateur pour les sujets inachevés ou inaboutis, une ‘nourrice du devenir’ (Sloterdijk, 1999b) visant la production d’individualités autonomes » (p. 200). Cette couveuse, c’est la panoplie de systèmes politiques et sociaux qui viennent baliser le processus de construction de l’homme contemporain afin qu’il soit capable de se constituer comme « l’objet lui-même d’une attention et d’un travail constant, devant faire preuve de capacités à se prendre en mains et à se responsabiliser face à ses problèmes » (p. 194). Selon Namian, la Maison et la Mission peuvent toutes deux être considérées à cet égard comme des couveuses de vie moindre. Elle constate cependant que le taux de réussite à la sortie est nettement inférieur à celui de la couveuse normale – il serait en fait quasiment nul (p. 201).

La notion de vie moindre chez Namian n’est pas sans rappeler celle de « détresse sociale » que propose Jean Bédard dans son texte Familles en détresse sociale (2002). Bédard développe l’idée selon laquelle nous nous construisons comme sujets actifs dans notre société en fonction des « fenêtre sociales » que nous sommes capables d’ouvrir : fenêtre professionnelle, familiale, culturelle, économique, etc. Toutes ces fenêtres s’inter-influenceraient, l’ouverture de l’une ayant un effet sur l’autre tout comme l’obstruction de l’une pourrait nuire à l’ouverture d’autres. Par exemple, lorsque la fenêtre professionnelle est fermée, cela rend plus difficile d’être épanoui financièrement, ce qui peut alors jouer sur la sphère familiale et ainsi de suite. Plus il y a obstruction de fenêtres, moins il y a capacité d’action et plus il y aurait détresse sociale.

Sans parler explicitement de détresse sociale, Namian insiste néanmoins sur la nécessité d’entreprendre une observation systématique des lieux où les pratiques d’accompagnement s’inscrivent dans des contextes de situations limites. Les capacités d’action des personnes y sont réduites au moindre et les intervenants font face à des individus aux problématiques lourdes et multiples qui doivent alors entrer dans cette « culture du ‘grand écart’ », les frontières disciplinaires devenant de plus en plus « troubles ou labiles » (p.188).

Le thème de l’ouvrage est développé de façon à mettre en évidence toute sa complexité, mais Namian réussit à dresser un portait clair. Son argumentaire est bien ancré, ce qui devrait décourager quiconque serait tenté de nier l’existence d’un contexte de vie moindre chez les populations en cause. Grâce à une méthodologie solide, des extraits d’entrevues ou encore le récit de situations quotidiennes, problématiques ou non, Namian est en mesure d’introduire les notions théoriques de vie moindre, d’individualité, de normativité et de couveuse en les appliquant directement à ce que vivent les résidents et les intervenants de la Maison et de la Mission. Néanmoins, le livre aurait pu être découpé de façon à le rendre plus facile d’accès pour un lecteur moyen. Les titres des chapitres et des sections auraient pu être formulés de façon moins abstraite, sans nuire à la visée de l’auteure.

L’ouvrage de Namian retiendra l’attention des intervenants qui travaillent auprès de populations qui risquent de se retrouver en situation de détresse sociale. Les observations de l’auteure contribuent à mettre en lumière et même à valider le sentiment d’impuissance qu’éprouvent tant d’intervenants « terrain » face à ce puits sans fond dans lequel semblent être tombés certains individus que le système actuel de services est incapable de rattraper. Étrangement, l’auteure nous libère d’un certain poids lorsqu’elle réussit à mettre en mots ces situations de misère chronique qui demeurent inexplicables, ce pénible sentiment d’échec auquel doivent faire face, au quotidien, tant les personnes qui vivent une « vie moindre » que celles qui interviennent auprès d’elles. Le lecteur sera parfois tenté de céder au découragement : le système décrit par Namian montre des failles si larges qu’il semble impossible d’aider ceux qui trébuchent à s’agripper pour ne pas y tomber et de tirer du gouffre ceux qui y sont déjà. De plus, en présentant des exemples d’individus qui profitent du système de manière abusive et qui l’engorgent (p. 135), le texte nous amène à nous questionner sur la pertinence de mettre en place un processus de de filtrage ou de triage de la clientèle. Cela permettrait-il d’améliorer l’accès aux services sociaux publics et aux services de santé et de donner des services qui seraient plus adaptés à chacun en évitant une perspective « de masse » (p. 189) ? Peut-on faire un triage sans pour autant retomber dans cette « vieille antinomie entre bons et mauvais pauvres » (p. 191) (ou bon et mauvais tout court) ?

Namian pose une autre question poignante : « Si la question de l’acharnement thérapeutique dans l’univers de l’intervention médicale est aujourd’hui débattue, peut-on poser également celle de l’acharnement normatif dans celui de l’intervention sociale, lorsque vivre, survivre et mourir implique d’être ‘accompagné jusqu’au bout’ ? » (p. 203). Cette question reste sans réponse. Pour le lecteur, il y a là amplement matière à réflexion. Les outils pour palier à la vie moindre sont encore à inventer. Le problème est obsédant et l’auteure ne nous dit pas où se trouvent ces solutions concrètes que tous appellent de leurs voeux et dont l’absence se fait cruellement sentir.