Résumés
Résumé
Le 7 janvier 2015 en fin de matinée à Paris, les frères Chérif et Saïd Kouachi lancent une attaque contre la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Cagoulés, vêtus de noir et armés de kalachnikovs, ils déciment la rédaction, faisant douze morts dont huit journalistes. Cet article examine comment Renald Luzier (« Luz »), dessinateur de presse à Charlie Hebdo, se réconcilie avec la mort, la réapprend par le truchement de la bande dessinée Catharsis (2015). Autrement dit, comment la bande dessinée parvient-elle à donner du sens à une expérience traumatique ? Comment contribue-t-elle, par une expérience graphique, à nouer des liens entre un passé récent indicible, un présent douloureux et un possible futur ? Peut-elle être un moyen de (re)construction de soi ? Autant d’interrogations qui font la matière de ce texte où la bande dessinée n’est pas envisagée comme une illustration à un processus de deuil mais dans ses potentialités symboliques, imaginaires – anthropologiques - où un dessinateur, Luz, vit la mort des autres dans sa propre vie.
Mots-clés :
- anthropologie,
- bande dessinée,
- catharsis,
- deuil,
- mort,
- trauma
Abstract
Paris, January 7th 2015. By late morning, the Kouachi brothers, Saïd and Chérif, launch an attack against the redaction team of the satirical weekly Charlie Hebdo. Hooded, dressed in black and armed with Kalashnikovs, they decimate the redaction team, causing twelve deaths including eight journalists. This paper aims to study how Renald Luzier («Luz»), press illustrator at Charlie Hebdo, makes peace with death through the graphic novel Catharsis (2015). In other words, how do graphic novels manage to provide meaning to a traumatic experience? How do they participate, with a graphic experience, in making bonds between an unspeakable recent past, an aching present and a possible future? Can they be a way toward (re)construction of self? So many questions that build the essence of this paper, in which graphic novel are not seen as an illustration of a mourning process, but in their symbolic, imaginary and anthropological potentialities, where an illustrator, Luz, experience the death of others in his own life.
Keywords:
- Anthropology,
- Graphic novel,
- Catharsis,
- Mourning,
- Death,
- Trauma
Corps de l’article
Le projet de cet article est de problématiser la bande dessinée, non pas par sa finalité narrative ou sa vocation humoristique mais par ses potentialités anthropologiques, en mettant en lumière les ressources de mondes et de sens possibles (Goodman, 1992) qu’elle propose. Cet article condense les premières pistes réflexives d’un programme de recherche sur les liens entre l’anthropologie et la bande dessinée.
1. Anthropologie et bande dessinée
Les images fixes (peinture, photographie) et en mouvement (cinéma et télévision, aujourd’hui les jeux vidéo et les médias immersifs) ont retenu l’attention des anthropologues[2], mais la réflexion sur la bande dessinée est nettement moins approfondie. En abordant anthropologiquement ce neuvième art, notre visée n’est pas de définir ce qu’est la bande dessinée (sa nature) ni de la légitimer (valorisation culturelle et/ou scientifique), encore moins de l’expliquer (Eisner, 1997; McCloud, 1999; Groensteen, 1999; Trondheim et Garcia, 2006; Sohet, 2010), mais de montrer comment, grâce aux ressources qu’elle offre, elle est susceptible de permettre des rencontres puis des rapprochements entre les êtres les plus divers; des « contacts » entre le « prochain et le lointain » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Roger Bastide (2000). En effet, la bande dessinée peut être envisagée par la capacité de déplacement et d’agissement qu’elle exerce sur l’auteur et sur les lecteurs en leur permettant de partager et d’éprouver des mondes possibles : une capacité à devenir autre. Elle s’initie par une insertion subjective dans un monde et s’accompagne – dans le meilleur des cas – d’une sortie altérée de celui-ci. Considérée comme un mode de connaissance énonciatif qui représente l’être humain au travers de ses perceptions, de ses pensées, de ses actions et des conséquences provoquées par celles-ci, la bande dessinée se singularise, selon nous, par son intérêt pour la condition humaine[3] en partageant des expériences subjectives où bien souvent, l’indicible, le non-visible et ce qui se passe à l’intérieur d’un individu prennent figure et revêtent une forme. Cette forme sensible diffère de l’empreinte photographique à la fois dans sa réalisation (elle procède d’une élaboration qui s’inscrit dans une durée à l’inverse de l’instantanéité photographique[4]) et dans sa dimension indicielle (elle n’officie pas forcément telle une certification objective et exhaustive d’un « ça a été » (Barthes, 1980)). Elle revêt une dimension énonciative où un auteur grâce à la « facilité qu’offre le trait graphique supprime certains traits d’imitation qui ne vont pas à l’objet, pour ne faire usage que de ceux qui sont essentiels » (Töpffer, 1845, p. 8). Ces fragments dessinés et subjectifs du monde que sont les planches et les vignettes constituent des traductions sensibles du rapport de soi au monde et aux autres. La bande dessinée nous permet de nous immiscer dans des lieux anthropologiques multiples et divers, dans les conditions de vie de certaines existences et nous invite par là-même à des expériences différenciées de soi. Le neuvième art fait entendre l’autre dans une forme muette.
Par le truchement d’émotions éprouvées, de systèmes de valeurs présentés, la bande dessinée revêt un caractère perceptif, cognitif, critique, responsable, éthique, ou, au contraire, normatif. À cet égard, Morin soulignait le caractère propre de l’art « qui est un opium qui n’endort pas, mais ouvre les yeux, le corps, le coeur à la réalité de l’homme et du monde » (1970, p. 211). En ce sens, la bande dessinée ouvre une fenêtre figurative et symbolique sur l’existence de ceux qui vivent d’autres expériences dans d’autres corps, espaces et temporalités. Elle offre l’opportunité de rendre visible (Voirol, 2005) et de transformer par le dessin – les sans grade (sans papier, sans domicile, sans image, sans travail,…), les pauvres, les petits (socialement), ces « objets sociaux dominés » pour reprendre une expression d’Abdelmalek Sayad (2006, p. 28). Dessiner constitue un moyen de mettre en forme des expériences, les rendant par là même intelligibles à soi-même et aux autres tout en participant à la création d’un nouveau sujet (Boukala 2015 ; 2016). Par ses potentialités symboliques, critiques et performatives, la bande dessinée permet à des individus de se figurer autrement et de s’inventer différemment. Ce faisant, par cette organisation sensible d’expériences au monde, elle donne l’occasion d’agencer une continuité entre le présent, le passé et le possible car « comprendre les événements humains, c’est sentir qu’il peut y avoir d’autres possibles humains » (Bruner, 2008, p. 73). De plus, les ressources de sens disponibles par la bande dessinée procèdent d’une culture, anthropologiquement parlant, car elles permettent de tisser des liens entre ceux qui la partagent[5].
Contre une posture essentialiste qui vise à définir ce qu’est la bande dessinée – sa nature[6] –, nous préférons examiner les bandes dessinées « non pour ce qu’elles [les oeuvres] valent ou ce qu’elles signifient, mais pour ce qu’elles font » (Heinich, 1998, p. 37) aux auteurs et aux lecteurs. Ce qui nous importe est d’apprécier comment en construisant ou déconstruisant des imaginaires ou des situations observées, elles agissent par le truchement de divers états vécus par des personnages sur leurs créateurs et leurs lecteurs[7]. Pour étudier les potentialités – les forces, les faiblesses mais également les limites – de la bande dessinée, il serait nécessaire de l’examiner depuis l’acte créatif jusqu’à l’acte perceptif. En d’autres termes, de considérer l’ensemble des relations qui président à sa production, à sa circulation et à sa réception. En son sein s’opère ce que Morin avait déjà observé pour le cinéma, « cette navette incessante entre le "je" qui est un autre et les autres qui sont dans le "je", entre la conscience subjective du monde et la conscience objective du moi, entre l’extérieur et l’intérieur » (1965, p. 212). Au cours de ces participations-identifications, l’être humain, selon Morin, s’enrichit grâce à l’imaginaire, ce « ferment du travail de soi sur soi et sur la nature à travers lequel se construit et se développe la réalité de l’homme » (1965, p. 212). Ces diverses participations ou ces commerces affectifs avec des mondes partageables sont susceptibles de modeler et de transformer nos vies[8].
À cet égard, Freud, dès 1915 dans Notre relation à la mort, note cette pluralité de vies dont nous avons besoin et que nous propose la fiction : « Nous mourrons en nous identifiant avec tel héros, mais pourtant nous lui survivons et sommes prêts à mourir une seconde fois, toujours sans dommage, avec un autre héros » (2012, p. 58). Il décèle également d’autres fonctions, en lien avec la mort, offertes par le monde fictionnel : un rôle substitutif, protecteur et réconciliateur avec la mort :
Nous ne pouvons donc pas ne pas chercher dans le monde de la fiction, dans la littérature, dans le théâtre, un substitut à ce que la vie nous fait perdre. C’est là que nous trouvons encore des hommes qui savent mourir et qui même réussissent à en tuer un autre. Là seulement se trouve réalisée la condition qui pourrait nous permettre de nous réconcilier avec la mort. À savoir : conserver encore, en dépit des vicissitudes de la vie, une vie à l’abri de toute atteinte »
Freud, 2012, p. 57
Cette manière d’appréhender anthropologiquement la bande dessinée par ses potentialités au sein d’expériences subjectives partageables ouvre au chercheur en études sur la mort des possibilités accrues ainsi que nous allons le voir.
Cet article examine comment un individu, par la bande dessinée, se réconcilie avec la mort, la réapprend, au moins en tant que perte de l’autre. Autrement dit, comment la bande dessinée parvient-elle à donner du sens à une expérience traumatique ? Comment contribue-t-elle, par une expérience graphique, à nouer des liens entre un passé récent indicible, un présent douloureux et un possible futur ? Peut-elle être un moyen de (re)construction de soi ? La bande dessinée n’est pas envisagée ici comme une illustration à un processus de deuil, mais dans ses potentialités symbolique, imaginaires – anthropologiques - où un dessinateur, Luz, vit la mort des autres dans sa propre vie. Il s’agit d’apprécier comment, par le neuvième art, « la violence du traumatisme provoqué par ce qui nie l’individualité implique donc une affirmation non moins puissante de l’individualité » et où « l’individualité qui se cabre devant la mort est une individualité qui s’affirme contre la mort » (Morin, 1970, p. 47). Retraçons à présent les événements qui ont présidé à l’élaboration de l’album Catharsis (Luz, 2015).
2. Les évènements de janvier et « l’Après-Charlie » : Catharsis
« Vous savez le 7 janvier il ne s’est jamais rien passé dans l’histoire. Il ne se passe jamais rien ce jour-là, à part mon anniversaire et ma mère qui m’appelle en pleurs. Honnêtement, je ne sais pas pourquoi je suis si déprimé le 6 janvier. Probablement l’angoisse de la routine du lendemain… » Luz (2015, p. 16).
Le 7 janvier 2015 en fin de matinée à Paris, les frères Chérif et Saïd Kouachi lancent une attaque contre la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Cagoulés, vêtus de noir et armés de kalachnikovs, ils déciment la rédaction, faisant douze morts dont huit journalistes. Parmi les victimes figurent les dessinateurs Stéphane Charbonnier (« Charb »), Georges Wolinski, Jean Cabut (« Cabu »), Bernard Verlhac (« Tignous »), Philippe Honoré (« Honoré »). Il s’agissait de l’attentat le plus meurtrier perpétré en France depuis 1961 où, en pleine guerre d’Algérie, l’Organisation armée secrète (OAS) avait fait dérailler un train, causant ainsi la mort de 28 personnes.
L’attaque de Charlie Hebdo a soulevé un émoi national et suscité de nombreuses réactions internationales. Une journée de deuil national a été décrétée par le président de la République française, François Hollande, et une marche républicaine en hommage aux victimes des attentats (celles de Charlie Hebdo et celles de la prise d’otages dans le supermarché Hyper Cacher) a rassemblé des millions de personnes autour de la place de la République à Paris, le 11 janvier 2015.
Les mois et l’année subséquents aux attentats – « l’Après-Charlie » – ont donné lieu à de nombreuses publications portant sur le terrorisme (Rey, 2015; Kepel et al., 2015), sur la place de la caricature et la liberté d’expression (Weston Vauclair et al., 2015; Ory, 2016) sur les mobilisations citoyennes (Todd, 2015), sur le vécu des endeuillés (Wolinski, 2016). Parmi ces dernières, l’une d’entre elles a particulièrement retenu notre attention, celle de Luz, intitulée Catharsis[9].
Luz – Renald Luzier –, est un dessinateur de presse français et auteur de bandes dessinées. Né le 7 janvier 1972, il rejoint à l’âge de vingt ans le journal Charlie Hebdo aux côtés de Cavanna, Willem, Wolinski, Cabu, Val. Il collabore également à Psykopat et à Fluide Glacial, des magazines de bandes dessinées humoristiques. Engagé politiquement, il croque de manière virulente les puissants (Monsieur le Baron, 2002) ainsi que des situations politiques locales (Les Mégret gèrent la ville, 1998), nationales (Cambouis, 2002) et internationales (Un Turc est entré dans l’Europe, 2005).
En 2011, il définissait ainsi son métier à Charlie Hebdo :
Notre boulot, c’est de faire un travail de sape par rapport aux conseillers en communication. Les politiques travaillent leur image de manière incroyable. Notre boulot, c’est de bousiller leur image, de mettre les rois à nus, politiquement à poil. De démaquiller ces gens qui ont été repeints par la communication […] Mais Charlie Hebdo a toujours été un étalon des gueulards éclairés. Ce n’est pas un journal de ronchons, ou de la provocation gratuite. Ça reste un journal qui a une vocation politique très forte. C’est l’un des derniers feux qui fait bouillir la marmite politique.
Soulard, 2011
Au lendemain des attentats, Charlie Hebdo, dont l’une des vocations était de déconstruire symboles et tabous devient un symbole national et international de la liberté d’expression. Luz s’interroge alors sur cette « injonction symbolique » et sur la difficulté de dessiner après les attentats. Par solidarité avec ses amis et en l’absence des personnalités graphiques et militantes fortes qu’étaient Charb, Honoré, Cabu et Tignous, le dessinateur endeuillé poursuit son engagement au journal en signant la une du numéro 1178, publié à huit millions d’exemplaires, où il représente le prophète Mahomet coiffé d’un « tout est pardonné » et arborant une pancarte « Je suis Charlie ». Il précise toutefois :
Après, il y a eu une volonté collective de continuer très vite. Moi, j’avais besoin de temps, mais j’ai suivi par solidarité, pour laisser tomber personne. Sauf qu’à un moment donné, ça a été trop lourd à porter. Il n’y avait plus grand-monde pour dessiner : je me suis retrouvé à faire trois unes sur quatre. Chaque bouclage est une torture parce que les autres ne sont plus là. Passer des nuits d’insomnie à convoquer les disparus, à se demander qu’est-ce que Charb, Cabu Honoré, Tignous auraient fait, c’est épuisant.
Girard, 2015
Luz quitte la rédaction de l’hebdomadaire en septembre. Entretemps, cinq mois après les attentats, le 21 mai, paraît Catharsis (Futuropolis), un album post-traumatique violent et pudique où l’auteur nous livre son vécu des événements du 7 janvier 2015. Si, selon Belting, « la mort est très précisément l’absolu en relation. Absolu, parce qu’elle détruit ou modifie, au-delà des catégories de l’entendement rationnel, le sujet qui la reçoit » (2004, p. 22), qu’en est-il de ceux qui la croisent et qui lui échappent grâce à un retard ? Examinons à présent la forme que revêt ce choc traumatique et les diverses conséquences somatiques et psychologiques qu’ils occasionnent chez l’auteur.
3. Choc thanatique et conséquences somatiques
« Quand j’ai commencé le dessin, j’ai toujours considéré qu’on était protégé par le fait qu’on faisait des petits Mickey. Avec les morts, la fusillade, la violence, tout a changé de nature » (Laffeter, 2015).
Récipiendaire de deux prix[10], Catharsis est un album de 127 pages composé de trente courts chapitres. Il peut être qualifié d’autobiographique selon la première nomenclature proposée par Lejeune dans Le pacte autobiographique : « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (1975, p. 14). Il y a, dans ce cas, homogénéité entre l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage.
L’album s’ouvre sur une citation de Shining, de Stephen King, évoquant la dureté de la vie et l’indifférence du monde avant de se poursuivre par un appendice manuscrit de Luz :
Luz, 2015, p. 3Un jour, le dessin m’a quitté.
Le même jour qu’une poignée d’amis chers.
À la seule différence qu’il est revenu, lui.
Petit à petit. À la fois plus sombre et plus léger.
Avec ce revenant, j’ai dialogué, pleuré, ri, hurlé, je me suis apaisé.
À mesure que le trait s’épurait.
Tous deux, nous avons essayé de comprendre.
Nous nous sommes dit, le dessin et moi
Que nous ne serions plus jamais les mêmes.
Comme tant d’autres.
L’écriture cursive de Luz accentue la dimension intime de l’oeuvre. D’emblée, Luz signale une double perte, celle du dessin et celle d’amis chers. La réalité perturbatrice de la mort l’a profondément affecté dans sa personne et dans l’acte même de dessiner. En ces quelques lignes, l’auteur dépeint certains éléments caractéristiques du deuil (la perte, sa dimension processuelle, l’instabilité des états affectifs) et nous offre l’occasion d’estimer à quel point « les situations de deuil sont un lourd défi à notre capacité de faire sens » (Laflamme, 2010, p. 3). Dans cet incipit, le terme dessin peut aisément être remplacé par celui de vie : « La vie m’a quitté. Elle est revenue. Petit à petit. À la fois plus sombre et plus légère ». Plus loin Luz poursuit : « Ce livre est […] l’histoire de retrouvailles entre deux amis qui ont failli un jour ne plus jamais se croiser » (2015, p. 3).
Voyons à présent quelles ont été les différentes étapes de ces retrouvailles avec la vie qui ont mené à un apaisement et quel rôle fut joué par le dessin.
Catharsis s’ouvre au « 36 quai des Orfèvres, mercredi 7 janviers 2015, 18 heures… », soit quelques heures après les attentats et au sein des locaux de la Direction générale de la police judiciaire de la Préfecture de police de Paris. Luz est prié de relater ce qu’il a vu. À cette demande de déposition oculaire, Luz répond par un témoignage graphique en noir et blanc : « J’peux vous prendre un papier, un crayon ? » (2015, p. 7). Une main tremblante s’empare d’un crayon. Deux cercles sont dessinés. Ce sont les deux yeux exorbités d’un petit homme fixe, debout, chétif, les bras le long du corps, qui nous regarde sidéré. Le petit homme est représenté à maintes reprises. Il est multiplié, toujours dans une posture analogue, accentuant sa singularité tout en constituant une foule de personnages tout aussi médusés. Ils recouvrent désormais une pleine page où prime un sentiment de fixité : « À vrai dire, j’ai pas vu grand-chose » rétorque Luz (2015, p. 7). Cette pauvreté du récit visuel témoigne du « trauma thanatique[11]» dans lequel se trouve l’auteur. À l’instar de ces petits être chétifs tout aussi tétanisés et stupéfaits les uns que les autres, Luz se trouve dans un état traumatique « qui ne peut ni être exprimé à l’extérieur dans des actes ou des paroles ni relié à l’intérieur de son propre fonctionnement psychique à des expériences antérieures auxquels il pourrait être rattaché et prendre sens, au moins en partie » (Hanus, 2010, p. 20). Cet état s’accompagne de conséquences somatiques et psychologiques diverses dont l’une prend les traits d’un personnage.
Dès le chapitre 5, le lecteur découvre un nouveau personnage, Ginette. Luz, nu, se tient debout, s’ausculte et s’interroge en notant une proéminence au niveau de son ventre. Celle-ci bouge, amplifie, devient énorme avant de l’apostropher : « Salut Mec ! On s’connaît pas ! J’me présente. Je suis ta boule au ventre ! Tu peux me tutoyer. Moi, je ne vais pas me gêner, crois-moi, car on va vivre ensemble un bon bout de temps. Je suis là pour t’empêcher d’oublier » (2015, p. 21).
La représentation de la boule au ventre est très sommaire. Elle s’apparente à un gant doté de la parole. En sus de sa capacité de communiquer, elle se caractérise par sa mobilité et sa prégnance. Elle surenchérit :
Quand je grimpe dans ton coeur, je suis ta tristesse…ton deuil impossible parfois. Quand je te monte à la tête, je suis la peur, la paranoïa, l’ombre qui te suit et n’est pas la tienne. Quand je descends au bout de tes doigts et t’empêche de dessiner, je suis à la fois l’angoisse de l’avenir et celle de la page blanche. J’aime bien te pétrifier en glissant dans ton sexe tel un éléphantiasis de tes angoisses, une boursouflure de tes diverses mélancolies. Tu verrais ta tête, ha ha ! Souvent je t’envahirai entièrement, je serai l’hélium insupportable de ta colère et le bibendum de ta confusion d’être un survivant à vie.
Luz, 2015, p. 21
À chacun de ses déplacements et de ses amplifications, la tumeur déforme Luz. Elle condense à elle seule divers états affectifs post-traumatiques : la tristesse, la peur, la paranoïa, l’angoisse, la mélancolie, la colère et la culpabilité. Par le dessin, il identifie l’ambivalence de ses états émotionnels, leur localisation corporelle et la dimension démesurée qu’ils peuvent occuper. Rappelons que le « deuil est, par nature, une souffrance, une douleur souvent déchirante du coeur et du corps et elles sont tellement présentes qu’elles envahissent toute la vie de celle, celui qui les éprouvent. » (Hanus, 2010, p. 21) Luz procède ainsi à un travail d’intériorisation, de figuration et d’apprivoisement de sa douleur. Face à cette entité envahissante et apeurante qui se propose d’être son « ENNAMIE pour la vie » (2015, p. 22), il dialogue avec elle avant de la nommer Ginette, telle une compagne fidèle. Cette domestication par la forme (le dessin), la parole (le dialogue) et l’opération de lui donner un nom participe d’une compréhension et d’une adaptation à des situations ordinaires présentes et à venir. Le dialogue que tisse Luz avec Ginette est celui que les Français ont noué avec la peur. Ginette semble avoir valeur d’exemplarité. Elle réfère à la peur des Français suite aux divers attentats qu’a subis la France et témoigne de l’état d’urgence dans lequel se trouve le pays suite à ces événements.
Catharis est résolument marqué par la conscience d’une rupture et le traumatisme suscité par cette dernière. Cette bande dessinée rend compte, comme nous allons l’observer, de ces « adaptations possibles sur la base d’une inadaptation fondamentale » (Morin, 1970, p. 102) que constitue la mort. Elle témoigne également des relations étroites entre absence des proches, souffrance et remémoration (« Je suis là pour t’empêcher d’oublier ») chez le dessinateur endeuillé[12].
Au fil des pages, les dessins secrètent les signes récurrents de la mort mais également des signes de vie permettant à l’individu de surmonter son angoisse. De chapitre en chapitre, Catharsis nous ouvre aux conflits et ressentis intérieurs du protagoniste principal (terreur, peur, indignation, curiosité, sympathie, rire, etc.). L’acte de dessiner présente des variations et oscille entre la décharge (« Interlude »), un trait confus, informe, tâché, et d’autres planches plus apaisées à l’aquarelle (« Idées noires »). Luz, en variant les techniques sans trahir la spontanéité de son trait, crée une respiration entre les chapitres. Cette variation plastique permet d’atténuer la violence de certaines planches. Les croquis jetés qui confinent au brouillon traduisent l’intensité de la douleur et rappelle que Luz dessine avec son corps, un corps en souffrance[13]. D’autres planches sont marquées par la couleur rouge qui innerve l’ensemble de l’album et officie comme une forme plastique à forte dimension symbolique. Dans « Rouge à Lèvres », il rejoint les locaux de la rédaction en suivant des traces de pas ensanglantés. Il ouvre une porte entrebâillée qui laisse percevoir une dominante rouge. S’ensuit une pleine page submergée de rouge écrasant une minuscule silhouette bleue qui prendra la forme de sa conjointe, vêtue d’un imperméable bleu, dans la planche suivante. Dans « Un rêve », le rouge fait irruption par l’intermédiaire d’un crayon qui fuit : il se répand par la main du dessinateur, affecte son visage avant de se répandre sur la feuille de dessin. Luz semble atteint d’une hémorragie, celle du sang versé de ses proches. La couleur sanguine émaille d’autres scènes, comme celle où Luz au milieu de la nuit, en pleine crise, décide de mettre le feu à des numéros de Charlie Hebdo. Au début de ce chapitre (« Le petit marmiton »), seul son visage est rouge vif, puis au fur et à mesure que s’accentue la crise, tout son corps s’embrase le transformant en une torche humaine animée de souffrance. La crudité du trait rend sensible cette souffrance.
Catharsis présente également d’autres formes d’adaptations possibles avec la mort. L’une de ses forces réside dans l’interaction dialectique qu’elle instaure entre Éros et Thanatos (titre de l’un des chapitres). Des scènes sensuelles (« Nancy et Lee ») et érotiques (« Pause clope »), teintées de rouge, participent d’une activité vitale et permettent momentanément de refouler la mort du présent et de souligner l’intensité de la vie vécue. Si les corps nus (le sien et celle de sa conjointe Camille) sont très présents, Catharsis n’en demeure pas moins une oeuvre pudique, notamment à l’endroit des êtres chers. L’auteur ne représente aucune des victimes et privilégie plutôt la suggestion à la monstration comme nous allons l’observer au travers de rapprochements inédits que réalise Luz.
4. Des danses macabres au mouvement pour la vie
Les seuls morts représentés sont les frères Kouachi, des personnes qui se sont vouées à faire mourir les autres. Là encore Luz opère un pas de côté, l’album regorgeant d’inventions graphiques et humoristiques. Le quatrième chapitre, « Tak, tak, tak ! » dépeint Luz se rendant sur son lieu de travail à pied. Il entend un « tak », suivi d’un deuxième avant de discerner une silhouette noire armée d’un fusil d’assaut, accompagnée d’une seconde. Les deux silhouettes en mouvement sont coiffées de « tak tak tak ». La dimension sonore omniprésente semble animer progressivement les deux assaillants. Des pas de danses sont initiés, les « tak tak » s’hypostasient en « la la la » et donnent lieu à une chorégraphie macabre. La folle danse court sur deux pages. Les jetés et autres portés s’achèvent par les salutations du couple au public et force d’applaudissements. Luz ne prend pas part à cette chorégraphie macabre, ce mouvement de la vie qui donne la mort mais cette rencontre l’affecte profondément consciemment et inconsciemment comme en témoignent les deux chapitres sur ses rêves (« Un rêve » et « Frank Lloyd Wright »). À cet égard, Hertz affirme que « l’état de déchirement et de troubles intérieurs qui suit une mort détermine des hallucinations et des rêves fréquents qui à leur tour contribuent à prolonger cet état » (1907, p. 74). Stressé et déstabilisé par ce dont il a été témoin, Luz est poursuivi dans « Où va-t-il chercher tout ça ? » par une silhouette noire qui escalade les toits de Paris et tente de s’immiscer dans son domicile. Face à la menace de mort et au péril encouru, il s’enfuit, puis lutte contre cette ombre. De l’effraction physique (le djihadiste dans sa chambre) découle une effraction psychique (Luz se replie sur lui-même). Cette peur latente émaille les planches de l’album. Dans « Loup Garou », Luz s’imagine en puissant lycanthrope, une « créature inédite chassant la peur, /Mais au moindre bruit provenant de l’extérieur /Il redevenait cette souris / Coincée derrière le radiateur. » (2015, p. 106-108).
Malgré la menace récurrente du danger et de la mort[14], l’auteur ne revient jamais sur le curriculum mortis des frères Kouachi. Au contraire, dans « Il y a vingt ans un rendez-vous manqué… », il suggère ce qu’aurait pu être leur curriculum vitae. Assis à sa table, rongé par les affres de la feuille blanche, Luz souhaite revenir en arrière, en 1992, date de son entrée à Charlie Hebdo, alors qu’il débordait d’idées. Le miracle s’opère. Nous sommes en 1992. Luz, âgé de vingt ans, les cheveux longs et lunettes rondes, porte un T-Shirt rayé. Il n’a pas plus d’idées qu’en 2015. Deux enfants viennent l’apostropher :
Luz, 2015, p. 33- Hé, M’Zieur, tu fais quoi, m’zieur ? […]
- Les enfants, je dessine.
- Trop cool !
Luz leur propose de dessiner ; les enfants se chamaillent aussitôt pour savoir qui commencera le premier. « Popopo ! On va pas se bastonner pour un dessin, les enfants ! » les interrompt-il, en leur attribuant à chacun de quoi dessiner. L’un des enfants lui confie son désir de devenir dessinateur. Qui sont ces deux enfants ? Nous quittons 1992 pour 2015. « Moi c’est Chérif ! Et moi, Saïd ! » s’exclament les deux adultes encagoulés et armés. Rétrospectivement la phrase de 1992 « Popopo ! On ne va pas se bastonner pour un dessin, les enfants », résonne étrangement en 2015 à un « Popopo ! On ne va pas se tuer pour un dessin, les adultes ! » En représentant les deux terroristes, Luz se rapproche d’eux. Ils ont été comme lui des enfants de la nation française et ont partagé une passion commune : celle du dessin. Cet épisode inclusif, ce partage du sensible par l’acte de dessiner, montre à quel point leur parcours aurait pu être autre.
Un chapitre, « Faut que je te raconte », contraste avec les précédents de par sa tenue graphique plus léchée et par son propos. Luz, au bord d’une tombe, s’adresse à son ami et collègue de travail Charb, directeur de la publication de Charlie Hebdo, assassiné lors des attentats. L’auteur voue une grande admiration à ce dessinateur qu’il considère comme le « Reiser[15] de la fin du XXe siècle et du début du XXIe » (Laffeter, 2015). Avec force détails, il lui relate son enterrement. Soudain, une voix d’outre-tombe se fait entendre. « Charb ? C’est toi ? », interroge Luz. Avant de s’entendre répondre par son double en terre : « Mais non, c’est toi couillon ! Tu te fais un dialogue dans ta tête ! » (2015, p. 71). Son sosie, très pragmatique, insiste sur la nécessité d’accepter l’absence de Charb. Luz prétexte la ressemblance physique avec Charb et l’étrangeté-culpabilité de se voir à sa place. Le double décide de sortir de terre et pousse Luz, le « trauma » comme il le qualifie, dans la sépulture. Cet alter-ego, censé être Charb, entame l’éloge funèbre sous forme de poème que son ami lui aurait adressé. Luz, en terre, s’esclaffe avant d’être convié par son double à quitter la tombe afin d’aller voir « Cabu, Wolinski, Honoré, Tignous, Elsa [Cayat], Mustapha [Ourrad] et Franky [Brinsolaro] » (2015, p. 72).
Ces quelques planches de « Faut que je te raconte » revêtent un grand intérêt. L’acte terroriste pose à tous ceux qui en sont témoins la question de ceux à qui nous tenons. Initialement, Luz ne parvient pas à désinvestir les morts et à intégrer leur absence. « Le fait brut de la mort physique ne suffit pas à consommer la mort dans les consciences. L’image de celui qui est mort récemment fait encore partie du système des choses de ce monde ; elle ne s’en détache que peu à peu, par une série de déchirements intérieurs », précise Hertz (1907, p. 74).
Charb vit toujours en Luz et cette identification pourrait être qualifiée, à la suite des travaux de Hanus, de positive[16]. S’initie alors avec son double une dialectique de l’objectivité et de la subjectivité, du présent et de l’absent où l’alter ego enterre symboliquement un ego altéré, car profondément marqué par le deuil[17]. Dans cette scène en présence de son double, l’auteur réalise les aspirations de la vie (dialoguer avec un être disparu) que la vie ne peut satisfaire et que l’art prend en charge. L’auteur y puise un réconfort et témoigne de son attachement aux défunts et à la vie. Sa bienveillance à leur égard s’avère être finalement une bienveillance dont il est le bénéficiaire. Ce chapitre révèle l’aptitude d’un homme de passer, grâce à une forme graphique, d’un mode d’existence (le « trauma ») à un autre où l’individualité s’affirme par-delà la mort.
Les deux derniers chapitres (« …to you » et « P’tits bonhommes ») abondent dans ce sens. Le lecteur découvre qu’un « réveil anniversaire » prolongé avec sa conjointe, le 7 janvier 2015, occasionne un retard salvateur pour Luz à son lieu de travail. Son arrivée tardive coïncide avec la sortie des frères Kouachi des locaux de la rédaction de Charlie Hebdo. Luz aperçoit la mort, mais ne la rencontre pas. Enfin, le dernier chapitre revient sur les êtres chétifs caractérisés par une absence de gestuelle du début de l’album. Luz, attablé, à défaut d’avoir des idées, « gribouille » des petits bonhommes : « Ils ont toujours ce regard un peu sidéré mais à part l’un d’entre eux, ils marchent. Ils ne sont plus plantés dans la réalité, ils avancent. Comme toi, mon amour, comme nous » observe Camille, la conjointe du dessinateur. La dernière planche dépeint au premier plan le nécessaire à la création, une table avec une feuille blanche et un crayon, et au second plan, Luz et Camille s’enlaçant et évoquant la conception d’« un p’tit bonhomme qui marche ou [d’] une p’tite bonne femme » (2015, p. 126). En d’autres termes, le dessin ou la vie.
Conclusions
Catharsis, dédié « À ceux qui sont partis. Pour ceux qui restent » (2015, p. 127) est un album de transition, un album Janus ou album de passage. Il marque la fin d’une période et le commencement d’une autre. La dernière planche clôture une période sombre où la mort dominait et ouvre une ère nouvelle. « La perte est irréparable mais le sens de la vie a changé. Le retour vers la vie s’accompagne d’énergies retrouvées, souvent amplifiées » rappelle Hanus (2010, p. 21).
Au fil de ce deuil et de ce rétablissement par le dessin, Luz a effectué des rapprochements entre les êtres les plus divers, des « contacts » entre soi et des assassins, entre Eros et Thanatos, entre danse macabre et mouvement pour la vie. La bande dessinée a permis à Luz d’effectuer des rencontres inédites avec des êtres morts, les frères Kouachi ou encore avec un être cher et disparu, Charb. Son trait jeté ou, au contraire plus travaillé, sert un dessin où l’humour et le symbolique dissimulent une gravité à fleur de peau. Le dessin, au travers d’un parcours cathartique, lui permet de devenir autre en surmontant une expérience thanatique. En effet, sous formes de cases et de phylactères, cette bande dessinée fait entendre une autre voix que celle des médias et a une influence déterminante sur Catherine Meurisse, dessinatrice rescapée par hasard des attentats de Charlie Hebdo : « Luz a été le premier à briser le "nous" derrière lequel se regroupaient alors les "survivants" de Charlie, explique-t-elle. En ouvrant son livre, j’ai compris qu’il avait eu raison de dire "je", c’était le seul moyen de se reconstituer » (Potet, 2016, p. 6).
La bande dessinée Catharsis ouvre la sphère de l’intime et de la douleur privée. Elle permet, pour reprendre les termes de Barthes consacrés à la photographie, « l’avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité » (1980, p. 28). Cet ego-bande dessinée[18] s’impose comme autre chose qu’un redoublement du réel ; elle contribue par un agencement du visuel et du verbal à une refiguration de soi, c’est-à-dire à un processus de recréation de soi à la suite d’un choc thanatique. Dans cette mise en forme de soi, la bande dessinée revêt une dimension constitutive et formatrice. Le sujet dessinant devient ainsi sujet agissant. Luz ne cesse de faire cette navette incessante entre le "je" qui devient un autre et les autres (Charb, Honoré, Cabu et Tignous Cabu, les frères Kouachi….) qui sont dans le "je". Chacune de ses planches peut être envisagée comme des esquisses de soi et des planches de vie. Lorsqu’il se bédéise, Luz « acquiert et développe sa capacité à maîtriser son expérience, à être sujet de son existence » (Wieworka, 2008, p. 319). Ces élaborations de son matériau biographique en textes et en images – ces configurations et reconfigurations de soi en lien avec les autres (Ricoeur, 1990), vivants et morts – lui permettent d’effectuer un travail de deuil et de transmettre son expérience. Pour Luz, le monde bédégraphique officie tel un refuge, une protection mais également une échappatoire. Il se veut hospitalier et inclusif. Il opère à l’instar d’un cocon protecteur susceptible de maintenir une sécurité ontologique. Par là même, Luz prend sa revanche sur l’adversité et s’affirme contre la mort en domestiquant ses conséquences somatiques et psychologiques. Il trouve dans la bande dessinée une issue à une situation traumatique marquée par la perte d’êtres proches, de créateurs et la prégnance d’une mort-agression, d’une mort-danger. Cette décharge affective par le dessin lui donne l’occasion de se réconcilier avec la mort, en vue d’aborder différemment la vie. Luz oppose ainsi à la violence terroriste un espace figuratif à la fonction réparatrice et thérapeutique, dont il est à la fois le protagoniste et le bénéficiaire. Par le dessin, il a « dialogué, pleuré, ri, hurlé » (2015, p. 3) et s’est apaisé. Catharsis lui a procuré du bien être : « Pour la première fois de ma vie, je n’avais pas peur d’une page blanche. J’étais chez moi, la nuit, je me disais : prends ce blanc, cette plume, tout est possible », déclare-t-il. (Girard, 2015) Ce possible, par cette organisation sensible d’expérience au monde qu’est la bande dessinée, assure à Luz une continuité entre un présent douloureux et un futur envisageable, car « ce qui compte pour le survivant endeuillé, c’est moins la réalité passée que la fiction présente qu’il construit à sa manière pour protéger sa propre permanence » (Thomas, 1979, p. 106). Ainsi, cette énonciation figurative, c’est-à-dire l’acte même de se dessiner, participe d’une formulation et d’une compréhension de soi. Elle offre l’opportunité à un sujet de réviser son passé, d’éclairer son présent douloureux en cernant, puis en fixant l’angoisse morbide individuelle de la mort, de sa mort. Cette bande dessinée officie également entre l’individuel et du collectif dans la mesure où elle fait le lien entre une expérience intime et un vécu collectif, celui de la nation française. Catharsis met en partage la vulnérabilité de chacun, un ressenti commun suite aux attentats de janvier 2015 et constitue une source de renouvellement. Par de l’image fixe, la bande dessinée lutte contre les effets pétrifiants et catatoniques du trauma et amorce un mouvement vers la vie, celui de petits bonhommes, de Luz et de ses lecteurs.
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier chaleureusement Joseph Lévy qui, grâce à ses relectures critiques, a enrichi notre réflexion, ainsi que Rachel Trahan Brousseau et Diane Laflamme pour leur aide précieuse. Nos remerciements vont également à Futuropolis qui nous a permis de reproduire 4 planches au sein de cet article.
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[2]
Sur le cinéma, nous renvoyons entre autres aux écrits de Morin (1965), Piault (2000), Pink (2006), Laplantine (2007), Boukala (2009), Rouch (2009), Grimshaw et Ravetz (2009), Alloa (2015); sur la télévision sur ceux de Mankekar (1999), Johnson (2000), Ginsburg et al. (2002), Breton (2005), Henrion-Dourcy (2012).
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[3]
Sur la dimension humaine dans l’oeuvre de Tardi et dans celle de Spiegelman, nous renvoyons le lecteur à l’article de Martine Robert (2003).
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[4]
Barthes précise à cet égard : « en regardant une photo, j’inclus fatalement dans mon regard la pensée de cet instant, si bref fût-il, où une chose réelle s’est trouvée immobile devant l’oeil » (1980, p. 122).
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[5]
Dès 1994, Maigret, s’appuyant sur les travaux de Grignon et Passeron (1989), invite à une « étude de ce en quoi la BD participe à la création d’une culture […] au sens anthropologique : un cosmos de rapports dotés de sens pour ceux qui en sont les acteurs » (1994, p. 130).
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[6]
Le propre de ces définitions est souvent leur caractère normatif, voire dogmatique et discriminant ; « elles cherchent à enfermer dans quelque formule synthétique l’"être" de la bande dessinée » (Groensteen, 1999, p. 15).
-
[7]
Comme le souligne Bruner, il est « plus important, si l’on veut rendre compte de la condition humaine, de comprendre comment les êtres humains construisent leurs mondes (et leurs châteaux) que d’établir le statut ontologique des productions de ces processus » (2008, p. 65).
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[8]
Nos recherches recoupent sur cet aspect celles de Merlin-Kajman (2016) qui, se référant aux travaux de Winnicott, considère la lecture comme une « activité transitionnelle » et la littérature comme « un partage transitionnel qui met en contact, pour un bienfait commun, des subjectivités ouvertes, prêtes à se transformer quoique de façon imprévisible » (2016, p. 271). Ces modes de partage offrent l’occasion au lecteur de « se subjectiver à travers eux » (2016, p. 282). Nous pensons que les effets expérientiels de ces modes de partage ne se limitent pas aux seuls lecteurs et s’étendent aux auteurs.
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[9]
Mentionnons que vient également de paraître La légèreté de Catherine Meurisse (Dargaud, 2016) où l’auteure, dessinatrice à Charlie Hebdo depuis dix ans, livre en bande dessinée son vécu post-traumatique. Revenant sur le titre de son album, elle précise : « La légèreté, c’est ce que j’ai perdu [le 7 janvier] et ce que j’essaie de retrouver. Mais la légèreté, c’est aussi la gracilité du dessin et, paradoxalement, l’incroyable force qu’il peut contenir en lui. La légèreté, enfin, c’est ce qui caractérise le matériel nécessaire à sa réalisation : une plume et de l’encre de Chine » (Potet, 2016, p. 6).
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[10]
Le Prix Nouvelle République 2015 et le Prix France-Info BD actualité et reportage 2016.
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[11]
Jean Ziegler rappelle que le « trauma thanatique surgit dans les circonstances les plus diverses. Un homme qui apprend chez son médecin la réalité de sa maladie, un survivant qui sort indemne d’une catastrophe aérienne, une femme d’Hiroshima, épargnée par l’holocauste, tous connaissent le choc thanatique et les mutations inattendues mais permanent qu’il introduit dans leur personnalité. […] Pendant de longs jours, parfois pendant des mois, le sujet ne réussit pas à intégrer le trauma dans sa vie » (1975, p. 154).
-
[12]
Papa, roman graphique d’Aude Picault, relate le deuil d’une fille après le suicide de son père par arme à feu. La protagoniste principale présente également des maux de ventre et opère un lien très fort entre douleur et mémoire du défunt : « J’ai peur de ne plus souffrir car c’est ma souffrance qui me rappelle à toi. Si je ne souffre plus, tu disparais. » (2012, p. 79)
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[13]
Dans « Le poing fermé », un dialogue s’initie à 4h17 du matin entre la main droite crispée, fermée sur elle-même, qui n’arrive pas à se desserrer et à créer, et la main gauche, ouverte, qui s’enquiert d’elle. La main droite, extenuée, s’explique en ces termes : « Ce n’est pas la colère qui me comprime les doigts, tu sais. […] Je sais pas ce que c’est… une forme de sidération physique et musculaire » (2015, p. 38).
-
[14]
L’absence des uns s’accompagne de la présence des autres. À la suite des attentats, le dessinateur bénéficie d’une protection rapprochée souvent intrusive.
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[15]
Jean-Marc Reiser (1941-1983) est un dessinateur de presse et auteur de bandes dessinées. Il a collaboré au Nouvel Observateur, à Hara-Kiri et à Charlie Hebdo. Son oeuvre significative a été rassemblée en de nombreux ouvrages (Gros dégueulasse, 1982 ; La famille Oublot en vacances, 1989) et est marquée d’un humour volontairement choquant.
-
[16]
Une identification est positive, selon Hanus, « lorsque les capacités physiques, morales, spirituelles, sociales du défunt se retrouvent renforcées chez son descendant endeuillé » (2010, p. 20).
-
[17]
Ces trois planches ne sont pas sans rappeler ce que Louis-Vincent Thomas nomme la « médiation obligée du monologue » où « le survivant, dans les heures qui suivent le décès, parle au mort à défaut de parler avec. […] Il se remémore les joies et les peines vécues avec lui ou à cause de lui, il multiplie les aveux et les pardons, explique ses décisions, promet de se souvenir de lui. Cette réaction remplit une fonction de redoublement et de catharsis : paroles, baisers, étreintes actualisent une décharge affective qui canalise l’angoisse et permet de s’en libérer. » (2010, p. 127-128).
-
[18]
Pour de plus amples informations sur les notions d’egopratique, d’egodocument, d’ego-bande dessinée, voir Boukala (2015).
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