Volume 29, numéro 2, 2018 Mort et mondes autochtones Sous la direction de Laurent Jérôme et Sylvie Poirier
Page couverture : TU ES LÀ / YOU ARE (T)HERE / 2017, par Eruoma Awashish.
Sommaire (13 articles)
Présentation
Articles
-
« Too many sorry business ». Mort et rites funéraires dans le désert occidental australien
Sylvie Poirier
RésuméFR :
Depuis plusieurs décennies déjà, le taux de mortalité dans les communautés aborigènes dites isolées du centre et du nord de l’Australie est assez élevé. Les causes sont diverses : mauvais état de santé, alcoolisme, accidents de voiture et violence. Tant et si bien que les Aborigènes sont constamment engagés dans ce qu’ils appellent en anglais le sorry business, soit les rites de lamentation et de deuil. En 2013, un séjour dans la communauté aborigène de Balgo (désert occidental australien), où je mène des recherches depuis 1980, m’a à nouveau confirmé cette réalité. Alors que la messe funéraire est prise en charge par l’Église catholique, les sorry business débutent dès l’annonce de la mort et se déroulent souvent sur plusieurs semaines. Dans cet article, j’explique, d’une part, la conception aborigène de la mort et décris les rites mortuaires contemporains. J’interroge, d’autre part, le comment et le pourquoi de ce haut taux de mortalité au sein de l’État-Nation australien lequel, tout en misant sur la « normalisation » des Aborigènes, continue à nier leur différence.
EN :
Over the last decades, the death rate in so-called isolated Aboriginal communities in Central and Northern Australia has been relatively high. The causes are various: poor health status, alcoholism, car accidents and violence. Aboriginal people seem to be constantly involved in what they themselves call, in English, “sorry business” or mourning rituals. In 2013, in the Aboriginal community of Balgo (Australian Western Desert) where I have been conducting research since the 1980s, attending “sorry business” had almost become part of daily life. While the Catholic Church handles some aspects of the funeral ceremonies such as the Mass, the “sorry business” starts as soon as a death is confirmed and continues over many weeks. In this paper, I first explain the Aboriginal conception of death and describe contemporary mourning and funerary rites. I then question the how and why of such high mortality rate within the Australian Nation-State, which, while focusing on the “normalization” of Aboriginal people, continues to deny their difference.
-
Actualité et transformations de la Fête des morts chez les Kaingang du Brésil méridional
Robert R. Crépeau et Rogério Reus Gonçalves da Rosa
RésuméFR :
La vie rituelle des Kaingang, une société amérindienne du Brésil, est caractérisée par la célébration d’un rite de secondes funérailles, nommé Kikikoi, que ces derniers associent explicitement à la représentation de leur identité amérindienne ainsi qu’à la revendication de leurs droits constitutionnels et territoriaux. À la suite de fortes pressions externes, sa réalisation fut interrompue pendant près de vingt-cinq ans. Sa reprise en 1976 lui donna un second souffle qui dura un peu plus d’une trentaine d’années jusqu’en 1999. Depuis le début du présent millénaire, la réalisation de ce rite fait l’objet de vives discussions au sein de diverses communautés Kaingang où une partie grandissante de la population convertie au pentecôtisme s’oppose à sa réalisation en invoquant notamment l’importante consommation de boisson fermentée qu’il implique. Ses réalisations récentes ont fait l’objet de divers aménagements tenant compte des dynamiques politiques et religieuses locales. Dans cet article, nous décrivons et analysons cette actualisation récente du Kikikoi en regard des nouvelles dynamiques sociales auxquelles est confrontée la culture kaingang.
EN :
The ritual life of the Kaingang, an Amerindian society of Brazil, is characterized by the celebration of a second funeral rite, named Kikikoi, which they explicitly associate with the representation of their Amerindian identity and the claim of their constitutional and territorial rights. As a result of strong external pressures, its realization was suspended for nearly twenty-five years. Its recovery in 1976 gave it a second life that lasted a little more than thirty years until 1999. Since the beginning of the present millennium, its celebration has been the subject of intense discussion in various Kaingang communities where a growing part of the population converted to Pentecostalism opposes its realization by invoking in particular the large consumption of fermented drink that it implies. Its recent performances have been the subject of various adjustments taking into account the local political and religious dynamics. In this paper, we describe and analyze this recent update of the Kikikoi with regard to the new social dynamics facing Kaingang culture.
-
Puriq wayra. Musique et pérégrination de l’âme dans les Andes péruviennes
Enrique Pilco
RésuméFR :
Cet article aborde la question de la conception métisse de l’âme du défunt à travers l’étude des messes, veillées funèbres et processions en milieu urbain de la région de Cusco (Pérou). Il se focalise sur l’hymne Puriq wayra, dont le titre quechua signifie « Vent errant » et qui est une pièce incontournable du répertoire pour les morts. Comme son titre l’indique, Puriq wayra renvoie au caractère baladeur de l’esprit après la mort. Les paroles de cet hymne évoquent l’animu, une conception importante pour penser la force vitale qui anime les personnes. Cette analyse est basée sur des observations de terrain réalisées depuis 1981, essentiellement dans la ville de Cusco. Elle est combinée avec une perspective réflexive et anthropologique des hommages musicaux réalisés dans la cathédrale de Cusco, mais également dans le cimetière de la Almudena, un quartier populaire et métisse de cette ville.
EN :
This article addresses the mestizo concept of the deceased’s soul, through the study of masses, wakes and processions that take place in urban zones of Cusco (Peru). It focuses on the Puriq wayra hymn, meaning "wandering wind" in Quechua, an essential traditional religious song of the repertoire used to mark the death. As its title suggest, Puriq wayra refers to the moving character of the spirit after death. The lyrics of this hymn evoke the animu, an important concept that describes the vital force that animates people. This analysis is based on field observations made since 1981, mainly in the city of Cusco. It combines a reflexive and anthropological perspective on the musical tributes made in the Cusco cathedral and the cemetery of Almudena, one of the city’s popular mestizo neighborhoods.
-
Les ancêtres au prisme des pommes de terre non domestiquées. Une perspective andine
Ingrid Hall
RésuméFR :
Les pommes de terre ont une âme dans les Andes. Il y a des « pommes de terre (du) cadavre » (aya papa), des « pommes de terre des mauvais-morts » (papa de los gentiles), lesquelles ont en commun de n’être pas domestiquées. Il y a aussi des pommes de terre déshydratées (chuño) qui sont presque mortes. Que nous enseigne ceci sur la façon dont les morts, pour les populations des communautés andines, participent encore de la vie ? Voici la question qui va guider cet article. Les conceptions sur la vie et la mort sont ancrées dans un ensemble de pratiques qui débordent le monde des humains, dans une logique pratique et productive qui leur donne sens. Selon ces conceptions, la mort est étroitement associée à la fertilité, à la force-vitale qui anime plantes et individus et ne disparaît pas purement et simplement après la mort mais continue à circuler. Il s’agit là d’un point central de la conception des personnes et du monde dans les Andes. Cet article repose sur des références bibliographiques issues tant de l’agronomie que de l’ethnologie et portant sur l’aire andine, qui sont complétées et éclairées par des données portant sur la région de Cusco (Pérou), lesquelles comprennent des données ethnographiques de première main.
EN :
Potatoes have a soul in the Andes. There are "dead corpse potatoes" (aya papa), "potatoes of the bad-dead" (papa de los gentiles), which share the characteristic of not being domesticated. There are also deshydrated potatoes (chuño) that are almost dead. How does this inform us about how the dead, for the populations of the Andean communities, still participate in life? Here is the main point of this article. The conceptions of life and death are anchored in a set of practices that go beyond the human world, into a practical and productive logic that gives them meaning. According to these conceptions, death is closely associated with fertility, with the vital force which animates plants and individuals and does not disappear altogether after death but continues to circulate. This is a central point in how Andean people conceive the world. This article relies on bibliographic data drown from agronomy and ethnology about the Andes, which is supplemented and illuminated by data from the region of Cusco (Peru), including primary ethnographic data’s.
-
L’expérience de soi et des autres avant et après la mort parmi les Wayuu et les Dènès Tha
Jean-Guy A. Goulet
RésuméFR :
Dans God is Red, Vine Deloria Jr. soutient que dans les religions basées sur des révélations « la croyance se substitute à l’expérience vécue ». Cette dernière est pourtant centrale dans les traditions religieuses amérindiennes pour lesquelles la mort n’est pas anticipée avec crainte, mais comme accomplissement de sa destinée. Sur la base d’enquêtes de terrain parmi les Wayuu de la Colombie en Amérique du Sud et parmi les Dènès Tha du nord-ouest albertain, cet article démontre que chez ces deux peuples qui privilégient l’expérience personnelle comme mode d’appréhension du monde, la manière dont on envisage sa mort et la mort d’autrui diffère néanmoins de façon significative selon des cosmologies et des ontologies distinctes. Chez ces deux peuples, toutefois, une attention particulière est accordée aux rêves qui sont l’occasion de rencontres avec les défunts et deviennent ainsi une forme d’intersubjectivité qui fait le pont entre l’ici et l’après la mort.
EN :
In God is Red, Vine Deloria Jr. claims that in religions based on revelations “beliefs substitute for lived experience”. Experience is however central to Native American tribal religions, in which death is not anticipated with fear, but as the accomplishment of one’s destiny. Based on fieldwork among the Wayuu of Columbia, South America and among the Dene Tha of northwestern Alberta in Canada, this paper demonstrates that notwithstanding their common apprehension of the world based on personal experience, the manner in which the Wayuu and Dene Tha face their own death and that of others in their midst differ significantly according to their distinct cosmologies and ontologies. In both societies, however, special attention is given to dreams which are occasions of meetings with the deceased and thus constitute a form of intersubjectivity which bridges the here and the beyond.
-
Lorsque des aînés évoquent la beauté de l’au-delà… ou ce que disent les expériences de mort imminente chez les Inuit du Nunavut
Frédéric Laugrand
RésuméFR :
À partir de témoignages recueillis auprès d’Inuit dans les années 1920 par Knud Rasmussen et presqu’un siècle plus tard par l’auteur à l’occasion de plusieurs ateliers de transmission des savoirs organisés au Nunavut, l’article montre que les aînés inuit ne craignent pas la mort. Au contraire, celle-ci dispose d’un réel pouvoir d’attraction dont les plus jeunes doivent se méfier. Pour comprendre cette ouverture face à la mort, nous rappelons d’abord les composantes qui fondent la notion de personne. Nous décrivons ensuite les lieux post mortem et leurs transformations avec la christianisation pour, finalement, examiner des expériences de mort imminente. La vie après la mort se mesure à deux niveaux : tandis que l’âme-tarniq rejoint le monde des défunts, atiq, l’âme-nom, est transmis et recyclé lors de la naissance d’un enfant. Les défunts continuent ainsi à vivre à la fois au travers des vivants et au sein d’autres mondes. Quant aux vivants, lorsque ces derniers ne supportent plus la vie d’ici-bas, ils optent aisément pour d’autres lieux.
EN :
Based on Inuit testimonies collected in the 1920s by Knud Rasmussen and almost a century later by the author during several knowledge tansmission workshops held in Nunavut, this article argues that Inuit elders do not fear death. On the contrary, death has a real power of attraction which the youngest must be wary of. I first analyze the components of the person and more particularly the notion of tarniq. I then present the post mortem places of the Inuit and their transformations with the coming of Christianity to, finally, examine near-death experiences. Life after death is apprehended on two levels: while tarniq joins the world of the deceased, atiq, the name, is transmitted and recycled at the birth of a child. The deceased thus continue to live both among the living ones and in other worlds. As for the living, when they can no longer bear this life, time has come, and they can easily opt for a better life in other places.
-
Rituels, mort et renaissance. Une redécouverte de l’artiste huron-wendat Pierre Sioui
Pricile De Lacroix
RésuméFR :
Le travail de l’artiste huron-wendat Pierre Sioui est assez méconnu au Québec. Prolifique dans les années 1980 et ayant exposé aux quatre coins du Canada ainsi qu’aux États-Unis, Sioui a ensuite totalement disparu du milieu des arts contemporains autochtones. Une relecture du travail de cet artiste permet de redécouvrir un créateur fascinant tout à fait inscrit dans les préoccupations esthétiques et politiques de sa décennie. Sioui semble surtout avoir employé sa démarche artistique au service d’une redécouverte de son identité et de ses racines. Il l’a fait par le biais de recherches à la fois théoriques, cosmologiques et esthétiques des valeurs et de la culture huronne, le conduisant vers une thématique entourant principalement le sens des rituels, la mort et le cycle de la vie. Tous ces vieillards dans ses oeuvres, ces cadavres, ces ossements et ces crânes, parlent de relations entre mort et renaissance, entre colonialisme puis réappropriation, et semblent être pour Sioui une véritable trame créatrice à renouveler sans cesse.
EN :
The work of the Huron-Wendat artist Pierre Sioui is little known in Quebec. Prolific in the 1980s and having exhibited throughout Canada and the United States, Sioui then disappeared completely from the contemporary Aboriginal arts community. A re-reading of the work of this creator allows to (re) discover a fascinating artist who was completely involved in the aesthetic and political concerns of his decade. Sioui seems to have used his artistic work to rediscover his identity and his roots. He did so through researches that were both theoretical, cosmological, and aesthetic of Huron values and culture, which led him to focus on the meaning of rituals, death and the cycle of life. All these elders in his artworks, these corpses, bones and skulls, talk about relations between death and rebirth, between colonialism and reappropriation, and seem to be, for Sioui, a real creative frame to be constantly renew.
-
Images de la mort et ritualisation du deuil sur les réseaux socionumériques : des usages de Facebook en contexte autochtone
Laurent Jérôme, Christiane Biroté et Jeannette Coocoo
RésuméFR :
À partir de récits de pratiques et de gestes rituels liés à la mort, nous montrerons dans cet article en quoi Facebook peut jouer un rôle central dans les pratiques de deuil et de gestion de la mort en milieu autochtone. Il s’agira d’insister sur le dynamisme des traditions autochtones et de documenter les expressions du deuil et les conceptions autochtones de la mort observées dans les réseaux socionumériques. Loin de constituer un point de rupture, Facebook et les réseaux socionumériques permettent de renforcer les réseaux de soutien, de solidarité et d’échanges et participent de la redéfinition des patrimoines visuels autochtones. Nous interrogerons en outre la place du corps et de ses représentations dans ces processus.
EN :
Based on stories of ritual practices and rituals related to death, this paper shows how Facebook can play a central role in Indigenous mourning and death management practices. It focuses on the dynamism of Indigenous traditions and document the expressions of mourning and Indigenous conceptions of death observed in digital social networks. Far from being a break point, Facebook and the digital networks help strengthen networks of support, solidarity and exchange and participate in the redefinition of Indigenous visual heritage. The place of the body and its representations in these processes is also examined.
-
« Repose en paix » : pour le respect des droits des Anicinabek dans leurs rituels funéraires
Marie-Pierre Bousquet
RésuméFR :
Cet article se penche sur les rites funéraires des Anicinabek (Algonquins) du Québec, en retraçant leur histoire jusqu’aux pratiques contemporaines. Il met l’accent sur les changements ayant contraint les Anicinabek à composer avec des règlements exogènes. De nos jours, si de nombreuses traditions persistent, la nécessité de se conformer à certaines normes fait parfois violence à leurs us et croyances. Nous relevons donc les questions qu’ils se posent face aux problèmes qu’ils rencontrent, ainsi que les adaptations qu’ils ont élaborées. Pour terminer, nous recommandons que les Amérindiens aient davantage accès aux informations concernant leurs droits ancestraux et que les intervenants des domaines entourant la mort soient sensibilisés pour un meilleur respect des personnes amérindiennes.
EN :
This article examines the funerary rites of the Anicinabek (Algonquins) of Quebec, tracing back their history up to contemporary practices, and focuses on the changes that have forced the Anicinabek to deal with external rules. Today, while many traditions persist, the need to conform to certain norms can sometimes violate Anicinabek customs and beliefs. I describe the issues they face and the adaptations they have developed. By way of conclusion, I recommend that First Nations have greater access to information about their ancestral rights and that the stakeholders in the areas surrounding death be sensitized in order to be more respectful of Aboriginal people.
Note de recherche
-
« Nous mangeons la terre et la terre nous mange ». Conceptions de la mort chez les Nahuas du Haut Balsas, Guerrero
Louise I. Paradis
RésuméFR :
L’an 1521 marque la conquête espagnole de la Mésoamérique. C’est la rencontre entre deux cultures et deux systèmes religieux : la religion monothéiste catholique des Espagnols et la religion animiste des populations indiennes de la Mésoamérique. Les communautés indiennes ont adapté leurs croyances religieuses à celles de la culture dominante et continuent de le faire aujourd’hui. Dans la perspective des études de dynamismes culturels et de syncrétisme, cet article présente les conceptions et les pratiques reliées à la mort chez les Nahuas du Haut Balsas dans l’État du Guerrero, Mexique. Il examine comment les conceptions et pratiques préhispaniques, notamment les dimensions spatiales des rituels, le périple jusqu’au séjour des morts et des exemples du cycle vie – mort – renaissance se sont intégrées à la religion officielle, le catholicisme.
EN :
The year 1521 marks the Spanish conquest of Mesoamerica. It is the encounter between two cultures and two religious systems, the Catholic monotheistic religion of the Spaniards and the animist religion of the Indian populations of Mesoamerica. Indian communities have adapted their religious beliefs to those of the mainstream culture and continue to do so today. In the perspective of studies of cultural dynamism and syncretism, this article will focus on the Nahuas of the Upper Balsas in the state of Guerrero, Mexico and their conceptions and practices related to death. It explores how pre-hispanic conceptions and practices, such as the spatial dimensions of rituals, the journey to the kingdom of the dead, and examples of the life–death–rebirth cycle have been integrated into the official religion, namely Catholicism.