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À Michèle Therrien et Jarich Oosten qui viennent de nous quitter pour d’autres mondes

« Ce que nous avons entendu dire à propos de l'âme nous montre que la vie des hommes et des bêtes ne se termine pas avec la mort. Quand, à la fin de la vie, nous rendons notre dernier souffle, ce n'est pas la fin. Notre conscience nous revient, nous revenons à la vie, et tout cela s'effectue par le biais de l'âme. C'est pourquoi nous considérons l'âme comme la chose la plus grande et la plus incompréhensible de toutes »

Rasmussen 1929, p. 60-61; traduction de l’auteur

« Nous avons été constamment assurés à l’effet que la mort ne doit pas être crainte et que le lieu où l'on finira après la mort, en particulier aux cieux, est un endroit jubilatoire ».

Kappianaq IE-155; traduction de l’auteur

Non sans paradoxe, même si les Inuit figurent parmi les sociétés de la planète qui ont été les plus étudiées et où le taux de suicide demeure parmi les plus élevés au monde (52.2/100 000 en 2013 selon Statistique Canada), la conception inuit de la mort n’a été que peu interrogée. Quelques travaux pionniers ont été réalisés au Groenland par R. Petersen (1967) et R. Kjellstrom (1975-1976), et au Canada par B. Saladin d’Anglure (1998), et tout dernièrement par Lisa Stevenson (2014) qui s’est intéressée à l’âme-nom chez les jeunes et à cette autre vie qu’elle rend possible. Dans un rapport qui dresse un bilan chiffré des suicides rédigé pour Nunavut Tunngavik Inc, Jack Hicks (2015) établit – comme beaucoup d’autres – un lien étroit entre le suicide et les problèmes mentaux, pour conclure : « Le suicide ne fait pas partie de la culture inuit. » Cette affirmation me paraît très inexacte. L’ethnographie disponible conduit à une vue plus nuancée. Le suicide n’est certes pas recommandable lorsqu’il est commis par des jeunes, mais il était jadis monnaie courante pour les plus âgés en situation de désespoir (voir, par exemple, Balikci, 1960). De nos jours, la multiplication du nombre de cas est cependant bien une situation inédite; elle traduit une insatisfaction des jeunes à vivre dans le monde.

L’objet de cet article n’est pas d’explorer les raisons du suicide ni de critiquer les études existantes sur le sujet. Il est plutôt de revenir sur la mort comme phénomène social en éclairant les conceptions inuit de l’au-delà. De même, le travail ne porte pas sur les effets de la christianisation sur les conceptions de la mort. Il s’agit plus simplement de se saisir d’une ethnographie contemporaine, dans sa complexité et son hybridité, pour décrire ces conceptions inuit de la mort et de l’au-delà, faisant le pari que les expériences de mort imminente constituent une clé intéressante.

Les données ethnographiques utilisées proviennent d’Inuit qui vivent sur des territoires qui constituent le Nunavut actuel : la région d’Iglulik où l’on dispose de sources anciennes et contemporaines très riches (voir Rasmussen, 1929; Hall, 1864; Lyon, 1824; les 400 entrevues de l’Iglulik Oral history database), la région Nattilik (voir Rasmussen, 1931; les témoignages enregistrés lors de plusieurs ateliers de transmission des savoirs), et les régions du Sud-Baffin (Boas, 1901, 1888; les témoignages de plusieurs aînés tirés des séries Interviewing Inuit Elders et Inuit Perspectives of the XXthCentury). Les livres publiés dans ces séries contiennent la transcription de discussions entre des aînés et des jeunes. J’ai mobilisé enfin des données recueillies lors de plusieurs ateliers de transmission des savoirs organisés entre 1997 et 2015 avec mon collègue Jarich Oosten dans les trois régions citées. Toutes les sources orales ont été enregistrées et transcrites en inuktitut puis traduites en anglais, entre 1997 et 2015, par Alexina Kublu, Mary Thompson et Gloria Putumiraqtuq. Tous les extraits tirés des ouvrages de Rasmussen et d’autres sources ont, eux, été traduits par l’auteur.

Les aînés inuit savent mieux que quiconque que l’au-delà offre une perspective plus réjouissante que la vie terrestre. Dans le passé, lorsque la vie d’ici-bas devenait trop pénible, le suicide et l’homicide étaient des options admises. Dans les années 1920, alors qu’il traverse l’Arctique, Knud Rasmussen relate deux exemples qui vont en ce sens :

J’ai vu un jour un homme plein de sagesse se pendre lui-même du fait qu’il mourrait de faim; il avait conservé sa lucidité et préférait mourir à temps : mais avant de procéder, il remplit sa bouche d’os de phoques qu’il avait rongé et pris soin de nettoyer; de cette manière il considérait qu’il obtiendrait beaucoup de viande au pays des morts.

Rasmussen 1931, p. 138

Rasmussen rapporte un cas plus saisissant encore, celui de Nagfaq, la mère d’Inugssak.

Tandis que sévissait un jour la famine et que tout le monde autour d'elle était en train de mourir de faim, Nagfaq accoucha d’un enfant. Que pouvait bien vouloir cet enfant ici dans ces conditions, se demandait-elle? Comment pourra-t-il vivre, alors que sa mère, qui devrait lui donner la vie, n’a plus que les os et la peau et se trouve à l'agonie? Du coup, elle décida d’étrangler le nourrisson, de le laisser geler, puis de le manger. Le jour suivant, un phoque fut capturé et il lui sauva la vie. Mais depuis ce temps-là, Nagfaq était paralysée et elle ne pouvait plus porter son eau. Les gens disaient qu’il en était ainsi du fait qu’elle s'était mangée elle-même.

Rasmussen 1931, p. 138

Le drame de Nagfaq évoque celui de Kikkik, cette femme ahiarmiut qui, pendant l’hiver 1958, fut contrainte d’enneiger vivantes ses deux filles, sachant qu’elles ne survivraient pas à la famine.

Ces exemples montrent le courage inuit et le fait qu’en situation extrême, le suicide comme l’homicide était des solutions pensables. Les conditions de vie ont aujourd’hui changé et les Inuit ont adopté le christianisme, mais ces transformations n’ont pas fait disparaître l’idée que l’au-delà peut être attrayant lorsque l’ici-bas est devenu invivable.

Pour les aînés, la mort n’institue qu’une rupture sociale, les composantes de la personne que sont les âmes-tarniit et les noms (atiit) continuant de vivre, les premiers dans un lieu post mortem, les seconds chez ceux et celles qui en héritent. La mort est ainsi un passage obligé, celui du monde des vivants à celui des défunts, partenaires indéfectibles des premiers qui communiquent continuellement avec les vivants par le rêve. Enfin, l’au-delà apparaît comme un lieu agréable pour ceux et celles qui ont pu l’approcher, c’est du moins ce que révèlent les expériences de mort imminente qui nous intéresse.

Jadis, Rasmussen (1929, p. 106-107) avait prévenu ses lecteurs de la difficulté à enquêter sur la mort dont les conceptions commençaient probablement à se transformer avec l’arrivée des bibles distribuées dans les postes de traite. Nous avons étudié ailleurs ces conversions collectives des Inuit (voir Laugrand, 2002) mais leur ampleur n’implique pas pour autant la transformation immédiate et radicale des traditions inuit.

Eu égard à la mort, Rasmussen rappelle d’abord qu’elle n’a pas toujours été là, puisque des mythes expliquent son origine :

Dans les tout premiers temps, la mort n’existait pas chez les êtres humains. [...] l'humanité est devenue tellement peuplée qu’à un moment, il n'y avait plus assez de place pour tout le monde. [...]. Alors, très lentement, un côté de l'île a commencé à descendre vers la mer. Les gens ont été effrayés, car ils avaient peur de glisser et de se noyer. Mais une vieille femme a commencé à crier; ses paroles avaient du pouvoir, et elle a crié à haute voix : [...] « Qu’il soit ordonné que les êtres humains puissent mourir, car il n'y aura plus de place pour nous sur la terre ». Et les paroles de la femme avaient un tel pouvoir que son souhait fut réalisé. C’est ainsi que la mort est arrivée chez les humains.

Rasmussen, 1929, p. 92

La mort a donc fait son apparition sur la terre à la suite de paroles prononcées par une vieille femme. Depuis, les humains y restent assujettis. Du point de vue des Inuit, la mort est réputée avoir différentes causes, comme des accidents, des meurtres, des maladies, de la sorcellerie, etc. Jadis, les angakkuit, les chamanes, étaient en mesure de discerner et de prévoir ses causes dans le cas d’une maladie. Aujourd’hui, le chamanisme n’a pas disparu mais il est devenu invisible, les chamanes et les Inuit ayant incorporé le christianisme (Laugrand et Oosten, 2010).

La mort reste un sujet de discussion entre les aînés, comme elle l’était autrefois. Ava, un vieux chamane, le confia à Rasmussen :

Ce que nous ne comprenons pas, c'est le changement qui se produit dans un corps lorsque la mort l'emporte. C'est le même corps qui se mouvait parmi nous, plein de vie et de chaleur, un corps qui parlait comme nous, mais tout à coup, il est dépouillé du pouvoir de vivre, ce qui fait qu’il devient froid, raide et putréfié. Par conséquent, nous disons qu'un homme est malade quand il a perdu une partie de son âme, ou une de ses âmes; car il y en a qui croit que l'humain a plusieurs âmes. Si alors une partie de la force vitale d'un humain n'est pas restaurée au corps, il doit mourir. Par conséquent, nous disons qu'un homme meurt quand l'âme le quitte.

Rasmussen, 1929, p. 93

Selon Ava, la mort se produit lorsque tarniq (l’image miniature du corps qui l’abrite, l’ombre, l’âme) se sépare du corps physique (timi). Tandis que le corps se putréfie, tarniq ne meurt pas. Les Inuit présument qu’elle quitte le corps physique pour rejoindre un lieu post mortem réservé aux défunts. Il arrive toutefois que tarniq continue à errer sur la terre. Les Inuit indiquent qu’il leur arrive de voir leurs morts sur la terre, et encore plus dans leurs rêves dont l’esprit maître se nomme Aipatle. C’est ce dernier qui nourrit les âmes des défunts avec la viande que lui donnent les vivants. Et du coup, poursuit Rasmussen, la mort et le sommeil sont des alliés (Rasmussen, 1929, p. 93).

Aujourd’hui, les Inuit continuent à solliciter l’aide de leurs défunts en invoquant et en utilisant leurs noms. Ils visitent les tombes, mangent en leur honneur ou leur font plaisir en leur offrant de la viande. Les chasseurs savent que s’ils obtiennent bonne chasse ils doivent en partie ce succès à leurs défunts et aux qualités dont ils ont hérité. La relation entre les vivants et les morts est cependant toujours ambiguë. D’une part, les défunts peuvent voyager au pays des morts ou rôder sur terre. Ils peuvent apparaître dans les rêves pour demander aux vivants d’utiliser leurs noms ou se réincarner dans d’autres existants, humains ou animaux. Plusieurs modes d’être sont donc possibles pour les défunts. D’autre part, les défunts deviennent des êtres non sociaux dont le contact peut s’avérer dangereux pour les vivants.

Les aînés d’aujourd’hui semblent unanimes à indiquer aux jeunes d’apprendre à se détacher des défunts. Elisapee Ootoova, de Mittimatalik, a insisté sur ce point : « Si l’on ne cesse de penser à un proche qui est décédé, on peut renoncer à ce qu’il y a de meilleur en soi. Notre sommeil peut même en être altéré. Même si nous éprouvons un immense chagrin, il faut se dire que c’est du passé et que la vie était arrivée à son terme. Certaines personnes peuvent s’en rendre malades ou vieillir prématurément en pleurant trop longtemps un disparu. » (Therrien et Laugrand, 2001, p. 166) Felix Pisuk et Salome Qalasiq de Rankin Inlet ont indiqué qu’il faut savoir interrompre une relation avec un défunt, au risque de subir à l’occasion un uqumanngirniq, une sorte de rêve paralysant qui se produit pendant le sommeil : « Si une personne … ou si moi-même je commence à rêver que mon père ou ma mère décédé reviennent pour nous prendre, on prenait alors conscience que quelque chose n’allait pas avec cette personne. À ce moment-là, on ordonnait à cet intrus de s’en aller immédiatement. » (Kolb et Law, 2001, p. 159) Sommeil et mort conservent donc un lien étroit, les défunts pouvant attirer vers eux des vivants.

Dans cet article, je me propose de revenir tout d’abord sur la manière dont les Inuit conçoivent la personne et ses composantes. Je décrirai ensuite comment, sous l’effet probable de la christianisation, plusieurs lieux post mortem se sont amalgamés avec la notion chrétienne de paradis. Finalement, j’analyserai deux expériences de mort imminente qui confirment l’attraction de l’au-delà pour les vivants qui ont eu l’occasion de s’en approcher.

La mort inuit : la destinée des différentes composantes de la personne

Avant l’adoption du christianisme, les Inuit considéraient que tout être humain se composait d’un timi (d’un corps physique), d’une tarniq (une image miniature du corps décrite comme une ombre) et d’un atiq (un nom éponyme). Pour vivre, un être humain était composé aussi de anirniq (le souffle) et de inusia (de vitalité). Lorsque la mort survenait, on disait que le corps (timi) cédait son souffle et sa vitalité. La mort consistait ainsi en un processus au cours duquel les composantes de la personne se désolidarisaient, chacune suivant alors sa destinée propre. Le corps perdait ici son unité : timi se décomposait, tarniq partait rejoindre un lieu post mortem et idéalement le pays des morts, atiq était transmis à une autre personne, tandis que anirniq retournait au Sila, à l’environnement (ou à son esprit).

Humains et animaux disposaient d’une tarniq, un terme dérivé de taaq-, que l’on peut traduire par ombre, et qui renvoie à une image miniaturisée du corps qui l’abrite. Les missionnaires et les anthropologues ont traduit ce terme par « âme » (soul). Pour les Inuit, cette composante était localisée dans l’aine. Elle était invisible aux gens ordinaires mais les chamanes, eux, la voyaient. Rasmussen (1929, p. 58-59) explique :

L'âme, tarniŋa ou inu.sia, est ce qui donne à tous les êtres vivants leur aspect particulier. Dans le cas des êtres humains, c'est vraiment un être humain minuscule, dans le cas du caribou, un minuscule caribou, et ainsi de suite avec tous les animaux; une image, mais beaucoup plus petite que la créature elle-même. L'inu.sia (qui signifie « apparence en tant qu'être humain ») se trouve dans une bulle d'air dans l'aine; d’elle découlent l'apparence, les pensées, la force et à la vie; c'est elle qui fait de l'homme un homme, du caribou un caribou, du morse un morse, du chien un chien, etc.

Dans ce témoignage, tarninga (lit. son ou sa tarniq) et inusia se confondent. La vie dépend toutefois bien de cette image miniature localisée à l’intérieur d’une pullaq (une bulle d’air). Et lorsque la personne meurt, sa tarniq survit. Ces conceptions n’ont pas changé. Felix Pisuk originaire de Rankin Inlet, l’a indiqué : « Lorsque je mourrai, mon âme-tarniq ne sera plus une bulle. Elle deviendra l’image de ce que vous voyez quand vous me regardez » (Kolb et Law, 2001, p. 1). La santé et la vitalité d’un être humain dépendent donc de sa tarniq dont on conçoit qu’elle peut quitter le corps temporairement au cours du sommeil. Le risque est qu’elle s’égare et ne revienne pas, ce qui entraîne alors la mort de la personne.

Jadis, tarniq était décrite comme le point le plus faible du corps. Rasmussen (1929, p. 58) ajoute que tarniq devait être respectée au risque de subir sa vengeance et que toute violence commise à son égard ou la transgression d’un tabou pouvaient la faire se transformer en mauvais esprit susceptible de semer la maladie et la mort. Et Rasmussen de conclure (1929, p. 93), « L’âme d’un homme bon et pacifique peut soudainement devenir un mauvais esprit ». Ce point explique toutes les précautions et les gestes rituels que les vivants devaient et doivent encore respecter lorsqu’un humain ou un animal meurt, chaque type d’êtres faisant l’objet de règles rituelles spécifiques.

Advenant un décès, Rasmussen (1929, p. 183-184) rappelle quelques-unes de ces règles fondamentales qui consistaient à ne pas travailler pendant trois jours, à ne pas porter certains vêtements, etc. Avec la christianisation, ces règles ont changé, mais la mort d’un humain implique toujours des prohibitions rituelles. Les composantes du corps n’ont également jamais la même destinée.

Tarniq a été identifiée à l’âme chrétienne. Aujourd’hui, la plupart des Inuit indiquent que cette âme chemine au paradis ou en enfer. Certains considèrent que des tarniit peuvent toutefois encore devenir des tupilait, des mauvais esprits qui rôdent dans les communautés et sèment la maladie et la souffrance. De tels renversements se produisent lorsque les vivants ne respectent pas les désirs des défunts ou si des règles sociales sont transgressées. Les aînés s’interrogent sur la nature de ces entités, plusieurs d’entre eux faisant observer que les tupilait n’ont plus d’os et sont composées de sang.

Aussi, il arrive que tarniq quitte le corps de la personne alors qu’elle est encore vivante. De tels phénomènes se produisaient lors des séances chamaniques ou lors des rêves. En règle générale, tarniq réintègre ensuite son enveloppe corporelle, ce qui permet au corps de se réveiller. Rasmussen (1929, p. 197) indique qu’un corps sans âme devait rester immobile : « Lorsqu’un homme a perdu l’une de ses âmes, il ne doit pas aller chasser pendant une période d’un mois, il doit plutôt demeurer tranquillement à la maison ou sous la tente. Cela est prescrit pour que toutes ses âmes puissent retourner à leur lieu d’origine. » Qaqortingneq confia à Rasmussen (1931, p. 215) que les chamanes savaient protéger tarniq et la rendre invulnérable en la plaçant sous la qulliq, la lampe à huile. De nos jours, la meilleure manière de la protéger est de placer une Bible, un chapelet ou un crucifix sous l’oreiller, un conseil que Tipuula Atagutsiaq n’a pas manqué de donner aux jeunes qui l’interviewaient lors d’un atelier (Therrien et Laugrand, 2001, p. 131). Pisuk, lui, préconise de cracher, de pointer un doigt et de se tourner le gros orteil (Kolb et Law, 2001, p. 189-190), tarniq étant relié au corps par ce membre.

Voir sa propre tarniq n’était pas bon signe. Rasmussen (1931, p. 216) cite l’expérience fascinante que lui raconta Manêlaq, l’épouse de Qaorssuaq à qui cela était arrivé et qui, face à son image miniature, s’était mis à trembler tout en l’appelant pour qu’elle réintègre son corps. Il fallut cependant l’intervention d’un couple de chamanes, Oqortoq et sa femme, pour que l’âme réintègre le corps de Qaorsuuaq qui, à cet instant même, redevint un homme joyeux et heureux. Dans cette histoire, Qaorssuaq s’est donc mis à revivre lorsque tarniq a réintégré son corps. Les Inuit expérimentent encore à l’occasion des phénomènes apparentés, comme l’uqumangirniq, ces rêves paralysants où une force extérieure fait irruption dans le corps et essaie de kidnapper tarniq (voir Kolb et Law, 2001, pour plusieurs récits relatés par des jeunes).

Pour certains aussi, tarniq se réincarne. Un mythe bien connu, Arnaqtaaqtuq, raconte les tribulations d’un embryon humain qui après s’être réincarné dans de multiples animaux (chien, phoque, morse, loup, caribou, phoque) finit par renaître dans un être humain (Blaisel et Arnakak, 1993; Rasmussen, 1931, p. 217, 1929, p. 61). La réflexion d’Ava mise en exergue de cet article a gardé toute son actualité pour les Inuit, la mort n’est jamais que la fin d’une vie et le début d’une autre.

De nos jours, les aînés mentionnent parfois que la vie correspond à une certaine quantité de vitalité. Plusieurs précisent que la bestialité ou la sorcellerie sont des activités qui consomment cette vitalité et réduisent la durée de vie. Inversement, si un jeune aide une personne handicapée ou un aîné, on dit aujourd’hui que cela lui procure un surplus de vitalité, donc une plus longue vie. Dans tous les cas, la vie ne doit jamais être trop longue, au risque d’éveiller des soupçons. Un jour que nous lui rendions visite, Rose Iqallijuq qui atteignait alors l’âge de 95 ans, nous confia que les gens du village d’Igloolik se demandaient si elle ne vivait pas deux vies… Inversement, la vie d’un jeune ne saurait être écourtée par le suicide qui opère alors une sorte de transgression en ce sens qu’il modifie l’ordre des choses, les plus âgés étant censés partir avant les plus jeunes.

Les relations que les différentes composantes de la personne entretiennent entre elles font l’objet de discussions interminables chez les aînés. Tous associent toutefois le rêve d’un défunt qui a soif à la requête de ce dernier pour que son nom soit utilisé et transmis. Tipuula Atagutsiaq, d’Arctic Bay, l’a indiqué : « Je crois que lorsqu’une mère rêve d’un défunt, cela signifie qu’il veut que l’enfant porte son nom. Lorsqu’une femme qui était enceinte rêvait qu’un défunt demandait à boire de l’eau, c’était le signe qu’il fallait transmettre le nom de ce défunt au nouveau-né. Effectivement, à la naissance, l’enfant recevait le nom du défunt » (Therrien et Laugrand, 2001, p. 162).

Atiq traduit par la notion « d’âme-nom », faute de mieux, signifie plus simplement « nom » ou « éponyme ». Atiq renvoie à une relation sociale, à ce qui relie une personne vivante à une autre personne portant le même nom. Deux éponymes qui s’adressent l’un à l’autre se nommeront atiq or atiga, « mon nom » et ils s’offriront des cadeaux, comme si tous deux partageaient la même relation avec un défunt du même nom. Atiq se transmet. Rasmussen (1931, p. 220) explique : « Il y a aussi des gens qui croient que tous ceux qui sont morts ont un puissant désir de continuer à vivre sur la terre, et de ce fait choisissent eux-mêmes les nouveau-nés dans lesquels ils veulent revivre. Pour exprimer leur gratitude à ceux qui satisfont leur souhait de vivre dans un nouveau corps, ils leur confèrent du pouvoir et une protection spéciale ». Certains défunts brûlent donc d’envie de revivre parmi les humains.

Aujourd’hui encore, les Inuit estiment que le nom véhicule certaines des qualités physiques ou morales précises du défunt qui se transmettent avec lui (voir Stevenson, 2014). Atiq ne dispose pas d’une composante matérielle et il ne peut être détruit. Chez les Nattilingmiut, on pensait qu’il était avantageux d’octroyer plusieurs noms à une même personne, ces noms apportant de la protection et un réseau d’éponymes. La vieille Manelaq confia à Rasmussen qu’elle était parvenue à survivre aux attaques des chamanes et à de multiples dangers grâce aux différents noms qu’on lui avait donnés (Rasmussen, 1931, p. 221).

Atiq donne ainsi à l’humain son humanité. Atiq transforme un nourrisson, le faisant passer de l’état de simple chair à celui d’une personne. Le père Turquetil (1968, p. 43) l’avait jadis bien compris observant que dans la région où il avait ouvert sa mission, à Chestefield Inlet, l’infanticide se pratiquait pour des nourrissons qui n’avaient pas encore reçu de noms.

En somme, si les aînés comme les plus jeunes continuent de recycler les noms, quelle que soit leur provenance, c’est parce qu’ils transmettent des valeurs, des caractéristiques et des destinées, permettant aux défunts de revivre après leur mort. Rasmussen explique que derrière ces noms, se profilent des défunts, et qu’avec les noms se transmettent simultanément la force, la volonté et les qualités spirituelles et physiques de ces défunts (Rasmussen, 1929, p. 58-59). Rasmussen précise toutefois que la situation pouvait facilement basculer en cas de non-respect des défunts. Ainsi, les chamanes voyaient derrière chaque être humain, une procession d’esprits favorables en mesure d’aider la personne vivante, mais advenant le bris d’un tabou ou d’une règle de vie, tous ces gardiens invisibles devenaient alors autant d’ennemis pour la personne. De nos jours, les Inuit ne formulent plus les choses en ces termes, mais la transmission des noms et l’éponymie demeurent des traditions vivantes.

Le pays des morts et ses transformations

Selon des sources classiques, pour les Inuit, l’un des plus anciens lieux post mortem était un pays situé tout en haut ou tout en bas de l’univers. C’est là que les défunts étaient décrits comme vivant dans un pays d’abondance, la chasse au caribou s’y avérant propice. Ces conceptions varient toutefois selon les lieux et les groupes.

À Iglulik, le capitaine Lyon (1824, p. 372) rapporte qu’au début du XIXe siècle, les Inuit lui mentionnaient deux destinées possibles en fonction du mode de décès de la personne mais aussi de son comportement moral. Le premier lieu post mortem est situé au centre de la terre. C’est là que vont les personnes qui meurent par la noyade ou par la famine, ou encore celles qui ont été victimes de meurtres ou tuées par des animaux. L’endroit est décrit comme étant très beau mais les chamanes ne l’ont jamais vu. L’autre lieu est appelé Adli. Il est formé de quatre étages qui correspondent à quatre mondes différents. L’étage le plus bas étant réputé le meilleur de tous, et tout le monde espère y aller. Selon Lyon, lorsqu’une personne décède, son âme descend d’abord dans un lieu juste en dessous du monde visible et au cours des jours suivants, elle chemine vers les autres étages. Sur son chemin, elle rencontre de nombreuses âmes errantes qui ne sont pas autorisées à se rendre dans les lieux agréables. Lyon précise qu’il n’a pas trouvé dans ces récits de mention à un quelconque purgatoire (voir aussi Boas, 1964, p. 181-182; Boas, 1888, p. 589-590).

Selon ces traditions, le monde post mortem se subdivisait en plusieurs couches. Quelques années plus tard, le capitaine Hall observe que les Inuit distinguaient un monde supérieur d’un monde inférieur, une vision probablement christianisée. Hall cite le récit de Tookoolito, un autre chamane d’Igloolik :

Le Qudliparmiut (les cieux) se situe en haut. Tout le monde est heureux à cet endroit. Il y a de la lumière en permanence; pas de neige, pas de glace, pas de tempête; l’endroit est toujours agréable; il n’y a pas de problème; les gens ne sont jamais fatigués, et ils passent tout leur temps à chanter et à jouer [...]

Le Adliparmiut (l’enfer) est situé en bas. Il y fait toujours sombre. Il n’y a pas de soleil; les problèmes y sont continuels, il neige tout le temps, il y a de terribles tempêtes; il fait froid, très froid; il y a beaucoup de glace. Ceux qui vont à cet endroit doivent toujours y rester.

Tous les Inuit qui ont été bons vont au Qudliparmiut : c’est-à-dire que vont là les gens qui ont été gentils avec les pauvres et les personnes affamées, tous ceux qui ont été heureux pendant leur vie sur terre. Toute personne qui a été tuée par accident, ou qui a commis le suicide, va sans aucun doute dans ce lieu joyeux.

Tous les Inuit qui ont été mauvais – c’est-à-dire méchants avec les autres, tous ceux qui ont été malheureux sur la terre, vont chez les Adliparmiut. Si un inuk tue un autre inuk parce qu’il est en colère après lui, il va sans aucun doute aussi au Adliparmiut.

Hall, 1864, vol. 1, p. 524

Au XXe siècle, les Inuit d’Igloolik évoquent l’existence de deux mondes post mortem, l’un situé dans le ciel et habité par les Udlormiut ou les Qulliparmiut, que d’autres nomment aussi les « gens du Jour ». Rasmussen le décrit comme un endroit très agréable où la lumière est continuelle et où les saisons sont inversées, une région qui ignore également les tempêtes et où les animaux de la terre existeraient en abondance. Rasmussen ajoute que les Udlormiut sont connus de par leurs jeux de balles qui sont à l’origine des aurores boréales. Inversement, le monde souterrain est situé sous la mer, près de la maison de la femme de la mer. Ce monde est habité par les Qimiujaarmiut ou les Alliparmiut, les habitants d’un pays étroit bordé par la mer des deux côtés (Rasmussen, 1929, p. 94).

Dans les versions les plus anciennes, ces deux régions post mortem sont toutes des lieux agréables mais avec la christianisation, le pays étroit a été associé à l’Enfer, décrit par les missionnaires comme un lieu brûlant où sévissent le mauvais temps et la famine. Auparavant, c’est le mode du décès qui déterminait les trajectoires, les personnes décédées de mort violente se retrouvant au pays des Udlormiut, celles décédées de mort naturelle ou de maladie rejoignant les Qimiujaarmiut (Rasmussen, 1929, p. 94).

Eu égard aux Nattilingmiut, Rasmussen (1931, p. 315) indique sur la base du témoignage de Nalungiaq qu’il n’existait pas deux mais trois lieux post mortem. Le Aɳerlartarfik est situé dans l’espace du sila et signifie littéralement « l’endroit où chacun peut toujours retourner », ou le village de l’éternel retour, un lieu de plaisir où, dit-on, tout le monde s’amuse, les femmes et les chasseurs les plus intelligents exhibant des tatouages magnifiques. Le deuxième lieu post mortem, le Nɔqum·iut est dit souterrain et terrible. Les humains s’y montrent paresseux, indolents, apathiques, piètres à la chasse. Les femmes ne sont pas tatouées et les défunts qui y résident ont la tête qui retombe, ils sont maigres et affamés, consommant seulement des papillons (Rasmussen, 1931, p. 301, 316-317). Quant au troisième lieu, Nalungiaq indique qu’il se situe très loin sous le second et que les gens qui y vivent se nomment les Agle·t, « ceux qui habitent tout en bas, ou les Aglermiut, « ceux qui habitent en dessous ».

Au sud de la terre de Baffin, Boas rapporte des descriptions semblables. Le monde de plaisir et d’abondance est situé tout en haut et est nommé Qudlivun. Le second est nommé Adlivun et signifie littéralement « ceux qui résident en dessous de nous » (Boas, 1888, p. 588-589).

Quant aux Padlermiut du Kivalliq, Rasmussen (1930, p. 79) rapporte ce que lui confia Kibkârjuk :

Le ciel (ou le paradis) est un territoire formidable. Cet endroit comporte de nombreux trous. Ces trous, nous les appelons des étoiles. Au pays du ciel vit Pan·a (« la femme d’en-haut ») ou Tap·aʒuma inua (« celle qui gouverne ou possède ce qui est en haut »). Cet esprit est puissant et les chamanes dissent que c’est une femme. Les âmes des morts passent par son intermédiaire. Et parfois, lorsque de nombreuses personnes meurent, elles se retrouvent nombreuses là-haut. Là-haut, dès que l’on crache, cela tombe par les étoiles et cela devient de la pluie ou de la neige. Les âmes des défunts renaissent dans la maison de Pan·a, et la lune les ramène sur la terre. Lorsque la lune est absente, et que l’on ne peut l’apercevoir dans le ciel, c’est justement parce qu’elle est occupée à aider Pan·a à ramener des âmes sur la terre. Certaines redeviennent des êtres humains, d’autres des animaux, toutes sortes de bestioles. Et c’est ainsi que la vie se perpétue à l’infini (ihɔqaɳ·it·ɔq).

Ces conceptions varient donc significativement selon les régions mais les Inuit font référence à des mondes qui se superposent et où la vie se perpétue. Il est intéressant de noter qu’en mourant, un humain peut être réincarné en animal, brisant en quelque sorte la chaine initiale. Cette possibilité confirme l’égalité des chairs humaines et animales, la différence en étant plutôt une de position en fonction d’une relation qu’ouvre la dation d’un nom, atiq étant ce qui permet à un être de se rattacher à la société des humains.

Eu égard aux traditions des Inuit d’Iglulik, Rasmussen souligne que la femme de la mer décidait de la destinée des tarniit :

Tous les morts, quelle que soit la manière dont ils meurent, vont d'abord chez Takanakapsaaluk qui, seule, détermine l'endroit où ils vont habiter; ceux qui ont vécu une bonne vie sans avoir rompu de tabous sont envoyés tout de suite à la Terre du jour, alors que ceux qui n'ont pas observé les anciennes règles de la vie sont détenus dans sa maison pour expier leurs méfaits avant d'être autorisés à partir pour la Terre étroite. Les morts ne souffrent plus la famine, partout où ils peuvent aller, mais ils préfèrent habiter dans la Terre du jour où les plaisirs semblent être illimités. Ici, ils jouent constamment à la balle, le jeu préféré des Eskimos, en riant et en chantant, et la balle avec laquelle ils jouent est le crâne d'un morse. L'objectif est de lancer le crâne de telle sorte qu'il retombe toujours avec les défenses vers le bas, et s’enfonce ainsi rapidement dans le sol. C’est ce jeu de balle des âmes défuntes qui nous apparaît sous la forme d’une aurore boréale, et se fait entendre par un sifflement, un bruissement et bruit de craquement. Le bruit est produit par les âmes lorsqu'elles marchent sur la neige dure et gelée des cieux. Si l'advient qu’une personne se retrouve toute seule la nuit, au moment où l'aurore boréale est visible, et que la personne entend ce sifflement, il lui suffit de siffler en retour et les lumières se rapprocheront d’elle, par curiosité.

Rasmussen, 1929, p. 94-95

Avec la christianisation, ces conceptions se sont transformées. Tandis que la femme de la mer a été assimilée à une force démoniaque, la notion de purgatoire a fait son apparition. Dans les années 1990, Kappianaq (IE-155), originaire d’Iglulik, explique :

On croyait jadis que lorsque les gens mourraient, ils allaient aux cieux, en particulier là où la lune demeure, mais que d’autres allaient en dessous de cet endroit, à mi-chemin des cieux. Les gens victimes de meurtriers allaient tous aux cieux, près de la lune. On disait que les gens qui avaient été tués ne souffraient que momentanément, mais qu’ensuite ils ne ressentaient plus jamais la douleur, et qu’ils vivaient dans un endroit où ils étaient heureux, un endroit qui leur offrait maintenant de la joie. […] Quant aux victimes de noyade, on disait qu’elles se rendaient dans le monde du dessous. Quant aux autres qui mourraient d’autres façons, ils se rendaient au ciel, dans le monde au-dessous de celui où les victimes de meurtre se retrouvaient. Eux aussi vivaient heureux, mais pas autant que ceux du monde d’au-dessus. Ils attendaient, là, que quelque chose se produise, des choses dont je n’ai aucune idée. Je ne sais pas ce qu’ils attendaient selon ce qu’en disait notre religion avant le christianisme, mais selon mon interprétation de la religion chrétienne, on disait que c’était là le purgatoire. Oui, ils demeuraient en dessous de ceux qui résidaient avec la lune ou près d’elle tout au moins. On dit qu’il y avait plusieurs niveaux de cieux et que chaque niveau était occupé par des gens selon la vie qu’ils avaient vécue. On dit que le monde en dessous est un univers à lui tout seul, où il y a aussi des cieux, qu’il est identique au monde dans lequel nous vivons. En procédant au nakkaaju [désigne le voyage chamanique à l’intérieur de la terre], les chamanes faisaient le voyage dans ce monde d’en dessous en pénétrant dans la terre, et dès qu’ils l’avaient traversée, ils arrivaient dans un monde comme le nôtre, avec tout ce qu’il y a.

Kappianaq a été influencé par le christianisme, et s’il reprend ici la notion de purgatoire, il relie toujours le mode de décès de la personne à sa destinée post mortem, soulignant qu’une mort violente garantit une vie heureuse après la mort, à l’exception des morts noyés qui demeurent sous l’emprise de la femme de la mer associée au démon.

Rasmussen indique que les humains coupables de bestialité ou d’offenses sérieuses étaient sévèrement punis. Isarrataitsoq, le père de la femme de la mer, leur frappait les parties génitales pendant une année complète ou plus (Rasmussen, 1929, p. 98-99). Dans certains cas, Nuliajuk, la femme de la mer, pouvait transformer le défunt en un animal, comme Inugpasugjuk l’a expliqué à Rasmussen (1929, p. 100-101). Des Padlermiut ont confié à Rasmussen (1930, p. 56) que des humains pouvaient en effet se voir réincarnés en animaux : « Lorsqu’un animal ou une personne meurt, l’âme quitte son corps et s’envole vers Pinga qui, ensuite, laisse la vie ou l’âme renaître dans un autre être, soit humain soit animal ». Le chamane Igjugârjuk se disait convaincu que Pinga le transformerait, lui, en lemming.

Selon Boas (1901, p. 146-147), les défunts avaient le choix de revivre ou pas. Plusieurs pouvaient décider d’aller vivre avec les Ijirait, ces entités non humaines étroitement associées aux caribous et qui résident dans les montagnes, comme l’ont raconté Mariano Aupilaarjuk, originaire de Rankin Inlet, et Lucassie Nutaraaluk, originaire du Sud-Baffin (Saladin d’Anglure, 2001, p. 54, 56). Rose Iqallijuq nous a expliqué en 1995 que son premier mari Hubert Ammarualik avait rejoint ces êtres.

Selon la tradition orale, les chamanes étaient les seuls à pouvoir rendre visite aux défunts (Rasmussen 1929, p. 95, 99-100). De nos jours, de telles expériences ne sont plus relatées mais les vivants continuent à rencontrer leurs défunts ancêtres dans les rêves et plusieurs auraient vu ces lieux post mortem lors d’expériences de mort imminente.

Les expériences de mort imminente : la beauté de l’au-delà

Felix Kupak a plusieurs fois raconté son expérience de mort à la radio, suscitant une vague d’émotions chez ses auditeurs. Son aventure commence en 1935, le jour où, après un blizzard, il reçut sur la tempe une pierre qui servait à fixer la tente. Dans son livre, Jean Ajaruaq (1962, p. 39, 57) décrit l’événement, expliquant comment ses compagnons qui le pensaient mort le virent soudain en train de marcher au sommet d’une colline. En 2001, lors d’une semaine entière d’entretiens, Kupak évoqua son expérience, concluant ainsi ses propos : « Des gens disent qu’ils sont parfois morts et revenus à la vie. On voit parfois cela à la télévision. Ici, cela s’appelle tukunaqtuq, une expérience de mort imminente. Personne n’est jamais mort pendant quatre jours et quatre nuits, jamais pendant un temps aussi long. » En 2003, lors d’un atelier avec des aînés organisé à Arviat, il accepta finalement de se livrer avec plus de détails :

J’ai été inconscient pendant trois nuits et quatre jours.

Lorsque les humains meurent, ils meurent sur la terre. Quand on décède, il y a trois épreuves à passer à la surface de la terre. Les deux premières ne sont pas difficiles, mais la troisième est très dure. Cela fait peur. Il y a un endroit rocheux qui est en pente. Pour le négocier il faut se mettre sur le dos, pas sur le ventre. À cette étape, on se retrouve face à un profond abîme. On dirait que ce gouffre n’a pas de fond. Et de très loin, on aperçoit une figure humaine en feu. Si vous tombez dans ce gouffre, vous n’avez pas le choix que de tomber sur cet être en feu.

Et Kupak de décrire ce qu’il a ressenti :

À un moment, j’ai entendu quelqu’un derrière moi me dire « Lève-toi. Lève-toi ». J’ai répondu : « Non, je ne suis pas capable de me lever. Si je lâche ma prise, je vais tomber. » La voix m’a alors répondu : « Non, tu ne tomberas pas, lève-toi ». J’ai rétorqué : « Alors aide-moi à me lever, j’ai trop peur de me lever tout seul. » La voix a répondu : « Non, je ne t’aiderai pas; tu dois te lever toi-même. » Comme il y avait un peu de mousse sur la colline rocheuse, j’ai étendu mon bras pour l’attraper avec ma main en fermant les yeux. Une fois ma main bien arrimée, j’ai réussi à me tourner [...]. J’ai réussi à grimper sur la surface de la terre. J’ai remarqué que je me trouvais maintenant là où j’étais mort, et j’ai ensuite de nouveau perdu connaissance. Je me suis alors retrouvé de nouveau à cet endroit rocailleux. J’ai alors recommencé à escalader les lieux. L’endroit avait la forme d’un nuage. La personne qui m’accompagnait m’a indiqué de regarder à ma gauche. J’ai tourné la tête pour voir. C’était une scène terrible que je découvrais. Notre terre est si belle mais là, elle avait l’air sale et mauvaise. Je me suis relevé et ai continué à monter. L’homme qui m’accompagnait m’indiqua cette fois de regarder du côté droit, sans dire un mot.

On dirait que je mens, mais je vous dis la vérité. De là, je pouvais voir des gens et des choses que je n’avais jamais vues auparavant, tout était si loin. La personne avec qui j’étais m’a dit qu’elle allait demander quelque chose à son patron. On m’a demandé de ne pas bouger. Alors qu’il marchait, l’homme a, pendant quelques secondes, entrouvert une porte. Ce que j’ai vu était d’une couleur incroyablement brillante. Il y avait aussi un grand trône, et j’ai vu quelque chose assis dessus. Lorsque l’homme est revenu, il m’a dit que son patron voulait maintenant que je retourne sur terre parler aux gens de mon expérience. Je ne m’en suis pas rendu compte mais à cet instant, j’étais déjà de retour sur la terre. Les gens à la télévision et dans les films disent qu’ils voient leur propre corps dans les expériences de mort imminente, moi je ne l’ai jamais vu.

Quand je suis revenu sur la terre, je me suis réveillé brusquement. J'ai essayé de me coucher, mais j'ai remarqué que mes bottes avaient été enlevées. Je ne pouvais plus me déplacer parce que j'avais saigné. Mon sang était gelé. J'avais très soif. J'ai essayé de chercher le lac où nous avions monté notre tente pour aller chercher de l'eau, mais je ne pouvais pas le voir. Je me suis rappelé qu'il y avait une rivière pas trop loin de là, et qu’il y avait un autre endroit où je pouvais aller boire de l'eau. Au fur et à mesure que le soleil descendait, je me suis dirigé vers le lac. Je suis arrivé au lac où j'avais déjà pris de l'eau. Je portais un seau, mais je ne pouvais pas boire [...]. J'avais tellement soif. J'étais seul. Je pensais avoir vu quelque chose, alors j'ai regardé à côté de moi. C'était ma mère, Mary, et elle portait un Rosaire. Je pouvais la voir très clairement. Elle portait des vêtements blancs et elle n'avait pas de bottes. Elle s’est placée à côté de moi, silencieusement. Il y avait un seau comme celui que nous achetons au magasin, il était plein d'eau. Je ne comprenais pas d'où venait l'eau. Je me suis dirigé vers le seau et, alors que j'allais en boire, elle m'a dit : « Il va y avoir que des gens qui vont venir vers toi maintenant. Montre-leur ce seau que je t’ai donné, afin qu'ils le voient. » Anawak et d'autres étaient à présent sur le point de m’enterrer. Et c’est à cet instant que je suis sorti de mon inconscience. Même si j'étais inconscient, j'ai commencé à reprendre conscience de mon environnement et je suis revenu à la vie. Lorsque vous revenez à cette vie, ce n'est pas très agréable parce que vous voulez rester dans le temps que vous venez de vivre. Je dormais. J'avais un sommeil très lourd. Mais ils sont venus me chercher. C'était au début de l'automne.

Je ne savais pas si c'était réel, mais en même temps, je savais que c'était réel. Cela m'a fait me demander si c'était vrai ou non. La prochaine chose que j’ai réalisée c’est que j'étais tiré par un traîneau à trois chiens.

Dans son voyage, Kupak décrit des paysages et la présence d’humains et de défunts. Le seau d’eau évoque le verre d’eau et la soif des ancêtres qui veulent revivre dans le contexte des rêves.

Cette expérience a eu des effets longs et durables sur la vie de Kupak, qui la raconta brièvement de nouveau lors d’un atelier organisé à Kugaaruk en 2004, insistant alors sur l’impression très agréable qu’il éprouva :

Certaines personnes ont vécu des expériences de mort imminente. J'ai vécu quelque chose comme ça. Une fois, j'ai commencé à flotter dans le ciel et je me suis arrêté. Quelque chose s'est ouvert dans le ciel. Quelqu'un a ouvert une porte. C'était très agréable. C'était un moment joyeux. Je n'ai jamais voulu retourner sur la terre. C'était très clair. Dans mon expérience, il y avait une très belle chaise où vous pouviez vous asseoir. Lorsque vous entrez dans cet état, vous ne voulez plus revenir sur la terre.

Kugaaruk, atelier de 2004

Pour Kupak, cette expérience de la mort fut donc une expérience agréable, notamment de par les visions inédites qu’il découvrait soudain mais aussi par la rencontre de sa mère. L’image de la porte est un motif redondant dans les rêves et indique bien l’accès à un autre monde.

Dans le cas de Peter Suvaksiuq, originaire d’Arviat, son expérience de mort imminente survint à la suite d’un accident de motoneige. Suvaksiuq fut mordu par un esprit loup à cette occasion, lequel le transporta au pays des défunts :

Vous voyez ici, c'est une morsure de loup. Ces petites taches blanches ont été faites par un esprit. Dès que ces taches disparaîtront, je mourrai. Quand mon corps est mort dans l’accident dont je vous ai parlé, l'esprit m'a pris. Je suis monté aux cieux. Les gens là-bas qui m’ont serré les mains n'ont pas d'os; ils ont laissé leurs os sur terre. Je pouvais leur serrer les mains et il n'y avait que de la chair.

Je n'essaie pas de vous enseigner ou de vous prêcher quelque chose. Nous, les gens qui ne croient pas ici, nous ne croyons à rien à moins qu’on nous le montre. Je parle de ce qui m'est vraiment arrivé. Je suis mort dans un accident à Hikuligjuaq.

J'ai été frappé par les deux pièces de bois du dos du traîneau. Ils ont cassé. La motoneige de marque Yamaha qui appartenait au gouvernement était bloquée contre ma poitrine. Le sang est immédiatement sorti de ma bouche. J'ai alors été touché par un esprit. Ces petites taches blanches que vous voyez juste ici sont l'endroit où le loup m’a mordu. Il m'a pris et emmené au ciel et il m’a demandé : « Voulez-vous revenir sur la terre ou voulez-vous rester ici dans le ciel? » J'ai dit que mes enfants étaient encore petits, et donc que je voulais retourner sur terre. Il m'a précisé que lorsque ces petites taches blanches disparaîtraient de mon corps, et bien je mourrai. Ces taches deviennent de plus en plus petites maintenant. Cela signifie que l’instant de ma mort se rapproche à mesure que je vieillis, et je le crois.

Quand les gens passent par des moments difficiles et qu’ils font l’expérience de la mort, alors ils voient vraiment le monde des esprits. Il y a des marques sur mes deux jambes. Sur cette jambe, si les marques noires avaient gagné, je serais mort au moment où on se parle. Les marques sur la droite ont gagné, alors je suis toujours parmi vous.

Oosten et Laugrand, 2010, p. 79-80

Suvaksiuq mourût en 2016 mais il nous confia plusieurs fois sa joie d’avoir relaté l’expérience qu’il vécut. Son retour sur terre fut motivé par le seul goût de revoir ses enfants, mais sans cela, sa préférence aurait été d’y rester.

Dans ces deux récits de mort imminente, des notions chamaniques et chrétiennes s’enchevêtrent. D’un côté, les deux aînés ont des visions agréables, ils rencontrent des défunts – ces êtres qui n’ont plus d’os et découvrent le monde des non humains. De l’autre, ils rencontrent peut-être la figure divine. Quoi qu’il en soit, la présence d’un chapelet dénote l’intégration du christianisme aucunement incompatible avec ce type d’expérience.

Il est intéressant de relier ici ces expériences de mort imminente aux suicides, si fréquents dans les régions arctiques, car toutes les deux montrent combien la mort n’est pas à craindre, une observation que Rasmussen (1929, p. 95) formule déjà il y a un siècle. Comme Suvaksiuq, certaines personnes parviennent à lui résister, mais d’autres succombent. Jadis, certains suicidaires demandaient d’ailleurs l’assistance de leur famille. Compagnon de Rasmussen, Jakob Olsen rapporte une situation de ce genre à propos d’une femme de Chesterfield Inlet où une mission catholique avait été implantée depuis 1912 :

Un soir, je suis allé là-bas comme d'habitude, et je suis entré [dans l’iglou] par le passage du porche sans remarquer quoique ce soit d’inhabituel; les gens étaient assis sur le banc comme ils le faisaient généralement; j’ai seulement eu l’impression qu'ils étaient exceptionnellement silencieux. Il n'était pas coutume ici d'inviter un visiteur à s'asseoir et donc, en sortant de l'entrée étroite, je me suis redressé et je me suis rendu tout de suite à l’endroit où la femme malade avait l'habitude de s’allonger. En m'approchant, j'ai presque crié à haute voix : je me suis retrouvé devant un visage parfaitement bleu, avec une paire de grands yeux protubérants et la bouche grande ouverte. Je suis resté là un instant pour reprendre mes esprits, et je voyais maintenant une corde autour du cou de la vieille et rattachée à la voute de la maison. Quand j'ai été en mesure de m’exprimer de nouveau, j'ai demandé à ceux qui étaient dans la maison tout ce que cela signifiait. Un temps long s’est écoulé avant que quelqu'un me réponde. Le gendre s’est enfin mis à parler et a déclaré : « Elle a estimé qu'elle était vieille et du fait qu'elle avait commencé à cracher du sang, elle souhaitait mourir rapidement et je ne pouvais que lui donner mon assentiment. Je n'ai fait qu’accrocher la corde au toit. Le reste, elle l’a fait elle-même

Rasmussen, 1929, p. 96

À la même époque, Birket-Smith (1929, p. 300) souligne qu’en pareille occasion, le membre de la famille ne devait jamais refuser la demande d’un proche qui voulait se donner la mort. Birket-Smith note : « Le suicide n’est pas rare, et c’est le devoir des enfants pieux que d’assister leurs parents lorsqu’ils en commettent un. Habituellement, la technique utilisée est celle de la pendaison. » (voir aussi Rasmussen, 1931, p. 506-507 à propos des Utkuhigjalingmiut)

Ces pratiques n’ont pas vraiment cessé avec la christianisation. Rasmussen (1929, p. 97) a décrit le cas du vieux Qalaseq qui s’est suicidé à Chesterfield Inlet en sollicitant l’aide de sa femme Qalalaq, qui fut alors contrainte de trouver un subterfuge :

Il avait été malade pendant un an, et comme il n'y avait aucun espoir pour son rétablissement, il s'était fatigué de la vie, et il avait demandé à sa femme de lui donner un coup de main, mais d'une manière telle qu'il ne devait pas mourir pendant la pendaison elle-même, mais uniquement à cause de la lanière de peau qui devait l'étrangler avant qu'il finisse par expirer. Qalalâq m'a donc assuré avec la plus grande fermeté qu'elle l'avait étranglé avec la lanière, mais avant qu'il ne soit tout à fait mort, elle l'avait enlevé, et en même temps placé devant lui un petit crucifix qui leur avait été donné par un missionnaire. Et que par conséquent, selon son point de vue, Qalaseq était vraiment mort d'une mort naturelle; ils n'avaient qu’« accéléré un peu la mort, car elle est parfois trop lente ».

Les suicides ont été assez fréquents dans les années 1940 et 1950, un grand nombre ayant été commis par d’anciens chamanes. Ainsi à Arviligjuar, le père Van de Velde a relaté l’exemple de Alakannuaq, un chamane qui souhaitant en finir, a été pendu par ses deux fils. En 1944, à Baker Lake, le père Choque rapporte un cas du même genre : « En juin, le vieux Nattilar, dans un sursaut de paganisme, se suicide d’une balle dans le coeur, fatigué de souffrir. Procédé moins douloureux et moins long que la pendaison à laquelle jadis il aurait eu recours. Ses fils Amitnar et Okpagak viennent annoncer au caporal Hamilton la mort de leur père. » (Choque, manuscrit inédit, 2011, p. 30) En 1963, le missionnaire relate un cas d’un tout autre type : « Revenu du sanatorium le 1er septembre, Assiwak, 3 jours plus tard, se suicide d’une balle dans l’arrière de la tête, ayant, d’après le vieux Michel Kanayuk, découvert l’infidélité de sa femme pendant son absence. » Choque, manuscrit inédit, 2011, p. 30)

Pour les aînés du temps de Rasmussen, comme pour ceux d’aujourd’hui, la mort ne marque donc pas la fin de la vie. Elle n’instaure de rupture qu’avec le monde des humains d’ici-bas alors qu’elle débouche sur d’autres vies et d’autres mondes. Rasmussen (1929, p. 74) rapporte que l’esprit de la lune guidait jadis ceux et celles qui s’apprêtaient à se suicider en les appelant : « "venez, venez à moi! Ce n’est pas douloureux de mourir. C’est seulement un bref moment de vertige à passer. Cela ne fait pas mal de se tuer soi-même" ».

***

Psychiatres, médecins et autres spécialistes du suicide en milieu inuit ignorent les conceptions de la mort et de l’au-delà de ces populations, comme si ces dernières étaient identiques aux nôtres, ou comme si la christianisation du Nord avait fait totalement disparaître ces différences. Obnubilés par l’approche biomédicale et la recherche de causes objectives, chercheurs et politiciens emboîtent le pas et ne s’interrogent pas sur l’existence de différences culturelles qui relèvent pourtant de l’évidence, d’un point de vue anthropologique.

Le témoignage de Hall (1864, vol. 1, p. 524) cité plus haut indique très explicitement qu’au milieu du XIXe siècle déjà, des Inuit commettaient à l’occasion des suicides et que ces gestes offraient à ces derniers la garantie d’accéder à une place post mortem fort agréable. Mais ces détails ne sont guère pris en compte, pas plus que les points de vue des aînés dont on semble partout se désintéresser. Pourtant, ce pouvoir d’attraction de la mort et de l’au-delà est bien fondé. Les aînés inuit se montrent soucieux de prévenir les jeunes à cet effet, les encourageant à savoir résister aux appels des défunts lorsque la vie d’ici-bas ne leur convient plus. Si le suicide relève bien d’une forme de transgression – la mort n’est pas censée frapper les plus jeunes – et d’un drame – la mort est toujours source de chagrin pour ceux qui restent –, elle demeure une option acceptable dans la mesure où elle ne clôt pas un processus de vie, mais ouvre sur d’autres vies.

Eu égard aux expériences de mort imminente, celles-ci ne proviennent aucunement de la télévision ou de la radio. Ces expériences existent depuis longtemps tout comme ces cas où des Inuit font renaître des nourrissons. Les conceptions des Blancs et des Inuit semblent toutefois ici s’opposer. Ainsi les Occidentaux utilisent les expressions « d’expériences du seuil de la mort » ou « d’expériences de mort rapprochée, aux frontières ou au seuil de la mort », ou encore de near-death experiences, autant de termes qui laissent entendre que la personne ne meurt pas vraiment dans ces phénomènes. Or, la perspective des Inuit est tout autre, ces derniers n’envisageant pas une contiguïté avec la mort mais bel et bien un passage et un retour. Ainsi les Inuit privilégient-ils plutôt l’idée que la personne meurt et revient à la vie. Il y a là sans doute un autre indice de cette mort familière des Inuit qui contraste avec la mort scandaleuse des Occidentaux. L’image de la mort renaissance est d’ailleurs omniprésente dans le chamanisme et le christianisme des Inuit.

Pour les Inuit, la mort n’est pas une fin. Elle consiste en un processus au cours duquel les composantes de la personne se désolidarisent, chacune suivant alors sa destinée propre. Le corps perd son unité et la chair se putréfie, mais deux de ses composantes continuent à vivre ailleurs, dans un lieu post mortem pour ce qui est de tarniq, et auprès des vivants ou des descendants dans le cas de l’atiq. En ce sens, si la christianisation et l’occidentalisation ont bousculé et transformé nombre de représentations, elles n’ont pas radicalement bouleversé les conceptions inuit ni effacé l’importance des défunts. L’examen des rites funéraires inuit révèlerait encore davantage le rôle de ces derniers, via l’usage des miniatures en particulier (voir Laugrand et Oosten, 2008). Les gestes que décrit Simon Tookoome, de Baker Lake, montrent bien la continuité de ces pratiques qui consistent à offrir, aujourd’hui encore, de la nourriture et de menus objets aux défunts : « Parfois, je laisse de petits cadeaux lorsque je croise une tombe, même si ce n’est qu’un petit peu de nourriture. » (Laugrand et Oosten, 2010, p. 280-285). D’autres prononcent plutôt des paroles ou reproduisent certains gestes pour rendre hommage au défunt. En somme, les chercheurs ont sans doute sous-estimé le rôle de l’ancestralité en milieu inuit et autochtone.

Après avoir analysé des cas de mort imminente chez les Saulteaux, Irving Hallowell avait jadis bien saisi le rôle de ces défunts qui jouent le rôle de « compagnons » pour les vivants. L’anthropologue souligne qu’ils ne font certes pas l’objet d’un culte, qu’ils demeurent même périphériques à d’autres entités spirituelles qui elles, constituent les forces dynamiques de l’univers, mais que leur appui est fondamental pour les vivants. L’observation vaut pour les Inuit. Hier comme aujourd’hui, les défunts restent des partenaires privilégiés : « ils aident les hommes à atteindre des objectifs auxquels ils aspirent. » (Hallowell 1940, p. 60) Les humains doivent toutefois savoir résister à leurs invitations et à cette mystérieuse beauté de l’au-delà.