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La présence d’un parti animaliste aux élections européennes en 2019, comme l’émergence d’un mouvement végan en France et la couverture médiatique dont il fait l’objet ainsi que les débats qu’il suscite[1] sont autant de marqueurs qui témoignent de l’évolution de nos rapports aux animaux et à l’environnement. De manière plus générale, au-delà de ces pratiques militantes, des débats se développent autour de l’alimentation carnivore et les manières contemporaines d’abattre les animaux. L’exemple de l’initiative des « lundis sans viande » ou « lundis verts », lancés par 500 chercheurs, artistes, et personnalités le 7 janvier 2019 est significatif (voir, par exemple, Le Parisien, édition du 6 janvier 2019). Formalisée par une évolution récente de l’article 515-14 du Code civil français reconnaissant pour la première fois que les animaux domestiques « sont des êtres vivants doués de sensibilité », la sensibilité animale est ainsi devenue aujourd’hui une véritable préoccupation sociétale.

Cette question est particulièrement prégnante dans les débats sociétaux mais également scientifiques, avec de nombreux travaux de recherche s’intéressant au traitement des animaux domestiques dans les abattoirs (Porcher, 2011; Rémy, 2009; Burgat, 1998; Vialles, 1988, 1987). Elle concerne également les pratiques déployées autour des animaux sauvages. Les critiques à l’égard de la chasse sont véhémentes dans l’opinion publique. La chasse étant régulièrement présentée comme un acte barbare et de destruction, plutôt que comme une méthode raisonnable d’obtenir de la nourriture (Hochman, 1998) ou une forme de relation avec la nature. La mort provoquée par la pratique d’un loisir ou d’un sport est notamment mise en question d’un point de vue moral. Scherrer (2002, p. 55) affirme que « le noeud du problème [dans les controverses autour de la chasse] est dans la relation à la souffrance, à la mort »; il explicite : « “A-t-on, moralement, le droit de chasser ou pas?”, telle est la question majeure au coeur du conflit entre chasseurs et protecteurs de la nature ou des animaux. Il ne suffit plus de se demander quelle est la place de l’homme dans la nature, mais on doit aussi aborder la relation à la mort et à la souffrance. » Les chasseurs sont régulièrement décriés et présentés comme des « bandits assoiffés de sang », même si ces récriminations formulées au nom de la cause animale ou de la protection de l’environnement cachent souvent d’autres enjeux de compétition pour l’occupation et l’accessibilité des territoires (Dalla Bernardina, 2003). Les remises en cause de l’activité cynégétique ne sont donc pas nouvelles et ont déjà amené les chasseurs à (re)positionner leur activité sur la scène nationale par une écologisation des discours et des pratiques (Fortier et Alphandéry, 2012; Ginelli, 2012; Dalla Bernardina, 1995). Mais cette écologisation de la chasse ne prend pas pour autant en compte la dimension sensible, aujourd’hui particulièrement prégnante dans la remise en question de la mort animale (Ginelli, 2012).

Cet article s’interroge donc sur la manière dont les chasseurs contemporains composent avec de telles évolutions sociétales à l’égard des animaux. Il tente de comprendre comment les chasseurs appréhendent dans leurs pratiques la question de la sensibilité animale et de la mort animale.

Nous précisons dans une première partie le contexte théorique et méthodologique dans lequel s’insère notre propos. Une seconde partie traite des manières dont les normes externes conditionnent les discours et les pratiques des chasseurs. Puis, nous explorons dans un troisième temps ce que signifient, selon une norme interne – une éthique de chasse – la mort et la souffrance animales. Nous montrons que la mise en oeuvre de cette éthique de chasse est variable selon les contextes et développe un registre varié de relations à l’animal et de statuts de l’animal, depuis son objectivation jusqu’à une subjectivation.

Cadre théorique et méthodologie

Peu d’études ont été réalisées en sciences sociales sur la mise à mort animale dans les pratiques cynégétiques au sein des sociétés occidentales contemporaines en comparaison avec les recherches effectuées sur la chasse des populations autochtones relevant d’autres ontologies que celles du naturalisme (Descola, 2005; Lee et Daly, 1999). Alors que ces dernières mettent en lumière les relations humains/animaux singulières où une signification est donnée à la mort animale, les études sur la chasse en Europe, et plus particulièrement en France, ne sont pas prolixes sur le sujet. On peut noter les travaux de Vourc’h et Pelosse (1988) qui montrent en quoi la chasse dans les Cévennes constitue un jeu avec l’animal ou ceux de Hell (1994, 1985) qui s’intéressent à la manière dont la chasse dans l’Est de la France engage les chasseurs dans une forme d’ensauvagement, par le partage d’un même flux sauvage présent, à la fois, chez les chasseurs transportés par la « fièvre de la chasse » et dans « le sang noir » des sangliers et des cerfs qu’ils mettent à mort. Les travaux de Dalla Bernardina (1995) sur la chasse méditerranéenne et alpine ont, quant à eux, permis de distinguer trois modèles mobilisés par les chasseurs pour légitimer leurs pratiques et la mort animale. Dans le modèle paysan, le gibier est pensé comme un antagoniste au bétail et sa mise à mort relève des nécessités de l’agriculture entre destruction des nuisibles aux récoltes et prélèvement de l’animal en tant que ressource nutritive. Ce modèle a profondément été remis en cause avec l’évolution de la sociologie des chasseurs, marquée par la distanciation des activités agricoles des pratiques cynégétiques depuis les années 1970 (Bozon et Chamboredon, 1980), et avec la montée des préoccupations environnementales et de la protection de la faune sauvage. Au sein du second modèle qualifié de contemporain et techniciste, le chasseur apparait à la fois comme un producteur, gestionnaire et collecteur de gibier. Le modèle « romantique », quant à lui, met en avant l’établissement d’une relation, d’un échange réciproque entre le chasseur et l’animal à travers l’acte de chasse, l’animal étant un acteur agissant au même titre que le chasseur dans la confrontation. Selon les situations, cet échange peut être de l’ordre de la séduction ou d’une forme de duel avec un animal dangereux.

Cet article s’inscrit dans le prolongement des travaux visant à comprendre les valeurs portées par les chasseurs et les processus de justification et de légitimation de l’acte mortifère. Il explore plus précisément les récits et certaines stratégies spatiales des chasseurs face à la prise en compte sociétale croissante de la sensibilité animale.

Pour répondre à ces questionnements, nous étudions des chasses populaires[2] au sanglier, au cerf, au chevreuil, au faisan et au lièvre dans les Alpes françaises (département de l’Isère). La démarche, issue de la théorie ancrée, est inductive et s’intéresse aux récits de pratique des acteurs (Bertaux, 2016). Nous nous appuyons sur un corpus de près d’une centaine d’entretiens semi-directifs menés auprès de chasseurs de 2014 à 2017, dans le cadre d’une recherche collaborative avec la Fédération départementale des chasseurs de l’Isère (FDCI). Ces entretiens ont été réalisés dans le contexte de stages de Master 2, encadrés par une équipe de chercheurs, sur des sujets variés, identifiés lors de concertations avec la FDCI, qui souhaitait redéfinir son projet associatif. Les entretiens ont été réalisés auprès de différents acteurs comprenant des élus et techniciens de la FDCI, de présidents d’Associations Communales de Chasse Agréées (ACCA), mais surtout d’une majorité de chasseurs « ordinaires » sélectionnés par « effet boule de neige ». Non ciblés initialement sur la thématique de la mort animale, ces entretiens intégralement retranscrits représentent une source de seconde main. Ils ont été associés à d’autres données telles que des observations ethnographiques au sein de la FDCI et de co-constructions au sein d’un comité de pilotage regroupant des élus et techniciens de la FDCI et chercheurs. L’analyse thématique de ce corpus a permis de repérer les thèmes clés redondants mobilisés par différents chasseurs dans la manière d’aborder la mise à mort animale, avec une première analyse sur la structure interne de la mise en récit de la mort de chaque acteur, puis une seconde analyse sur la comparaison de ces structures entre différents chasseurs.

Du chasseur romantique au bourreau : de l’incompréhension à l’adaptation des pratiques de chasse

Le monde de la chasse identifie avec inquiétude la généralisation d’une norme collective d’attention croissante à la sensibilité animale, remettant en cause la légitimité de la mort animale : « Avec l’anti-chasse, on va réunir tous les citadins qui ne connaissent pas la chasse, et qui sont anti mort animale, pro bien-être animal, etc. » (D. C., 2015). Or, plusieurs éléments sous-jacents à cette remise en question de la mort animale, domestique et sauvage, mettent en évidence les tensions en jeu.

Le malaise des chasseurs face aux critiques des non-initiés

Tout d’abord, avec la mise à distance géographique des abattoirs en dehors des villes et l’enfermement de l’acte d’abattage, le processus d’invisibilisation de la mise à mort des animaux d’élevage a peu à peu occulté le lien entre consommation de viande et mort animale (Burgat,1998; Vialles, 1988, 1987). Les chasseurs rappellent cependant que les consommateurs de viande sont en réalité engagés dans une relation implicite à la mort des animaux. Ils considèrent alors que leur faire porter le « coût moral » (Rémy, 2009) de la mort animale constitue une hypocrisie des consommateurs qui n’assument pas les conséquences de leurs propres choix alimentaires. Au contraire, la plupart des chasseurs assument pleinement ce lien entre mort et consommation, même si ce n’est généralement pas la première motivation de leur pratique (Adams, 2013). « Comme toutes les personnes qui ne sont pas trop familières de cet environnement, elle était là : “Ah ouais, tu vas tuer les petits animaux de la forêt, ce n’est pas bien”. Et je dis : “Mais attends, regarde, toi aussi tu manges de la viande, ça ne pousse pas dans les arbres!” » (R. O., 2015).

De plus, la mort des animaux sauvages semble plus difficile à accepter pour des non-chasseurs. Cazes Valette (2006) a montré que les citoyens français plaçaient les animaux sauvages aux côtés des animaux domestiques personnalisés, au sommet d’une hiérarchie dont la base est constituée par les animaux d’élevage industriels. La forte valeur attribuée à l’animal sauvage et l’absence à priori d’une destinée « de viande » rendent sa mort difficilement pensable pour les non-chasseurs, contrairement aux animaux domestiques élevés pour être consommés. La chasse vient donc bousculer une telle hiérarchie, en rendant, aux yeux des non-chasseurs, les animaux sauvages potentiellement tuables, « kill-able » (Haraway, 2016).

Enfin, au-delà de la (dé)légitimation de la mort de l’animal sauvage, se trouve en jeu la signification attribuée à la mort animale dans la chasse. Les figures caricaturales projetées sur cette activité la présentent comme un dispositif d’abattage où la mort animale est centrale et constitue l’unique but poursuivi et où les animaux sont relégués au statut d’objet de tir. Cette forme de relation objectivante (Rémy, 2009) retentit sur la manière d’appréhender le chasseur lui-même, qui est relégué avant tout au statut de tueur : « Les gens, ils nous voient comme des assassins. C’est triste, mais c’est la stricte vérité, et je pense que c’est en grande partie dû aux médias » (P. B., 2015). Un sentiment de malaise chez les chasseurs se développe alors, en raison de l’image souvent méprisable qui leur est retournée, comme l’explique ce chasseur : « Quand je croise des promeneurs, je m’arrête : “Bonjour monsieur, bonjour madame”. On ne me répond pas. Un mépris dans le regard. On vit cette haine qui est imposée par les politiques ou des soi-disant écologistes. » (A. C., 2015). Cette figure du tueur est poussée jusqu’à son paroxysme lorsque les usagers de la nature renvoient aux chasseurs la figure de tueur d’humains, comme si les usagers expérimentaient la « commune corporéité » (Rémy, 2009) et vulnérabilité des corps humains et animaux. Ce mépris est notamment lié à la peur que ressentent ces usagers à l’égard de l’acte de mise à mort en raison notamment des risques d’accident. « Ils viennent vers moi : “Ne nous tirez pas dessus”. Bah dis, c’est comme si je vous croisais et que je disais : “Surtout ne me crachez pas dessus”! » (P. L., 2016).

Mise à distance de la figure repoussoir du tueur

Face à ces critiques, les chasseurs mettent en avant la différence de traitement des animaux sauvages et domestiques, avec pour objectif d’éviter l’importation d’une norme issue de l’élevage domestique dans leur pratique. La possibilité d’échappement des animaux sauvages et l’absence de destinée productive de viande constituent ainsi des éléments forts de distinction.

Enfin, […] un animal [domestique], […] il est élevé pour être tué, alors qu’en forêt… il peut se faire chasser, il peut ne pas se faire chasser, il a quand même un peu une part de chance, alors que, dans l’élevage, il n’y a pas d’ambiguïté sur le sort qui lui est réservé donc… Ils n’ont qu’à aller dans les abattoirs, ils vont bien voir comment ça se passe.

M. A., 2015

La figure repoussoir du tueur est également mise à distance par les chasseurs qui s’efforcent de se distinguer au maximum de l’image du « viandard ». Ce stéréotype s’est développé depuis le xixe siècle afin de qualifier négativement certaines pratiques de chasse, mais il permet également de gagner en légitimité en s’en distinguant. Cette figure est régulièrement mobilisée pour indiquer ce qu’on n’est pas. Les « viandards » sont en effet ceux qui chassent pour la passion du tir, de la mise à mort et de la viande collectée aux dépens de l’instauration d’une relation à l’animal. Ce sont toujours les « autres » chasseurs, critiqués et dépréciés (Pelosse et Vourc’h, 1982) : « C’est la convivialité avec les collègues, on s’amuse, tu vois, on chasse en groupe. C’est super. On n’est pas des viandards. On tire, on tire… On ne tire pas, ce n’est pas un souci. » (A. R., 2015).

Plusieurs manières de se distancier de la figure de viandard peuvent être relevées ici. La figure du tueur est tout d’abord repoussée par une mise à distance biographique de l’importance de la mort dans la mise en récit. Ainsi, ces chasseurs relatent avoir eu une pratique passée de « tueur », mais ne plus être pris aujourd’hui par la passion du tir qu’ils ont pu éprouver plus jeunes : « Maintenant, je dis, j’y vais, mais je ne tuerais pas un chevreuil (rires). Et pourtant, quand j’avais 20 ans, 25 ans, cela ne me faisait rien. Et puis, en vieillissant, ben non. » (L. A., 2015). Pour d’autres, les termes utilisés pour parler de la pratique de chasse euphémisent, voire nient, l’acte de mise à mort, en parlant par exemple de « prélèvement » et de « régulation ». Ce vocable correspond à la chasse écologisée (ou techniciste selon Dalla Bernardina), qui endosse le rôle d’instrument de gestion environnementale et de régulation, en particulier autour des grands ongulés abondants (cerfs, sangliers, chevreuils) (Fortier et Alphandéry, 2012; Ginelli, 2012). Dans ce cas, la mort animale n’est pas pensée, voire est invisibilisée discursivement, pour laisser place à l’importance du service socio-écosystémique fourni par la chasse. Les équipes de chasse mettent ainsi en avant leur efficacité et l’adéquation de leur pratique aux injonctions départementales les incitant à prélever un nombre important d’animaux, pour maintenir un équilibre « agro-sylvo-cynégétique ». Notons que ces équipes efficaces d’un point de vue fonctionnel peuvent être considérées comme « viandardes » par d’autres qui seraient plus attentives aux relations établies avec l’animal (voir ci-dessous).

Pour vivre heureux, vivons cachés

L’incompréhension avec les autres usagers des espaces naturels est telle que la stratégie adoptée, en particulier dans les chasses collectives en battue, est celle de l’évitement spatial à l’égard des non-chasseurs avec une tentative d’invisibilisation, par les chasseurs, de leur pratique et des matérialités de la mise à mort. Toutefois, cet évitement n’est pas évident, car les chasseurs se rendent présents malgré eux, par les sons des armes à feu et des chiens courants. De plus, leur pratique est contrainte par les dispositifs sécuritaires, qui imposent une mise en visibilité obligatoire des chasseurs en direction des autres usagers avec la pose de panneaux pour indiquer les battues en cours et le port de gilet fluorescent. L’ensemble de ces procédés sécuritaires peut être d’ailleurs interprété par les autres usagers comme une forme d’appropriation de l’espace à leurs dépens et débouche parfois sur des conflits d’usage (Dalla Bernardina, 2003).

L’invisibilisation passe par le fait de soustraire aux regards des non-chasseurs la bête qui vient d’être chassée ou d’éviter d’épandre le sang sur la neige, pour ne pas les choquer.

On ne se promène jamais avec un sanglier. Quand on ramène un sanglier mort, il est toujours enfermé dans une voiture. N’importe qui ne voit pas ce qu’il y a dans la voiture. Ils ne sont pas censés savoir qu’il y a un sanglier mort. Et puis, on ne va pas le dépecer devant tout le monde!

S. C., 2015

De même, certains chasseurs organisent leur pratique pour ne pas s’exposer au regard et aux différents sens : ils cachent leur arme à feu dans une housse mais, plus encore, tentent de minimiser l’impact de leur présence en limitant le nombre de coups de feu, notamment dans les moments et les espaces fortement fréquentés. Enfin, l’invisibilité spatiale s’étend au corps même du chasseur. Les chasseurs adoptent des stratégies d’évitement des autres usagers du milieu afin de limiter tout contact : « Moi, mes gens, ils sont postés hors des sentiers, dans les bois, mais hors de vision. On n’est pas là pour faire de l’esbrouffe, on est planqué. » (L. C., 2015).

La mort et la souffrance animales : une norme interne aux géométries variables

Au-delà des stratégies discursives et pratiques des chasseurs pour limiter les débordements des matérialités de la mort envers les autres usagers et éviter les incompréhensions, il s’agit d’examiner ce que signifie la mort au sein même du monde de la chasse. Une norme collective semble être partagée sur la définition « des bonnes relations » aux animaux sauvages. Cette « éthique de chasse » mêle étroitement mort et souffrance en dictant le principe d’une acceptation de la mort animale, mais d’un refus de la souffrance. Elle énonce les légitimations de la mort (pourquoi tuer?), comme ses modalités (comment tuer?). Toutefois, nous verrons que, si elle est partagée par tous en théorie, cette éthique de chasse s’exprime différemment selon les situations.

Une référence domestique de l’acte de tuer

Dans un premier temps, il est frappant de constater que si les normes de sensibilité animale issues de la sphère domestique sont mises à distance par les chasseurs, l’acceptation de la mort comme le refus de la souffrance proviennent tous deux d’une expérience domestique. Pour de nombreux chasseurs, la mise à mort animale est acceptée et acceptable grâce à un apprentissage effectué dès le plus jeune âge, souvent acquis dans l’expérience quotidienne et familiale de la vie « à la ferme » ou « à la campagne ». On s’inscrit ici dans le modèle paysan identifié par Dalla Bernardina (1995). Ces chasseurs issus de milieux ruraux sont habitués à la mort des animaux et se réfèrent à leur expérience domestique pour justifier et appréhender leur expérience sauvage : « Je suis habitué à voir des animaux morts. Ouais, je ne sais pas… mes parents…, on avait des bêtes donc j’ai l’habitude de voir des bêtes tuées. » (J. P., 2015). De même, l’attention qu’ils portent à la souffrance potentielle des animaux chassés s’inscrit dans la continuité de cette expérience domestique. La proximité affective avec des animaux tels que les chiens peut ainsi influer sur la façon d’appréhender la sensibilité animale de manière générale. « On n’est pas là pour blesser ou faire souffrir inutilement. On n’est pas des sadiques. On a tous des chiens. » (D. S., 2015).

La mort comme relation : pourquoi chasser?

Quel sens et quelle valeur prend la mort pour les chasseurs? Et quels statuts en découlent pour les animaux?

Différentes formes de relations s’instaurent avec les animaux, qui peuvent être au coeur de relations objectivantes ou subjectivantes selon des critères et situations variés prenant en compte les manières de chasser, les espèces considérées, l’expérience et les ruses des chasseurs et des animaux chassés. Ces formes de relations attribuent des significations et des valeurs variables à la mort animale, voire à la chasse elle-même.

Tout d’abord, au-delà des trois registres décrits par Dalla Bernardina (1995) – le modèle paysan, le modèle contemporain techniciste et le modèle romantique –, une quatrième forme de relation à la mort animale émerge, peu décrite dans la littérature parce que peu mise en avant aujourd’hui par les chasseurs, celle d’une chasse-plaisir, de type « cueillette ». Certaines situations comme la chasse d’animaux lâchés, tels que les faisans, amènent ainsi une objectivation des animaux, qui sont alors appréhendés comme « des pièces » (P. F., 2016), du « gibier de tir » (P. L., 2016). Cette objectivation provient d’un comportement peu farouche de l’animal montrant davantage des attributs domestiques que sauvages. Les lâchers de ces animaux visent alors « à meubler » (S. M., 2015) des territoires faiblement pourvus de gibier, « à amuser les chasseurs » qui ont alors accès à un gibier aisément chassable. Pour reprendre une expression d’un administrateur de la FDCI, le faisan représente « la tête de gondole » (A. G., 2015) qui permet de maintenir l’adhésion de chasseurs. Ici, la relation humain/faisan n’est que fort peu chargée de sens et la mise à mort ne soulève aucune discussion ou émotion particulière. La terminologie employée à l’adresse de ces animaux montre de nombreuses similarités avec celle du tir au pigeon d’argile ou ball-trap, qui instaure une distance émotive entre le chasseur et l’acte de mise à mort de l’animal.

En revanche, une forme d’intersubjectivité avec l’animal est mise en avant dans la relation chien de chasse / chasseurs et chien de chasse / gibier. Le chien devient ainsi l’intermédiaire de l’intersubjectivité construite avec le faisan. La valeur donnée à la mort de ces animaux peu agentifs passe alors par la capacité du chien à développer à la fois une capacité à lever les faisans et une capacité d’entente et de coopération avec son maitre. « Ma chienne est encore en cours d’apprentissage, donc, ça lui fait du bien. Et puis, moi, étant aussi jeune chasseur, ça me fait du bien, le gibier est un peu moins vif quand il est lâché, donc, c’est plus facile à viser et à tirer. » (E. B., 2015).

Toutefois, ce qui est particulièrement intéressant est le fait que la (non) agentivité n’est pas forcément ontologique à une espèce donnée. Elle est en effet évolutive et se définit en interrelation avec le milieu environnant de même qu’avec les chasseurs et chiens qui traquent l’animal. Les considérations dépendent tout d’abord de l’expérience du chasseur et de son ou ses chien(s). L’absence ou la présence d’agentivité chez l’animal peut également provenir du degré de connaissance de sa part du milieu environnant. Ainsi, un animal lâché comme le faisan peut acquérir une capacité d’action aux yeux des chasseurs en fonction de sa survie et de son apprentissage du milieu dans lequel il évolue.

Un faisan qui a l’habitude d’un territoire, qui passe une saison sans être tracassé par une personne ou un chien, s’adapte mieux au territoire qu’un faisan que vous allez chercher dans une volière deux jours avant, qui va se caler dans un coin et que vous retrouverez 2 jours après, pas trop loin. Un faisan qui passe tout l’hiver, là, le chien d’arrêt n’a même pas besoin d’arriver que le faisan est déjà parti. C’est sûr et certain. Il connaît tout. Il sait le bruit et hop.

G. C., 2015

Un animal qui développe une connaissance du territoire passe alors « d’objet » à « sujet » de chasse devenant un gibier « intéressant » à chasser, car « il se défend beaucoup mieux » (V. I., 2015).

Si les lâchers d’animaux permettent au plus grand nombre de s’exercer à la chasse, elle est souvent jugée par les chasseurs eux-mêmes comme une chasse de plaisir pas vraiment sérieuse. Les formes de chasse plus valorisées concernent au contraire des animaux montrant des capacités d’échappement importantes qui rendent l’issue de la chasse incertaine. Elles sont alors le théâtre d’une forte intersubjectivité entre les chasseurs et leur proie, dont les relations se construisent dans le déploiement de ruses à la fois des humains et des animaux au cours de la traque, dans le partage de la capacité d’action entre humains et animaux, à l’instar de ce que décrit Dalla Bernardina (1995) sur le registre romantique. Ces relations et ces ajustements comportementaux rendent chaque partie de chasse singulière, par l’incertitude de son dénouement et la particularité de la situation. Cette chasse personnalisée, en quelque sorte, donne de l’importance et de la valeur à la mort animale, comme une étape de la relation. Cette mort fait en effet partie intégrante d’une interrelation tissée avec l’animal, depuis sa traque jusqu’à la consommation de sa viande.

Toutefois, l’intersubjectivité est qualifiée différemment selon les situations, à l’instar de ce que décrit Dalla Bernardina. Alors que la chasse aux sangliers s’appuie sur une intersubjectivité négative de l’animal, qui justifie et légitime sa mise à mort, les chasseurs d’animaux tels que la bécasse ou le lièvre mettent l’accent sur le caractère malicieux de l’animal et construisent ainsi une intersubjectivité positive. La difficulté à capturer une bécasse en fait ainsi « une belle chasse ». Enfin, dans certains cas, l’intersubjectivité peut s’étaler dans le temps et dans le territoire. La mort vient alors donner une issue à une relation plus globale créée et vécue avec l’animal, comme l’illustre ce récit de chasse au lièvre.

Une année, j’avais abattu un lièvre, que je cherchais déjà depuis plusieurs années. Toujours le même. […] Il avait une particularité, ce lièvre, c’est qu’il allait toujours se tapir dans un champ, au clair, pour voir à 360°. Et il laissait approcher les chiens jusqu’à 1 mètre de lui. Et il démarrait à chaque fois. Mais alors, ça faisait une jolie musique. C’était incroyable. Parce que les chiens, ça les rend fous. Et il avait un circuit qui devait faire au moins 3-4 kilomètres. À sauter des chemins, à sauter des fossés, à rentrer dans des taillis. Et à un moment, les chiens le perdaient, toujours au même endroit, quoi. Il avait des astuces, il avait des troncs d’arbres, il sautait par-dessus, il avait un fossé, il avait des flaques d’eau où il passait dedans pour faire perdre son odeur. Et il a fallu des années à comprendre ça et par où il finissait par s’en aller. […]. J’ai dit bon, maintenant ça suffit, on a assez joué (rires). C’est moi qui ai gagné. Tu m’as eu pendant des années.

B. L., 2015

Dans le cadre de cette interrelation spécifique, la mort apparait moins comme un but que comme l’apogée d’une longue relation tissée avec l’animal, se prolongeant à travers le traitement du corps sans vie de l’animal et du rapport à la viande, qui n’est souvent partagée qu’entre ceux qui en connaissent la valeur.

En outre, ce registre de l’intersubjectivité avec l’animal vient en tension avec le registre écologique/techniciste développé par les élites cynégétiques. Ainsi, si les justifications socio-écologiques portées plutôt par les élites cynégétiques mettent en évidence l’importance et la légitimité d’une « chasse régulation », elles viennent parfois en contradiction avec la passion de la traque et de la relation à l’animal qui motive la plupart des chasseurs (Ginelli, 2012). Ces tensions sont d’autant plus perceptibles dans des opérations de battues de décantonnement et de régulation de sangliers dans des réserves qui, par exemple, visent à réduire les populations animales. Dans ce cas, l’animal est appréhendé comme élément d’un écosystème, dont la mise à mort tout comme la relation chasseur/animal sont occultées. Certains chasseurs en viennent ainsi à critiquer ces méthodes de régulation, car elles se traduisent par la mise à mort de « trop » nombreux animaux et relèvent pour eux de « l’abattage », objectivant les animaux et conduisant en quelque sorte à une « productivité » de corps animaux. L’impensé relationnel du registre écologique est ainsi rejeté par certains chasseurs qui l’opposent à la nécessaire relation intersubjective créée en condition de chasse « normale » avec le gibier.

La souffrance : comment chasser?

Si le premier pan de l’éthique de chasse concerne le « pourquoi tuer? », le second définit le « comment tuer? ». La prise en compte de la sensibilité animale s’exprime dans une norme collective qui implique une immédiateté de la mort, de sorte que l’animal ne souffre pas, par le biais d’un tir immédiatement létal, superposant les temporalités de la blessure et de la mort. Il s’agit de « tuer proprement » ou « correctement » les animaux, en faisant en sorte que les premières balles tirées soient immédiatement létales, en visant des parties vitales du corps.

Cette norme est sous-tendue par un respect de l’animal qui se décline tout d’abord dans l’attention à la sensibilité de l’animal vivant à qui l’on doit « éviter des souffrances inutiles ». Mais elle vise également la préservation de l’individualité animale dont les attributs se prolongent dans la venaison : « On ne “massacre” pas, on n’“esquinte” pas un animal » (J. S., 2015).

Au-delà du respect de l’animal, se trame en arrière-plan une esthétique de la mort, définissant les critères d’un beau tir (« que le tir soit propre, joli »), caractérisé par un geste précis, voire chirurgical, sans effusion de sang. S’il y a une habitude de la mort, elle se doit d’être esthétique et ne pas donner à voir la souffrance animale.

Dans l’idéal, c’est une balle, un gibier mort tout de suite. L’idéal, c’est une balle bien placée. La bête meurt tout de suite, il n’y a pas de dégâts. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas de souffrance non plus. L’idéal, c’est la balle en pleine tête à 30 m. Hop, couchée jolie, dans l’herbe.

D. S., 2015

Mais cet idéal n’est pas toujours atteint et il arrive que l’animal blessé ne meure pas immédiatement. Or, si l’intérêt de la chasse se base sur la capacité d’échappement des animaux traqués, dès lors qu’ils sont blessés, la puissance de vie et la résistance à la mort de certains animaux constituent une difficulté à surmonter propre à la pratique de la chasse.

Le cadre juridique autour des droits de suite d’un animal mortellement blessé (article L. 422-1 du code de l’environnement) met notamment en lumière ce qui se trame dans le geste de mise à mort ou de blessure mortelle. Alors qu’un animal traqué appartient à la catégorie res nullius, un animal tué à la chasse, mortellement blessé et « sur ses fins » ou aux abois, devient la propriété du chasseur qui a, dès lors, un droit de suite de l’animal pour pouvoir l’achever. On peut comprendre ce changement de catégorie juridique par le changement qui s’opère dans la destinée de l’animal. À partir du moment où cette destinée est connue, car il est mortellement blessé, l’auteur de ce changement de destinée en devient propriétaire et, par là-même, responsable des souffrances de l’animal. Il doit ainsi composer avec les incertitudes temporelles et spatiales de sa mise à mort. En effet, d’une part, si l’animal blessé n’est pas immédiatement tué, il appartient aux chasseurs de l’achever pour limiter la temporalité entre la blessure et la mort. « Après, si on a raté son tir, mais qu’on achève la bête proprement, rapidement et efficacement… » (J. C., 2014). D’autre part, la fuite de l’animal blessé impose un déplacement spatial de l’acte de mise à mort, depuis un espace temporairement dévolu à la chasse à un espace non connu et qui peut être plus familier, voire plus visible des non-chasseurs.

Il est intéressant de remarquer que si la place des récits de chasse et de traque est importante, celle des récits de blessure, de recherche et d’achèvement de l’animal est également présente dans les entretiens menés auprès des chasseurs interrogés. Cette séquence, éprouvante moralement et émotionnellement, peut aussi révéler des figures de chasseurs soucieux de l’éthique de chasse. Ils s’affichent alors comme de vrais « tueurs », capables de mener un réel corps à corps animal. L’achèvement d’un animal au comportement devenu dangereux par la blessure confronte en effet l’humain au risque de la sauvagerie. Le vrai « tueur » est celui qui est capable d’achever l’animal, en dépit des risques qu’il prend. Il devient celui qui délivre l’animal de la souffrance et lui rend service malgré le danger encouru. Lorsqu’on achève un animal, il est d’ailleurs dit « qu’on sert l’animal ». « Et ça, c’est le plus dur. Ce n’est pas tout le monde qui peut le faire. Mais il faut le faire, tu ne laisses pas souffrir une bête. » (D. S., 2015).

Certaines espèces, voire certains individus, sont plus « coriaces » que d’autres, et les chasseurs reconnaissent que cette souffrance animale, lors de la mise à mort, dépend de l’agentivité animale aussi caractérisée par la capacité de l’animal à résister à la mort : c’est le cas du sanglier qui peut parcourir plusieurs kilomètres avant d’agoniser. Une faible capacité d’échappement d’un animal lors d’une blessure amène un traitement différent de l’achèvement. Le cas des faisans est très illustratif. Aucun chasseur interrogé n’a prononcé le terme de souffrance à leur égard. Leur faible capacité de fuite, une fois blessés, et la présence de chiens qui rapportent le gibier blessé rendent leur achèvement peu problématique. À l’inverse, l’expression de la souffrance chez un animal qui montre une trop forte proximité avec les humains peut remettre définitivement en question la légitimité de la chasse et de la mise à mort. Plusieurs chasseurs ont ainsi rapporté avoir été confrontés à un chevreuil blessé « qui pleure comme un enfant » (D. C., 2015). Cette expérience d’une commune corporéité entre humains et animaux les a amenés à arrêter définitivement le tir, voire la chasse aux chevreuils.

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Nous avons tenté de comprendre comment les chasses populaires dans les Alpes françaises composent avec les évolutions des normes sociétales dictant les « bonnes relations » aux animaux et, plus spécifiquement, avec la prise en compte croissante de la sensibilité animale. La chasse est considérée par certains acteurs extérieurs à ce monde comme une pratique de mise à mort d’animaux victimes et innocents, pris comme des objets; en somme, comme un dispositif d’abattage en plein air.

« L’endo-définition » (Rémy, 2009) de cette sensibilité animale au sein du monde de la chasse s’appuie au contraire sur une éthique de chasse, avec l’acceptation de la mort animale et le refus de la souffrance. Mais la valeur donnée à l’animal et à sa mort de même que l’attention à sa souffrance dépendent de son agentivité, c'est-à-dire de ses capacités d’échappement, de ses ruses face aux stratégies déployées par les chasseurs.

Les chasses valorisées sont en effet celles aux prises avec des animaux dont l’agentivité rend l’issue de la traque incertaine. Cette capacité d’action des animaux sauvages permet d’établir une relation intersubjective entre humains et animaux chassés, tous deux considérés alors comme des sujets agissants. À l’inverse d’une vision de la chasse comme un dispositif d’abattage rendant tuables les animaux, les chasseurs conçoivent donc leur pratique à travers la traque et toute l’incertitude qu’elle contient : en ce sens, on pourrait dire que les chasseurs rendent les animaux moins tuables que « traquables ».

Mais le degré d’agentivité reconnu à l’animal traqué reste variable et évolutif, selon un triptyque associant situation de chasse, espèce / individu animal et territoire de chasse. Il dépend de l’espèce animale, du type de chasse adopté, de l’expérience des chasseurs, humains ou chiens, mais également de la connaissance du territoire qu’ont à la fois les chasseurs et les animaux traqués.

Enfin, l’attention à cette agentivité animale induit notamment deux tensions. D’une part, elle entre parfois en contradiction avec les logiques et justifications « technicistes » ou « écologiques » qui invisibilisent la mort animale et la relation établie avec l’animal. D’autre part, son absence peut déboucher sur un processus d’objectivation des animaux, où la mort animale n’est que peu valorisée et la souffrance peu prise en compte.