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« N’empêche, le jour où il y aura un personnage trans récurrent dans une série TV qui ne soit pas en cours de changement, de suicide, en train d’être tué […] »

Forum de discussion[1]http://www.ftm-transsexuel.com/

« N’insiste pas avec la Mort! Si la Mort ne répond pas à tes avances, prends ça comme un signe et laisse tomber. Va plutôt flirter avec la Vie. »

Kate Bornstein, 2018, p. 221

La question des réassignations post-mortem et de leurs effets, dont les « surassignations[2] », semble très présente dans les expériences de vie trans : le vécu des personnes trans, les récits qui en découlent, les inscriptions juridiques et culturelles dont les personnes sont à la fois les sujets actants et les sujets d’objectivations. Au cours des deux dernières décennies, les différentes implications de l’autrice au sein de l’associatif trans[3], aussi bien dans une posture de soutien actif que d’observation participante dans le cadre de recherches universitaires, l’ont conduite à penser le sentiment d’illégitimité à vivre chez les personnes trans : la pensée du suicide; le sentiment de mériter les discriminations ou l’idée de ne pas être en droit de les dénoncer; la disparition aux yeux des proches et de la famille, etc. Pour développer cette idée d’un point de vue empirique et expérientiel, nous nous sommes entretenus avec Tom Reucher et Maud-Yeuse Thomas, début juillet 2019, afin de réexaminer nos expériences communes au sein de l’Association du Syndrome de Benjamin, une association trans fondée à Paris en 1994. Nous rencontrions des personnes lors de permanences physiques et téléphoniques, en sus des échanges par voie postale en l’absence d’internet. Le sentiment d’illégitimité à vivre a été ressenti à un moment ou un autre par la majorité des personnes concernées croisées depuis 1995, quels que soient leur âge et leur statut socioculturel. Ce constat peut être mis en parallèle avec une autre spécificité observée dans les groupes trans, malgré l’absence d’études ciblées et de données quantitatives, à savoir que le taux d’artistes y est très élevé.

Les cadres de la société binaire, c’est-à-dire d’une société qui considère uniquement des mâles, des femelles devenant des hommes et des femmes hétérosexuelles (Lugones, 2008; Serano, 2007; Thomas, 2007), ne semblent pas propices à la découverte et l’acceptation de sa transitude, dans l’espace public particulièrement. L’histoire de la transitude compte ainsi de nombreux récits de meurtres et de suicides.

La visibilité et la médiatisation des conditions de vie de jeunes transgenres a favorisé l’émergence de la question du suicide spécifiquement en lien avec les personnes trans, sorties par là même des statistiques globales LGBTIQ+. Les médiatisations, aussi bien du courant dominant que communautaires, des suicides de jeunes ados ont contribué à une nouvelle visibilité à travers neuf cas de suicides ayant fait l’objet d’une médiatisation importante[4], en 2015 particulièrement. La majorité de ces suicides ont fait suite à des intimidations, brimades et moqueries de la part des camarades et en milieu scolaire (Johnson, 2017; Goldblum et al., 2015; Schneider, 2013). Il convient aussi d’évoquer les situations des personnes trans plus âgées. La mort de l’un ou l’une des partenaires d’un couple (trans-trans ou trans-cisgenre) n’est pas sans poser des difficultés au veuf ou à la veuve face aux institutions de même qu’aux professionnels et professionnelles de la santé pour expliquer le corps de la personne décédée, par exemple (Kimmel, Rose et David, 2006). La question des soins des personnes trans en maison de retraite se pose aussi, comme celle des suicides des personnes âgées et seules (Baril et Silverman, 2019; Hébert, Chamberland et Chacha Enriquez, 2012). La situation des personnes trans en prison constitue un autre cas où la thématique de la mort est forte. Les violences de genre et sexuelles sont multiples (Price, 2015) en raison de l’arrêt des traitements, du placement des femmes trans dans les quartiers pour hommes, des viols répétés, des humiliations quotidiennes renforçant les facteurs de risque de suicide (Grant et al., 2011; Beck et al., 2010).

Cette brève esquisse des liens qu’entretiennent les expériences de vie trans avec la mort donne un aperçu de la complexité des croisements thématiques possibles entre l’intériorité de la transitude, son expression sociale et ses interprétations sociétales, l’âge (jeunesse et vieillesse), les conditions d’hospitalisation, l’emprisonnement, les mises à mort symboliques et réelles dans l’espace public.

Suivant la pensée de Charles Wright Mills (1967), Edward Saïd (2011) envisage l’idée selon laquelle le portrait qu’ont les humains du monde et d’eux-mêmes est fourni par une foule de témoins qu’ils n’ont jamais rencontrés et ne rencontreront jamais. Ces images sont transmises par des personnes inconnues et par les ancêtres, par des transmissions sociales – et médiatiques aujourd’hui. Ces images seraient « le fondement même de la vie de chaque être humain » (Mills, 1967, p. 405-406). Les personnes trans ne font pas exception au schéma, mobilisant soit des images négatives comme fondement de vies cantonnées à la marge et auxquelles « il arrive malheur », soit des « ancêtres » ou « pionniers et pionnières » pour combler un déficit ou « l’effacement sociohistorique[5] » d’un ou d’une ancêtre trans comme référence individuelle et collective. Nous concentrerons ainsi notre réflexion sur les effets des réassignations de genre post-mortem à travers des exemples de l’histoire passée et des traitements médiatiques contemporains.

Interroger le genre à travers les époques, vers une critique des (ré)assignations post-mortem

La mort et les personnes décédées peuvent éclairer des vies vécues librement, à des époques où on ne les envisageait pas possibles, et donner lieu à des réassignations post-mortem ou des nécrologies de l’assignation de genre à la fois constituées d’anachronismes, d’ethnocentrismes et d’assignations disciplinaires violentes (Escalle, 2019). Les travaux de l’historienne et théoricienne des arts Chloé Maillet révèlent des cas marquants de vécus (peut-être) transgenres, au sein de l’institution et de l’histoire religieuse. Les études de l’écriture de la vie et/ou de l’oeuvre des saints (hagiographies) montrent que des moines, parfois canonisés, ont été découverts de sexe biologique femelle[6] à leur mort : au ive siècle, saint.e Marine-Marin vécut en habit d’homme dans un monastère, recevant les sacrements avec les moines (Maillet, 2018a, 2018b); Eugène-Eugénie (vie-viie siècle) vécut vertueusement et chastement en prenant l’habit d’homme et se fit accepter en tant que moine (Maillet, 2018a, 2018b).

Il existe d’autres exemples que l’hagiographie met à jour, comme l’indique Maillet dans ses travaux. Cette dernière relève encore l’exemple de Joseph-Hildegonde (mort.e en 1188) rapporté par Engelhard von Langheim (1140-1210) dans Vita Hildegundis (Maillet, 2018b). Joseph apparut en tant que moine à Schonäu et « on découvrit au moment de sa mort qu’il avait seins et vulve » (Hotchkiss, 1996, chap. 3, cité dans Maillet, 2018a). Fait notable, son genre connut une transition post-mortem (genus masculinum in femininumtransivit, il transféra/transitionna le genre du masculin au féminin) et sa vie fut réécrite à l’aune de la réassignation post-mortem.

De son côté, l’historienne Gabrielle Houbre a mis à jour deux exemples d’hommes « découverts » de sexe biologique femelle à leur mort, sous le Second Empire : François Desvaux (1780-1854) et Jean Guimbard (1792-1865). Ils sont parvenus à vivre et à « agir en “hommes” libres » (Houbre, 2012, p. 84) tout en formant des couples restés unis jusqu’à la fin et dont on ne sait s’il faut les considérer comme hétérosexuels ou homosexuels. Tous deux, d’humble condition, semblent avoir déjoué un ordre social peu propice à la fluidité des identités, dont le film Albert Nobbs[7] donne la mesure. Les découvertes après-la-mort ne semblent pas toujours donner lieu à des réassignations post-mortem, c’est-à-dire à des réécritures au féminin (d’une existence pourtant menée en homme) ou au masculin (pour une existence menée en femme) de la vie du défunt ou de la défunte.

Plus proche de nous, la mort du jazzman Billy Tipton en 1989 est un autre exemple connu de révélation après-la-mort (Middlebrook, 1998; Smith, 1998; Chin et Gallo, 1989), qui n’a pas été sans soulever des questions éthiques sur les traitements médiatiques et leurs réassignations post-mortem dans la presse tabloïde (notamment Glynn, 2000). À ce titre, l’article de Chin et Gallo, intitulé « La mort révèle l’étrange secret de Billy Tipton : il était une femme[8] », n’est pas sans s’inscrire lui aussi dans le récit d’un outing médiatique brutal (Escalle, 2019). La représentation des récits de vies trans dans la recherche historiographique donne lieu à un processus de « stabilisation » (Halberstam, 2005, p. 54) – dans l’histoire de la musique dans le cas présent. On fixe l’idée que Tipton était certes un jazzman, mais qu’il était aussi « une femme » tout comme les moines découverts « femme » à leur mort. La stabilisation s’accompagne d’un « projet de rationalisation » de l’archive. Jack Halberstam explique que Tipton « révélé femme » se voit retiré de l’histoire du jazz, dans laquelle les pianistes sont uniquement des hommes et des musiciens exceptionnels qui ont su s’imprégner de la musique populaire et la restituer dans leurs créations, telle une « dialectique de l’intériorisation du “populaire” » (Escalle, 2019). L’exclusion semble ainsi conduire à l’effacement, voire à une remise en ordre. Précisément, la réassignation post-mortem de Billy Tipton s’accompagne non seulement d’une médiatisation popularisant sa vie et la réinterprétant, mais aussi de réécritures de la valeur de son oeuvre musicale et de sa place dans l’histoire de la musique.

Une partie de la recherche historique impliquant les identités, considérées fluides, non binaires ou trans, peut être consciente des possibilités d’anachronismes et/ou d’effacements, à la condition de questionner l’usage de la notion de transitude (« le fait trans[9] ») dans le traitement des révélations post-mortem (Maillet, 2018ab; Houbre, 2012) et le refus aux personnes de ce que la philosophe Talia Mae Bettcher appelle une « autorité de la première personne[10] ». La pensée de Bettcher trouve un éclairage en rapport avec de précédentes analyses, dont celles de Sandy Stone (1991) précisément, qui soulevait l’idée d’un déficit d’agentivité appliqué aux personnes trans par des études de la question depuis les années 1970. Dans ces travaux, dont Stone critique la méthodologie, les personnes trans apparaissent comme n’étant pas en capacité d’avoir le contrôle de leurs actes et, de fait, l’aptitude à penser leur condition. Se lit ici l’un des enjeux du travail historique impliquant la thématique de la transitude, sans plaquer les réalités non-trans et sans occulter des réalités et des vécus dont on ne sait s’ils sont trans ou plus fluides encore, mais dont on ne doit pas écarter les possibilités. Il s’agit d’interroger le passé à l’aune des questions actuelles avec rigueur et méthode, tout en reconnaissant l’autorité de la première personne concernant les personnes trans dans le cas présent. Par exemple, la vie et l’oeuvre de Tipton peuvent s’inscrire à la fois dans l’histoire de la musique jazz comme dans celle de la transidentité, l’une n’invalidant ni ne disqualifiant l’autre.

On trouve des exemples de réassignations post-mortem loin dans le temps, comme le montrent l’histoire, l’hagiographie et les études des arts et de représentations. Ces cas sont peu nombreux ou pas si rares, selon les points de vue, mais ils existent et les disciplines s’attachent à en retracer l’histoire, les conditions et les conclusions de ces changements de genre avérés ou présumés. Dans la perspective d’une histoire contemporaine des réassignations post-mortem, l’exemple de Tipton soulève un double enjeu, celui de l’effacement du musicien au profit de la révélation de sa transitude. Les révélations médiatiques de la presse populaire du début du xxe siècle à celles de la presse multimédia du xxie reproduisent-elles ce schéma qui peut apparaitre comme nouveau?

Les réassignations médiatiques : la mort comme fait divers, le genre comme mise en scène

Les approches de nos recherches, depuis 2008, croisent histoire de la transidentité et histoire de sa médiatisation, car il nous faut considérer des consubstantialités comme, par exemple, celle de la coécriture du « récit trans » à la fois dans les cabinets de psychiatrie et sur les plateaux de télévision[11]. Suivant les critères du recours aux techniques médicales et à toutes les formes de médiatisation, nous faisons remonter la popularisation de la thématique trans au début du xxe siècle, entre 1917 et 1931 avec Dora Richter (1891-1933) et Lili Ilse Elvenes, plus connue sous le nom de Lili Elbe (1882-1931). Les changements de genre donnent lieu à des articles dans la presse populaire et à une première biographie dans le cas de Lili Elbe (Foerster, 2012). Cette période compte aussi un pionnier en la personne d’Alan L. Hart (1890-1962), qui précéda pourtant les deux pionnières citées et dont on parle pourtant beaucoup moins. La presse populaire et les biographies vont s’intéresser davantage aux « hommes devenus femmes » qu’à l’inverse et cela reste vrai un siècle plus tard avec les contenus médiatiques et autobiographies contemporaines. La popularisation prendra une dimension internationale avec les pionnières[12] des années 1950-1960[13] avec la célèbre descente d’avion de Christine Jorgensen à New York en 1953, que la presse qualifie à l’époque de première transsexuelle opérée de l’histoire.

Une fois passés les premiers émois de la presse populaire, les traitements médiatiques vont glisser vers des récits de mort tragique de personnes trans dans les années 1970 sous le registre du fait divers dans des reportages et des plateaux débats aussi bien que dans la fiction (les séries noires ou policières[14]), les biopics (cinéma, téléfilm[15]), la presse écrite et audiovisuelle. Durant les décennies suivantes, le fait divers s’inscrit dans un lieu précis, celui du bois de Boulogne, associé à la prostitution de sud-américaines et à la pandémie du sida, durant la période 1988 à 1992 particulièrement, et de façon intense dans les journaux télévisés en donnant lieu à une médiatisation mondiale dont les médias se faisaient eux-mêmes les échos[16]. Les titres des faits divers associés à ce lieu font toujours référence à des meurtres de travestis, nous inspirant l’expression de travestis auxquels il arrive malheur (2015a, p. 111) pour résumer et illustrer la trame d’un récit standardisé.

Le fait divers décrit souvent des situations de « marginalité » des personnes trans (Espineira, 2015, 2014) que nous associons à la définition générique : un fait divers est une rubrique de presse d’informations sans portée générale relative à des faits quotidiens. Le fait divers est une mise en « scène sémiotique » (Dubied, 2004, p. 13) et ne se retrouve que dans l’espace médiatique puisque c’est dans le processus de mise en scène qu’il émerge. Dans notre quotidien, un fait divers n’existe donc pas. Le registre du fait divers, quand il implique le sujet/objet trans, s’appuie sur une mise en scène notable : la réassignation de genre. Celle-ci a comme caractéristiques le « mégenrage » (usage du mauvais pronom), le « morinommage[17] » (usage du prénom d’avant la transition) et des erreurs ou raccourcis terminologiques (travesti, travestie, transsexuel, transsexuelle). Ces usages, fréquents dans les médias, sont qualifiés de « seconde mort », voire de « double meurtre », par les personnes trans militantes et non-militantes (Thomas, 2016). Les traitements médiatiques de la mort de personnes trans dans la culture populaire à travers les créations audiovisuelles (films et séries) et les réseaux d’information (les journaux télévisés, la presse web et papier) sont l’objet de contestations par les mouvements trans à travers le monde puisque même dans une langue neutre (sans accord de genre) comme le persan en Iran, le morinom est mobilisé. Les mouvements trans dénoncent ces « mauvais traitements » comme des maltraitances médiatiques (Pourmazaheri, 2013, p. 12).

Trois exemples concentrent les caractéristiques de la réassignation de genre sous le registre du fait divers. Il s’agit de meurtres qui ont défrayé la chronique – suivant l’expression consacrée dans le contexte français – dont deux ont eu une portée nationale : ceux de Mylène (Marseille, 2005) et de Mylène (Limoges, 2013), et internationale pour le troisième, celui de Vanesa Campos (Paris, 2018). Celui de Mylène à Marseille avait mobilisé le mouvement trans en France car, dans un premier temps, la presse de l’époque avait parlé du meurtre d’un « prostitué travesti équatorien[18] ». Le quotidien La Provence (2005, 31 mars) donnait les détails du fait ne laissant planer aucun doute sur la « sauvagerie » du meurtre, dont même la police indiquait le « caractère exceptionnel » dans les annales de la criminalité française. Le traitement médiatique du meurtre de Mylène (2013, 25 juillet), à Limoges, avait lui aussi donné lieu à de vives réactions pour les mêmes raisons. Mégenrage et morinommage à répétition, mauvais lexique, détails sordides, etc., ont été dénoncés par l’associatif trans français et particulièrement par l’association Les Myriades Transs, qui mit en avant dans ses communiqués l’abus du prénom masculin et le non-respect du genre revendiqué par la défunte, entre autres éléments. Les traitements médiatiques sont jugés transphobes par les associations trans, surtout quand ils tiennent du registre du fait divers (Espineira, 2015a, p. 213).

Entre les meurtres médiatisés des deux jeunes femmes prénommées Mylène et celui de Vanesa Campos dans la nuit du 16 au 17 août 2018, il s’écoule respectivement 15 et 5 ans. Le traitement du meurtre de Vanesa montre que peu de choses ont évolué et que les mauvais traitements médiatiques perdurent. Cependant, le bras de fer entre les associations et les médias s’est durci car l’associatif trans ne s’en laisse plus conter. L’association Acceptess-T a rapidement engagé une lutte pour dénoncer cette médiatisation sur tous les fronts, sur la base du communiqué « Notre collègue Vanesa Campos a été assassinée », relayé par Mérôme Jardin qui commente en chapeau : « Une pute qui meurt c’est un peu comme un personnage de jeu vidéo qu’on tue, ce n’est pas grave. C’est un peu comme une blague sexiste, on en rit, puis on passe à autre chose […] Aucune réaction politique n’a suivi ce meurtre transphobe et raciste[19] ». La couverture médiatique n’échappera pas aux usages habituels : Vanesa Campos « née [morinommage] », qualifiée de « travesti », puis de « transsexuel », puis de « femme trans » et de « transsexuelle » (modifications des articles en ligne); « le prostitué travesti » devient « la prostituée transsexuelle[20] », etc. La couverture médiatique évolue sous la pression d’Acceptess-T et du Strass[21] jusqu’à la condamnation du magazine Paris-Match qui avait publié des photos du corps nu et mortellement blessé. Acceptess-T enfonce le clou en indiquant que la recherche du sensationnalisme ne peut tout légitimer et qu’il « est temps que la société, les politiques et les médias en soient convaincus aussi quand il est question des personnes trans, en particulier racisées et/ou travailleuses du sexe[22] ».

L’ensemble des exemples mobilisés, entre des centaines d’autres, montrent que dans leur vie quotidienne, les expériences de vie des personnes trans se réalisent au gré et sous le regard d’une société alimentée par des significations stéréotypées façonnées par des interprétations plus ou moins justes, plus ou moins humaines, dans les médias notamment, qui tentent de traduire des réalités qui les dépassent encore. Nous avons parlé de seconde mort dans le contexte français, mais les rapports de GLAAD, la Gay & Lesbian Alliance Against Defamation[23], ouvrent la perspective en faisant état d’une « double victimisation » concernant les signalements des victimes transgenres d’actes criminels[24] sur le territoire américain et le propos est appuyé par un kit pédagogique (glossaire et « choses à éviter ») à destination des professionnels et professionnelles des médias.

Quelle est la nature de la médiatisation des crimes quotidiens dans le Brésil de Bolsonaro, la Hongrie d’Orbán, l’Italie de Salvini ou encore les États-Unis de Trump? Si nous avons choisi de poser la question de la situation à l’international à travers des exemples de dirigeants très conservateurs, c’est que la mise en perspective est d’une grande cruauté au regard des régimes que leurs politiques instaurent, mais aussi au regard d’autres démocraties se proclamant progressistes tout en ne prenant toujours pas la pleine mesure des discriminations qui se traduisent aussi par des mises à mort ou des renoncements à la vie. Parmi les victimes, surtout des personnes trans racisées et précaires (100 % des meurtres de personnes trans en 2019 aux États-Unis), plus vulnérables que d’autres, y compris dans le champ de l’information et de la communication. Nos recherches menées depuis 2008 indiquent qu’il y a des inégalités dans la médiatisation. Les tendances montrent qu’une femme[25] blanche occidentale hétérosexuelle bénéficie d’une médiatisation plus respectueuse qu’une femme trans racisée, par exemple.

Dans nos travaux (2012-2019[26]), nous avons recours à l’intersectionnalité pour éclairer les processus croisés liés au genre et à la sexualité, en mobilisant aussi les critères de la classe et de la race/ethnie, mettant ainsi à jour des inégalités de la représentation et du traitement médiatique. La mort des personnes trans racisées travailleuses du sexe a beaucoup plus de probabilités de donner lieu à de « mauvais traitements » que celle, par exemple, d’une personnalité trans blanche et célèbre. Les médiatisations des victimes transgenres du travail du sexe sont souvent particulièrement désastreuses. Nous préconisons de les étudier au prisme de l’intersectionnalité (Crenshaw et Bonis, 2005), forgée par le black feminism (Collins, 1990) et qui, à l’origine, était un outil pour éclairer la condition des Afro-américaines. Nous considérons l’intersectionnalité comme « un méta-principe » (Bilge, 2009, p. 85) à ajuster et à compléter suivant le champ d’études et les objectifs de recherche, en acceptant « les mises en application plurielles ». Les études des médias prennent la mesure des nombreux apports de l’intersectionnalité (Cervulle et Quemener, 2014; Julliard et Quemener, 2014; Molina-Guzmán et Cacho, 2014; Vardeman-Winter et Tindall, 2010; Aldoory et Parry-Giles, 2005) qui permet d’analyser notamment des rapports de pouvoir plus étendus et complexes (Collins et Bilge, 2016). En proposant cette ouverture, nous partageons notre conscience des enjeux sociaux de nombreux débats de société. Ce travail d’analyse engage par ailleurs à la recherche-action depuis les enjeux du développement local aux enjeux de la communication publique, en passant par ceux des sciences de l’éducation, de l’apprentissage, ou encore du travail social (Rullac, 2018; Bernard, 2006; Albaladejo et Casabianca, 2002).

Les représentations médiatiques ne sont pas neutres ou sans effets. Elles évoluent avec les imaginaires sociaux qui les font évoluer en retour, dans la consubstantialité, se nourrissant l’un l’autre. Le sentiment d’illégitimité à vivre ne doit pas être une fatalité. Il y a moyen de porter des contre-discours et des contre-représentations, à travers les messages et études féministes et transféministes de chercheuses et de chercheurs engagés contribuant à une meilleure connaissance des autres et de soi dans la perspective de la vie.

L’autrice a été personnellement confrontée à la question du renoncement à la vie ou, autrement dit, au suicide radical ou indirect, par des mises en danger de plus en plus grandes dont nous espérions que l’une d’elles serait fatale[27]. La vie a été plus forte comme l’évoque une citation tirée du journal de Virginia Woolf, en date du 17 février 1922 : « Je voulais parler de la mort, mais la vie a fait irruption, comme d’habitude ». Cet élan de vie, nous l’associons à Kate Bornstein qui, dans Hello, monde cruel. 101 alternatives au suicide (2018), écrit en s’adressant aux « non-conformistes, rebelles, freaks, queers, pécheurs et pécheresses » :

Ce livre ne prétend pas te donner toutes les bonnes raisons de ne pas te suicider. Même avec les meilleures raisons du monde, tu pourras toujours m’en citer davantage pour mener ton plan à exécution. Ce livre te propose plutôt une liste de choses à faire à la place.

p. 23-24

La thématique du suicide chez les jeunes personnes a clairement marqué Kate Bornstein qui est l’une des théoriciennes majeures des questions trans et dont les apports ont bénéficié aux mouvements trans en termes de libération des oppressions de certaines normes de genre, c’est-à-dire de l’injonction à être « tout homme » ou « toute femme ». Le fait de fournir cette référence permet de transmettre un message positif à ceux et celles que nous ne pouvons qu’encourager à vivre et accompagner du mieux possible en admettant paisiblement que « pour chaque enfant, le genre est un parcours, une aventure depuis les insignes parentaux jusqu’à cet homme-là ou cette femme-là ou cet autre genre-là adulte » (Condat, 2016, p. 391). Les enfants suicidaires d’hier peuvent certainement devenir aujourd’hui des adultes épanouis dans un genre-là.