Corps de l’article

Le déni de la mort dans les sociétés américaine et canadienne rend difficile la planification et les discussions relatives à la fin de la vie pour l’ensemble de la population (De Vries et al., 2019; Kcomt et Gorey, 2017). Ces discussions et la planification préalable des soins de fin de vie sont pourtant reconnues comme favorisant le respect des souhaits de la personne concernant sa fin de vie et sa mort, ainsi que la qualité de la fin de sa vie (Witten, 2014; Cartwright, Hughes et Lienert, 2012; Larson et Tobin, 2000). Des auteurs et autrices s’intéressant de façon globale aux populations lesbiennes, gais, bisexuelles et trans (LGBT), sans distinguer les spécificités des expériences des personnes trans, suggèrent que la préparation des décisions relatives à la fin de la vie serait plus faible chez les LGBT qu’au sein de la population générale (Gahagan et al., 2018). Néanmoins, les préoccupations, la planification et les besoins relatifs à la fin de vie de la population trans demeurent invisibles et commencent à peine à être étudiés (Pang, Gutman et De Vries, 2019; Kcomt et Gorey, 2017; Witten, 2014). À titre d’exemple, une revue systématique des études sur les besoins des populations LGBT relatifs aux soins palliatifs et de fin de vie, datant de 2012, n’a pu identifier aucune recherche sur la population trans (Harding, Epiphaniou et Chidgey-Clark, 2012). Une des sources de ce problème réside dans une tendance marquée à amalgamer la réalité trans à celle des LGB, alors que les personnes trans font face à des défis uniques qui nécessitent d’être documentés de façon spécifique (Pang, Gutman et De Vries, 2019). Une revue récente d’études quantitatives a ainsi établi que les personnes trans sont de 50 à 70 % moins enclines que les LGB à avoir rédigé un testament ainsi que des volontés de soins, ou encore à avoir choisi un mandataire pour prendre des décisions médicales pour leur fin de vie (Kcomt et Gorey, 2017).

Plusieurs raisons mises en évidence dans des recherches quantitatives pourraient expliquer cette situation. En premier lieu, alors que la préparation aux décisions relatives à la fin de vie repose en grande partie sur les discussions entre les patients et les professionnels de la santé (Larson et Tobin, 2000), les personnes trans, notamment les plus âgées, sont nombreuses à nourrir des craintes à l’endroit du système de santé en raison d’expériences de discrimination vécues dans le passé (Witten, 2014). Un autre obstacle à cette préparation, mentionné de façon récurrente, concerne l’isolement des personnes trans. En effet, les personnes trans sont moins enclines que les personnes cisgenres à avoir un ou une partenaire intime ou encore des enfants, alors que ce sont généralement les membres de l’entourage les plus susceptibles d’apporter un soutien en fin de vie et d’être désignés comme mandataires (Gahagan et al., 2018; Lowers, 2017).

Bien que ces recherches quantitatives fournissent des pistes importantes de réflexion pour mieux saisir les raisons d’une moindre préparation à la fin de vie des personnes trans, ces données restent encore limitées et ne permettent pas de comprendre en profondeur les préoccupations de la population trans concernant la fin de la vie. Afin de combler cette lacune, nous avons conduit une revue systématique des recherches qualitatives portant sur les expériences en lien avec la fin de vie et sa préparation chez les personnes trans. Cette revue systématique des études qualitatives se fixe plus spécifiquement pour objectif de documenter les expériences, les perceptions et les préoccupations des personnes trans en lien avec la fin de la vie et pouvant influer sur sa préparation. Il convient de préciser que nous adoptons ici une définition large de la fin de vie, englobant non seulement les derniers moments de la vie d’une personne arrivant en phase terminale d’une maladie grave et incurable, mais aussi une période plus longue de perte d’indépendance progressive à cause d’une maladie (Lowers, 2017). Il importe, par ailleurs, de souligner que cet article a pour objectif de rendre compte des expériences décrites dans les études qualitatives recensées, et non pas d’établir des liens entre ces expériences et celles décrites dans des recherches utilisant une autre méthodologie, ou portant sur d’autres populations, ou bien sur les enjeux généraux entourant la fin de la vie et sa préparation.

MÉTHODE

Le présent article consiste en une revue systématique de recherches qualitatives. De façon générale, de telles revues d’écrits se caractérisent par l’examen d’une question de recherche basée sur une méthodologie rigoureuse et explicite (Shamseer et al., 2015; Cooke, Smith et Booth, 2012; Grant et Booth, 2009). Les recensions systématiques qualitatives visent à intégrer ou comparer les résultats d’études qualitatives, qui constituent un matériau généralement riche et détaillé, afin de produire ultimement une nouvelle interprétation de l’ensemble de ces données (Cooke, Smith et Booth, 2012; Grant et Booth, 2009; Thomas et Harden, 2008). Les résultats de recherches qualitatives, étant issus de contextes socio-culturels spécifiques et, de ce fait, peu généralisables, présentent une limite qui réside dans la décontextualisation des données (Thomas et Harden, 2008). Néanmoins, dans la présente recherche, cette limite a été contournée par le fait que les articles retenus se basent sur des études réalisées dans des pays assez similaires en regard de la prise en charge des personnes trans dans le système de santé[1] et de la lutte contre les discriminations envers les personnes trans[2].

Recherche et sélection des études

La recherche de publications sur les personnes trans et la fin de vie a été effectuée avec des mots-clés[3], en consultant 11 bases de données[4] ainsi que les sites Érudit et Cairn.Info. Nous avons également examiné les bibliographies d’articles jugés pertinents et nous avons consulté des collègues afin d’identifier d’autres références (Thomas et Harden, 2008).

En ce qui a trait aux critères d’inclusion, au-delà de leur pertinence en regard de l’objectif de la revue de littérature, les publications devaient privilégier une méthodologie qualitative ou mixte (dans la mesure où elles comportaient des données qualitatives). Par ailleurs, elles devaient présenter des données portant spécifiquement sur les personnes trans, et non pas uniquement sur la population LGBT dans son ensemble. Ont été exclues les publications traitant du VIH/Sida (qui constitue une problématique à part entière), de même que celles employant une méthodologie quantitative et rédigées dans une langue autre que le français et l’anglais. La recherche documentaire s’est effectuée durant le mois de juin 2019[5] et aucune restriction n’a été appliquée quant à la date de publication.

Les titres et les résumés des publications repérées ont été examinés par les deux autrices pour procéder à une première sélection. Les publications retenues ont ensuite été lues dans leur intégralité afin de déterminer leur adéquation avec les critères de sélection et l’objectif de recherche. Un résumé de la démarche de sélection des études, s’inspirant de la méthodologie PRISMA (Moher et al., 2009), est présenté à la figure 1.

Figure 1

Diagramme d’identification et de sélection des articles

Diagramme d’identification et de sélection des articles

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Description des études

Les treize écrits constituant le corpus de cette revue de littérature ont été publiés entre 2012 et 2019. Tous, à l’exception d’un rapport de recherche en français, sont des articles scientifiques en anglais, évalués par les pairs. La majorité des études retenues ont employé une méthodologie qualitative basée sur la réalisation d’entretiens de groupes et individuels. Quatre des articles se sont basés sur une méthodologie mixte, incluant des questions ouvertes dans des questionnaires (Almack, 2018; Witten, 2016, 2015, 2014). Ces publications proviennent de différents pays : le Canada (7), les États-Unis (4), le Royaume-Uni (1) et l’Australie (1). Le nombre de participants et participantes dans chacune de celles-ci varie entre 18 et 93, pour les études qualitatives, et entre 60 et 1 963 pour les études mixtes. La majorité des travaux ne traitent pas exclusivement des personnes trans, mais bien de l’ensemble des LGBT. Quelques publications font état d’études pour lesquelles des intervenants et intervenantes travaillant dans les milieux de la santé, des services sociaux ou au sein d’organismes communautaires faisaient partie de la population-cible (Gahagan et al., 2018; Chamberland et al., 2016; Cartwright, Hughes et Lienert, 2012). Plusieurs publications utilisent des données communes provenant de projets de plus grande envergure : celles de De Vries et al. (2019), Mock et al. (2019), Pang, Gutman et De Vries (2019), Gahagan et al. (2018) et Chamberland et al. (2016) découlent d’un projet pancanadien; les articles de Kortes-Miller et al. (2018) et Wilson, Kortes-Miller et Stinchcombe (2018) utilisent les résultats d’un autre projet réalisé au Canada; enfin, les articles de Witten publiés en 2016, 2015 et 2014 sont reliés à un même sondage, le Trans MetLife Survey on Later-Life Preparedness and Perceptions in Transgender-Identified Individuals.

Concernant l’âge des participants et participantes LGBT (puisque les études ne distinguent pas l’âge des personnes trans de celui des autres), la plupart des études portent exclusivement sur des personnes de 55 ans et plus (De Vries et al., 2019; Mock et al., 2019; Pang, Gutman et De Vries, 2019; Gahagan et al., 2018; Kortes-Miller et al., 2018; Wilson, Kortes-Miller et Stinchcombe, 2018; Chamberland et al., 2016) bien que quelques-unes intègrent des personnes adultes de tout âge (Almack, 2018; Lowers, 2017; Witten, 2016, 2015, 2014). Une seule étude ne mentionne pas l’âge de ses participants et participantes (Cartwright, Hughes et Lienert, 2012).

Analyse des données

Cette revue systématique d’études qualitatives s’appuie sur la méthode de la synthèse thématique (Thomas et Harden, 2008). Cette approche repose sur le regroupement des codes identifiés dans les études recensées autour de « thèmes descriptifs » qui mènent à la traduction de différents concepts d’une étude à l’autre afin de générer des « thèmes analytiques » (Thomas et Harden, 2008). L’analyse thématique a été appliquée aux sections « Résultats » des publications comme le recommandent Thomas et Harden (2008). Seules les données sur les personnes trans ont été intégrées (et non celles portant globalement sur les LGBT ou sur les LGB) dans le corpus à analyser afin de s’assurer que les résultats reflètent la réalité unique de la population trans. De plus, pour les articles traitant à la fois de l’âge avancé et de la fin de vie, nous n’avons pas inclus les données portant uniquement sur le vieillissement.

RÉSULTATS

Les résultats des études qualitatives recensées mettent en lumière des préoccupations et expériences communes aux différentes populations trans en lien avec la fin de la vie et la préparation à la mort. Trois grandes catégories thématiques émergent ainsi de l’analyse, à savoir les craintes en lien avec les soins et l’hébergement en fin de vie, l’insertion sociale et le soutien reçu, et enfin la planification de la fin de la vie et les enjeux post-mortem.

Les craintes relatives aux contextes de soins et d’hébergement en fin de vie

Les craintes formulées par les personnes trans relativement aux contextes de soins et d’hébergement en fin de vie s’articulent autour de trois enjeux, à savoir les risques d’abus et de mauvais traitements, le manque de respect et de soutien de l’identité de genre et le manque de connaissances des professionnels.

Les risques d’abus et de mauvais traitements

Les résultats de plusieurs des études recensées mettent en lumière les craintes des personnes trans relativement aux risques de mauvais traitements, de discrimination et d’attitudes cisgenristes[6] qui pourraient être vécus en fin de vie dans les centres de soins de longue durée ou les résidences médicalisées pour personnes âgées (Kortes-Miller et al., 2018; Chamberland et al., 2016; Witten 2016, 2015, 2014). Les principales craintes identifiées sont celles de ne pas recevoir les bons médicaments, de subir des manques de respect, ou d’être victime de violences ou d’abus psychologiques, physiques ou sexuels (Witten, 2016, 2014). Un des sujets évoque même la crainte que sa mort soit accélérée par négligence en raison des attitudes cisgenristes des professionnels de la santé : « J’ai déjà peur de la mort. Je ne veux pas mourir. Étant transsexuel, j’ai peur de mourir à cause d’un médecin intolérant... ou alors que quelque chose de grave survienne et qu’ils me laissent mourir parce que je suis transsexuel[7] » (Witten, 2014, p. 50).

La crainte des mauvais traitements est si forte chez certaines personnes trans que celles-ci envisageraient le suicide plutôt que de risquer d’endurer des expériences de discrimination cisgenriste en finissant leurs jours au sein d’un centre d’hébergement et de soins (Chamberland et al., 2016; Witten, 2016). C’est ce que reflètent ces propos d’un femme trans : « Il y en a une […] qui a travaillé toute sa vie dans des centres de personnes âgées puis qui dit : « Moi? Non, non, la mort, je me suicide avant de me ramasser là » (Chamberland et al., 2016, p. 33). Par ailleurs, des personnes trans seraient prêtes à renoncer à vivre dans leur genre d’identification pour éviter les abus cisgenristes, comme l’illustre ce témoignage d’un participant LGBT : « J’ai certainement déjà entendu des histoires d’horreur à propos de personnes trans au sein d’établissements de soins qui devaient… revenir à leur sexe assigné à la naissance afin d’éviter… le harcèlement, la discrimination, etc. » (Kortes-Miller et al., 2018, p. 216).

Ces craintes relatives aux risques d’abus et de mauvais traitements en raison d’attitudes cisgenristes apparaissent, en outre, amplifiées par différentes expériences et situations. Le fait d’avoir été témoin de discriminations cisgenristes par le passé, au sein du système de soins, que celles-ci soient dirigées vers soi-même, un proche ou plus largement vers la communauté trans, semble particulièrement propice à accroitre les craintes des personnes trans d’être maltraitées par les professionnels de la santé, en fin de vie (Lowers, 2017; Chamberland et al., 2016; Witten, 2016, 2015, 2014). À titre d’exemple, une femme trans lesbienne évoque comment ses expériences passées dans le système de soins contribuent à ses craintes actuelles : « Ma plus grande crainte est que les soins nous soient refusés. Mes expériences avec le milieu médical n’ont pas été agréables à cet égard. J’ai été ignorée par des membres du personnel en salle d’urgence et traitée avec mépris par des médecins à cause de mon genre » (Witten, 2015, p. 80). Par ailleurs, les craintes de mauvais traitements peuvent être amplifiées chez ceux et celles dont l’apparence ne correspond pas au genre auquel ils/elles s’identifient (De Vries et al., 2019; Pang, Gutman et De Vries, 2019; Chamberland et al., 2016; Witten, 2014). Selon De Vries et ses collègues (2019, p. 369), « une peur du traitement réservé par les professionnels à ceux n’ayant pas eu la chirurgie complète » se dégage des discours des personnes trans à propos du contexte des soins de longue durée et de fin de vie.

Un manque de respect et de soutien de l’identité de genre

La plupart des études recensées font également référence à la problématique du manque de respect de l’identité de genre par les professionnels de la santé et dans le système de soins. Les discours des personnes trans convergent en ce qui a trait au problème fréquent du dévoilement forcé de l’identité de genre, que ce soit en raison de l’impossibilité de cacher son corps dans un contexte de soins ou du dossier médical auquel le personnel soignant a accès (De Vries et al., 2019; Kortes-Miller et al., 2018; Chamberland et al., 2016). Des personnes trans évoquent les risques d’attitudes négatives ou déplacées auxquelles elles pourraient faire face en raison de leur identité de genre (De Vries et al., 2019; Pang, Gutman et De Vries, 2019; Chamberland et al., 2016; Witten, 2014) : « [S]i vous n’avez pas vécu de transition chirurgicale complète et que votre corps est différent […] même s’ils ne font rien de flagrant, il existe toujours cette exclusion subtile... » (Pang, Gutman et De Vries, 2019, p. 11). Certaines personnes trans mentionnent également le problème de la curiosité malsaine dont elles risquent de faire l’objet si elles reçoivent des soins corporels (De Vries et al., 2019; Chamberland et al., 2016), comme dans cet exemple : « S’il y a 15-25 préposés à donner le bain, les 25 vont vouloir m’en donner un pour venir voir ce que ça a l’air. Fait que quelle dignité il te reste quand tu es pris puis que tu sais que tu es juste un objet de curiosité, là » (Chamberland et al., 2016, p. 34).

Les craintes en lien avec le manque de respect de l’identité de genre concernent également le fait d’être mégenré[8], ce dont beaucoup de personnes trans ont déjà fait l’expérience au sein du système de santé, que ce soit de la part des médecins, du personnel soignant ou du personnel administratif (De Vries et al., 2019; Lowers, 2017; Witten, 2016). Des témoignages insistent, en outre, sur l’impact particulièrement dommageable, émotionnellement, du fait d’être victime de mégenrage tout en étant dans un état de santé dégradé ou en perte d’autonomie (Pang, Gutman et De Vries, 2019; Lowers, 2017).

Plusieurs études évoquent également les inquiétudes des personnes trans relativement à l’incapacité de maintenir leur genre d’identification dans un contexte institutionnel, que ce soit parce qu’elles seraient traitées comme une personne du genre qui leur a été assigné à la naissance (Lowers, 2017; Witten, 2015, 2014; Cartwright, Hughes et Lienert, 2012) ou parce qu’elles ne recevraient pas de soutien de la part du personnel soignant pour maintenir leur genre d’identification (Almack, 2018; Witten, 2016, 2015, 2014). L’écart entre le genre d’identification et l’apparence peut amplifier cette crainte de ne pas recevoir la même considération selon le genre d’identification : « Si je dois aller dans une résidence, en tant que grande [personne trans et de grande taille], non-opérée et qui, d’ici là, pourrait avoir des cheveux clairsemés, je pourrais être considérée comme un homme » (Witten, 2015, p. 79). Par ailleurs, la perte d’autonomie et le fait de dépendre du personnel soignant pour parvenir à poursuivre les soins et pratiques corporelles nécessaires au maintien de l’identité de genre à la fin de la vie s’avèrent particulièrement préoccupants pour certaines personnes trans (Almack, 2018; Witten, 2015). Une femme trans insiste sur la nécessité que les soins corporels en lien avec sa transition lui soient prodigués jusqu’à la fin de ses jours :

En tant que femme trans, j’ai encore de la barbe qui pousse, ce serait un soin dont j’aurais besoin et que j’aimerais continuer si je devenais inapte […] Et d’autres soins intimes – dilatation et douches régulières pour maintenir le vagin à l’abri de potentielles infections. L’hormonothérapie est nécessaire jusqu’à la mort et j’aimerais que cela continue.

Almack, 2018, p. 163

Or, le risque de ne pas recevoir les soins nécessaires au maintien du genre choisi s’avère d’autant plus grand que les soignants manquent souvent de formation concernant les besoins spécifiques des personnes trans.

Le manque de connaissances des soignants relativement à la population trans

Une dernière source d’inquiétudes relative aux contextes de soins et d’hébergements en fin de vie a trait au manque de connaissances des professionnels de la santé concernant la population trans. La conscience de ce manque de formation peut être source de méfiance alors que le besoin de se sentir en confiance apparait essentiel dans un contexte de maladie avancée et de vulnérabilité : « Je ne veux pas compter sur des étrangers du domaine médical qui ont peu ou pas d’expérience pour aider des personnes avec un corps comme le mien » (Witten, 2014, p. 51). Au-delà d’un manque général de confiance, les personnes trans peuvent s’inquiéter de ne pas recevoir les soins médicaux ou les produits appropriés en lien avec leur transition, que celle-ci soit ancienne ou récente. Une femme considérant la possibilité d’avoir une chirurgie de réassignation de genre entrevoit la perspective de finir ses jours en contexte institutionnel comme particulièrement inquiétante pour cette raison :

Que se passe-t-il si […] je suis dans un centre de soins palliatifs durant une période de temps prolongée? Si je devais avoir eu une intervention chirurgicale affirmative du genre, si j’étais incapable de le faire, je devrais m’assurer qu’ils sauraient comment poser des gestes comme appliquer de la lubrification dans mon vagin, et faire des dilatations […] parce que cela ajouterait du stress à une situation qui est déjà stressante.

Lowers, 2017, p. 529-530

Pour conclure, il appert que les personnes trans nourrissent de nombreuses appréhensions à l’endroit des professionnels oeuvrant dans les structures de soins et d’hébergements de fin de la vie, que ce soit en raison des risques d’attitudes discriminantes ou de leur faible connaissance des réalités trans. Ces craintes apparaissent amplifiées par la situation de vulnérabilité que représente la fin de vie mais elles pourraient aussi l’être par l’isolement auquel plusieurs font face.

Insertion sociale et soutien reçu en fin de vie

La plupart des études recensées s’intéressent à l’insertion sociale des personnes trans, car le soutien qu’elles recevront en fin de vie dépendra beaucoup de leur réseau social. Les discours des personnes trans font souvent état d’un manque de personnes proches sur lesquelles elles pensent pouvoir s’appuyer à la fin de leur vie, bien que d’autres ressources soient citées.

Une insertion sociale mitigée

L’isolement et la solitude ressortent comme des thèmes récurrents dans les études recensées. Le vieillissement semble être considéré comme un facteur augmentant le risque, pour la personne trans, d’être isolée en fin de vie, à la fois en raison d’un parcours de vie marqué par l’exclusion et d’un rétrécissement du réseau social en vieillissant (De Vries et al., 2019; Kortes-Miller et al., 2018). Une des peurs nommées est d’ailleurs celle de finir ses jours dans la solitude, comme le résument ces propos : « Être abandonné et seul. Mourir seul » (Witten, 2014, p. 51).

Bien que certaines personnes trans conservent des liens avec quelques membres de leur famille (Chamberland et al., 2016), beaucoup semblent, en revanche, vivre des relations distantes, voire faire face à des expériences d’exclusion . La difficulté de voir l’identité trans reconnue se révèle être au coeur de ces expériences, comme le rapporte une femme trans dans l’étude de De Vries et ses collègues (2019, p. 366) : « Quand ta famille ne peut t’accepter pour qui tu es vraiment, ils ne sont pas vraiment de la famille. » Une autre participante explique pour sa part avoir réussi à maintenir des liens avec son fils, mais que ceux-ci restaient conditionnels au non-dévoilement de son identité trans puisque ce dernier lui avait demandé d’assister à son mariage dans son identité de genre masculine antérieure.

Les discours des personnes trans révèlent par ailleurs qu’il existe des tensions au sein de la communauté LGBT au détriment des trans, cette sous-population se sentant parfois marginalisée (Pang, Gutman et De Vries, 2019). La communauté trans[9] elle-même est cependant considérée par certains comme une source de connexion (De Vries et al., 2019), de même que le sont les organismes communautaires LGBT (Pang, Gutman et De Vries, 2019). Enfin, des travaux sur les usages d’Internet chez les personnes trans âgées en lien avec la fin de la vie montrent que les nouvelles technologies peuvent constituer un moyen de créer et de maintenir des relations sociales (Mock et al., 2019; Gahagan et al., 2018).

Une tendance à manquer de soutien

Les discours des personnes trans sur le soutien qu’elles s’attendent à recevoir en fin de vie sont souvent teintés de pessimisme. Par exemple, un participant trans s’interroge en ces termes : « Je n’ai personne vers qui me tourner; qui va s’occuper de moi? » (De Vries et al., 2019, p. 365). L’isolement, les liens distendus avec la famille et l’absence de descendance contribuent largement à cette crainte de manquer de soutien, comme l’illustre cette citation d’une personne trans : « Il n’y a personne là-bas pour faire des interventions pour moi […] J’ai une famille élargie assez grande, mais je suis un peu déconnecté d’eux, et je n’ai pas d’enfants, vous savez, pour prendre soin de moi… » (Pang, Gutman et De Vries, 2019, p. 9).

Les quelques personnes trans qui ont un ou une partenaire intime ou qui ont conservé des liens significatifs avec un ou une ex-conjoint ou conjointe semblent en revanche beaucoup plus confiantes quant à la possibilité d’obtenir du soutien en fin de vie (De Vries, et al., 2019; Pang, Gutman et De Vries, 2019; Gahagan et al., 2018; Chamberland et al., 2016). À l’inverse, on ne semble pas prendre en considération les amis et amies comme une source possible de soutien en cas de besoin (Pang, Gutman et De Vries, 2019), certaines personnes trans ressentant un inconfort à solliciter leur aide (Lowers, 2017). Les propos qui suivent mettent en évidence le contraste entre le confort à solliciter l’aide d’un ou d’une partenaire comparativement à un ami ou une amie :

Si j’avais un partenaire, je n’aurais pas l’impression d’être un fardeau. Ce serait comme « Nous savions dans quoi nous nous engagions, nous avons pris cet engagement ». […] Je n’ai pas beaucoup d’espoir que je trouverai un partenaire, alors quoi? Mes amis sont tenus de s’occuper de moi?

Lowers, 2017, p. 529

Pour finir, le rôle positif des réseaux sociaux et d’Internet dans le soutien reçu par les personnes trans en fin de vie est mentionné dans une des études, par exemple dans le but de coordonner des visites d’autres membres de la communauté trans dans une unité de soins palliatifs (Mock et al., 2019).

Préparation à la fin de vie et enjeux post-mortem

Les enjeux relatifs aux derniers moments de la vie sont paradoxalement peu abordés dans les études qualitatives recensées, reflétant probablement le rapport des personnes trans elles-mêmes à la fin de vie et à la mort. Deux thématiques émergent cependant des données, celle de la planification de la fin de vie et celle des rituels funéraires et des risques de réassignation post-mortem.

Une planification de la fin de vie souvent reléguée au second plan

Les résultats des études sur la préparation à la fin de vie des personnes trans mettent en évidence une tendance à rarement planifier et se préoccuper de cette dernière étape de la vie (De Vries et al., 2019; Pang, Gutman et De Vries, 2019; Witten, 2014). Ces données présentées dans les études recensées portent principalement sur les raisons de ce manque de préparation.

La pauvreté représente un des principaux obstacles à la préparation de la fin de vie dans la mesure où beaucoup de personnes trans sont avant tout préoccupées par le besoin de survivre au quotidien (Pang, Gutman et De Vries, 2019). Selon De Vries et ses collègues (2019, p. 364), « Plusieurs ont indiqué que la nourriture, le logement et les nécessités de la vie ont la priorité », de telle sorte que « traiter de la fin de vie va au-delà de leurs ressources de base ». Par ailleurs, plusieurs recherches soulignent que cette situation de précarité est souvent imputable aux difficultés auxquelles les personnes trans ont dû faire face au fil de leur parcours de vie en raison de leur identité trans. L’une affirme par exemple qu’elle était « moins préparée financièrement que des amis qui n’avaient pas un problème appelé “être trans” qui gâchait – gênait leur vie » (De Vries et al., 2019, p. 370). Certaines évoquent notamment les discriminations auxquelles elles ont été confrontées dans leur vie professionnelle du fait de leur identité trans, que ce soit à titre d’employé ou d’employée en cantonnement dans des emplois à bas salaires ou de chef d’entreprise : « [D]ès que je suis sortie du placard en tant que transgenre, dans ma petite ville rurale, tout le monde a cessé de me soutenir et de soutenir mon entreprise, et j’ai dépensé mes 10 000 $ d’économies dans les six premiers mois » (Witten, 2014, p. 46).

La transition tardive, à un âge avancé, est également citée comme un facteur entravant ou retardant la préparation à la fin de la vie, dans la mesure où les personnes trans ayant récemment transitionné sont souvent centrées sur le moment présent. Ainsi, leurs priorités apparaissent davantage axées sur leur bien-être actuel que sur la planification de la fin de la vie (Gahagan et al., 2018). Les propos qui suivent reflètent cet état d’esprit : « Les soins de fin de vie! Je n’ai pas prévu cela pour le moment, j’essaie encore de rattraper ce que j’ai manqué quand j’étais plus jeune. Je sais que cela arrive à d’autres personnes, mais je ne me suis pas encore inquiété de cela pour moi » (Pang, Gutman et De Vries, 2019, p. 8). Si l’enthousiasme associé à la transition peut constituer un frein à la préparation à la fin de vie, à l’inverse, le fait d’éprouver de l’amertume face à son parcours de vie pourrait également l’entraver. Une femme trans affirme ainsi : « Je crois qu’ils ont peur. Ils ont peur de la mort. Parce que, je me dis, pour ne pas avoir peur de la mort, je pense qu’il faut que tu aies réussi dans ta vie […] » (Chamberland et al., 2016, p. 33).

Des inquiétudes en lien avec les rituels funéraires et les réassignations post-mortem

Un sujet d’inquiétudes nommé de façon récurrente concerne le risque pour les personnes trans de ne pas pouvoir recevoir les rites funéraires auxquels elles aspirent, en raison de leur identité trans. Un récit décrit, par exemple, une situation où l’accès au cimetière a été refusé à une personne trans pour des motifs religieux. Witten (2014, p. 42) résume ainsi la réponse d’une personne trans à une question ouverte du questionnaire : « L’une des répondantes au sondage a déclaré qu’on lui avait dit qu’elle ne serait pas autorisée à être enterrée dans le cimetière de l’église où elle avait passé la majeure partie de sa vie adulte. La raison indiquée était qu’elle était transsexuelle. »

Cependant, la crainte la plus souvent mentionnée par les personnes trans concerne le risque que leur identité de genre choisie ne soit pas respectée au moment des funérailles (Almack, 2018; Chamberland et al., 2016; Witten, 2014), comme le montrent ces propos :

Au moment de mon décès, mes filles, je suis absolument certaine, insisteraient pour que je sois enterrée en tant que père, et cela ne devrait pas être permis, ça me tient vraiment à coeur. Parce que c’est elles [qui disent] « tu es un peu folle, tu voulais vivre comme une femme pendant un moment, mais maintenant c’est fini et tu es à nouveau père ».

Almack, 2018, p. 166

La possibilité que le genre d’identification ne figure pas sur le certificat de décès fait également partie des préoccupations mentionnées, surtout lorsque des membres de la famille ne reconnaissent pas l’identité de genre choisie par la personne (Lowers, 2017; Witten, 2014). Il est à noter que la crainte que le genre d’identification ne soit pas respecté au moment des funérailles peut, dans certains cas, motiver les personnes trans à compléter des directives de fin de vie pour éviter qu’une telle situation ne se produise (De Vries et al., 2019).

LIMITES ET RÉFLEXIONS SUR LES RÉSULTATS DES ÉTUDES QUALITATIVES

Cette revue d’études qualitatives visait à documenter les expériences, les perceptions et les préoccupations des personnes trans en lien avec la fin de vie et sa préparation. Avant de conclure, il nous semble important de revenir sur les limites de cette recherche. Le champ des études sur la fin de la vie s’est encore très peu intéressé à la population des personnes trans (Witten, 2014), ce qui se reflète dans le faible nombre de publications que nous avons pu identifier lesquelles, de plus, tendent à émaner des mêmes projets de recherche. En outre, très peu d’études portent exclusivement sur la population trans, celle-ci se trouvant souvent incluse dans celle des LGBT, ce qui contribue à invisibiliser les spécificités des expériences et des préoccupations des personnes trans.

Au-delà de ces limites, cette revue de littérature a permis de mettre en lumière les points saillants qui émergent des études qualitatives publiées à ce jour sur la question. Les résultats des travaux recensés confirment tout d’abord l’existence de craintes, chez les personnes trans, de subir de la discrimination au sein du système de santé lorsqu’elles seront en fin de vie. Il est apparu qu’au-delà d’une simple méfiance, les personnes trans ont peur de vivre des formes d’abus, de ne pas être respectées pendant leurs derniers jours, et que cette peur peut conduire certaines d’entre elles à envisager le suicide ou à renoncer à leur genre d’identification pour y échapper. Un autre enjeu identifié en ce qui a trait aux relations avec les professionnels de la santé concerne toute la question du respect et du soutien du genre d’identification. Comment en effet se sentir en confiance pour aborder des questions aussi intimes que celles relatives à la fin de la vie si l’on craint qu’une partie de son identité soit déniée?

Les études qualitatives recensées ont par ailleurs dressé un portrait plus nuancé que celui qui se dégage des recherches quantitatives sur l’isolement social des personnes trans et l’absence de personnes proches qui pourraient les accompagner dans la fin de vie et sa préparation. En effet, si les recherches qualitatives confirment souvent l’absence de partenaires intimes et de membres de la famille vers qui les personnes trans peuvent se tourner, elles relèvent cependant le rôle positif que peuvent jouer les réseaux informels trans ainsi que les nouvelles technologies de communication à cet égard. La solidarité au sein de la communauté trans s’est donc révélée comme une ressource dont le développement mériterait d’être encouragé par les organismes communautaires et sur laquelle les professionnels pourraient également s’appuyer dans le contexte de la fin de la vie.

Cette revue de littérature a aussi mis en lumière le fait que la planification de la fin de la vie se trouve souvent entravée par le parcours de vie des personnes trans, quel que soit le moment où celles-ci ont accompli leur transition. En effet, une transition à un jeune âge est propice à une situation de précarité financière, en raison de la discrimination ayant marqué le parcours professionnel, conduisant les personnes trans à se centrer sur leurs besoins économiques présents au détriment de la planification de ceux associés à la fin de la vie. Paradoxalement, une transition à un âge avancé contribue également à ce que les personnes trans soient centrées sur le moment présent, mais cette fois parce qu’elles souhaitent surtout rattraper le temps « perdu » où elles n’ont pu vivre leur existence dans le genre auquel elles s’identifiaient. Dans les deux cas, ces résultats soulignent à quel point la capacité de se préoccuper de la fin de la vie dépend des étapes de vie antérieures qui, pour les personnes trans plus âgées, ont été largement marquées par un historique de discrimination cisgenriste.

Pour conclure, l’ensemble de ces données confirme que les personnes trans représentent une population particulièrement à risque de ne pas planifier sa fin de vie, et de ne pas vivre ses derniers moments dans le respect de ses priorités et de son identité. Alors que le mourir dans la dignité est devenu un sujet d’importance majeure, il est de notre responsabilité, comme société, de prendre la mesure de ce risque et de tout mettre en oeuvre pour mieux accompagner les personnes trans dans cette ultime étape de la vie.