Résumés
Résumé
Avec l’avènement de Facebook et ses possibilités interactives et technologiques, les modalités relationnelles se sont vues transposées, mais aussi transformées, notamment notre capacité d’interagir avec autrui, via une identité numérique, par-delà le temps et l’espace. Par les dispositions de ce système, nous demeurons désormais en contact avec les morts avec qui nous partageons cet espace virtuel. Certains internautes vont même jusqu’à continuer de publier sur les profils de personnes disparues. C’est sur ce phénomène que porte le présent article. Suite à l’analyse d’un corpus constitué d’interventions publiques, créations textuelles originales publiées de manière posthume, recueillies sur les profils Facebook de personnes décédées, cinq grandes catégories définissant les intentions et dynamiques sous-jacentes à ces publications ont été créées avec la méthode d’analyse par catégories conceptualisantes. Dans le présent texte, trois des cinq catégories (Honorer et témoigner, Promouvoir et sensibiliser à l’héritage et Échanger entre vivants) seront présentées et discutées afin de mettre en lumière comment se vivent maintenant le rapport à la mort et le deuil à l’ère de Facebook.
Mots-clés :
- Facebook,
- interactions sociales,
- interactions posthumes,
- deuil,
- mort
Abstract
With the advent of Facebook and its interactive and technological possibilities, relational modalities have been transposed, but also transformed, especially our ability to contact others through a digital identity, in different times and spaces. Through this system, we now remain in touch with the dead, with whom we share this virtual space. Some users even go so far as to continue posting publicly on deceased people’s profiles. This article is about this phenomenon. Based on an analysis of data gathered from public posts and original textual creations published posthumously, collected from the Facebook profiles of deceased people, I established five categories to define the intentions and dynamics underlying these publications. In this text, three of the five categories (Honor and tribute, Legacy awareness, Exchanges among the living) will be presented and discussed in order to shed light on how the relationship to death and mourning is experienced in the age of Facebook.
Keywords:
- Facebook,
- social interactions,
- posthumous interactions,
- bereavement,
- death
Resumen
Con el advenimiento de Facebook y sus posibilidades interactivas y tecnológicas, las modalidades relacionales se han transpuesto y se han transformado, especialmente en nuestra capacidad de interactuar con otros, a través de una identidad digital sin limitaciones de tiempo y de espacio. Gracias a las disposiciones de este sistema, ahora seguimos en contacto con los muertos con quien compartimos este espacio virtual. Algunos internautas llegan incluso a seguir publicando en los perfiles de las personas desaparecidas. Este es el tema de este artículo. Tras el análisis de un corpus de intervenciones públicas, creaciones textuales originales publicadas a título póstumo, recogidas en los perfiles de Facebook de personas fallecidas, se crearon cinco categorías principales que definen las intenciones y las dinámicas subyacentes a estas publicaciones con el método de análisis por categorías conceptuales. En este artículo, se presentarán y debatirán tres de las cinco categorías (Honrar y dar testimonio, Promover y sensibilizar a la herencia e Intercambiar entre los vivos) con el fin de arrojar luz sobre cómo se vive ahora la relación con la muerte y el duelo en la era de Facebook.
Palabras clave:
- Facebook,
- interacciones sociales,
- interacciones póstumas,
- duelo,
- muerte
Corps de l’article
L’intégration des sites de réseaux sociaux numériques à nos habitudes de vie a entraîné le déplacement, ou du moins l’extension, de nos relations sociales vers le domaine du virtuel[1] (Dang Nguyen et Lethiais, 2016). À cet égard, Facebook, en tant que site de réseaux sociaux, offre publiquement et gratuitement depuis 2006 l’encadrement et le réseautage des relations : les internautes ont la possibilité de créer un compte utilisateur exposant leur profil et comprenant des renseignements de toutes sortes à leur égard. Ainsi, tous les éléments pouvant potentiellement raconter leur histoire, leur vie, en procurant de l’information sur leurs relations, activités, interactions, déplacements, opinions et états d’âme (que ces données proviennent directement d’eux ou encore d’autres internautes) leur tiennent lieu d’identité numérique. C’est à partir de ce profil personnalisable, mais standardisé par les modalités particulières de la plateforme (qui évoluent et se renouvellent à chaque version), que les internautes peuvent entrer en relation. Ils choisissent de rendre leur profil privé ou public et ils ont accès à d’autres profils.
Ces nouvelles potentialités remettent en question les régulations identitaires (Mitra, 2014, 2010; Cavallari, 2013; Georges, 2009) et relationnelles (Cardon, 2009) ainsi que le rapport dorénavant entretenu avec les faits et événements du quotidien, mais aussi avec les épisodes plus dramatiques de la vie humaine. En effet, les moments les plus intimes de l’existence individuelle, tels que les naissances, les fêtes, les voyages, mais également les tragédies personnelles telles que les séparations, les accidents, les pertes, les deuils et ultimement la mort, se trouvent désormais exposés et partagés au sein des réseaux virtuels (Georges et Julliard, 2016; Bourdeloie, 2015; Brubaker, 2015, 2014). Exprimés à travers des publications, en mots ou en images, ces témoignages entrent à présent en ligne de compte sur une base journalière, et vraisemblablement avec un impact banalisé, dans ce qui constitue notre rapport aux autres.
Ainsi, lorsque la personne qui a créé un compte Facebook décède, à moins d’un arrangement préalable pour en assurer la suppression (via un formulaire intégré au site), son profil lui survit. Abandonné tel quel ou encore transformé en compte commémoratif par les proches, celui-ci demeure actif, de sorte que le décès de cette personne « n’intéresse plus seulement ceux qui sont touchés personnellement dans un moment précis, mais appartient aussi à la communauté, qui y participe virtuellement dans sa totalité selon des relations de proximité » (Gamba, 2007, p. 140). Les interactions entre internautes vivants et décédés s’accomplissent alors « en privé », c’est-à-dire en un temps et un lieu choisi uniquement par la personne qui se branche au réseau. Maciel et Pereira proposent à cet égard le terme « interactions posthumes » (posthumous interaction). Selon ces auteurs (2015, p. 343), de telles interactions ne sont pas exclusives à Facebook : il y a interactions posthumes partout où il peut y avoir interactions entre les données de personnes décédées et un système et/ou entre vivants et ces mêmes données par l’entremise du système[2].
Dans le cadre de cette nouvelle configuration des relations sociales, temps, spatialité et intimité sont redéfinis indépendamment des réalités physiques et « la séparation des morts de l’espace quotidien des vivants est substituée par l’inclusion permanente des défunts dans la communauté » (Gamba, 2007, p. 144). J’ai mené une recherche[3] dans laquelle j’interroge la manière dont les interactions posthumes ayant lieu sur Facebook participent à ce nouveau rapport à la mort et au deuil. Dans le présent article, je présente trois des cinq catégories conceptualisantes (Honorer et témoigner, Promouvoir et sensibiliser à l’héritage et Échanger entre vivants) construites lors de mon analyse et je discute leur potentiel apport à la compréhension des réalités du deuil et du rapport à la mort à l’ère de Facebook. J’expose les cadres d’analyse ayant mené à ces catégories spécifiques, soit les trois prémisses établies en amont de la collecte de données et sur lesquelles ont reposé mes réflexions ainsi que les principales théorisations qui structurent la discussion. Je décris également les particularités méthodologiques ayant permis la réalisation de la recherche.
Assises conceptuelles et théoriques
Les interactions posthumes
Concrètement, une interaction posthume ayant lieu sur Facebook est suscitée par une pensée, un souvenir ou autre, qui se traduit et est actualisé par une publication. Cette publication peut relever du passé, comme une photo, un article ou une vidéo, ou encore être créée pour l’occasion, tel un message affectueux. Le message peut être personnel (via Messenger), donc à accès réservé, ou public, sur le mur d’un compte utilisateur. Lorsque la publication vise le compte d’une personne décédée, les paramètres de base non modifiés de Facebook font en sorte que tous les internautes qui ont le statut d’amis pour ce compte la reçoivent dans leur fil d’actualité, suivant les règles de priorisation de l’algorithme en lien avec l’intérêt et l’activité interactionnelle dans les comptes. La domestication des technologies (Habib et Cornford, 2001; Habib, 2000) − via les appareils personnels offrant dorénavant la possibilité d’une médiatisation de l’existence − rend possible une telle intrusion, constante et consensuelle. Alors qu’elle semblait avoir pour but de donner plus de visibilité à la vie par la création de profils identitaires qui en décrivent les multiples péripéties, elle a concomitamment fait place à la possibilité d’une exposition continue des traces laissées par les morts en tant qu’ex-vivants, dans le cadre d’une utilisation quotidienne et normalisée. Ainsi, l’ensemble des échanges, par le biais d’applications telles que Facebook, est non seulement rendu plus accessible et immédiat, mais permet également de délocaliser la relation de communication monologique avec les défunts (Bourdeloie, 2015; Gamba, 2015, 2007).
Bien que, lors d’interactions posthumes, ce soit le rapport au deuil de l’auteur de la publication qui semble mis de l’avant, celui-ci apparaît foncièrement lié au rapport à la finitude personnelle de chaque individu. La mort des autres nous touche fondamentalement, car elle nous ramène invariablement à considérer la nôtre : « Ce sont les autres qui meurent, même si c’est moi qui, à chaque instant, suis menacé » (Thomas, 1988, p. 16). Pour cette raison, et comme c’est le cas lors d’autres formes de rituels (Thomas, 1985), les interactions avec les profils d’internautes décédés, si elles sont évidemment liées au deuil des survivants, le sont aussi et nécessairement avec la mort entendue comme fait universel et abstrait, mais aussi comme donnée concrète et factuelle concernant tous les vivants.
Lors d’interactions posthumes, les internautes sont actifs plutôt que passifs (Julier-Costes, 2012; Roudaut, 2012, 2005) dans leur deuil et les publications circulent d’un compte utilisateur à l’autre, que la personne soit vivante ou décédée. Ces pratiques constituent un terrain d’exploration privilégié pour mettre en lumière les enjeux soulevés par la coexistence de la mort dans la vie quotidienne, rendue possible par l’utilisation des sites de réseaux sociaux.
Les contextes de l’analyse
Un postulat général, se partageant en trois prémisses réflexives, a permis d’appuyer la construction des catégories conceptualisantes présentées dans cet article et les réflexions qui s’y rattachent. Ce sont principalement les travaux de la sociologue Fiorenza Gamba – qui a entrepris une ambitieuse recherche visant à « établir une relation entre la mort, considérée en ses rituels et ses stratégies d’immortalité, et Internet entendu comme le média le plus avancé du point de vue de la technologie, et le plus diffusé, en ce qui concerne la capacité de communication et d’information » (Gamba, 2007, p. 135) – qui ont guidé mon travail. Bien que Gamba appréhende la mort sous ses aspects socialement normatifs et organisationnels, et le rapport avec Internet comme celui d’un média saisi dans son sens le plus large, elle a su tracer la voie, entre autres, en dépassant l’idée courante de la spectacularisation et de la superficialité que semblent permettre les médiations offertes par l’Internet pour explorer dans toutes ses dimensions ce qu’elle considère être une très effective et étroite relation entre ce nouveau média et l’inexorable finalité de l’existence. Elle propose d’intéressantes avenues interprétatives, allant de la stratégie d’immortalité à la reconstruction de la communauté du deuil, concernant l’utilisation de certains outils en ligne pour faire face à la mort. Ses conclusions touchent avant tout à l’intégration de la technologie aux rituels entourant la mort et à la personnalisation[4] de ces rituels de même qu’aux conséquences sur la mémoire des endeuillés. Les possibilités de partage et d’omniprésence perpétuelle offertes par les cimetières virtuels ont un effet sur la mémoire : son activation par un rappel de la mort au coeur de la vie quotidienne; son expansion non seulement par des éléments maintenant éternellement en ligne, mais aussi par l’accès à la mémoire des autres endeuillés; et sa diversification encore une fois par le partage des perspectives sur l’événement de la mort et donc sur les discours ayant pour but la construction de sens visant une acceptation (Gamba, 2016, 2007).
C’est donc en considérant que « la mort et le deuil sont des invariants dont les formes n’ont cessé de changer [parce qu’]ils sont le produit de mutations constantes dans la vie sociale » (Roudaut, 2005, p. 22) et que cette vie sociale a subi d’énormes changements de modalités avec l’intégration de nos relations au numérique, que j’ai émis le postulat général que cette nouvelle place des défunts dans un monde virtuel et éternel altère les relations entre les vivants et leurs morts.
Ce postulat a par la suite été décliné de trois manières. Une première dimension met en évidence une « stratégie d’immortalité » (Gamba, 2007) impliquant un déni de la mort, alors que la prolongation de manière posthume d’une relation dans le monde virtuel sous-tendrait son refoulement. Dans ces conditions, « l’immortalité s’atteint très aisément et l’outillage pour l’atteindre appartient désormais au quotidien et non à l’exceptionnel » (Gamba, 2007, p. 138). Cela s’inscrit dans la thèse quasi généralisée du « refoulement comme élément [prétendument] constitutif de la modernité » (Roudaut[5], 2005, p. 21) qui est elle-même confrontée à une nouvelle volonté de maîtrise de notre vie (et de notre mort), c’est-à-dire d’une rationalisation des stratégies d’immortalité qui passent dorénavant par les sciences et les technologies[6] (Lafontaine, 2008a, 2008b). Cette forme de refoulement, nourri par la pratique des interactions posthumes, laisserait deviner un travail du deuil inachevé et une relation à la mort non réaliste.
Ensuite, il y aurait la possibilité d’une appropriation personnelle et privée s’associant à un espace communautaire et public. Ici, il serait question de la réintroduction de la mort et des morts dans un espace familier et privé comme chez soi (Julier-Costes, 2015, 2012; Gibson, 2007; Roudaut, 2005), par un rituel personnel, tout en la réinscrivant dans un espace communautaire autogéré où il est donné à tout le monde de participer. Cette deuxième dimension sous-tend toutefois que cette réappropriation de la mort, via la possibilité de rester virtuellement en contact avec les disparus, suscite un paradoxe :
Il en résulte un nouvel apprivoisement [...], car il implique lui aussi une acceptation de la mort. Mais, en même temps il s’en éloigne, car il capture à la fois la mort et l’immortalité dans un espace commun, qui est défini, dans un excès de simplification comme virtuelle et qui, par contre, se définit comme espace de la proximité et des liens sociaux.
Gamba, 2007, p. 139
Sous cet angle, la pratique laisse entrevoir un aspect positif, mais la possibilité de déni est toujours bien présente.
Finalement, on assiste à une éventuelle reconstruction de la communauté du deuil. On aurait ici affaire à une réponse au « besoin d’une union sympathétique, avec ses propres morts, et pathétique avec les vivants à l’égard des morts » (Gamba, 2007, p. 145) qui permet d’affronter la mort et le deuil avec l’aide des autres (Julier-Costes, 2015, 2012). Cette troisième dimension met en évidence comment le partage de la douleur du deuil avec autrui, peu importe notre proximité physique et personnelle à celui-ci, aiderait dans un premier temps à traverser cette épreuve, mais enrichirait aussi dans un espace commun, dédramatisé et quotidien, les discours sur la mort, ce qui aurait pour conséquence « de l’accepter au lieu de la refouler, en d’autres termes de lui donner un sens en l’assumant » (Gamba, 2007, p. 145) au sein d’une communauté du deuil.
Quelques considérations méthodologiques
Pour la réalisation de la recherche, la sélection des données s’est fondée − vu l’approche qualitative, l’ampleur caractéristique des mégadonnées disponibles et leur traitement manuel − sur deux critères tant techniques qu’éthiques[7] ne visant pas la représentativité, soit : l’accessibilité publique des données sur le profil et l’assurance par un tiers du décès de l’internaute. L’âge, le sexe ainsi que la cause de la mort du propriétaire du compte Facebook, qu’elle soit connue ou non, n’ont pas été pris en compte, ce qui fait de mon corpus un échantillon non représentatif et non probabiliste. Les différentes croyances eschatologiques, religieuses ou non, des participants n’ont pas été considérées lors de l’analyse des résultats, ce qui limite la validité externe du segment au plan interculturel et à l’échelle internationale. Pour amasser une quantité éloquente d’interactions posthumes, matériau de mon analyse, j’ai tout d’abord, et par commodité, pris en compte comme première source les profils des personnes décédées dans ma communauté Facebook. J’ai ensuite procédé par réseau (échantillon boule de neige) en publiant à même mon profil Facebook, et à trois reprises, un appel à tous demandant des références de comptes de personnes décédées.
Résultats de la collecte et de l’échantillonnage
En incluant ceux provenant de mon réseau (3), j’ai cumulé 69 profils Facebook d’internautes décédés. De ces 69 profils, 21 étaient totalement libres d’accès, c’est-à-dire qu’il m’a été possible d’observer tout ce qui s’y est produit depuis sa création, et en ce qui concerne ma recherche, tout ce qui a été publié depuis la mort du ou de la propriétaire du compte. De ces 21 profils, 991 interactions posthumes ont été recueillies pour analyse. Il est intéressant de noter que des 69 profils, seulement 13 avaient été transformés en comptes commémoratifs. Jusqu’à récemment, certaines exigences de Facebook pour assurer cette transformation – preuves de parenté avec le défunt ou la défunte et preuves du décès (Facebook, 2020) – pouvaient être, dans certaines circonstances, pénibles et compliquées. De ce matériau, je n’ai pas retenu que le contenu (ce qui est dit), mais aussi l’aspect textuel, dans son élaboration et ses dynamiques (Pourquoi l’auteur s’exprime-t-il? Que se passe-t-il dans cette publication?). Une analyse des photos, vidéos ou autres sources multimédias (GIF, hyperliens) au travers desquelles se déploient les interactions posthumes, bien qu’elle serait excessivement pertinente, consisterait en une tout autre recherche pour tenir compte de leur composition et de l’ensemble du contexte de représentation, ce qui aurait nécessité une approche entièrement différente (textualiste, iconologique, sémiotique ou autres herméneutiques visuelles).
Outils pour et par le terrain : l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes
J’ai choisi comme méthode d’analyse la création de catégories conceptualisantes, un outil de la théorie fondée sur les données qui permet la désignation et la dénomination de phénomènes directement à partir du matériau de recherche. Cette méthode m’a permis de traiter le matériau en déterminant les significations vraisemblablement données par les acteurs à leurs dynamiques d’interactions, à même le contexte virtuel, communicationnel et post mortem de ces dernières.
La catégorie a été utilisée ici comme outil de conceptualisation pour l’analyse et non comme rubrique pour un classement thématique qui se fonderait simplement sur le contenu et qui ne représenterait qu’une première étape d’un travail ultérieur d’analyse. Ces catégories tentent de répondre aux questions : « Pourquoi l’auteur s’exprime-t-il ? Que se passe-t-il dans cette publication? » L’interprétation fut directe, mais constamment réitérée « selon une logique itérative » (Paillé et Mucchielli, 2016, p. 331). Le travail d’induction est progressif et la reformulation conduit ultimement à une validation de ses propres structures face aux manifestations relevées. Le choix de cette méthode d’analyse nécessite une confiance absolue envers les capacités représentatives du matériau que sont les interactions posthumes, en tant que manifestations des intentions les plus intimes des auteurs, ainsi qu’une porte ouverte sur les motivations qui leur sont inhérentes.
Les conditions d’existence se rapportant à chacune des catégories ont en commun celle, récurrente, de la volonté de s’exprimer par rapport à la perte d’une personne connue. Cette condition d’existence étant intégralement et unanimement partie prenante de la possibilité de toute interaction posthume, chaque catégorie conceptualisante pourrait avoir comme une sorte de préfixe « Expression de » ou « Volonté de » puisque par définition une interaction posthume est, dans le cadre de cette recherche et des données collectées, la mise en forme publique et affirmative de cette intention de communication avec le défunt ou la défunte, sa communauté, l’univers, etc.
Il n’y a parfois aucune trace de la mort, c’est-à-dire aucune annonce officielle de la part d’un proche ou de la famille, mais simplement des interactions, vraisemblablement posthumes, y faisant référence avec émotion ou regret, tel que nous le voyons ci-dessous à travers les différentes catégories conceptualisantes formulées. Bien que des exemples de publications textuelles et non intégralement citées, pour des raisons éthiques, soient donnés pour chacune des catégories, il va de soi que nombre de ces publications pourraient être intégrées à plus d’une catégorie conceptualisante à la fois. La polysémie du langage et la multiplicité des dynamiques sociales et technologiques entourant ces communications font des interactions posthumes des objets pluridimensionnels et denses de significations. Toutefois, le choix de leur appartenance à l’une ou l’autre des catégories conceptualisantes (ayant mené à leur création) sera quant à lui toujours justifié par les modalités et propriétés principales qui les distinguent. Les catégories développées résultent de la fusion de plusieurs sous-catégories ayant émergé en première analyse et s’étant révélées plus prégnantes et significatives lorsque subsumées sous une même égide conceptuelle. Elles définissent dans un premier temps les cinq principaux phénomènes identifiés face aux intentions et aux motivations perçues des sujets auteurs lors de l’analyse des interactions posthumes.
Le tableau 1 montre l’ensemble des catégories et leurs sous-catégories qui ont été construites dans le cadre de mon mémoire de maîtrise (Trépanier, 2020). Les trois premières qui y figurent s’inscrivent plus particulièrement dans le sillon des observations et théorisations avancées par Gamba (2016, 2015, 2007) et font l’objet du présent article.
Honorer le défunt ou la défunte et témoigner de sa reconnaissance
La reconnaissance en tant que véhicule de la gratitude témoigne du sentiment de se considérer comme redevable, directement envers la personne, ou d’avoir la chance d’avoir pu compter les bienfaits de sa présence dans sa vie. Alors que rendre hommage et honorer une personne disparue peut prendre plusieurs formes dans le monde physique (funérailles, fêtes, célébrations annuelles, veillées mortuaires, etc.), c’est avant tout les dimensions de la reconnaissance et de la gratitude qui intéressent et structurent cette catégorie dans le cadre de l’analyse; la promotion de l’oeuvre de vie de la personne décédée, ou l’expression d’une nostalgie liée au manque provoqué par sa mort, fait partie d’autres catégories bien distinctes.
Bien que les modalités soient différentes, les motivations et les propriétés caractéristiques de cette catégorie d’interactions ne vont pas sans rappeler les interventions faites lors des événements ci-haut nommés. Comme les éloges funèbres ayant cours dans la vie réelle, les interactions posthumes qui honorent les défunts sont animées par une volonté de démontrer son respect et sa considération ainsi que de rendre hommage au mérite et aux qualités de la personne disparue.
Cette dynamique se traduit sous différentes formes d’interactions posthumes. Que ce soit par l’expression des conséquences concrètes et négatives du départ, la remémoration positive et élogieuse des caractéristiques qui définissent la personne décédée, le partage sur Facebook d’une activité ou d’un projet, qui a déjà eu lieu ou aura lieu, pour célébrer la vie de la personne ou un amalgame de ces figures, la mort n’est pas en retrait lors de ces manifestations. Contrairement à la volonté de « Rester en contact », les hommages aux défunts prennent en considération sa disparition dans la composition de la publication, mais varient dans l’adresse qui est majoritairement directement faite au propriétaire du compte en référence à un temps se conjuguant au passé[8] :
Repose en paix mon chum!! Je t’ai connu quand j’ai commencer notre métier il y a 5-6 ans... On a eu tellement de plaisir a travailler ensemble!! Un des gars les plus travaillant que j’ai connu, toujours pret a nous aider avec tes grandes PATTES!!
Interaction 1
Merci pour ta bonne humeur, merci pour le cheese burger, merci pour ton hospitalité, merci pour tes histoire abracadabrantes et surtout merci pour ton amitié et ton humanité. [...] Bisous à tes enfants [...] Salut men!
Interaction 2
À la différence des hommages rendus lors d’événements officiellement organisés dans le temps et l’espace, le virtuel offrant, entre autres, le dépassement de ces limites, les interactions posthumes permettent ici à qui le veut bien de prendre la parole et de formuler un témoignage de respect. Alors que traditionnellement il est plutôt donné aux membres de la famille et aux cercles les plus rapprochés de s’exprimer publiquement à la suite d’un décès, Facebook ne se voit pas soumis à ces régulations. Les conditions d’existence de ce type de publications étant seulement que la personne décédée ait fait preuve, selon l’admission des auteurs d’interactions, de bonté à leur égard et qu’il ait été apprécié par ces derniers qui se sentent par conséquent en droit de partager leurs sentiments, peu importe leur proximité relationnelle :
Nos chemins se sont croisés durant le secondaire. Je n’oublierai pas ton regard si puissant et si différent sur le monde, ton sourire et ces moments où tu m’as remonté le moral et fait rire. Ton talent pour le dessin. Tes oeuvres que tu laissais derrière toi sur les bureaux comme s’il s’agissait de simples gribouillages.
Interaction 3
Je t’ai vu grandir un bout de vie, car j’étais ton voisin d’en arrière et tu étais un bon garçon, que de bons souvenirs. Comme j’ai été ton entraineur dans le Bantam B, je garde en souvenir une de tes performances contre [...], nous avions jouer contre eux alors qu’il étaient Bantam A [...], je n’avais jamais vu un telle performance d’une gardien de but de tout ma vie.
Interaction 4
Les interactions 1 à 4, bien qu’elles pourraient être intégrées à d’autres catégories, sont clairement délimitées par les marques distinctives des éloges et des remerciements. Elles ne cherchent pas explicitement à entretenir les morts dans la vie et le déni n’est pas la motivation de leur publication. Elles témoignent toutefois des répercussions et des dispositions positives laissées par les actions posées par les défunts de leur vivant et d’une incontestable volonté de faire valoir ces marques qui continuent d’exister malgré l’absence de ceux-ci.
Promouvoir et sensibiliser à l’héritage
La catégorie conceptualisante Promouvoir et sensibiliser à l’héritage réunit deux types de publications. D’une part, celles qui font la promotion des causes sociales qu’appuyait la personne décédée parce qu’elles lui tenaient à coeur ou étaient directement liées à ce qui a entraîné son décès (par exemple, une fondation qui subventionne la recherche sur une maladie) et, d’autre part, les interventions en lien avec le legs immatériel et artistique de la personne disparue.
Ces publications sont caractérisées par une volonté de perpétuer et de faire connaître le travail, mais aussi les volontés de la personne décédée et les espérances qu’elle entretenait pour le monde qui l’entourait. Elles témoignent du rapport de la personne décédée à une cause sociale ou des conséquences de ses actions et créations. Ces interactions posthumes sont ainsi conditionnées par les champs d’intérêt du défunt ou de la défunte, la connaissance de ceux-ci par les proches et un désir de les faire connaître afin qu’ils poursuivent leur mission.
Lorsqu’il s’agit de faire part des influences de leurs oeuvres sur la vie qui continue, les interactions s’adressent habituellement directement au propriétaire du compte. Pour cette raison, elles pourraient aussi s’intégrer à la catégorie Rester en contact. Toutefois, contrairement à cette dernière, les publications de la présente catégorie sont toujours directement liées aux sujets de prédilection et aux passions de la personne disparue, mais aussi aux créations, travaux qu’elle a pu réaliser ou entamer et donc aux déterminations qui régissaient son existence, aux intentions qu’elle avait pour elle-même et les autres, à sa personnalité. Les interactions posthumes sont ici, et sans équivoque, motivées par un désir de garder vivant, dans le sens d’actualiser, ce qui a concrètement été créé ou qui importait aux défunts, de faire perdurer les oeuvres et les ambitions du passé :
Si vous êtes [...] allez voir l’exposition de mon ami Feu [...], un grand artiste toujours parmi nous via son oeuvre.
Interaction 5
I’m finally putting [...]’s last songs on Youtube so everyone can listen to them as much as they please.
Interaction 6
[...] you would have loved to be involved in this and your determination and love for the NHS will be remembered.
Interaction 7, jointe à un lien vers une pétition
Que la référence à la mort soit implicite (Interactions 6 et 7) ou explicite (Interaction 5), cette forme d’interactions semble aller de pair avec la volonté d’une survivance symbolique pour les défunts, sa motivation première étant la volonté de promouvoir ce qui d’une manière ou d’une autre faisait la grandeur des personnes disparues. Puisqu’il est à présent impossible de connaître les intentions de ces dernières, cette quête de postérité revient aux membres de leur réseau qui continuent de faire la publicité de leurs travaux, de leurs oeuvres, de leurs efforts, les préservant ainsi du temps fini de la vie humaine.
Échanger entre vivants : le profil comme tribune publique
La catégorie Échanger entre vivants est composée de publications qui ont pour but la transmission d’informations aux vivants faisant partie du réseau Facebook de l’internaute décédé, via son profil. Ceci inclut les messages d’intérêt concernant la personne et son décès (voir Interactions 8 et 9), parfois par le biais de publications provenant tout droit, et de manière posthume, du compte de l’internaute décédé, vraisemblablement effectuées par une personne ayant le contrôle de celui-ci, mais toujours dans le but de partager de l’information pertinente.
Comme le service a lieu à [...], je me disais que ce serait bien de penser au co-voiturage afin qu’un maximum de personnes puissent venir faire un dernier adieu à notre ami.
Interaction 8
Tomorrow Sunday at 3pm we will be having the memorial for [...]. We are now in the process of organising the event. [...] if anyone who would like to speak about their relationship with [...] it would be a great honour to hear your thoughts.
Interaction 9
Souvent, ces annonces concernent des rassemblements entourant le décès ou célébrations ponctuelles du même ordre. Toutefois, la catégorie intègre aussi, bien que plus rarement, les témoignages publics d’une autre nature, non directement liés à la mort, mais s’adressant toujours au réseau de l’internaute décédé.
I know some of you will want this! Lets go shout and spit like [...] would have wanted.
Interaction 10, accompagne le lien d’un événement
MESSAGE POUR TOUS. Faites-vous reconduire en ces jours de Fêtes et de Party!
Interaction 11
I had a dream lastnight and I wanted to share with you all.
Interaction 12
Ici les publications ne sont jamais prioritairement adressées aux défunts et sont formulées au présent, voire même au futur, soit des temps qui ne peuvent appartenir qu’aux vivants. Elles concernent les membres du réseau de ces derniers qu’elles saluent, invitent ou informent. Elles servent à organiser des activités et sont des manifestations de ce que les auteurs appellent la « communauté du deuil » (Julier-Costes, 2012, p. 142-143; Gamba, 2007, p. 145). Le partage d’informations concerne exclusivement les personnes ayant connu le défunt ou la défunte, avec qui ils étaient auparavant, d’une manière ou d’une autre, en relation par l’entremise de Facebook. Ces publications témoignent d’une utilisation plus pratique qu’exclusivement émotionnelle de Facebook, bien qu’elles demeurent dans les faits consciemment produites pour le profil d’un internaute décédé.
À partir de ces trois catégories conceptualisantes, outils d’analyse fondés sur les dynamiques sous-jacentes aux interactions recueillies, je discute de l’effet potentiel des interactions sur le rapport à la mort et au deuil.
Discussion : variation sur la place des morts et l’agir des vivants
La reconstruction de la communauté du deuil : une action solidaire
Dans un premier temps, il semblerait que le choix de rester en contact par le biais d’interactions posthumes avec les personnes disparues soit en partie motivé par une volonté de construire ou du moins d’entretenir une communauté du deuil avec des individus partageant leur expérience. En effet, la catégorie Échanger entre vivants apparaît directement liée à ce que Gamba appelle le « besoin d’une union sympathétique, avec ses propres morts, et pathétique avec les vivants à l’égard des morts » (Gamba, 2007, p. 145).
Le fait de s’unir et s’organiser entre survivants face à la mort d’un proche semble aller de soi. Mais grâce à des réseaux sociaux comme Facebook, les communications visant la communauté d’une personne décédée sont maintenant facilitées par l’intégration des nouvelles technologies à notre quotidien par l’entremise d’appareils toujours plus domestiqués par les internautes (Habib et Cornford, 2001), autrement dit intégrés à la spatiotemporalité du privé. L’ubiquité de cette délocalisation permet une déhiérarchisation de la légitimité du droit de parole et un espace-temps auxiliaire pour ce dernier. Ce n’est plus seulement la famille proche qui détient le droit et la possibilité d’adresser des messages et d’inviter aux célébrations et événements hommages, mais bien qui le veut. Cela permet aussi que ces événements se multiplient et soient partagés au sein d’un réseau formant une communauté préexistante, celle des « amis » Facebook, un auditoire qui a été créé par l’internaute, de son vivant même, et qui lui survit. Le deuil serait alors à considérer à la manière de Roudaut (2012, 2005), garant, en tant qu’action, de la production de certaines relations sociales, détruisant l’illusion d’un enfermement sur soi dû aux tensions émotionnelles provoquées par le deuil.
Les stratégies d’immortalité : éterniser les défunts
Les « stratégies d’immortalité » (Gamba, 2016, 2007; Lafontaine, 2008a, 2008b) sont présentées comme des moyens de repousser la mort. C’est donc dans une variante abordant l’immortalité, non pas comme atteignable par des procédés techniques – par le stockage d’éléments identitaires visant l’autoreproduction de soi-même (Gamba, 2016, 2007) ou le transhumanisme par exemple (Lafontaine, 2008b) – mais plutôt et seulement comme symbolique, c’est-à-dire qui prend forme à travers des institutions culturelles telles que les religions, les mythes, les philosophies, qu’elles seront développées. Ces structures conceptuelles s’édifient, selon la théorie de la gestion de la peur[9] (Solomon, Greenberg et Pyszczynski, 1998), comme des négociations idéelles à partir et avec la conscience de la mort.
Ainsi, pour la catégorie Honorer et témoigner (Hommage), il ne s’agit pas de vouloir faire revivre la personne, mais bien de souligner l’empreinte que celle-ci a laissée par un acte de gratitude. C’est une interaction posthume et publique qui vise à rendre grâce, à faire valoir le passage de l’être cher dans sa vie, à laisser une impression à la postérité. Ce n’est pas un déni de la mort ou une volonté de la surmonter. Ces hommages visent à faire connaître de manière personnalisée le legs symbolique souvent personnel et particulièrement sentimental reçu par les survivants, ici auteurs d’interactions posthumes.
Il en va de même avec la catégorie Promouvoir et sensibiliser à l’héritage, la nomenclature renvoie encore une fois aux récits d’immortalité Legacy/Héritage, qui situent (et confinent) les possibilités d’éternité au domaine du symbolique, plus précisément ici celui des créations et implications touchant aux dimensions culturelles de la célébrité et de la reconnaissance. Il est toujours question de laisser sa marque et de continuer à exister, à perdurer dans le temps à travers ses oeuvres matérielles ou immatérielles, artistiques (musique, tableaux) ou sociales (cause, fondation), mais ici en misant sur la culture en tant que bien partagé par la communauté humaine. Cette marque laissée par la personne décédée est promue par les proches dans une volonté de faire connaître l’oeuvre, gage du talent ou des bonnes volontés, de celui ou celle qui ne peut plus le faire.
C’est le réseau, devenu communauté par des partages, qui pose ces actions dans le but de garder vivante, toujours dans les limites des sphères symboliques et culturelles, la personne disparue. Ce sont les endeuillés qui façonnent l’immortalité de leurs pairs en faisant connaître ce qu’ils étaient pour eux, et ce qu’ils ont fait pour le monde. Ici, ce sont les auteurs d’interactions posthumes qui travaillent à éterniser. Puisque la mort y est toujours entre parenthèses et bien présente dans ces deux catégories d’interactions, ce n’est pas d’un déni de la mort dont il s’agit, mais ce qui semble plutôt être une part rendue publique du travail de deuil qui extériorise ce que la communauté, ainsi qu’eux-mêmes, ont perdu.
Ces interprétations vont dans le même sens que les idées amenées par le sociologue Clive Seale (1998) sur le lien social, son acceptation et sa motivation qui prendraient source dans la réalité unanime de la finitude, alors que toutes les modalités narratives des croyances, mais aussi de l’organisation médicale et administrative entourant la mort, seraient gages du renouvellement continu de la possibilité même des rapports sociaux. Cette solidarité sociale − mais surtout alliance fondamentalement humaine[10] −, cette déférence posthume qui se déploie au coeur de ces interactions devant la mort, l’inconnu, l’oubli, expliquerait pourquoi le rappel de l’existence et des actions passées d’un des membres de la communauté soulignerait une volonté de traiter nos pairs comme nous souhaitons collectivement être traités lorsque nous serons partis.
Si de tout temps, les humains ont voulu marquer le passage de la mort (Thomas, 1988, 1975; Morin, 1976), le fait de rendre hommage et parler de l’oeuvre de vie des personnes disparues contribue, en partie, à symboliquement faire sens du traumatisme causé par leur décès. Ces marques de respect publiques ne sont plus confinées ni par les codes sociaux, alors que tout le monde peut prendre le micro, ni par le temps qui passe. Par conséquent, ces actions, habituellement associées à des événements définis telles les funérailles ou les célébrations annuelles, peuvent maintenant être réalisées en tout temps. Dans le cadre de cette analyse, l’entrebâillement offert par Facebook vers la possibilité de continuellement et aisément célébrer publiquement la vie des personnes disparues n’apparaît pas comme problématique, donnant plutôt l’occasion aux personnes endeuillées de réactiver la symbolisation de l’hommage et de la gratitude lorsqu’ils en ressentent le besoin. Toutefois, il m’est impossible dans les limites de cette recherche de confirmer que cette nouvelle liberté d’action ne vient absolument pas sans heurt, ce pour quoi la problématique mériterait d’être étudiée dans le long terme pour pouvoir confirmer la portée des résultats quant au déroulement du deuil[11].
Des possibilités technologiques au service de réflexes fondamentaux
Quoi qu’il en soit, les sites de réseaux sociaux comme Facebook ont sans contredit transformé les modalités et dispositions de nos relations ainsi que le rythme de nos échanges. Dans ces conditions, il est compréhensible qu’ils modifient la manière dont les gens manifestent leur deuil en l’intégrant à leurs nouveaux rapports et à des formes contemporaines de communication et de connexion se déployant dans l’immensité potentiellement infinie de l’espace-temps offert par la plateforme numérique. Que ce soit par la volonté de se servir du profil de l’internaute défunt pour accéder à son réseau en tant que potentielle communauté de deuil, d’honorer et de témoigner, de faire la publicité de ce qui lui tenait à coeur, de promouvoir et de sensibiliser à l’héritage, de s’adresser directement à lui ou d’échanger entre vivants, chaque interaction posthume est motivée par des intentions qui lui sont propres. Ce sont les dynamiques de ces motivations qui sont ici catégorisées et discutées en lien avec certaines réalités déjà connues au sujet du deuil et du rapport à la mort. Bien que ces réflexions n’élucident pas de manière définitivement généralisable les intrications entre le deuil, la mort et les interactions posthumes qui se produisent sur Facebook, elles éclairent le phénomène sous de nouvelles dimensions qui offrent à leur tour de nouveaux chemins à explorer. Cette recherche n’aurait pu être possible, il y a de cela quinze ans, et sa possibilité même est un phénomène fondamentalement novateur pour les relations humaines, leurs dynamiques et leur gestion : du vivant des internautes comme dans leur mort.
Parties annexes
Notes
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[1]
Entendu comme la dimension digitalisable et numérique de son environnement dont les possibilités surmontent les limites physiques du temps et de l’espace (Galland, 1999).
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[2]
« The interaction between systems and data from dead people or between users and dead people via systems ».
-
[3]
Cette recherche est décrite dans mon mémoire de maîtrise en sociologie (Trépanier, 2020).
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[4]
Cette réappropriation est également nommée dans les travaux menés auprès de jeunes en deuil par Martin Julier-Costes (2015, 2012) ainsi que dans les critiques épistémologiques sur l'interprétation généralisée du déni de la mort, comme celle de Karine Roudaut (2012, 2005) qui considère le deuil comme une action.
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[5]
La sociologue Karine Roudaut (2005) remarque, à la suite d’autres auteurs, l’influence qu’a eue le texte de Sigmund Freud intitulé « Considération actuelle sur la guerre et sur la mort » (1915) pour ériger le déni de la mort comme une généralisation implicite sans justification empirique. Selon elle, les arguments invoqués sont trop indéterminés et se fondent avant tout sur une opposition classique et rarement revue entre tradition et modernité, entre apprivoisement de la mort assumée et quête d’immortalité. Elle propose « de substituer au cadre conceptuel du refoulement celui de la régulation : considérer, premièrement, que ce dont il s’agit, aujourd’hui comme hier, c’est de la régulation sociale des tensions et des émotions contenues dans le deuil et la mort et, deuxièmement, que les formes de cette régulation ont changé » (p. 22).
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[6]
Pour la sociologue Céline Lafontaine, le déni de la mort se manifeste dès les premiers signes de dégénérescence, inhérente à la vie humaine, qui serait désormais appréhendée comme une faiblesse résoluble. Elle considère par ailleurs que les morts dites « de causes naturelles » se réduisent dorénavant à définir les décès accidentels, puisqu’autrement c’est la médecine, celle-là même qui tente par tous les moyens de nous épargner, qui décide de notre sort, bien que la peur de la mort soit toujours bien vivante et par incidence, sa dénégation : « En nourrissant le fantasme d’une longévité infinie, la déconstruction biomédicale de la mort et la médecine anti-âge menacent, plus fondamentalement encore, d’ébranler les balises anthropologiques à partir desquelles s’articule l’existence humaine » (Lafontaine, 2008a, p. 334).
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[7]
Les publications n’étaient considérées pour l’étude que s’il m'était possible d’y avoir accès sans modifier quoi que ce soit au profil de la personne décédée, autrement dit, si les paramètres d’accessibilité qu’elle avait mis en place de son vivant le permettaient. Afin d’éviter tout doute possible sur mon empathie et ma bienveillance ainsi que sur la finalité académique de ma recherche, mes motivations et intentions ont été clairement exposées et expliquées aux gens m’ayant partagé des comptes d’internautes décédés. Les promesses d’anonymat et celle de ne jamais citer intégralement les publications ont aussi été faites et maintes fois réitérées, et ce à chaque réception d’une nouvelle recommandation pour un profil.
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[8]
Tous les exemples ont été retranscrits à l’identique de leur publication originale en y incluant les fautes d’orthographe et les erreurs de syntaxe.
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[9]
La Terror management theory/Théorie de la gestion de la peur (Solomon, Greenberg et Pyszczynski, 1998), a été établie par trois chercheurs en psychologie sociale qui conclurent, suite à leurs expérimentations visant à faire prendre conscience de leur mortalité à leurs répondants préalablement à la réalisation de divers exercices, que « the unique awareness of death and tragedy renders human beings prone to debilitating terror, and that this terror is managed by a dual-component anxiety buffer consisting of a cultural worldview and self-esteem » (p. 39).
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[10]
Voir Seale (1998, p. 11) : « why humans are motivated to participate in common membership of imagined communities ».
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[11]
Tel que déjà précisé, plusieurs variables (genre des défunts, nationalité, croyances, causes de la mort, type de relation entre les parties, etc.) n’ont pas été prises en compte dans la constitution des catégories et celles-ci pourraient éventuellement avoir une influence si cette analyse devait être approfondie ou réitérée sous un nouvel angle. Le fait d’interroger directement les auteurs d’interactions posthumes dans le cadre de ces recherches pourrait être intéressant, spécialement pour ceux et celles qui continuent de publier plus de 5 ans après la mort de la personne, une variable bien réelle malgré le fait qu’elle n’a pas été retenue dans le cadre de mon analyse. Idéalement les données auraient été collectées sur une période de plus d’un an à partir d’une centaine de profils. Les résultats obtenus n’en demeurent pas moins intéressants et productifs.
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