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Les jeux vidéo fournissent un matériau riche et varié pour observer la place de la mort dans les technologies numériques. Nous souhaitons explorer cette thématique essentiellement sous le prisme de théories psychanalytiques. Nous nous référons notamment aux travaux de Winnicott pour ce qui est de l’analyse de l’objet « jeu ». Selon cet auteur, le jeu prend une valeur thérapeutique et existentielle particulière, dans la mesure où il permet une « nouvelle expérience », ce qui va au-delà de la verbalisation, et notamment des « interprétations [qui] demeurent sans effet » (Lenormand, 2013a, p. 206). Le jeu, précise encore Winnicott, a « la capacité de contenir l’expérience » (1975 [1971], p. 74). Cet espace du jeu qui est d’abord un espace potentiel qu’on pourrait qualifier de gratuit, était déjà présent dans la pensée de Rousseau qui, dans l’Émile (1966 [1762]), propose des situations aménagées dans lesquelles l’enfant va pouvoir faire des expériences (Hétier, 2013). C’est ce qu’a bien mis en évidence Francis Imbert, évoquant la possibilité pour l’enfant d’« expérimenter son pouvoir » dans un « environnement suffisamment stable et consistant », permettant ainsi l’exercice d’un « pouvoir limité mais réel » (1989, p. 83-84; c’est nous qui soulignons). Le jeu, comme dans l’exemple d’un bébé qui jette des spatules (Lenormand, 2013b, p. 332), peut être décrit comme playing, c’est-à-dire comme espace d’expérience et d’activité dynamique, créative (et non comme tel jeu fixé par un but et par des règles a priori) (Winnicott, 1975 [1971], p. 58). Le jeu peut par ailleurs être cadré, comme dans la fameuse proposition du jeu de squiggle par Winnicott (jeu faisant appel à l’imaginaire où chacun dessine à son tour sur un même support), en tant que play. Enfin, avec le jeu à règles, on a affaire au game.

Dans les game studies, on retrouve cette distinction entre game et play. Triclot, en évoquant Henriot (1969), décrit ainsi une « oscillation entre une analyse des jeux comme games, dispositifs d'objets ou systèmes de règles, et une analyse du jeu comme play, activité ou attitude ludique » (Triclot, 2015, p. 1). La présente étude porte d’abord, avec le jeu vidéo, sur le game en tant que jeu programmé et réglé : « Chaque jeu vidéo intègre un système de règles – définissant un espace de possibilités stratégiques et conditionnant la liberté d’action des joueurs » (Rueff, 2008, p. 144), ce qui rejoint la formulation de Colas Duflo : « le jeu est l’invention d’une liberté dans et par la légalité » (1997, p. 57). Mais nous abordons aussi la notion de play pour nous intéresser à l’activité propre du joueur, l’expérience toujours singulière, et même subjective qu’il fait. Il existe de nombreux jeux (games) à succès, dans lesquels il s’agit de tuer les autres, soit d’autres joueurs représentés par leur avatar (Fortnite, Apex Legends, League of Legends, etc.), soit des ennemis intégrés au programme (Super Mario, Assassin’s Creed, La LégendedeZelda, etc.). Mais l’expérience de la mort est aussi vécue dans le play, dans la mesure où le joueur est confronté à sa propre « mort » (la mort de son avatar, la fin ou la perte de la partie, l’arrêt du temps de jeu, etc.). Qu’est-ce que la mise en scène de la mort, sans cesse réitérée, mais aussi toujours dépassée par la possibilité de rejouer, infère chez le joueur dans son rapport à la fin (fin de partie, fin de vie) et à sa propre mort?

On peut constater que la continuité et l’irréversibilité du temps de la vie sont doublement court-circuitées : d’une part, par un débordement dans l’expérience du jeu, telle que l’immortalité du joueur ou l’illusion de possibilités multiples et sans limites (tel que dans GTA[2]) et, d’autre part, dans l’expérience de la répétition. Celle-ci peut faire apprentissage pour le joueur, car si elle peut être illimitée dans le jeu, elle est rarement faite à l’identique. De plus, une répétition qui peut lui permettre de faire « pare-excitation[3] » à l’angoisse qui émerge face à l’idée de la mort, c’est-à-dire qui permette de s’en protéger psychiquement. Ces scénarios réitérés permettraient alors l’illusion d’une certaine maîtrise sur sa propre finitude.

Cette contribution vise à construire un cadre de compréhension théorique du thème de la mort dans les jeux vidéo. Il s’agit d’abord de redéfinir la notion de jeu, notamment à partir de Winnicott. Ce choix, lié à une approche psychanalytique, est soutenu par l’ambition d’aller au-delà de l’analyse du jeu/game, pour s’intéresser à l’activité du joueur (playing), ce qui est particulièrement important eu égard au thème d’arrière-plan, celui de la mort. En effet, la conscience de la mort et, avant même cette conscience, les émotions éprouvées dans toutes les expériences qui peuvent en permettre le pressentiment (échec, fin de cycle, séparation, etc.) revêtent une dimension psychique et existentielle. Jouer, dans cette perspective, c’est possiblement déjouer la mort, car on ne meurt jamais « pour de vrai » dans le jeu, même quand on perd. Ainsi, en jouant, l’individu pourrait, grâce à une représentation de la mort, tenter de la contrôler ou se familiariser avec elle. Enfin, nous proposons une présentation de quelques jeux vidéo où la mort est mise en scène, et nous voyons notamment la façon dont sa représentation a évolué dans le temps. In fine, nous constatons l’implication profonde et ambivalente du joueur face à la mort : tout à la fois, il fait l’expérience de s’en rapprocher et, en même temps, par la représentation, par la répétition, il la met finalement à distance.

Le play au-delà du game

La langue anglaise dispose de deux termes, game et play, utilisés dans les game studies, tandis que la langue française dispose d’un seul mot, celui de « jeu ». On peut notamment remarquer que dans les expériences du tout jeune enfant, il n’est guère besoin de jeu spécifique, toute sorte d’objets pouvant être utilisés, comme le montre l’accaparation d’un bébé pour son propre corps ou pour tout objet comme des spatules ou ses propres pieds (Winnicott, 1975 [1971]). Certains jeux vidéo permettent de créer des objets, des mondes, des « niveaux » de jeu avec de simples cubes (tels que Little Big Planet, Dreams), mais à la différence que cette création se fait sans contact physique avec les matières, les objets, les milieux.

Cette dimension de créativité a été particulièrement mise en valeur par Winnicott (1975 [1971]) qui affirme que jouer et être créatif sont synonymes. Cette perspective peut être comprise à partir du concept d’« espace potentiel ». Dans la relation, d’abord fusionnelle, entre la mère et le bébé, un espace de jeu va s’ouvrir petit à petit. L’enfant explore son milieu, manipule des objets (qui ne sont pas la mère ou une partie d’elle), sans que pour autant cette exploration soit une réelle séparation : la mère reste présente (en arrière-plan), et l’enfant fait l’expérience rassurante d’être seul en présence de quelqu’un d’autre. Cet espace intermédiaire entre omniprésence et isolement est aussi un espace psychique spécifique qui n’est ni dedans, tel un fantasme, ni dehors, telle une réalité purement objective (Winnicott, 1975 [1971], p. 59-60). Dans le jeu, l’enfant imagine quelque chose avec les objets qu’il trouve : il y a des objets, ainsi que de l’imagination, et ces deux aspects ne sont pas séparés. Winnicott met aussi en évidence une dimension psychique qui revêt une certaine importance pour notre réflexion : la manipulation d’objets participe d’une capacité à contrôler ceux-ci. « Pour contrôler ce qui est au dehors, on doit faire des choses, et non simplement penser ou désirer, et faire des choses, cela prend du temps. Jouer, c’est faire » (Winnicott, 1975 [1971], p. 59; c’est nous qui soulignons).

De ce qui précède, on peut sans doute comprendre l’importance du play, c’est-à-dire d’une capacité de jouer (avec tout objet). La question, sur cette base, est de savoir si la créativité du joueur n’est pas d’autant plus grande que le matériel est pauvre (une branche, un caillou, une feuille blanche, etc.) et qu’il faut beaucoup imaginer. Cette interrogation porte alors spécifiquement pour les jeux vidéo. Or, selon Winnicott, le jeu se prolonge dans l’expérience culturelle et « il est impossible d’être original sans s’appuyer sur la tradition » (1975 [1971], p. 138). Autrement dit, la préexistence d’objets culturels, au nombre desquels figurent les jeux/games, ne devrait pas être un obstacle à la créativité du play. Avec les jeux vidéo, nous avons affaire à des jeux déterminés − au sens que Caïra (2014) donne à ce terme et qui les situe entre le jeu de rôle grandeur nature et le jeu de rôle sur table, surdéterminé − dans la mesure où, d’une part, bien qu’on évoque parfois une dématérialisation, ils dépendent d’un matériel technologique avancé et, d’autre part, ils sont déterminés par des programmes complexes, mais parfaitement délimités. Il est cependant à noter que certains joueurs s’approprient et transforment des espaces de jeu. Eu égard au questionnement qui va suivre concernant la mort, on peut se demander si la perte d’une certaine créativité/liberté dans le jeu n’a pas pour nécessaire contrepartie un contrôle (rassurant) assuré d’abord par le jeu/game. Pourtant, il y a différentes façons de jouer, voire de se jouer du jeu et de sa fin.

Le jeu vidéo comme jeu « total »

Le jeu vidéo tire sans doute sa puissance de mobilisation des joueurs de sa capacité à synthétiser un certain nombre de médiations qui le précèdent. Nous repérons quatre types de médiation, qui peuvent être de grandes caractéristiques d’un certain nombre de jeux vidéo.

  • Premièrement, le jeu vidéo est évidemment un jeu. En tant que tel, il s’inscrit dans l’ordre fictionnel (Schaeffer, 1999). Il s’agit d’une simulation. Selon Vial (2015 [2013]), virtuel et simulation se recoupent; il distingue le sens philosophique du concept « virtuel » (Lévy, 1995) de son sens technique. La simulation est l’opération par laquelle une expérience peut être réalisée dans un espace virtuel, de manière à figurer le réel sans dépendre des conditions de celui-ci. Ainsi un simulateur de vol vise à confronter l’utilisateur à toute la complexité du réel, mais sans aucune mise en danger. Cette caractéristique de simulation est très importante dans la sphère du jeu vidéo. Un certain « jeu » se produit, confirmant les analyses de Schaeffer, qui fait qu’on cherche le cas échéant tout à la fois un certain réalisme, qui leurre le joueur (définition graphique, fluidité de l’image, etc.) et une parfaite ludicité, qui détrompe ce même joueur (le jeu n’a pas de conséquences réelles). Il est cependant à noter une distinction entre enjeux physiques et enjeux psychiques. Une implication psychique est rendue possible par la dynamique de projection/identification via son avatar, et ce qui affecte celui-ci est susceptible d’affecter le joueur. On peut souligner l’importance de cette implication eu égard au thème qui nous occupe. La mort est l’expression même de l’irréversibilité dans le temps de la vie (Jankélévitch, 1975). La conscience humaine se joue de l’irréversibilité dans la réversibilité fictionnelle, notamment dans le récit (Ricoeur, 1983). Et on sait l’importance de la narration dans un certain nombre de jeux vidéo, à la faveur de l’intermédialité mise en oeuvre entre récit et jeu (Méchoulan, 2017; Marti, 2014). On peut donc comprendre la force de l’implication relevée : rendre l’expérience de la mort (de son avatar) réversible (à travers le rejeu/try again), c’est se défendre de l’angoisse la plus fondamentale de l’existence (Yalom, 2008).

  • Deuxièmement, et dans la continuité de ce qui précède, le jeu vidéo est un vecteur de socialisation. En effet, bien des jeux se pratiquent aujourd’hui en réseau et les interactions n’ont plus seulement lieu avec les entités du programme, mais avec les avatars des autres joueurs. Des messageries sont souvent associées aux jeux et permettent une communication soutenue, au point que certains joueurs préfèrent se rencontrer dans le jeu qu’en dehors. C’est un peu comme si le spectateur avait le droit d’intervenir dans le spectacle, rompant la séparation traditionnelle (Rancière, 2008), ce qui contribue évidemment à renforcer son implication.

  • Troisièmement, le jeu vidéo propose souvent de contrôler un avatar créé ou modifié par le joueur lui-même ou le personnage principal du jeu vidéo, ce qui est un facteur décisif de l’immersion (additionné à l’aspect visuel de l’image et auditif du jeu comme les musiques d’ambiance ou les bruits environnants). Or, il est important de discerner la scène en tant que telle, dans la mesure où le contrôle d’un avatar permet une projection tout à fait particulière (Tisseron, 2012), qui peut être de l’ordre de l’identification (mon avatar c’est moi, à la manière de Flaubert) mais aussi de la relation (Tisseron évoque ainsi une relation de care avec son avatar).

  • Quatrièmement, un certain nombre de jeux mobilisent une des plus anciennes médiations humaines, celle de la narration; quelques jeux reprennent ainsi des caractéristiques et des thématiques similaires à celles des contes. Ces jeux s’inscrivent sur le fond d’une narration portée notamment par des « cinématiques » (des vidéos qui racontent une histoire à différents moments du jeu) et proposent des intrigues. Jouer, c’est souvent progresser dans une histoire, c’est parfois même être auteur, c’est écrire cette histoire (RPG[4], simulation de vie[5]). Comme l’ont montré Durand (1960), puis Ricoeur (1983), le récit est une manière de contrecarrer l’irréversibilité du temps et l’angoisse de la mort à laquelle la conscience du temps conduit.

In fine, le jeu vidéo est certes une activité de simulation, mais constitue cependant une activité qui, par l’interactivité et l’immersion, implique le joueur sur les plans sensible, cognitif et social. Il rassemble des potentialités de différentes médiations culturelles (inter et transmédialité) et peut ainsi être particulièrement stimulant, en comparaison de ces médiations auxquelles il « manque » toujours quelque chose (je ne peux pas intervenir dans le récit d’un conte, dans le déroulement d’un spectacle – vivant ou télévisé – etc.). Même en tant que jeu, le jeu vidéo se singularise : il dépend moins de la créativité spontanée des joueurs (celle, par exemple, des jeux d’enfants dans lesquels on se distribue des rôles, on construit des univers, on fabule), mais propose un ensemble de stimulations sans précédent. Comment cette médiation, qui implique autant les joueurs, permet-elle de faire une expérience plus ou moins forte de la mort, que ce soit par la mort de son avatar ou par la fin du jeu?

La représentation de la mort dans les jeux vidéo

Au sens classique, la représentation est, en philosophie et en psychologie, « ce que l’on se représente, ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée » (Lalande, 1951, p. 921). D’emblée, nous entendons bien que le fait de représenter engage un caractère d’absence, c’est-à-dire que la chose ou la personne à laquelle nous pensons est rendue présente par un mot, un son, une odeur ou une image est manifestement absente de la réalité effective (elle n’est pas là ou plus là, ici et maintenant). Mais la représentation, c’est aussi « la reproduction d’une perception antérieure » (Lalande, 1951, p. 921). Et c’est bien là où le bât blesse : comment représenter quelque chose lorsque cette chose est inconnue, lorsque nous ne l’avons jamais vue, perçue ou ressentie? Puisque nos zones sensorielles n’ont jamais capté ce phénomène inconnu, comment réussir à le présentifier et lui donner un nom pour s’en donner une représentation? Cette difficulté à cerner cette « expérience de la mort » rend particulièrement significative l’étude de sa représentation par le biais de figures menaçantes, ou contenue dans des scènes mortifères dépeintes dans les jeux vidéo.

Depuis l’apparition de l’industrie vidéoludique en 1972, les jeux vidéo n’ont cessé de figurer la mort par un ensemble de créatures : monstres, morts vivants ou êtres fantastiques et maléfiques, etc. Ce sont ces créatures qui incarnent le risque d’être tué. C’est par la mise en forme et la création de ces personnages menaçants que le sujet peut capturer une image de ce qui pourrait potentiellement contenir un danger de mort. La forme velue, dégoulinante, repoussante, gigantesque des personnages ainsi que leurs voix graves et leurs cris stridents pourraient être compris comme des « représentations de chose » (au sens d’une forme donnée à quelque chose d’initialement informe), et les noms qui leur sont attribués par la suite pourraient être, à un second degré, cette « représentation de mot ». Ainsi le fait de rencontrer dans les jeux Super Mario une créature énorme, un cracheur de feu au visage colérique avec des dents aiguisées et une carapace où trônent des pics semble donner forme à une menace de mort. Lorsque ce monstre se met à parler, il s’identifie comme étant Big Demon Koopa (Grand Démon Koopa, ou Bowser, selon la version). Le joueur associe alors à cette image machiavélique un mot qui résume et encadre la menace qu’il représente. L’exemple très parlant pour les fanatiques d’Harry Potter est l’angoisse et l’horreur que ressentent les protagonistes de l’histoire lorsqu’ils doivent faire référence à Voldemort, qu’ils désignent par la formulation « vous savez qui », tant le mot renvoie à la chose. Il en est de même pour les signifiants plus génériques tels que : zombie, mort-vivant et monstre, qui convoquent des apparences morbides et intimidantes que le joueur cherche à affronter ou à éviter pour ne pas mourir dans le jeu. Nous comprenons ainsi le double niveau de la représentation : d’abord, par la « chose » que le dispositif audio-visuel du jeu vidéo peut donner à sentir, ensuite par le « mot », le nom que peut prendre la chose, intégrant la menace de mort dans une forme qu’il va s’agir de détruire ou de mettre à distance.

Ces figures, présentes dans les premiers jeux (aliens, ogres, etc.) peuvent s’enrichir en fonction du contexte (problèmes d’environnement et zombies, etc.). Dans les premières années du jeu vidéo, les figures porteuses d’un danger de mort (Perron, 2018), celles qu’il fallait combattre pour ne surtout pas perdre la vie, étaient tantôt des monstres, des créatures fantomatiques ou surnaturelles (Mario Bros, 1983; Donkey Kong, 1981; Pac-Man, 1980), tantôt des étrangers extraterrestres (Sundog, 1984; Galaxian, 1979; Space Invaders, 1979) ou encore des soldats ennemis (Missile Command, 1980). Le choix de ces figures combatives n’était pas sans rappeler le contexte socio-économique dans lequel se trouvait alors la planète. En effet, en 1980, la guerre froide était à son paroxysme, et notamment la rivalité pour l’exploration spatiale entre les États-Unis et l’URSS.

Depuis une dizaine d’années, nous assistons à une recrudescence des scénarios mettant en scène des créatures infectées par des virus dans un monde post-apocalyptique (Days Gone, 2019; Dying Light, 2015; The Last of Us, 2013; The Undead Day Seven, 2012; The Walking Dead, 2012; Left 4 Dead, 2008; ou encore, plus ancien, Resident Evil3, 1999). Ce n’est pas sans rappeler l’angoisse, véhiculée depuis les années 2000, d’une infection par un virus qui anéantirait l’espèce humaine tout entière. On retrouve le même phénomène avec l’apparition de la COVID-19 et la popularité de Plague Inc., une simulation de pandémie. Il en est de même pour les jeux où le joueur doit affronter de nouvelles technologies menaçantes, ce qui n’est pas sans évoquer la peur d’être dépassé par les nanotechnologies et l’intelligence artificielle à l’heure du transhumanisme (Detroit Become Human, 2019; la série des Borderlands, 2019, 2012, 2009; Mass Effect, 2007-2017; Inside, 2016).

Hormis l’apparition et l’engouement de certains scénarios à des périodes de l’histoire, il y a cependant des figures et des thèmes qui continuent à proliférer dans l’univers du jeu vidéo. C’est notamment très souvent le cas avec les FPS[6], qui emmènent le joueur dans un contexte de guerre qui n’est pas sans rappeler les deux guerres mondiales (Battlefield V, 2018; Memories Retold, 2018; Call of Duty, 2003; Battlefield 1, 2002). Ces jeux, malgré leur caractère ludique, convoquent toutefois des traumatismes sociétaux antérieurs. Dans les limites de cet article, nous ne développons pas la question du traitement des traumatismes, mais nous pensons toutefois que par la mise en récit et par la possibilité d’intervenir en étant acteur dans un espace sécurisé et sans risque de représailles, ces jeux vidéo proposent une modalité de traitement et de tentative de maîtriser le traumatisme (Leroux, 2019a, 2019b; Gillet et Leroux, 2017; Freud, 2010 [1915]).

En ce qui concerne les monstres et créatures fantastiques, ils ont été présents dès l’apparition des jeux vidéo et le sont encore. Ce sont ces mêmes personnages qui figurent dans les médias tels que le conte, les films et les séries télévisées pour terrifier les petits comme les grands enfants. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces figures dans les histoires des jeux vidéo. Ces personnages sont les représentations de mots communs et présents dans les fantasmes et angoisses d’un inconscient collectif, manifestations d’un imaginaire universel (Durand, 1960) et de ses archétypes (Le Quellec, 2013; Von Franz, 1999 [1997]; Jung, 1954). De ce fait, nous pouvons penser que l’apparition et la figuration de personnages menaçants sont corrélées aux angoisses collectives et sociétales actuelles. Cette mise en forme permet de maîtriser, d’éviter et d’atténuer l’angoisse, par la représentation, d’un avenir inconnu et plus spécifiquement de la mort. De plus, la possibilité de rejouer encore et encore après la mort de l’avatar, permet de dédramatiser cette mort.

Outre la mise en forme des personnages susceptibles de donner la mort à l’avatar du joueur, nous observons également une représentation de la mort ou plus exactement de la scène mortifère[7] très différente en fonction de l’époque, mais aussi et surtout du type de jeux. Selon les genres de jeux (Gestion, Aventure, Action, Réflexion) et la directive PEGI[8] (+3, +7, +12, +16, +18 ans), la représentation de la scène évoquée ne sera pas la même[9]. Ainsi, les jeux PEGI 16 et PEGI 18 sont ceux qui peuvent représenter de façon la plus réaliste possible cette scène. Le joueur est alors susceptible de se retrouver face à une représentation de la mort ou de la mise à mort fictive d’un autre personnage. L’exposition et la figuration de cette mort seront accentuées par les corps tombant au sol (effet de ragdoll[10]), les derniers cris poussés par le personnage avant sa mort, le sang giclant du corps de l’avatar ou de l’ennemi abattu, etc. Si le jeu est conceptualisé en vue à la première personne (FPS), l’immersion du joueur dans l’environnement vidéo ludique ainsi que ses projections à travers le personnage seront d’autant plus accentuées. Cette perception à la première personne donne notamment davantage l’impression au joueur d’être l’auteur des gestes dans le jeu contrairement aux autres vues où il peut identifier la forme, l’aspect et les caractéristiques physiques du personnage qu’il est en train de diriger (jeu à la troisième personne ou TPS, 2D, etc.). De ce fait, la représentation de la mort dans les FPS est celle qui semble être la plus proche de la réalité effective, ou du moins placer le joueur face à une mort plus réelle.

Cependant, bien que les jeux vidéo visent un certain réalisme, il n’en reste pas moins que les scènes mortifères demeurent fictives. Il est vrai qu’« expérimenter sa propre mort dans les jeux vidéo n’est pas une épreuve que l’on cherche à réaliser, mais un moment imposé obligatoirement par le déroulement du jeu : impossible de jouer sans y être confronté à un moment ou à un autre » (Tisseron, 2011, p. 13). Il faut toutefois nuancer le propos en prenant en compte le caractère ludique et imaginaire de ces jeux et que la mort s’inscrit donc dans le registre du semblant. Si ce n’était pas le cas, les points de sauvegarde et autres ruses de renaissance et de résurrection n’existeraient pas. C’est également le cas lorsque le joueur peut soigner son avatar avec des potions (WoW), des champignons (Super Mario), ou simplement patienter pour que la vie se régénère (Assassin’s Creed). De ce fait, le personnage joué est doté d’une super-vie capable de lutter et de diminuer la menace de mort que provoquent des coupures, des balles et des sauts de cinq mètres. Mais, de fait, tout jeu implique une fin (le fameux game over), et il n’est pas insignifiant que l’on parle de « vie » dans un jeu. De même, le joueur a tendance à dire « je suis mort » lorsqu’il a perdu, manifestant la force de la projection soulignée ci-dessus. D’ailleurs, certains jeux limitent le nombre de vies possibles. Dans l’expérience de la mise en échec de son avatar, figurée comme une mort, le joueur est bien confronté à une limite et peut éprouver une frustration et une certaine angoisse propres à cette situation, en attendant la reprise du jeu avec une « nouvelle vie » (le try again).

Nous retrouvons même cette aseptisation du caractère mortifère dans les jeux de tir, qualifiés de violents, dont l’objectif est d’éliminer des personnages qui sont affublés en grande majorité d’un casque et d’une combinaison recouvrant l’intégralité de leur corps, afin d’éviter de confronter le joueur au regard qui s’éteint dans les yeux de ses ennemis ou de leur corps troué par les impacts de balles. On peut aussi relever une déshumanisation des opposants pour faciliter l’élimination de ces derniers sans trop de culpabilité comme des ennemis (Spec Ops: The Line, 2012) ou des monstres (Ratchet and Clank, 2020, 2016, 2002). C’est également la disparition du cadavre des ennemis dans certains jeux qui permet au joueur de ne pas côtoyer trop longtemps le réel de leur mort. Mais si nous avons déjà cette réduction et cet adoucissement de la représentation de la mort dans les jeux vidéo par le biais de l’image, le niveau auditif est aussi impliqué. Yoan Fanise, producteur et ancien directeur créatif d’Ubisoft, fut chargé de trouver des cris à donner aux personnages mourant dans un jeu. Après un test sur des joueurs, ces derniers jugèrent ces cris d’horreur bien trop réels, demandant alors de retravailler les cris de façon à les adoucir et les rendre moins angoissants. Enfin, ce sont aussi les termes mêmes de mort et tuer qui sont éjectés de l’univers de ces jeux vidéo. Les joueurs les plus aguerris parlent d’élimination (Apex Legends, 2019; Rainbow Six Siege, 2019; Fortnite, 2017), ramenant ainsi l’expérience du jeu à un caractère récréatif. Le terme de « mort » est davantage aseptisé dans les Battle Royale à ceci près que certains joueurs usent d’un pseudonyme laissant planer une certaine menace (Killx, Killer, Tueurnée, Bazucaa, etc.).

Ainsi, si la mort est bien représentée dans le monde du jeu vidéo, elle reste toutefois greffée dans le registre de l’imaginaire. Ce que cherchent le joueur ainsi que les concepteurs de jeux vidéo n’est pas tant de représenter véritablement et foncièrement la mort et de s’y confronter que de susciter l’émotion et le caractère angoissant que cette menace peut représenter dans l’expérience de jeu. N’oublions pas que ces univers numériques sont avant tout des jeux et qu’il ne s’agit pas de traumatiser les individus qui s’immergent dans ces mondes fantastiques et fictionnels. La représentation de la mort trouve sa limite lorsque le joueur n’éprouve plus de plaisir à jouer. Ainsi, le fait de chercher à représenter la mort est une chose, mais cette recherche ne doit pas « tuer » le plaisir même de jouer avec cette mort fictive.

Jouer avec la peur de la mort

Le fait de jouer permet justement de mettre en scène des conflits, des émotions, des fantasmes, tout en s’inscrivant dans le semblant. C’est ce semblant qu’il importe de relever, car il permet de faire ce qui est interdit ou impossible. En cela, le jeu vidéo peut, par le biais de la présence de la mort, mettre en scène et en mouvements des angoisses, des fantasmes et des pulsions archaïques inconscientes.

D’une part, le joueur est confronté à la mort de son avatar ou éprouve la menace d’une mort qui est susceptible d’arriver incessamment (poursuite par des monstres, points de vie au plus bas, etc.). Par ces mises en scène, le joueur peut répéter et ressentir les éprouvés suscités par la menace de mort. Ces répétitions permettent au sujet de tenter de maîtriser les angoisses et les peurs qui l’envahissent. À force de répéter les scénarios de mort, le joueur arrive à contenir ses peurs et à ne pas se laisser submerger par ses affects pour triompher face à la mort. En effet, si la première fois le joueur est confronté avec surprise à la mort de son avatar, il sera sans doute moins surpris les fois suivantes (Inside, 2016; Limbo, 2010). Par exemple dans Little Nightmares (2017), la mort de la protagoniste que le joueur incarne peut être différente à chaque niveau et en fonction du monstre qui la poursuit (dévoration, découpage des membres, etc.). Si le joueur éprouve du dégoût lorsqu’il est confronté à cette mort inédite, il maîtrisera davantage ses émotions s’il répète la scène de nombreuses fois. Ainsi le fait de répéter à plusieurs reprises les scènes exposant l’avatar à une mort certaine, ou à la représentation de sa mort, permet à moyen terme au joueur de maîtriser ses émotions face à la peur que la mort fictive suppose.

D’autre part, c’est également par la mise à mort des autres personnages que certaines pulsions peuvent apparaître. Nous songeons notamment à la pulsion de mort évoquée par Sigmund Freud qui est présente en chacun des êtres humains et qui est même première, c’est-à-dire qu’elle est présente avant même la pulsion de vie. La formulation « l’objet naît dans la haine » (Freud, 2010 [1915]) résume bien sa pensée. Au travers de la possibilité de donner la mort à d’autres personnages, le joueur peut ainsi sublimer ses pulsions au sein de cet univers virtuel et en retirer une certaine satisfaction une fois la pulsion déversée sur ses avatars numériques. Nous pouvons retrouver cela notamment dans les jeux où tuer est un but premier (Call of Duty, Fortnite), mais aussi dans des jeux où la mort n’est pas l’objectif, mais reste toutefois possible. Par exemple, dans le jeu Les Sims, le joueur est maitre du destin de ses avatars, il peut aussi bien en prendre soin que les martyriser et mettre en scène leur mort en les noyant, les brûlant, en ne les nourrissant pas, etc. Par ces procédés, ce sont des pulsions sadiques fondatrices et nécessaires chez tout sujet qui peuvent être déversées par le joueur dans la mise en acte sur l’avatar (victime de maltraitance physique ou sexuelle, victime de harcèlement, etc.) (Tisseron, 2011).

Enfin, par la confrontation et la mise en jeu de la mort, le joueur peut accroître un sentiment de maîtrise. Il devient maître du jeu et de la mort; il peut également, après de nombreuses répétitions, établir une stratégie pour déjouer et éviter la mort. Ce sentiment vient contrer l’angoisse que peut évoquer la menace de mort qui anime tout sujet qui se sait mortel. Par cette représentation fictive de la mort et la possibilité de « jouer avec », le joueur peut détourner et transformer son angoisse en peur. La différence tient à ce que l’angoisse est une peur sans objet, alors que la peur en a bel et bien un. Donner un objet (de peur) au joueur, c’est aussi lui permettre d’éviter cet objet, le mettre à distance, le détruire (du moins fantasmatiquement parlant du point de vue de la mort). Ainsi, par la représentation et la mise en jeu de la mort, le joueur peut réduire son angoisse de mort en ayant l’impression de maîtriser sa peur à travers l’avatar.

Notre propos cherche à illustrer comment les scénarios répétés qui confrontent le joueur à la mort de son avatar lui offrent une certaine représentation de sa propre finitude, voire une maîtrise de celle-ci. Cette représentation permet sans doute de faire « pare-excitation » face à l’angoisse de la mort, c’est-à-dire se protéger de l’angoisse par une certaine mise en forme qu’il devient possible de mettre à distance (la mort peut être incarnée dans un personnage… que le joueur va tuer). Or, il semblerait qu’au-delà de l’illusion de maîtrise que ce média propose, la mort dans le jeu vidéo est également synonyme d’échec provoquant un sentiment de frustration (perte du loot[11], perte d’une partie, etc.). Ainsi, dans la visée de prolonger ce travail concernant la mort dans le jeu vidéo, il serait pertinent de développer la question de l’angoisse de perte plutôt que de l’angoisse de « sa propre perte ».

Quoi qu’il en soit, face au caractère limité et mortifère de l’existence humaine, l’univers du jeu vidéo peut permettre de s’évader et de tisser, non pas un monde violent et macabre comme nous pourrions le croire, mais bien un espace fictionnel qui stimule la créativité, la fantaisie et la pulsion de vie.