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Dans les pages qui suivent, il sera question des diverses positions adoptées par la revue Égards lors des trois premières années de son existence. Nous analyserons ses haines, ses phobies, ses aversions, ses ennemis, ses idoles, etc., de manière à cerner les principales stratégies argumentatives utilisée par la revue pour présenter une image spécifique de l’actualité politique tant québécoise qu’internationale. Dès les premières parutions, cette revue propose une vision militante et catholique de la conjoncture, vision qui s’appuie sur une rhétorique et de nombreux topoï qui varieront peu par la suite. Égards s’ajustera aux aléas de l’actualité sans que ne soit modifiée la nature des hypothèses fondamentales sur lesquelles s’appuient la plupart des analyses. Le ton, les raisonnements utilisés, l’aménagement géopolitique du monde, les réflexes discursifs manifestés quant à plusieurs sujets précis, les positionnements face à tel ou tel enjeu national ou international : ce qui s’exprime lors des trois premières années façonne un cadre axiomatique qui se reproduira numéro après numéro. Il est du reste dans la nature de cette revue – ce point deviendra évident un peu plus loin dans le texte – d’être rébarbative aux remises en question, de se radicaliser en cas d’erreur, de refuser le doute et les compromis : la flexibilité argumentative étant ouvertement rejetée car symptôme de la faiblesse et de la décadence. Peu étudiée en elle-même et abordée pour ce qu’elle dit, déclassée de facto par la position excentrée qu’elle occupe dans le champ actuel des publications de revues au Québec, Égards est souvent analysée soit au moyen de formules rapides qui ne dépassent que très rarement la longueur de quelques paragraphes, soit dans le but d’en démontrer l’archaïsme ou, dans le meilleur des cas, de remettre en question sa filiation avec les mouvements conservateurs de jadis et de naguère. Dans son Passage de la modernité, Andrée Fortin, par exemple, souligne que cette revue s’est donné comme projet de « défaire systématiquement l’oeuvre meurtrière de la Révolution tranquille[1] », sans expliquer les raisons d’une telle entreprise, sans ressentir, en fait, la nécessité d’en dire davantage sur le sujet. Ce mélange d’indifférence et de méconnaissance ne semble pas s’accompagner de la sensation d’avoir escamoté quoi que ce soit d’important pour comprendre l’évolution intellectuelle du Québec des dernières décennies. On postule sans doute l’inutilité d’une analyse plus précise, étant donné le ridicule indiscutable de la visée de ce petit cantonnement d’intellectuels encore rétifs à la modernité québécoise. Frédéric Boily et Xavier Gélinas ont aussi traité de cette revue, le premier très brièvement dans la conclusion de son livre en se référant essentiellement à la « Déclaration fondamentale[2] », le second, de façon beaucoup plus poussée, afin de montrer comment elle s’inscrit dans la tradition conservatrice canadienne-française ou québécoise et comment elle s’en distingue. Le mérite de Gélinas est de montrer, à partir de la fabrication de quatre idéaltypes des droites qui existeraient actuellement au Québec, quels liens subsisteraient entre la droite des années 1960 et celle des années 2000[3]. Même si certaines hypothèses sont séduisantes, c’est le positionnement global sur certains thèmes (l’État, la famille, la souveraineté, la langue française, l’économie, le mal, etc.) qui prime dans l’analyse plutôt que l’étude précise de discours spécifiques produits par la revue[4]. En fait, seul l’article de Gilles Labelle publié dans un collectif sur l’état du conservatisme au Canada et au Québec considère en profondeur la vision politique qui se dégage de la revue. C’est cette compréhension particulière du politique qui constituerait « certainement l’apport le plus original d’Égards, ce qui la distingue absolument de toute autre entreprise intellectuelle au Québec[5] ». Par-delà les commentaires sur l’actualité québécoise, Labelle montre que l’objectif central du comité de rédaction, ce vers quoi tendent les analyses d’un Jean Renaud, par exemple, ou d’un Maurice G. Dantec, demeure « une interprétation des conflits planétaires à la lumière du salut[6] ». Épris, sans le savoir, de l’antique hérésie de Marcion (haine de l’Ancien Testament, de la figure du Père, de l’autorité, de l’ordre, des châtiments, etc.), le Québec du xxie siècle serait, comme l’explique Labelle, l’avant-garde du « sécularisme dur » du monde actuel, c’est-à-dire d’une hérésie et d’un système de croyances auquel Égards s’oppose depuis son premier numéro[7]. L’analyse du politique serait ainsi transcendée dans une théologie politique qui chercherait à cerner les causalités du dysfonctionnement québécois à l’intérieur d’une supra-analyse décrivant les impacts de l’effritement des valeurs chrétiennes en Occident.

Lancée à l’automne 2003, la revue Égards s’avère sans conteste l’expression la plus radicale, au Québec, d’une pensée religieuse, le lieu de production d’un discours qui se veut hautement contestataire, le point de vue de ce que l’on nomme communément la droite réactionnaire. Sous l’égide de Jean Renaud, Richard Bastien, Luc Gagnon et Maurice G. Dantec[8], Égards, sous-titrée Revue de résistance conservatrice, publie trimestre après trimestre des textes de chroniqueurs, d’écrivains et d’universitaires québécois, fait paraître la traduction de chroniques du National Post ainsi que de plusieurs journaux américains, publie autant des homélies du cardinal Marc Ouellet que des textes des philosophes et politicologues français Alain Finkielkraut et Pierre-André Taguieff. Incendiaire, hostile à ce que la revue dépeint comme la doxa médiatique actuelle, cherchant à la fois la provocation et la polémique, Égards se définit par l’affirmation d’une rupture complète avec ce qu’elle présente comme la mentalité socialisante du Québec et surtout avec les discours qui monopoliseraient l’espace public de cette province depuis, insiste-t-on, les premiers soubresauts de la Révolution tranquille. En fait, l’existence d’Égards est justifiée, dès le premier numéro, par la revendication d’un désir de combattre ce que les auteurs appellent la « dictature discursive » d’une certaine élite québécoise, dictature qui aurait presque réussi à écraser toutes les formes d’opposition, tous les discours, toutes les pensées, toutes les analyses qui ne glorifient pas l’excellence du « modèle québécois », défini comme le triomphe d’une étatisation par laquelle on imposerait et maintiendrait tous les acquis de la Révolution tranquille. Égards se présente elle-même comme la manifestation d’un désaccord radical, comme un refus catégorique de suivre ce « modèle » et de s’y asservir, seul contre-discours qui aurait encore la force d’exister et que l’hégémonie ambiante n’aurait pas encore réussi à asphyxier, à faire taire ou à taxer de criminel ou de dangereux : « On nous croyait morts et nous sommes toujours vivants. C’est pourquoi il est maintenant temps de sortir des catacombes et d’entrer en résistance dans une cité faussement libre pour défendre publiquement les principes de la civilisation occidentale et chrétienne[9] ».

La question qui sous-tend mon analyse consiste à savoir de quelle manière cette revue décrit la supposée hégémonie de cette mentalité québécoise inconditionnellement dépeinte comme fausse, délétère et corrosive. Autrement dit, comment se caractérise la fameuse « pensée unique » qui sévirait au Québec et l’immobiliserait ? Que raconte-t-elle au juste sur le monde ? Une fois ce discours exposé, il sera possible de comprendre en quoi, aux yeux de la revue Égards, la résistance est devenue nécessaire, et même pourquoi une révolution de mentalité apparaît désormais vitale. C’est aussi à partir de l’analyse de cette dialectique, qui va de la description négative du Québec d’aujourd’hui aux réformes dites urgentes que la province doit entreprendre dès demain, que je proposerai certaines hypothèses visant à expliciter pourquoi la revue Égards prête un rôle si éminemment positif aux États-Unis d’Amérique, au Parti républicain, à des figures emblématiques comme celle de l’ancien président George W. Bush et, encore, à tout ce qui touche de près ou de loin l’inconditionnelle ferveur religieuse d’une strate importante de la population états-unienne. Ce faisant, j’essaierai de cerner les principales caractéristiques de ce discours religieux en le comparant à ceux qui ont déjà été analysés par Yvan Lamonde et Gérard Bouchard et qui ont, jusqu’à récemment, caractérisé la pensée religieuse au Québec.

Violence verbale et désagrégation sociale

Adoptant la posture propre à la littérature de combat illustrée jadis autant par Jules-Paul Tardivel, Robert Rumilly, Lionel Groulx ou encore par la revue L’Action nationale[10], Renaud, Bastien, Gagnon, Dantec et leurs collègues transposent leurs impressions sur le Québec actuel en noircissant le trait encore plus que leurs lointains prédécesseurs, en ayant recours à une violence verbale inouïe, à des arguments ad hominem, à un discours hyperbolique, à l’hypotypose, à la polarisation des extrêmes, à l’injure et aux métaphores méprisantes. « Le temps des déclarations tout en nuances est révolu[11] », écrit-on. « La modération pédante et chimérique[12] » aurait trop longtemps servi les opposants des conservateurs et des gardiens de la tradition. La docilité verbale aurait suffisamment été complice de l’immoralité de sorte que, face à l’extrême degré de la décadence québécoise, les compromis n’auraient plus de raison d’être et, par conséquent, ne pourraient plus être tolérés :

Devant les avorteurs, les nihilistes, les étatistes destructeurs de la société civile, trop de silence, trop de langueur, trop de passivité. Aussi, avons-nous perdu sur tous les fronts : avortements sur demande, abolition des écoles chrétiennes, mariage homosexuel, socialisation, suppression des petites municipalités et des caisses populaires locales, le catalogue de nos défaites serait interminable. Cela est vrai partout en Occident, mais au Québec plus encore[13] !

Persuadés d’être le dernier bastion de résistance religieuse face à la décrépitude spirituelle de la nation québécoise, certains auteurs de la revue Égards, et spécifiquement Maurice G. Dantec, affirment même leur volonté de ne reculer devant rien, d’être prêts à subir les pires vexations, les poursuites civiles, le lynchage médiatique à la télévision d’État, avant de renier tant soit peu leur droit de s’exprimer librement et de dire quelle serait la nature exacte du Québec d’aujourd’hui. Le portrait du paysage politique qui se dégage de la revue Égards est celui d’un état de crise sans précédent dans lequel règnent une telle subjection et un tel lessivage de cerveau que l’on en vient même à prévoir que le recours à la violence sera bientôt la norme, du moins qu’il deviendra de plus en plus envisageable pour la raison qu’il s’inscrit dans l’horizon des tâches qui incomberont à ceux qui sont au pouvoir s’ils souhaitent vraiment perpétuer leur domination et écraser les sursauts de résistance qui se radicaliseront d’ici les prochaines années. Pour nous faire taire, écrit Dantec, il va falloir faire tomber les masques. Il va falloir montrer le vrai visage de la démocratie totalitaire. Il va falloir envisager à terme la manière forte[14].

Cette paranoïa discursive est indissociable d’une description négative des transformations qu’aurait connues le Québec depuis près d’un demi-siècle. Pour bien comprendre la nature des analyses que produit la revue Égards, insistons pour dire qu’elle se situe au carrefour de plusieurs débats que connaît le Québec actuel sans cependant n’en dupliquer aucun. Égards ne recouvre ni le discours des Lucides, ni le tandem imaginaire Legault-Facal, ni encore moins le Réseau Liberté-Québec[15], car la hargne exprimée à l’endroit de la mentalité québécoise dite socialisante ne s’arrête pas à formuler ce que l’on pourrait identifier comme l’inverse des discours de Québec solidaire, par exemple, ou de Jean-François Lisée, c’est-à-dire l’antithèse des propos de la gauche politique et médiatique qui perçoit le Québec comme un formidable moteur économique ou comme un paradis d’équité et de justice sociale. La revue Égards cherche plutôt à déplacer le débat dans la sphère religieuse. Ainsi, le discours qu’elle produit ne se réduit pas à une transposition antinomique de la doxa gauchisante comme le fait la droite médiatique par exemple, car le véritable souci d’Égards est la pérennité des âmes et non le succès économique collectif. C’est en quoi, justement, elle se distingue d’emblée de tous les discours droitistes qui pullulent au Québec en ce xxie siècle, c’est aussi pourquoi elle semble tellement en décalage vis-à-vis de la normalité discursive portée par la plupart des médias et des tribunes populaires qui considère, que l’on se réclame de la gauche étatique ou de la droite économique, que les questions théologiques ne sont plus à l’ordre du jour. Notons cependant qu’Égards accueille avec enthousiasme tout propos qui combat le triomphe de l’étatisation. Elle reçoit par exemple à l’occasion des textes de Jean-Luc Migué et applaudit certaines idées de Joseph Facal. Il reste que les auteurs qui constituent le noyau dur de la revue (Renaud, Bastien, Gagnon, Dantec), posent toujours comme finalité à ses conjectures les gravissimes et urgentes questions du salut, de l’expiation et de la conformité à l’Église romaine. Ainsi, subissant décennie après décennie les avancées d’un « État pieuvre et sangsue[16] » où s’imposent, selon Jean Renaud, les dictats « d’intarissables technocrates pondeurs de rapports[17] », le Québec se serait peu à peu détraqué jusqu’à littéralement abdiquer ses propres droits et libertés pour les remettre entre les mains des « Jacobins d’Ottawa et de Québec[18] ». Ce goût pour l’étatisation est qualifié par la revue Égards non pas de stupidité économique mais plus éloquemment de « sida spirituel[19] », c’est-à-dire d’un crime immoral perçu comme un affront aux plus hauts décrets de l’Éternel. L’analyse que l’on donne de l’étatisation déborde ainsi largement le cadre économique pour être présentée, certes, comme la conséquence première de la Révolution tranquille, mais surtout comme la cause ontologique d’une lente désagrégation de la population du Québec :

Nous sommes devenus un peuple sans moeurs fixes, sans coutumes, sans goût pour la liberté ni d’ailleurs pour l’ordre, sans confiance en lui et en l’existence, sans vie locale vigoureuse, sans mémoire, sans piété et sans loyauté profonde. Notre âme et notre esprit sont asséchés, privés de ces saintes habitudes qui nourrissaient de leur suc l’âme de nos ancêtres[20].

Cette rhétorique crépusculaire, typique de la littérature de combat, de la posture pamphlétaire et des discours polémiques[21], ne se limite pas à décrire avec minutie toutes les facettes sociales que la laïcisation du Québec aurait gangrenées à la manière d’une lente maladie virale. Plusieurs collaborateurs s’interrogent sur d’autres symptômes de cette longue déchéance pour l’attribuer à l’effacement graduel des antiques principes chrétiens en faveur d’un « moralisme désincarné, kantien et roussien [sic] de la gauche[22] ». En fait, pour la revue Égards, la pathologie du Québec serait double et, dans ce cas, d’autant plus troublante. Non seulement la population dépérirait depuis un demi-siècle, mais encore elle refuserait obstinément de reconnaître la réalité de la maladie qui la ronge. Ce règne de « l’anarchie mentale[23] », que l’on nomme « modèle québécois », aurait produit de telles conséquences qu’il serait parvenu à troubler le jugement critique de ceux qui le subissent, de sorte qu’ils auraient fini par croire frénétiquement à la réalité de ses bienfaits. Là où, en principe, régneraient la honte et le déshonneur et, conséquemment, la révolte et le désir de changer, règnent plutôt la fierté et l’orgueil, fruits de l’endoctrinement qui annihilerait la capacité de se remettre en cause. Selon Égards, il y a, au sujet du « modèle québécois », « consensus au sein de notre élite culturelle et politique[24] » et surtout « consensus des médias[25] ». Pour Richard Bastien, ce n’est pas tant parce qu’il serait l’expression d’une pensée gauchiste que ce modèle doit être récusé, mais parce qu’il s’agit de l’un des derniers avatars de « la pensée utopiste[26] », selon laquelle le mal serait aussi contingent que les dysfonctionnements humains temporaires et susceptibles de disparaître grâce à la réingénierie sociale. Le manque de modération, doublé, si ce n’est perpétué, par le plus troublant refus de toute remise en question de certains principes issus des années 1960, serait à la fois symptomatique de l’habitus de l’élite québécoise et la cause de l’axiome de départ qui justifie la rhétorique de la revue. Autrement dit, le Québec aurait atteint un degré de déchéance morale inégalé et spécifique à sa propre évolution. Ainsi se perpétue une étrange dialectique que se plaît à décrire et à reproduire cette revue, car là où, en « bons démocrates, en bons féministes, en bons pacifistes, en impeccables modernes[27] », journalistes et politiciens québécois carburent au rêve, à l’angélisme, à la supériorité éthique et aux performances du « modèle québécois », triomphe pour Égards jour après jour et sans que l’on puisse entrevoir une éclaircie :

écoeurantite aiguë, dénatalité, désagrégation des familles, délinquance des institutions, judiciarisation et « technicisation » des rapports sociaux, indigence morale, épuisement nerveux des populations, hystérie sexuelle, laxisme généralisé, pollution de toute sorte, violence endémique et j’en passe[28].

Ce topos de la dégénérescence de la société québécoise, ici inséparable d’une continuelle scotomisation discursive des différents symptômes, se décline dans presque chaque article. L’argumentation fonctionne en montrant que l’adversaire, c’est-à-dire le thuriféraire du « modèle québécois », réfléchit à partir de mécanismes mentaux d’autant plus dangereux et irréfragables que quiconque les utilise se soustrait à l’argumentation rationnelle et nomme traître ou paria celui qui ne partagerait pas aussitôt la même fierté nationale, le même engouement pour ce « modèle ». En fait, la polémique qu’alimente la revue Égards repose sur la comparaison systématique entre, d’une part, les promesses du « modèle québécois » et les discours positifs qui le connotent et, d’autre part, un discours apocalyptique. Les différents traumatismes et perversions qui ravageraient l’Occident moderne frapperaient plus particulièrement le Québec en raison de l’absence de jugement critique qui paralyserait cette nation. Alors que d’un côté l’on se bombe le torse compte en se targuant des réussites d’un modèle étatique exceptionnel[29] le posant comme inégalé de par le monde, Jean Renaud discerne une « dissociété », une « non-identité », une « anomalie angoissée, à la merci de toutes les manipulations[30] » :

La centralisation politique, un taux de taxation proprement maffieux, des dépenses publiques incontrôlées, la promotion continuelle des médiocres et des serviles, une élite routinière et qui protège son statut d’élite grâce à l’espèce de léthargie d’une société civile domestiquée, une opinion sentimentale, hystérique, cruelle à force de faiblesse, permissive par indolence. Les Québécois se sont tirés [sic] une « balle dans l’âme » et depuis, ils se sentent beaucoup mieux[31].

L’étatisation, le culte des acquis de la Révolution tranquille et la dégradation morale se renforceraient ainsi les uns les autres de manière à produire un immense complexe argumentatif quasi indestructible que la revue Égards présente comme un mécanisme infernal et hautement retors. L’explication, que l’on pose comme valable, de ce phénomène atypique s’apparente à l’analyse nietzschéenne de la transmutation des valeurs à l’oeuvre chez l’être du ressentiment qui aurait acquis ici une dimension collective[32]. « Plus nos moeurs se dégradent, avance toujours Jean Renaud, plus le modèle québécois “national et social” est célébré[33] ». L’un et l’autre iraient de pair et seraient ainsi indissociables. Symptomatique d’un dépérissement, le culte de ce modèle deviendrait la seule consolation qui resterait encore à la population du Québec, consolation aux pouvoirs d’autant plus dévastateurs et schizoïdes qu’ils se maintiendraient, écrit toujours Égards, au milieu d’une infrastructure publique en ruine, d’un niveau de taxation inégalable, de manifestations hystériques, de l’absence de projet commun, d’une corruption galopante et d’un désoeuvrement spirituel irréversible.

Égards et les États-Unis : l’exemple de George W. Bush

C’est à partir de cette description cauchemardesque du Québec que doit être analysée la position de la revue Égards envers l’ancien président républicain et les États-Unis d’Amérique. Le premier point à souligner est que cette admiration rompt avec la traditionnelle alliance cognitive qui situe la fascination pour les moeurs et les politiques de nos voisins du sud dans le camp des Canadiens français progressistes : Patriotes, Rouges, dannexionnistes, « continentaux », politiciens et penseurs le plus souvent hostiles à la France et, surtout, à l’influence de la religion chrétienne identifiée à la pensée européenne. À partir de « l’axe continuité/rupture », par exemple, Gérard Bouchard a tenté de définir les paramètres discursifs qui auraient façonné les différentes idéologies propres au Québec depuis 1763. Il en dégage un schéma qui lierait de manière quasi causale à la fois un habitus spécifique et une compréhension économico-politique des grands espaces et de la géographie :

Convenons de faire relever du continuisme celles qui visaient à sauvegarder la « tradition » en créant dans les arrière-pays laurentiens une version rapetissée de la vieille France, assimilée à une société rurale sous domination cléricale, le tout en accord avec l’idée d’une mission providentielle enracinée dans l’histoire antique de la mère patrie. À l’opposé, j’assimile à une pensée de rupture les projets de recommencement qui mettaient en valeur les promesses de reconstruction dans les nouveaux espaces, faisaient la promotion d’une société originale, « à l’américaine », encourageaient une plongée audacieuse dans l’aventure et l’invention, dans l’inconnu du continent[34].

L’affirmation d’une appartenance forte au continent américain aurait été, d’après Yvan Lamonde, revendiquée depuis longtemps par les penseurs laïques et des politiciens qui auraient structuré leur géographie mentale en se référant à Boston, à New York ou à Philadelphie, plutôt qu’à Paris et à Rome[35]. Par ailleurs, « l’élite intellectuelle conservatrice et cléricale » aurait, dès après l’échec des Patriotes, propagé un discours qui avait pour but la résistance au continentalisme américain et aux moeurs états-uniennes matérialistes[36]. Pour Bouchard et Lamonde, la forte affirmation d’une appartenance américaine aurait été réalisée à la fois par les politiques d’une élite libérale et par l’intégration du Québec, après la Seconde Guerre mondiale, à l’économie américaine et, par conséquent, à la propagation du American way of life. C’est à partir de ces explications sur les spécificités du discours traditionnel religieux au Québec qu’il devient possible de cerner la particularité première des discours que présente la revue Égards. En effet, numéro après numéro, cette revue propose une refondation des alliances à partir de l’idée qu’il existe maintenant une nouvelle adéquation entre la foi et une strate importante de la population des États-Unis d’Amérique, entre la protection des valeurs traditionnelles et le Parti républicain, entre la pérennité de la religion chrétienne et des personnes comme George W. Bush ou, encore, comme des organisations populaires à l’instar du Tea Party.

Pour illustrer ce propos, insistons sur le fait que, dès les premiers numéros d’Égards, le mandat du président George W. Bush et surtout sa réélection en 2004 représentent la preuve tangible qu’une grande partie du peuple américain cherche à se dégager du modèle libéral incarné jadis par le président Bill Clinton et déclencher une « révolution conservatrice », ce qu’Égards définit comme la sortie définitive du xxe siècle : le deuil de l’utopie. Même si cette transformation est réversible, comme le prouve « ce retour vers l’arrière » qu’est l’élection de Barack Obama, il demeure que la revue Égards persiste à croire que la présidence de Bush a inauguré une nouvelle étape dans un combat débuté par le président Reagan et visant à produire une révolution culturelle qui permettra aux chrétiens d’imposer leurs vues pendant les prochaines décennies. C’est Bush et non Obama qui, pour Égards, a fait le véritable saut dans la modernité, incarnant par ses diverses positions une transformation historique qui doit guider tous les autres pays en Occident et, surtout, le Québec et son élite intellectuelle. Les intellectuels québécois doivent s’inspirer de ce qui se passe aux États-Unis et travailler à bouleverser le paysage médiatique s’ils souhaitent sortir leur nation des décombres d’une idéologie vieille de plus d’un demi-siècle. Mais il manque encore au Québec, assure Jean Renaud, ce qui existe désormais aux États-Unis : une « intelligence » conservatrice, sûre d’elle-même et jouissant d’une audience suffisante pour agir puissamment sur l’opinion publique[37].

Ce mode argumentatif, qui se met en place dès 2003, se reproduit invariablement par la suite et applique à l’actualité le même type de raisonnement de façon à dégager des conclusions similaires. La double présidence de George W. Bush autant que, par exemple, la montée du Tea Party ou, dernièrement, la victoire de mi-mandat des républicains en 2010, deviennent des manifestations d’un « combat culturel » qui s’enracine toujours dans une « mystique conservatrice[38] » ; lutte spirituelle et sociale sans repos qui s’appuie, pour Égards, sur une juste compréhension des ratés produits par les croyances progressistes du xxe siècle. Par son mode de gouvernance, son anti-intellectualisme, son ardeur belliqueuse, son islamophobie ouvertement assumée, sa foi chrétienne et son mépris de « la vieille Europe », le président George W. Bush a représenté l’opposé de l’establishment, l’anti Barack Obama et surtout la parfaite antinomie des politiciens québécois. D’ailleurs, remarque-t-on à maintes reprises, le président Bush et son entourage, les gens qu’il mit en place et les intellectuels qui l’appuyèrent, ne furent jamais atteints de cette mentalité pacifiste que l’on décrit comme « l’outil par excellence pour ouvrir la voie aux barbares, aux assassins et aux ronds-de-cuir[39] » ; mentalité, selon Jean Renaud, chérie par les Québécois et qui s’incarne aussi dans l’idéal canadien du soldat de la paix. Soulignons qu’avec l’étatisation et la laïcité, le pacifisme est diagnostiqué comme un signe funeste, « une maladie[40] », l’un des symptômes qui indiqueraient le dépérissement rapide d’une civilisation. Sur leur baromètre de la décrépitude sociale, le pacifisme devient pour Égards non seulement le dernier degré de l’agonie d’un peuple mais la preuve indiscutable de son avilissement, une forme de déshonneur, de faiblesse qui n’a pas d’autre équivalent dans le lot des opprobres humains. C’était déjà le constat exprimé autrefois par Jules-Paul Tardivel qui préconisait non seulement une littérature chrétienne combative mais aussi des croyants forts et belliqueux : « Le pacifisme, souligne Jean Renaud, est une dégénération déguisée. Il indique une décomposition interne, une intoxication, une dégénérescence, un mal caché, un vice[41] ». L’interprétation des différents changements qui ont façonné le xxe siècle transforme radicalement l’argumentaire, modifie la nature des alliances et oriente autrement le regard que l’on projette sur les différents thèmes indissociables de la pensée religieuse au Québec : le rôle du chrétien et les valeurs qu’il aura à défendre, la manière dont il envisagera l’Europe et la France en particulier, la façon dont il idéalisera à la fois ses politiques, ses réformes sociales ou, encore, ses prouesses intellectuelles. Comme le rappelle malicieusement Égards, « la vivacité de l’esprit religieux américain – assurément un meilleur garde-fou que le nihilisme européen – modifie bien des perspectives[42] ». Pour la pensée religieuse que présente la revue Égards, l’idée que « le dernier bastion de chrétienté est ici en Amérique[43] », ou encore que « l’Amérique c’est la foi[44] », permet de résoudre l’une des plus grandes difficultés identitaires à laquelle le penseur religieux québécois a toujours fait face depuis Mgr Bourget, Mgr Laflèche, le curé Labelle, Jules-Paul Tardivel ou Lionel Groulx. Le fait que « l’élite (américaine) au pouvoir soit fermement engagée dans la défense des valeurs traditionnelles[45] » offre enfin la possibilité aux pratiquants francophones d’une pleine adhésion au « Nouveau Monde », d’une fusion avec le continent américain désormais identifié à la foi et à une régénération religieuse. Pour Égards, l’affirmation des valeurs chrétiennes ne coïncide désormais plus avec le passé ni avec une idéalisation de la France d’avant la Révolution ou d’une Europe spirituellement supérieure et protectrice des valeurs chrétienne. Pour Égards, l’avenir appartient à l’Amérique et plus spécifiquement aux États-Unis de demain, pays à la fois technologiquement plus avancé que l’Europe et, surtout, de plus en plus religieux. Évidemment, cette rupture avec l’Europe ne se fait pas sans heurts. Elle produit à son tour une autre série d’oppositions qui visent à distinguer une civilisation encore vivante par rapport à une autre, malade et sous l’effet d’un dépérissement sans retour. Cette antinomie est établie dans la revue Égards à partir de critères spécifiques. La méfiance vis-à-vis de l’étatisation, la protection des valeurs traditionnelles, l’ardeur belliqueuse, mais aussi l’islamophobie sont diagnostiquées comme des facteurs positifs[46]. Qu’est-ce qu’un jeune chrétien francophone habitant en Amérique du Nord peut encore espérer, demande, par exemple, Maurice G. Dantec, d’une France qui souhaite transformer « l’Europe occidentale en vaste dépendance de la ligue arabe[47] » ? En quoi une « Europe démoralisée et islamisée[48] » peut-elle spirituellement, et même matériellement, lui venir en aide ? Dirigée par des « libertins souffreteux et impuissants […] idéalistes par déficit vital[49] », l’Europe, honteuse de son passé historique, serait désormais complice des avancées de l’islam. Toute concession faite à l’égard de cette religion, le moindre accommodement que l’on ferait à un seul de ses croyants, s’avère l’indiscutable preuve de l’étiolement de l’énergie vitale d’une civilisation, le signe que le déclin est depuis longtemps amorcé, que le cancer de la barbarie est au seuil de la victoire. Entre la décadence européenne et la barbarie islamiste, il existe une connaturalité (comme disent les vieux thomistes) : l’une attire l’autre comme l’organe malade attire le virus[50].

Cette déchéance spirituelle de l’Europe désormais si frileuse dans la défense des valeurs chrétiennes modifie irrévocablement, selon Égards, la géographie mentale de quiconque souhaite le triomphe du christianisme. « Inaptes au chauvinisme, nettoyés des dernières traces de xénophobie, pressés d’accueillir les étrangers des cinq continents et incapables, en somme, de soutenir le poids du moindre préjugé[51] », les peuples européens deviendraient, selon cette logique argumentative, des contre-modèles, des reliquats de l’histoire, à la fois incapables d’organiser leur avenir, de résoudre leurs problèmes internes et, pire, d’affirmer une identité commune. Reprenant à Carl Schmitt le concept du kat-echon[52] issu de la théologie paulinienne (το κ́ατεχ́ων, celui qui retient, par quoi on retient), Jean Renaud pose que, si le rôle premier d’une civilisation chrétienne est de défendre les croyants contre le mal ontologique et contre la multiplication des hérésies, « l’Amérique est le seul retardateur encore actif dans le champ politique[53] », le seul « instrument capable de retarder le règne de l’Antéchrist[54] ». L’alignement sur les États-Unis, et plus spécifiquement sur sa strate religieuse et sur le Parti républicain, rompt ainsi avec une conception précise de la pensée religieuse qui a longtemps dominé au Québec. Cet alignement est par ailleurs indissociable d’une interprétation ad hoc du xxe siècle et de l’effondrement du mur de Berlin, du 11 septembre 2001, des problèmes qui se perpétuent au Proche-Orient, de la politique d’Israël, de la nucléarisation de l’Iran, de la montée de l’islam, etc. Pour Égards, la pensée religieuse du Québec doit résolument se moderniser et, pour ce faire, elle doit s’exprimer à l’intérieur de nouveaux paramètres que la revue cherche à définir. C’est ainsi qu’elle produit de nouveaux amalgames et une actualisation de la pensée religieuse québécoise dans un espace absolument hostile aux idées de la Révolution tranquille et à certains réflexes propres à la tradition religieuse qui a prédominé depuis le xixe siècle. L’ennemi n’est plus incarné par l’anglophone et le matérialisme, mais par l’islam ; de même, le modèle n’est plus la France de l’Ancien Régime ou, encore, une France quelconque, idéale, rêvée et mystifiée, mais un parti (républicain) et un président (G. W. Bush) qui, pour des raisons diverses, militaires, économiques, géographiques et, peut-être, religieuses, en sont venus à ériger en ennemi national une certaine représentation de l’islam et ont eu recours à des moyens décidément antipacifistes pour lui livrer combat. Du fait « qu’il soit plus près de l’homme de la rue que du spécialiste, qu’il soit davantage un père de famille qu’un intellectuel[55] », l’ancien président George W. Bush devient l’incarnation paradoxale d’une civilisation à la fois hypermoderne, arrogante, autoritaire et belliqueuse, mais dont les valeurs sont l’opposé de celles des Lumières et des principes qui ont construit la société québécoise depuis 1960. Égards inscrit ainsi son interprétation de l’époque actuelle à l’intérieur de l’hypothèse du « renouveau religieux » en Occident, du « retour des dieux » et de leur « revanche » dans l’espace public planétaire, si ce n’est de celle de la « fin de l’histoire », de la « mort des grands récits », de « l’effacement de l’avenir » et des écrits qui annoncent un « nouveau Moyen Âge[56] ». Au contraire de ce qu’en dit un grand nombre de chroniqueurs, d’historiens, d’universitaires ou d’essayistes, cette supposée résurgence du religieux n’est en rien diagnostiquée comme un phénomène accablant, regrettable, désespérant ; elle est décrite comme un fait décidément positif, comme un baume finalement, un bienfait extraordinaire, comme le vecteur autour duquel se construira la modernité, c’est-à-dire le xxie siècle.

C’est pourquoi la question n’est plus de savoir, selon Jean Renaud, si l’ancien président américain fut ridicule compte tenu de « ses faiblesses doctrinales et spéculatives[57] » ou, encore, si admirer « l’indéniable puissance morale du protestantisme américain[58] » équivaut à nier « les ridicules, les aspects parodiques, les excès, la faiblesse, les dérivés » de cette même religiosité[59]. Pour Égards, l’époque de l’idéalisation romantique est terminée. Le jeune chrétien francophone, explique-t-on, n’a plus le choix. Le pays rêvé où la pratique de la religion rimerait, par exemple, avec la grandeur artistique et l’intelligence n’existe plus. L’Europe est morte et, décidément, il faudra vivre avec cette réalité. Les États-Unis d’Amérique froissent sans doute la sensibilité d’un jeune catholique francophone, il reste toutefois que ce pays a le mérite de ne pas renier le christianisme. Conséquent, Jean Renaud affirme qu’il a dû lui–même faire le deuil de l’utopie :

Je ne veux pas idéaliser les Américains. Ils tendent fâcheusement à assimiler l’ennemi à un criminel, à mépriser l’adversaire, à le rabaisser, à le diaboliser. Ils font souvent preuve de mauvaise foi, n’ont guère le sens de la vérité ou de la nuance […] Mais à tout prendre, les barbares d’Amérique sont ce que nous avons de mieux[60].

À une époque où, selon Égards, triompheraient les pires erreurs, les pires hérésies, les pires formes de fanatisme et les pires abstractions mentales qui justifieraient les plus outrageuses transformations politiques, le chrétien moderne n’a d’autres choix que d’opter pour une forme brutale de la puissance chrétienne et de faire le deuil du beau et du sublime. Il ne s’agit plus de rêver à la cathédrale de Chartres, assure Dantec, mais de choisir entre les « Wal-Mart et les mosquées, entre les filles en minijupes et les femmes bâchées de la tête aux pieds, entre l’Empire occidental et le néo-despotisme islamique[61] ». Trimestre après trimestre, c’est en vue de convaincre le lecteur de la réalité de ce dilemme que travaille finalement cette revue.

Une révolution conservatrice ?

L’argumentation que présente la revue Égards fait surgir différentes questions : à qui s’adresse cette revue ? Quelle est la validité de la critique qu’elle formule ? Encore, est-il raisonnable de croire à une prochaine révolution conservatrice au Québec ? Le premier fait à souligner est que cette revue, au tirage limité, qui attise la curiosité de quelques rares universitaires, a une influence qui ne dépasse guère la sphère des fervents convertis. Suivant largement les mécanismes rhétoriques propres à l’écriture pamphlétaire (polarisation des extrêmes, position prophétique, conviction indestructible du for intérieur, peinture crépusculaire de lendemains apocalyptiques, etc.), elle cherche davantage à se positionner contre certaines mentalités propres au Québec actuel qu’à rassembler et à persuader ceux qui ne seraient pas déjà convaincus. Il reste que Égards demeure symptomatique d’une lassitude face au « modèle québécois » qui se manifeste de plus en plus dans les marges du discours institutionnalisé et médiatique. En fait, si cette revue certifie par son existence même que la production d’un contre-discours est toujours possible au Québec, elle prouve surtout, par ses exagérations et son ton survolté, que ce type de contre-discours a peu de chance de dominer l’espace discursif québécois dans un avenir prévisible. S’adressant, assure-t-on, aux jeunes éduqués « entre dix-huit et trente-cinq ans » que l’on présente comme « dégoûtés de cette société inventée par des vieillards castrateurs[62] », Égards doit être interprétée d’abord comme un cri de haine, de désespoir et, surtout, d’impuissance émanant d’un groupe de gens qui se sentent pris en otage par une société vieillissante et paralysée, société qui semblerait même inapte à se remettre en question. La religion est mobilisée avant tout comme l’argument par lequel advient le scandale et par lequel se produit une rupture définitive avec les valeurs propagées par les thuriféraires de la Révolution tranquille. En misant sur la religion, on s’assure qu’on ne se situera jamais sur le même terrain que l’adversaire.

Finalement, la revue Égards manifeste un soutien inconditionnel au Parti républicain, en tant qu’il constitue l’antithèse des idéaux que professent les Québécois qui monopoliseraient l’espace politique et les médias. Par leur ardeur belliqueuse, leur insouciance de la vulgate écologiste, leur croyance dans les bienfaits du capitalisme, leur anti-intellectualisme affirmé, leur personnalité souvent autoritaire et leur ferveur religieuse, des personnages comme l’ancien président américain George W. Bush ou les représentants actuels du Tea Party incarnent le cauchemar des dirigeants de la société québécoise et, par conséquent, des modèles pour ceux qui rêvent de la révolutionner. En fait, aussi saugrenue que l’analogie puisse paraître, Égards pourrait être pensée comme le Refus global de ce début du xxie siècle, à la différence près que la volonté intransigeante de produire une autre société construite à partir de valeurs radicalement distinctes n’a, derrière elle, ni un boom démographique et économique, ni l’enthousiasme des médias comme ce fut le cas pour le groupe de Borduas dès le milieu des années cinquante, ni l’appui d’un grand mécène, d’un leader charismatique, d’une centrale syndicale populaire ou d’un quelconque groupe politique. En fait, rien n’indique qu’une table rase soit possible et qu’une seconde Révolution tranquille puisse se faire d’ici les prochaines années. Par delà les prophéties religieuses scintille un constat d’impuissance qui se traduit par une morosité ; et c’est à partir de ce constat extrêmement pessimiste que le repli sur le religieux trouverait sa plus juste explication : « Que faire, écrit Richard Bastien ? Dans une perspective strictement naturelle nous perdons sans cesse du terrain et la tentation est forte d’abdiquer. Mais notre foi nous dit qu’une telle perspective est trompeuse et qu’il faut voir les choses avec un regard “surnaturel”[63] ».

Ce n’est plus sur le militantisme, mais sur la prière, ce n’est plus sur l’espoir en l’homme, mais sur l’espoir en Dieu, ce n’est plus sur l’audace et le travail, mais sur l’attente messianique que reposeront, selon Égards, les grandes transformations du Québec futur. Pour ceux qui se trouvent ainsi en marge des structures politiques et médiatiques, la religion devient synonyme de révolte, mais surtout la marque d’une impuissance à mobiliser et à s’imposer sur la scène politique, ultime indice de marginalisation produite par une société où même la révolte devra désormais s’exprimer à l’intérieur des seuls paramètres de la laïcité.