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La visibilité des écrivains du Québec à l’étranger résulte rarement du hasard ou d’un engouement spontané. Dans bien des cas, cette présence québécoise dans d’autres cultures est au contraire le résultat d’efforts concertés, de stratégies de réseautage et de subventions ciblées pour favoriser des échanges culturels entre de nombreux partenaires : dans ce cas-ci, les maisons d’édition, les États concernés et les publics. C’est précisément ce que démontre le premier livre (dérivé d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Ottawa) de María Sierra Córdoba Serrano, qui enseigne au Monterey Institute of International Studies, en Californie. Le but de son livre est de montrer comment des dizaines de livres québécois ont été traduits et édités en Espagne, principalement en Catalogne. Le corpus choisi de nos auteurs traduits en castillan ou en catalan est impressionnant par son ampleur et souvent insoupçonné : des oeuvres de Nelly Arcan, d’Yves Beauchemin, de Ying Chen, de Dominique Demers, de Cécile Gagnon (14 ouvrages), d’Anne Hébert, de Louis Hémon (Maria Chapdelaine) et de plusieurs autres, totalisant 77 oeuvres, principalement des romans et des ouvrages pour la jeunesse. Une attention particulière est ici accordée à l’écriture des femmes, et surtout à « l’écriture au féminin » de Nicole Brossard (p. 97).

L’intérêt de l’Espagne pour les écrits québécois ne date pas d’hier ; une traduction en espagnol du roman Maria Chapdelaine a été publiée en 1923, soit sept ans après la première édition en français, et plusieurs rééditions ont suivi, en castillan et en catalan (p. 240).

Ouvrage bien structuré, Le Québec traduit en Espagne se subdivise en cinq chapitres portant sur les bases de la sociologie de la traduction, la mise en place et l’organisation des réseaux ayant permis la traduction de nombreux romans québécois en Espagne, la prééminence des écrits de femmes au Québec et en Espagne à partir des années 1975, l’apport des voix migrantes au Québec et, enfin, la spécificité québécoise et ses livres à succès.

Le cadre théorique de cette recherche emprunte principalement aux travaux fondateurs de Pierre Bourdieu en sociologie de la littérature, mais aussi aux théories des transferts culturels et à plusieurs auteurs anglo-saxons (dans la lignée de l’économie politique de la culture). Ici, le transfert culturel est entendu comme « [l]e transport de matériaux d’une culture à une autre » (p. 1), tout en sachant que « [l]e matériau transféré se transforme dans le processus, puisque son identité et son sens sont fonction d’une relation à un contexte » (p. 1).

La question des réseaux sociaux est naturellement essentielle dans cette étude de la circulation des biens culturels ; on interroge, par exemple, le rôle catalyseur des associations d’études canadiennes afin de déterminer s’il est plus important d’organiser des conférences dans des universités étrangères où des écrivains québécois rencontrent des professeurs européens, ou s’il est préférable de faire en sorte que les livres eux-mêmes (et non les écrivains) puissent circuler dans les librairies d’Espagne et d’ailleurs (p. 81). En outre, la question des bourses et des subventions de recherche est également soulevée, tout comme l’action promotionnelle d’organismes comme l’Association internationale des études québécoises (AIEQ) (p. 80). D’ailleurs, la question de l’intérêt des universitaires espagnols pour la littérature québécoise est abordée franchement : on mentionne parmi les facteurs déterminants de ces vocations « les généreux programmes de bourses de recherche et d’aide à la publication provenant du gouvernement provincial, mais surtout du gouvernement fédéral » (p. 82).

L’action concertée de ces réseaux culturels appartenant à des instances diverses mais ayant des buts communs peut donner des résultats probants, comme l’illustre le cas québéco-espagnol, car « ces agents, normalement dotés d’un grand capital symbolique dans les champs culturels cibles, ont la capacité de mettre en rapport des réseaux de nature différente, par exemple des réseaux institutionnels et des réseaux médiatiques qui assurent la couverture de l’oeuvre » (p. 83).

Les passages les plus enrichissants de ce livre touchent la sociologie de l’industrie littéraire et en particulier la fabrication des traductions et leur mise en marché (p. 255). Sans être totalement inexistantes, ces dimensions théoriques sont relativement peu abordées dans les études littéraires réalisées au Québec.

Quelques imprécisions sont à noter dans certaines notes en bas de page, par exemple dans cette allusion à la théorie de Pierre Bourdieu sur le statut de classiques de certaines productions culturelles. La manière dont cette note est rédigée laisserait entendre que ce serait Bourdieu (et non María Sierra Córdoba Serrano) qui donnerait en guise d’exemple le roman Maria Chapdelaine (note 35, p. 240). Toujours à propos de Maria Chapdelaine, la référence aux écrits de Maurice Lemire devrait en fait référer à un article de Nicole Deschamps paru dans le collectif Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec sous la direction de Maurice Lemire (p. 240). Le principal reproche que je formulerais serait à propos du procès d’intention fait aux subventions aux auteurs plus « nationalistes » accordées en 1985 par les instances provinciales ou fédérales (comme le Conseil des arts du Canada) : il me semble assez discutable et peu fondé de croire que les membres des jurys et les évaluateurs aient été forcément partiaux dans le processus d’attribution des subventions aux écrivains québécois, uniquement sous le prétexte « qu’à l’époque, c’était le Parti québécois qui était au pouvoir » (p. 289). Cette affirmation exigerait une plus grande rigueur et des sources plus solides pour être validée dans le cadre d’un ouvrage scientifique publié par une presse universitaire.