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Should we select immigrants on a national and racial basis ? Can and should we continue racial bars and discriminations ? […] Have we a moral responsibility to give them [refugees and DPs] a haven[2] ?

Canadian Institute of International Affairs

Les années d’après-guerre voient une transformation majeure de la politique canadienne d’immigration avec la lente ouverture des frontières aux immigrants et aux réfugiés. Cette politique est la plus restrictive et la plus racialement et ethniquement sélective de l’histoire du Canada[3], notamment en raison de son hostilité envers les populations migrantes juives. Ainsi, la question de l’antisémitisme dans le Canada et le Québec des années 1930 et 1940 ne peut se poser sans que l’on revienne sur la position d’Ottawa en matière migratoire et sans souligner que, bien plus qu’un antisémitisme socioéconomique, de plume ou de discours, « la plus grande menace à l’endroit des intérêts juifs émergea plutôt du côté des bureaucrates anglophones fédéraux qui s’opposaient farouchement à l’immigration juive, quelle que soit sa provenance[4] ». De l’attitude ambiguë du premier ministre William Mackenzie King à l’antisémitisme mal dissimulé de certains fonctionnaires de l’Immigration Branch, cette hostilité est désormais bien documentée[5]. Dans cet article, nous souhaitons déplacer notre regard en examinant non pas les manifestations de cette hostilité, mais la manière dont celle-ci fut perçue et combattue par le Congrès juif canadien (CJC) entre 1945 et 1948. Ici, l’antisémitisme n’est donc pas directement étudié en tant qu’attitude ou que positionnement, mais au prisme de l’action d’une organisation.

Pendant les trois premières années de l’après-guerre, la population québécoise et canadienne reste globalement opposée à l’ouverture des frontières. Pour l’opinion publique, certains groupes – surtout les Juifs et les Japonais – sont particulièrement indésirables et, lors des campagnes électorales provinciales et fédérales de 1944 et 1945, la rhétorique anti-immigration est omniprésente[6]. Cependant, quelle image le CJC a-t-il vraiment, dans ce climat global anti-immigration, de l’hostilité de l’opinion ? Et des mécanismes discriminatoires de la politique migratoire canadienne ? Comment cette perception façonne-t-elle durablement sa stratégie et ses rapports avec le gouvernement King et l’Immigration Branch ? L’analyse fine du travail du directeur général du CJC Saul Hayes sur cette question permet de jeter un éclairage nouveau sur la place de l’organisation au sein du judaïsme canadien, à Montréal tout spécialement, où d’ailleurs se trouve le siège social du CJC, la ville abritant alors la plus importante communauté juive du pays. Elle permet également de mieux cerner les relations de l’organisation avec la presse et surtout ses rapports avec un gouvernement et une administration pour le moins hostiles à l’entrée de migrants juifs au Canada. Une telle démarche vise à mettre en lumière comment les responsables du CJC ont développé des formes spécifiques de lutte contre l’antisémitisme et l’hostilité envers l’immigration juive. Ces choix stratégiques singuliers – en particulier celui de la discrétion – témoignent à la fois du pragmatisme du CJC dans sa volonté de former une « alliance verticale[7] » avec les structures étatiques canadiennes et de sa crainte de voir remise en cause sa prééminence déjà fragile au sein de la communauté juive canadienne. À travers les archives de l’organisation sur les questions migratoires (correspondances, notes internes et procès-verbaux[8]), cet article documente l’action de ce qui est alors le principal groupe de pression et d’organisation sociale des Juifs canadiens. En se concentrant sur les années de l’immédiat après-guerre, il vise tout particulièrement à comprendre comment la collaboration entre le CJC et Ottawa a évolué, en l’espace de quelques années, et est passée d’une hostilité marquée de l’administration canadienne à un discours spécifique sur l’immigration.

Les incertitudes de l’immédiat après-guerre

Le CJC est créé en 1919, soit un an après son homologue américain, et il illustre les volontés d’unification de certains leaders communautaires. Un an plus tard, il stoppe presque toute activité et cesse d’exister peu de temps après, une fin précoce qui contraste avec « l’enthousiasme et l’énergie ayant accompagné sa création[9] ». L’organisation n’est reconstituée qu’en 1934, peu de temps après la création du Parti national social-chrétien (PNSC) d’Adrien Arcand[10], les leaders communautaires étant déterminés à lutter plus efficacement contre l’antisémitisme croissant et à faire entendre une voix unie face au gouvernement. Le nouveau secrétaire général de l’organisation, Hannaniah-Meir Caiserman, met en place des campagnes de sensibilisation de la population canadienne, mais organise aussi un boycottage des produits allemands. Ces initiatives témoignent de l’affirmation progressive du CJC, qui se substitue en partie aux acteurs traditionnels du shtadlanout juif canadien[11], notamment les deux députés libéraux juifs montréalais Samuel Jacobs et Samuel Factor, qui font pression sur le gouvernement canadien pour libéraliser la politique migratoire du pays.

Pourtant, cette action publique a un impact très limité et, « même après sa renaissance, le CJC reste à la marge de la vie juive montréalaise[12] » et canadienne. Sa position est fragile et contestée. Certains leaders et membres de la communauté, plus habitués à agir individuellement en matière d’immigration, ont du mal à accepter cette nouvelle centralisation. Deux arrivées donnent une nouvelle dimension à l’organisation : en 1939, Samuel Bronfman, puissant industriel à la tête de l’entreprise de distillerie Seagram, en devient le président et, en 1940, Saul Hayes est nommé directeur général des United Jewish Relief Agencies of Canada (UJRA) puis, deux ans plus tard, du CJC[13]. Diplômé de droit et de travail social à l’Université McGill, ce dernier fait partie d’une nouvelle génération d’administrateurs. Pendant la guerre, les réussites du CJC restent limitées à de maigres concessions, significatives de ce que Reed appelle la « politics of limited gestures » de King[14].

Après la fin du conflit, la pression augmente donc et les appels à l’action de la part de membres de la communauté juive canadienne se font de plus en plus pressants, en particulier concernant le sauvetage des enfants : « I think Canadian Jewry could and would be glad to adopt some of those orphans […] Not all children can be brought to Palestine or to Biro-Bijan[15] but neither must they be left behind and forgotten in Europe[16] », s’inquiète l’un d’eux dans une lettre adressée au CJC. Cependant, Hayes, même pour un projet d’immigration d’enfants, se montre très pessimiste. Au vu de la situation politique du pays, une évolution rapide semble peu probable. Pour lui, le gouvernement en place dépend plus que jamais du soutien du Québec : « It is not indiscreet to say, even in a memorandum, that we can expect the French members to be a little less than enthusiastic about immigration[17] », souligne-t-il, non sans une certaine ironie. La position d’Ottawa est en effet en grande partie motivée par la peur des répercussions politiques, au Québec encore plus qu’ailleurs, d’une trop grande ouverture des frontières à l’immigration juive.

Les motifs de satisfaction sont donc rares pour le CJC. À la fin d’octobre 1945, le gouvernement a autorisé la régulation des détenteurs de visas temporaires, notamment des quelque 400 réfugiés arrivés de la péninsule ibérique en 1944. Durant l’été 1946, un petit groupe de rabbins immigre du Japon, après que leur permis accordé en 1941 a été réactualisé. La principale annonce du gouvernement est cependant faite le 28 mai 1946 avec la promulgation du décret PC-2071 : tout résident canadien, à condition de pouvoir répondre à l’exigence particulièrement vague d’être « in a position to receive and care for his dependents », sera autorisé à parrainer l’immigration de ses proches de premier degré. En plus de la femme et des enfants mineurs, cette catégorie comprend les parents, les enfants majeurs non mariés, les frères et soeurs non mariés et les neveux et nièces s’ils ont perdu leurs deux parents et sont âgés de moins de 16 ans[18]. Sans surprise, ces mesures sont accueillies assez froidement par Hayes :

we should not overestimate the value of the present action of the Canadian government. Only a relatively small number of Jews will find it possible to enter Canada under the broadened regulations, and even these will not be able to come into the country for some time[19].

Pour lui, ce décret ne représente qu’une solution a minima. En rétablissant la possibilité de parrainer un migrant, le gouvernement cherche avant tout à gagner du temps.

« No Immediate Hope »

De fait, rien ne laisse présager une évolution rapide de la position du gouvernement. Dans les mois qui suivent la fin du conflit, le problème du rapatriement et de la réintégration des soldats canadiens est omniprésent et suscite les inquiétudes du gouvernement quant à la transition d’une économie de guerre vers une économie de paix. Pour Hayes, il est évident que « there is a public opinion, which if I can gauge it more or less accurately, would come to the support of any government which would insist on rehabilitation and absorption of veterans before any thought is given to an inflow of immigration[20] ». Dans ce flux, la question des transports devient déterminante.

Dès lors, même après le décret de la fin mai 1946, il semble peu probable qu’un nombre considérable de migrants juifs puissent bénéficier rapidement des nouvelles catégories admissibles. La possibilité d’obtenir des places sur les navires venant d’Europe est en effet presque inexistante. Au début de juin 1946, Hayes est d’ailleurs persuadé qu’une fois le rapatriement des soldats terminé, le gouvernement canadien donnera la priorité à d’autres projets concernant l’agriculture[21]. L’arrivée rapide des premiers Polonais de l’armée du général Anders destinés à devenir fermiers lui donne raison[22]. D’autant plus qu’en octobre de la même année, un rendez-vous avec le directeur de l’Immigration Branch, Arthur L. Jolliffe, confirme ses inquiétudes : « No transportation. No immediate hopes. Soldiers and repatriation movement likely to be over by December, but no certainty boats will be used[23] », car les milieux économiques, surtout par l’intermédiaire du ministère du Travail canadien, font pression, notamment sur l’International Refugee Organization (IRO), pour que la flotte soit utilisée prioritairement pour des projets en lien direct avec l’agriculture et l’industrie. Jusqu’au printemps 1948, et relativement à la promesse de dirigeants de l’IRO d’accorder un plus grand nombre de places sur les bateaux à des projets concernant directement les populations juives européennes[24], Hayes et le CJC se voient irrémédiablement opposer le même argument : la pénurie de transports empêchera tout projet d’immigration d’ampleur qui ne soit d’une utilité immédiate pour le pays. Pour King, d’ailleurs, au vu de la situation, le Canada ne peut pas faire mieux : « Within the necessary limits imposed by present transportation conditions, we are making progress along the right lines[25] », affirme-t-il dans un courrier à Bronfman.

Dans l’immédiat après-guerre, la pénurie de transports est un problème réel, mais dont la gravité s’avère ne pas être la même pour tout le monde. Il est donc difficile de déterminer ce que pensait vraiment le directeur général du CJC de cette pénurie de transports et à quel point elle constituait un prétexte à l’inaction pour le gouvernement – un « smoke screen » pour reprendre le vocabulaire d’Abella et Troper. La correspondance de Hayes et les nombreuses notes qu’il transmet en interne permettent de saisir sa position de directeur qui devait maintenir de bonnes relations avec le gouvernement et se justifier auprès d’une communauté de plus en plus impatiente. Ses convictions personnelles, ainsi, restent bien souvent du domaine de l’informel[26].

De plus, pour le CJC, cette question de la pénurie de transports et du rapatriement des troupes canadiennes n’est pas seulement problématique en raison de ses conséquences matérielles directes, mais également parce qu’elle contribue largement au climat hostile à l’immigration du Canada. Même si, progressivement, une part croissante de la société canadienne semble favorable à la libéralisation de la politique migratoire par Ottawa, principalement pour des raisons économiques, l’idée que l’immigration doit être précautionneusement contrôlée reste largement dominante. L’appel de décembre 1946 du conseil national de la Young Women’s Christian Association (YWCA) adressé à King et dont Hayes prend connaissance l’illustre clairement. Après avoir souligné cette évolution de l’opinion publique, sa présidente, Mme Walter C. Rean, conseille au gouvernement d’agir rapidement : « if the resettlement on an international basis is postponed for some time, the most desirable persons will have been selected by other nations[27] ». Hayes a bien conscience que cette évolution peut constituer les prémices d’une vague de sympathie plus vaste. Auprès du gouvernement, il fait même preuve d’un optimisme prudent, rappelant que l’opinion publique n’est pas contre la cause défendue par le CJC. Pourtant, il reste plus que réservé quant à la réalité et à l’ampleur de ce changement :

With the end of the war, public thinking on immigration has undergone an important development and there is a very large proportion of the Canadian people which realizes the need for the admission of a great many new settlers into Canada. However, it would be misleading not to recognize that feeling is strong for a carefully selected type of immigration and in very many cases the basis of selection – whether by country of origin, race, occupation or political predilection – is in the minds of many intended not to give high priority to Jewish refugees. A recent Gallup Poll investigation brought this into the open very harshly[28].

Le sondage d’opinion auquel fait référence Hayes a été publié moins d’un mois plus tôt ; il est singulièrement inquiétant pour la communauté juive canadienne : avec 49 % d’opinions défavorables, les Juifs ne sont en effet devancés que par les Japonais dans le classement des populations migrantes les plus indésirables[29]. En avril de la même année, un premier sondage témoignait déjà d’une assez large hostilité envers l’immigration en provenance du continent européen – en particulier d’Europe de l’Est et de Russie – et de la nécessité que cette immigration soit « carefully selected[30] ». Comme le montrent les correspondances de ses principaux représentants, les stratégies adoptées par le CJC concernant cette hostilité marquée varient, notamment par rapport à la presse. En effet, depuis la fin des années 1930, le CJC semble en permanence tiraillé entre la nécessité d’obtenir des résultats le plus rapidement possible en matière d’immigration – et donc de travailler avec pragmatisme auprès du gouvernement – et la volonté de lutter en profondeur contre l’hostilité envers l’immigration juive. La fin de la guerre ne fait d’ailleurs qu’exacerber cette tension.

Les dilemmes stratégiques du congrès juif canadien

David Rome, devenu en 1942 le premier attaché de presse du CJC, travaille sans relâche pour éviter la diffusion de préjugés antisémites dans les principaux journaux canadiens et québécois, préjugés qui sont le corollaire de l’hostilité à l’immigration juive. Il s’inquiète surtout de voir cette immigration, alors presque inexistante en nombre, prendre une ampleur considérable sous la plume de certains journalistes. Ainsi, à la suite d’un article du Canadian Press Halifax sur l’arrivée d’une dizaine de réfugiés juifs, il conseille au rédacteur d’être prudent dans ses formulations : « It would serve no purpose to create the impression that these sixteen refugees are flooding the country[31] », affirme-t-il. Pour lui, il ne fait pas de doute que si la population canadienne était mieux informée, par exemple sur les Juifs et l’agriculture, cette hostilité serait beaucoup moins forte[32]. Quand Émile Benoist, journaliste et essayiste québécois, publie dans Le Devoir du 1er août 1946 un article affirmant que les Juifs étant arrivés au Canada en tant que fermiers ne le sont pas restés bien longtemps, Rome lui transmet aussitôt de la documentation démontrant le contraire. Et de conclure : « I […] most confidently leave it to you to find the most opportune occasion and manner of setting your record straight[33] ». Le fait que Rome communique en anglais avec la rédaction du Devoir est particulièrement significatif des relations du CJC avec la presse montréalaise de langue française et d’une des principales faiblesses de sa stratégie de lutte. En effet, l’organisation n’ayant pas encore appris à travailler en français, comment combattre efficacement les préjugés et l’antisémitisme au Québec ?

L’attitude de Rome est également représentative d’un des principaux choix stratégiques du CJC en matière d’immigration pendant les années 1940 : celui de la discrétion et de l’action administrative. Quelques années après l’incident de la « Zionist International Fraternity » de Duplessis, le CJC cherche à tout prix à éviter une trop grande médiatisation de la question de l’immigration juive[34]. En octobre 1946, un échange entre Hayes et les bureaux de l’organisation à Vancouver illustre clairement ce positionnement. Ces derniers informent leur directeur de la tenue prochaine d’un vote dans un conseil de femmes de la ville autour d’une résolution devant être présentée au gouvernement King. Cette résolution prône une plus grande ouverture des frontières canadiennes, mais dans le cadre d’une immigration sélective stricte et essentiellement tournée vers les îles Britanniques. Les responsables du CJC en Colombie-Britannique se demandent donc quelle doit être la position de Flori Brown, présidente d’une organisation de femmes juives à Vancouver et représentante du CJC au sein du conseil qui organise le vote. La réponse de Hayes est significative. Après avoir rappelé que la posture officielle du CJC était de lutter pour la suppression de toute théorie raciale de l’Immigration Act et de s’opposer à l’immigration choisie, il conseille à Flori Brown de rester discrète pendant le vote et conclut dans son télégramme : « We feel the practical situation would be for us to be thankful that a resolution requesting the government to permit immigration to this country is super important stop the fight on educating the public to equal treatment for all will have to come later[35] ». Cette consigne est révélatrice du pragmatisme de Hayes, soucieux de maintenir la pression sur le gouvernement – même à travers des initiatives pourtant loin d’être favorables aux populations juives migrantes –, tout en étant convaincu que l’antisémitisme ne peut être vaincu à court terme. Ainsi, il se montre sceptique quant à la pertinence de susciter un vaste mouvement de sympathie au sein de la population canadienne.

Depuis la reprise des activités du CJC en 1934, cette question de la mobilisation et de la médiatisation est récurrente. En mai 1945, lors d’un entretien téléphonique avec Hayes, le directeur de l’Immigration Branch lui conseille de rester discret : « publicity at the present time on these matters may be harmful in that it will afford fuel for a political fire which better be left unlit[36] ». La campagne électorale battant alors son plein et la question de l’immigration y étant omniprésente, ce conseil n’a pas laissé Hayes indifférent[37]. D’ailleurs, il n’est pas le seul à douter, au vu du programme politique du pays, de l’efficacité d’une mobilisation à grande échelle. Les résolutions d’octobre 1946 de la branche montréalaise du Canadian National Committee on Refugees (CNCR) vont également dans ce sens. Considérant la surenchère récente à ce sujet, « this time is not opportune for an all-out and aggressive campaign for immigration[38] ».

Même lorsque Hayes semble beaucoup plus confiant[39], le CJC reste prudent quant à la médiatisation de ses actions en matière d’immigration en dehors du milieu communautaire. Cette méfiance est une des constantes stratégiques de l’organisation. Elle illustre également la complexité des rapports de l’organisation avec la presse non juive. Ainsi, en octobre 1947, presque un mois après l’arrivée des premiers orphelins ayant obtenu leur visa dans le cadre du War Orphans Project[40], David Rome conseille d’éviter de trop ébruiter le projet en dehors de la presse juive, sans pour autant donner l’impression de retenir la moindre information[41]. Comment comprendre cette méfiance ? Sur la question de l’immigration, l’hostilité de la population n’est pas seulement vue comme une menace directe pesant sur la communauté juive, mais avant toute chose comme un outil permettant aux autorités de justifier leur refus d’une plus grande ouverture. Plus qu’une peur réelle d’attiser cette hostilité, les choix stratégiques du CJC témoignent surtout de la volonté de maintenir de bonnes relations de travail avec le gouvernement. Hayes est bien conscient que King considère la question des réfugiés, et encore plus des réfugiés juifs, comme extrêmement sensible sur le plan électoral et semble donc toujours prêt à se faire discret sur la question, si cela peut permettre d’accélérer l’avancement de ces dossiers[42]. Cette attitude témoigne d’une évolution stratégique déterminante pour la communauté juive canadienne, l’action publique laissant place à une action administrative et politique continue mais moins visible.

Cependant, insister sur cette évolution et sur le pragmatisme du directeur du CJC ne doit pas faire oublier que ce dernier a parfois été ouvertement critique, notamment par rapport au Comité du Sénat sur l’immigration et le travail[43]. Ainsi, lors d’une présentation au début du mois de juin 1946, Hayes se montre pour le moins déterminé et témoigne d’une connaissance précise des mécanismes de discrimination de la politique migratoire canadienne :

When we look to see how these procedures have worked out in actual practice during this period of time in regard to the immigration of our corrilligents [sic], we do not find much cause for satisfaction […] we find that the actual number of Jewish immigrants have been very small […] Jewish citizens of certain countries have not been put together with all other citizens, but as a group apart and it is further stated this group has received very low priority in the unusual scale that was theirselves [sic] arbitrary and secretly set up[44].

Cette présentation se base sur un solide travail de documentation rédigé par Louis Rosenberg, archiviste réputé de l’organisation. Cette note, qui accompagne le texte remis au comité, permet de saisir quelles connaissances le CJC a de la loi et des pratiques de l’Immigration Branch. Ce qui en ressort précisément, c’est l’écart entre cette loi et la manière dont elle est appliquée. En effet, la politique migratoire canadienne n’est pas régie par l’Immigration Act ou par les clauses qui l’accompagnent, mais par des « confidential administrative regulations and letters of direction issued from time to time[45] ». Pour Rosenberg, ce système discrétionnaire, dans lequel les Juifs sont loin d’être privilégiés, est basé sur une sélection et une hiérarchisation ethnique, « a “racial” one recognizing a “preferred” race group, a “non-preferred” race group and a more underprivileged group consisting of Jews, Italians, Greeks, etc.[46] », la loi étant appliquée différemment en fonction de cette hiérarchisation. Les traces écrites de ce système sont extrêmement rares, la loi de l’immigration chinoise de 1923 étant le seul texte ouvertement raciste (elle est d’ailleurs abrogée en mai 1947). L’archiviste du CJC doit appuyer son propos sur un rapport fiscal de l’Immigration Branch datant du mois de mars 1941, qui souligne explicitement que le « Canada, in accordance with a generally accepted practice, places greater emphasis upon race than upon citizenship[47] ». Cette opacité rend d’ailleurs difficile toute critique ouverte de la position du gouvernement[48]. Pourtant, elle n’explique pas à elle seule la stratégie du CJC. Le fait que la dénonciation explicite se limite à des espaces d’expression spécifiques comme le comité du Sénat est aussi significatif de la mutation du lobbying juif canadien de l’action publique vers l’action politique et administrative.

Dans l’immédiat après-guerre, un tel choix stratégique est loin de faire l’unanimité auprès de la communauté et au sein même du CJC. Ainsi, à la fin de mai 1947, réagissant à une nouvelle présentation devant le Comité du Sénat sur l’immigration et le travail faite cette fois-ci par Michael Garber, directeur des bureaux du CJC à Toronto, un membre de la communauté s’indigne : « Had you believed that with apologetics, as it does in your document, you will soften the hearts of the government in Ottawa ? […] I assure you that strong mass-movement of Jews and progressive non-Jews would have brought more good[49] ». Hayes lui-même oppose une fin de non-recevoir à des courriers similaires lui demandant de mobiliser l’opinion publique à grande échelle. Pourtant, face à un gouvernement dont les orientations futures restent particulièrement difficiles à saisir, il semble parfois hésiter quant à la marche à suivre. En septembre 1946, il se dit d’ailleurs prêt à reconsidérer cette stratégie :

If Canada takes a fair share [dans le règlement de la crise des réfugiés] we will not embark upon an educational and public relations program […] If, however, we find that their role is to be a minor one and wholly ineffectual, we will go all-out to enlist public support to force the government to do so[50].

Au vu de l’impatience de la communauté après les désillusions de la guerre, de telles tergiversations ne sont pas sans conséquence.

La communauté, la presse et l’Immigration Branch

En effet, dans l’immédiat après-guerre, la communauté est mal organisée et profondément divisée. Même sur une question de prime abord aussi fédératrice que celle des réfugiés, l’autorité du CJC est précaire. Pourtant, Hayes est déterminé à « imposer » un discours commun. Ainsi, quand le sénateur et allié de longue date Arthur W. Roebuck lui demande s’il serait possible de voir, lors de la présentation devant le comité du Sénat du mois de mai 1947, « a little more protest from Canadian Jewry than can be voiced by any one man[51] », sa réponse est significative :

We allege and our allegations are very close to the fact that the Congress represents the Canadian Jewish Community, particularly in cases where a unified voice has to be heard […] I know that you have enough on your mind not to be bothered by internal matters of the Jewish Community in Canada and therefore, I won’t bother you further with a treatise on this but will reserve further explanation for the next time[52].

Au sein de la communauté, la question de l’immigration est depuis longtemps une source de conflits. Dans l’immédiat après-guerre, celle des réfugiés exacerbe d’autant plus les tensions internes auxquelles Hayes fait ici référence. Si, pour son directeur, le CJC est le représentant légitime des Juifs canadiens à ce sujet, les ambitions centralisatrices de l’organisation, tout comme ses choix stratégiques, sont loin de faire l’unanimité.

Cette précarité est déterminante pour comprendre l’attitude du CJC, notamment auprès de la presse juive et non juive. Début septembre 1946, Rome contacte différentes rédactions canadiennes, dont celles du Telegram et du Standard, et leur fait part de son indignation quant à la teneur globale de leurs éditoriaux qui, selon lui, donne l’impression que « not a “single authoritative Jewish voice has been heard to advocate the admission of Jews to this continent”[53] ». Il joint à ses courriers une copie du rapport remis au Comité du Sénat sur l’immigration et le travail. Quant à Hayes, il va jusqu’à contacter le journal français Droit et Liberté, édité par l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), en réaction à son article « Immigration nouveau style au Canada ». Celui-ci dénonce avec violence l’antisémitisme du gouvernement canadien et affirme qu’« officiellement, [le CJC] fait semblant de se réjouir ». Hayes réfute catégoriquement ce point et termine son courrier, en anglais là encore, en se disant certain que la rédaction trouvera rapidement un moyen de corriger son erreur d’appréciation[54]. Le fait que le directeur général du CJC prenne le temps de rectifier les propos d’un quotidien juif français en dit long sur ses inquiétudes.

À la fin de l’année 1945, la polémique qui suit la publication d’une série d’articles sur le travail des organisations juives canadiennes en faveur de l’immigration des Juifs européens rescapés confirme à la fois la pression pesant sur le CJC et l’impatience de la communauté. En effet, le 12 décembre, Charles Walfish, directeur de la section Colombie-Britannique de l’organisation, transmet à Hayes un article paru dans le Vancouver Daily Press de la veille intitulé « No “Mercy Gesture” for Destitute Jews ». On y apprend que « immigration officials said that as far as they knew Canada had received no request to permit the migration into the Dominion of destitute European Jews[55] ». Et Walfish de commenter que, pour certains membres de la communauté, si cet article dit vrai, le CJC a assurément failli à ses fonctions[56]. La réaction de Hayes est immédiate. Jusqu’à la fin du mois de janvier, déterminé à éteindre rapidement toute polémique, il transmet à différents journaux, représentants et conseils communautaires juifs une note sur le travail du CJC auprès du gouvernement dans le but, selon lui, de rétablir la vérité. Il rappelle notamment que, depuis septembre, deux demandes formelles ont été faites auprès du gouvernement et que Bronfman et lui-même ont eu l’occasion de rencontrer King à ce sujet[57]. Cependant, le fait qu’un très bref article en septième page d’un journal de Vancouver puisse susciter la colère de membres de la communauté, et l’inquiétude de représentants du CJC, est significatif de leur sensibilité concernant cette question. Les efforts déployés par Hayes pour désamorcer ce début de polémique laissent entrevoir ses craintes que la légitimité de l’organisation en tant que porte-parole de la communauté sur les questions migratoires soit contestée.

Son attitude est aussi représentative de sa détermination à maintenir de bons rapports avec Jolliffe et l’Immigration Branch. En effet, le directeur général du CJC ne semble pas vouloir s’attarder sur le point de départ de la polémique : un représentant du ministère fédéral a-t-il affirmé à un journaliste qu’aucune demande n’avait été faite ? Dans une note, Hayes raconte que, lors d’un appel téléphonique fin janvier, Jolliffe s’en est expliqué d’une manière pour le moins surprenante : « he did not consider our previous applications as still current matter seeing that it had been made in August and refused in October[58] ». Pourtant, bien qu’il reconnaisse que cette polémique a embarrassé le CJC et l’a amené à voir Jolliffe d’un mauvais oeil, Hayes se dit convaincu que l’attitude du directeur de l’Immigration Branch n’était aucunement motivée par une quelconque volonté de nuire aux intérêts du CJC. Dans le courrier joint à la note, il ajoute même qu’il souhaite mettre rapidement un terme à cette affaire et qu’il n’est absolument pas nécessaire d’entrer dans la controverse[59]. Les régulations migratoires dépendant en grande partie de l’arbitraire de l’Immigration Branch, il est indispensable de maintenir des relations de travail aussi saines que possible avec celui-ci, sans pour autant affaiblir le CJC auprès de la communauté. En outre, au vu de l’attitude pour le moins ambiguë de certains fonctionnaires notamment vis-à-vis de la presse, cette position est délicate.

Au début du printemps 1947, une nouvelle polémique illustre encore mieux cette ambiguïté. En effet, un article dans le Montreal Daily Star du 1er avril signé par James Oastler revient sur les très nombreux courriers qu’aurait reçus l’Immigration Branch :

What has caused some real concern is a strain of anti-Semitism running through the mail even from those normally referred to as liberals who are in favour of increased immigration. It has been expected that there would be a certain opposition to migration of displaced Jews to Canada. It had not been expected that it would reach the proportions it has[60].

Parce qu’il entretient l’idée d’un antisémitisme profondément ancré dans l’ensemble de la population canadienne, cet article est spécialement problématique pour le CJC, qui réagit rapidement. Cette fois-ci, Jolliffe dément formellement l’information, la considérant comme du « sheer nonsense » et assurant Hayes qu’à l’Immigration Branch, personne n’était autorisé à sortir ce genre d’histoire auprès de la presse et qu’à sa connaissance, personne ne l’avait fait[61]. Pourtant, quelques jours plus tard, le directeur du CJC a rendez-vous dans les locaux du Montreal Daily Star. Après presque une heure de discussion, un des responsables de la rédaction reconnaît qu’un ministre du Cabinet a donné cette information à son journaliste. « It might be the way someone is trying to get out of pormises [sic] and reneg [sic] on commitments[62] », conclut Hayes dans le compte rendu de la rencontre qu’il transmet à son président. Cette polémique témoigne de l’ambiguïté des rapports entre la presse non juive et certains membres du gouvernement qui n’auraient pas hésité à entretenir l’idée d’une hostilité latente envers l’immigration juive pour justifier leur positionnement. Elle est également révélatrice des relations tumultueuses du CJC avec la presse de même que des efforts déployés pour lutter contre la diffusion d’articles fragilisant son travail en matière d’immigration – véritable « raison d’être » de l’organisation.

Conclusion

À partir de 1948, l’immigration juive reprend et l’hostilité de l’opinion publique disparaît progressivement. Dès le mois de mai 1947, Hayes se montre d’ailleurs un peu plus confiant, soulignant les changements ayant eu lieu au Québec depuis janvier 1945 :

this is not to say that racial or religious prejudice has disappeared from this part of Canada any more than from any other part […] rather might it be said that the friends whom we have always had among them have become more active in the presentation of their views[63].

En 1949, il affirme même que l’antisémitisme n’est pas une menace immédiate pour la communauté juive[64]. Cette évolution rapide reste à expliquer, au Québec comme dans l’ensemble du Canada[65]. Il en est de même concernant la position du gouvernement, la transition réussie de l’économie canadienne et la prospérité économique n’étant pas une explication entièrement satisfaisante[66]. Pour le CJC et l’ensemble de la communauté juive, la nomination, en 1948, de Hugh Keenleyside à la tête du ministère des Mines et des Ressources, dont dépend l’Immigration, est une bonne nouvelle et une étape déterminante dans la normalisation avec relations du CJC avec les autorités canadiennes. Keenleyside est en effet un fonctionnaire reconnu pour son progressisme et ses positions libérales en matière d’immigration[67]. À partir de la fin des années 1940, les relations avec la presse se stabilisent également et témoignent d’une évolution notable : la prise de conscience du CJC de l’importance de sensibiliser la population canadienne-française et de travailler en français. La création du Cercle juif de langue française à la fin des années 1940 en est le parfait exemple[68]. Le fait que Rome, qui travaillait encore en anglais avec la presse montréalaise francophone quelques années auparavant, soit à l’origine de cette initiative est d’ailleurs significatif. Cette évolution contribue à combler le fossé qui sépare le Canada français, dont l’hostilité envers l’immigration peut en partie se comprendre par la peur de se voir marginaliser et par les lobbys pro-immigration et proréfugiés qui ne travaillent alors qu’en anglais. Dès 1949, Rome lui-même souligne que, « in the province of Québec, the remarkable rapprochement between the Jewish community and the French-Canadian Catholic majority was continuing[69] ».

L’Histoire a retenu l’échec du shtadlanout juif canadien des années 1940, Bialystok considérant notamment que, « while little more could have been done by Canadian Jews to rescue European Jewry between 1941 and 1945, more could have been accomplished in the first two years after the war, from the spring of 1945 to the spring of 1947[70] ». L’attitude pragmatique de Hayes, comme son choix de favoriser l’action administrative au profit de l’action publique, n’a pas toujours été comprise. Aujourd’hui encore, la question « aurait-il pu en être autrement ? » hante les communautés juives nord-américaines. Elle a d’ailleurs profondément marqué l’historiographie sur le sujet[71]. En 1996, Robbie Waisman, orphelin polonais de la Shoah ayant immigré au Canada après la guerre, se rappelle ainsi de sa colère face à son beau-père qui lui reprochait de laisser ses enfants aller manifester pour le sauvetage des Juifs de Russie : « What did you do when we were all dying in Europe […] ? You should have gone to City Hall and demonstrated and screamed[72] ». Pour l’historien, il est pourtant indispensable de se départir du registre du jugement au profit de l’explication historique et de garder à l’esprit la mise en garde de Michael Marrus sur les dangers d’appliquer à son sujet les standards et les systèmes de valeurs de son temps : « We believe that people should have acted otherwise, and we set out to show how they did not[73] ». Le pragmatisme dont Hayes a fait preuve par rapport à l’hostilité envers l’immigration juive – et notamment son choix de temporiser dans la lutte à grande échelle contre l’antisémitisme – a ainsi pu être considéré comme de la timidité, de la passivité ou même de l’indifférence. Sa capacité à tisser des relations fines avec une administration pour le moins hostile n’en reste pas moins déterminante dans l’évolution des pratiques de lobbying des Juifs canadiens ainsi que dans l’ajout au programme de la question des réfugiés.