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Parfois nous nous demandons pourquoi nous sommes mal accueillis lorsque nous frappons chez quelqu’un. Ne sommes-nous pas victimes de cette absence d’étiquette professionnelle qui a contribué à retarder l’expansion de la confiance que le public a donnée à l’assurance-vie et aussi aux assurés ?[2]

La profession d’agent d’assurance-vie présente des caractéristiques fascinantes qui n’ont malheureusement pas retenu l’attention des chercheurs. Pourtant, ce métier a attiré plusieurs milliers de Québécois dans ses rangs. Une véritable horde de vendeurs déferlait dans les villes et les campagnes québécoises dans l’intention de vendre une sécurité financière en cas de décès. Si le principe de l’assurance-vie est aujourd’hui généralement accepté par la majeure partie de la population, la situation était tout autre au début du xxe siècle. L’idée de fixer une valeur marchande sur la vie d’un individu était jugée totalement inappropriée par plusieurs, qui ne comprenaient pas que l’on puisse générer des profits en instrumentalisant un tabou tel que la mort[3]. C’est à travers des campagnes de publicité habilement orchestrées et des événements publics variés que l’on est parvenu à convaincre les gens du bien-fondé de l’assurance-vie. L’industrie de l’assurance-vie a ainsi réussi à s’affirmer comme principal instrument de prévoyance, dépassant ses compétiteurs (société de secours mutuels[4] et épargne), et à se développer de façon remarquable. Ce revirement aurait été impossible sans le travail acharné des milliers d’agents[5]. Ces agents ont mis énormément de temps et d’énergie à convaincre le public de la nécessité de leurs produits et de l’utilité de leur profession.

L’objet de cet article est d’analyser les stratégies déployées afin de relever le niveau professionnel des agents. Ces stratégies s’articulent généralement autour de deux axes principaux, soit développer l’efficacité des agents et de l’industrie en général et améliorer l’image de la profession. La question qui alimente notre réflexion peut se poser ainsi : est-ce que les acteurs du secteur assurantiel souhaitent véritablement relever le niveau professionnel des agents, ou simplement acquérir une meilleure réputation pour ses agents afin de faciliter les ventes ? Ces deux objectifs sont-ils conciliables ? Nous verrons que l’agent tente de se démarquer de son identité de vendeur (ou de colporteur dérangeant et harcelant) pour adopter l’image plus sereine et plus posée du conseiller financier détenant une expertise professionnelle dans les questions de sécurité familiale. D’entrée de jeu, il faut apporter quelques précisions, puisque les intérêts des acteurs du milieu assurantiel ne sont pas toujours convergents. En effet, les administrateurs des compagnies ont plus souvent l’oeil sur les profits que sur l’image de la profession d’agent. Aussi, les intérêts des milliers d’agents sont multiples. Certains se donnent corps et âme au métier, certains sont en transition entre deux métiers, d’autres pratiquent la vente à temps partiel et cumulent les occupations professionnelles reliées à la vente.

En luttant contre un discours négatif à l’égard de leur travail, les agents cherchent à entretenir une image plus professionnelle. Des revues telles que Assurances[6] sont créées et contribuent à redorer le blason de cette profession. Des associations professionnelles sont également mises sur pied. Certains acteurs du milieu assurantiel font pression sur les gouvernements afin que ceux-ci encadrent davantage leur pratique. Ces agents zélés souhaitent établir des normes régissant la profession afin de donner une crédibilité nécessaire au développement de ce secteur qui est en majeure partie basé sur la confiance. Enfin, pour mettre en valeur ce professionnalisme, on insiste de plus en plus sur la formation des agents (formations internes offertes par les associations et les compagnies, diplômes académiques, etc.). Ces multiples démarches ont notamment pour objectif de faire reconnaître un métier. Everett C. Hughes, qui a consacré une large partie de son oeuvre à étudier les professions, décrivait ce processus ainsi :

En un sens, on peut dire qu’un métier existe lorsqu’un groupe de gens s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services. Ceux qui disposent de cette licence, s’ils ont le sens de la solidarité et de leur propre position, revendiqueront un mandat pour définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail[7].

Notons que la construction d’une identité professionnelle, ou le « travail de formation d’un groupe social[8] », se fait difficilement dans la mesure où les agents ne présentent pas une aussi grande cohésion que d’autres groupes professionnels. La vigoureuse compétition entre les agents n’aide certainement pas à créer cette cohésion. Aussi, les cultures d’entreprises sont généralement fortes et contribuent à créer une cohésion autour des institutions de la compagnie (par exemple les clubs des meilleurs vendeurs) et à marquer des distances entre agents de compagnies rivales. De plus, ce groupe social présente plusieurs catégories définies par les institutions gouvernementales[9]. Il existe également différentes classes de compétence sanctionnées par des associations d’agents ou par des institutions universitaires. Enfin, il existe tout un travail de différenciation à l’intérieur même de la profession qui implique l’exclusion des indésirables, par exemple les agents n’exerçant le métier qu’à temps partiel, les agents ne détenant pas de formations ou les agents ne respectant pas les législations sur la vente de l’assurance. Ces multiples particularités deviennent des obstacles lorsque vient le temps d’envisager les grands enjeux globaux de la profession. Bref, une multitude d’intérêts sont à prendre en considération dans cette analyse.

Regard historiographique

Une variété d’études portant sur l’évolution historique et sociologique de certaines professions ont été produites ces dernières années (avocats[10], orthophonistes[11], économistes[12], infirmières[13]). Ces travaux ont généralement décrit les processus menant vers la professionnalisation d’un secteur à travers l’évolution des effectifs, les tentatives de limiter l’accès à la profession et la construction d’une identité professionnelle. Ces études nous renseignent sur les dynamiques du marché du travail québécois et la structure des professions. Ces portraits professionnels s’inscrivent également dans des études plus globales sur la structuration du professionnalisme et de l’expertise sur le marché du travail. Ces analyses ont démontré l’accroissement spectaculaire des activités visant à relever le niveau professionnel de certains secteurs d’emploi[14]. Notre étude s’inscrit également dans cette volonté d’expliquer les rouages et mécanismes à l’oeuvre dans un secteur professionnel.

Si l’histoire de l’assurance-vie présente quelques lacunes historiographiques, la littérature scientifique récente dans le champ de la prévoyance et des assurances a tout de même permis de mieux cerner certains enjeux reliés à cette industrie[15]. Cependant, nous ne disposons que d’informations parcellaires sur les stratégies des compagnies ou sur le rôle des agents dans le développement de cette industrie. En fait, nous ne détenons que très peu de documentation sur le sujet, si ce n’est les travaux précédemment mentionnés ou les ouvrages commémoratifs, qui sont nombreux, mais qui présentent des valeurs scientifiques très variables[16]. On peut d’ailleurs lire ces ouvrages commémoratifs sans apprendre quoi que ce soit sur le travail des agents et leurs stratégies. L’attention de ces ouvrages est surtout concentrée sur les « bons coups » des administrateurs.

Certains auteurs ont apporté une contribution théorique significative à la compréhension du phénomène assurantiel. Nous pensons notamment aux travaux de François Ewald[17] et de Viviana Zelizer[18], qui abordent spécifiquement la genèse de cette industrie. Notons enfin les travaux précurseurs d’Ulrich Beck, qui nous fait prendre pleinement conscience des enjeux sociaux reliés à la société du risque et des enjeux de sécurité. Ce sociologue soulignait que, face à la société du risque, « les riches (ceux qui possèdent les revenus, le pouvoir, la culture) peuvent y répondre en achetant la sécurité et en s’affranchissant du risque[19] ». Les compagnies d’assurance se targuent d’ailleurs de procurer cette sécurité à tous ceux qui veulent se l’offrir. Celles-ci deviennent des acteurs incontournables de cette société du risque.

Enfin, notre étude vient compléter un portrait sociologique des agents d’assurance[20]. Aussi, en nous intéressant aux stratégies des agents et des compagnies, nous abordons indirectement les transformations sociales de la société québécoise et ses défis des années 1940 et 1950. Trois axes sont couverts par notre étude : la croissance de l’économie financière, la tertiarisation du marché de l’emploi ainsi que la hausse du pouvoir d’achat des classes moyennes[21].

La mauvaise réputation de l’agent d’assurance

Si l’industrie de l’assurance-vie connaît une croissance spectaculaire de par ses revenus toujours plus élevés, le métier d’agent, quant à lui, demeure très difficile. L’agent doit lutter contre sa propre réputation. L’image de ce vendeur est perçue très négativement par la population. Les acteurs du milieu assurantiel sont également très sévères à l’endroit des représentants de leur propre industrie. Les étiquettes négatives abondent. On parle parfois de « bons à rien[22] » qui encombrent la profession. Certains croient que les agents d’assurance sont « venus à la suite de revers financiers, de perte d’emploi, pour essayer, en attendant, ou […] parce que “ça ne demande pas de talents particuliers”[23] ». Le surintendant des assurances de la province de Québec, Arthur Dugal, affirme que la situation s’améliore au fil des ans, mais qu’encore aujourd’hui, les compagnies embauchent « [l]e premier venu qui fait application pour une licence d’agent[24] ». Le public parle parfois d’eux comme étant des « chasseurs de commission[25] » ou des « être sous-scolarisés[26] ». Bref, en plongeant dans la documentation reliée à l’assurance, on retrouve une multitude de témoignages faisant état du peu de professionnalisme de l’agent. Même la célèbre Mary Travers, dite la Bolduc, s’est permis une critique mordante à travers sa chanson « Les agents d’assurance[27] ». Il faut rappeler qu’à l’époque, plus ou moins n’importe qui peut devenir agent. Il n’y a pas de formation générale particulière à suivre. Il suffit de soumettre sa candidature. La compagnie donne quelques directives et un manuel de taux et laisse l’agent réussir ou échouer. Comme le mentionnait avec humour l’auteur d’une monographie historique sur la Laurentienne : « La formation, ça se résume au fond à montrer en quelques heures à l’agent comment vendre une police d’assurance plutôt qu’un char[28] ».

Malgré cette réputation, l’industrie de l’assurance-vie continue d’engranger des profits en embauchant sans compter. La compagnie y trouve son intérêt dans la mesure où elle n’offre pas de salaire aux employés, mais que ceux-ci reçoivent un pourcentage des ventes lors de la signature du contrat. Pas étonnant que le taux de roulement de personnel soit si spectaculaire. Pour la période de 1943 à 1959, où nous disposons des données globales sur la profession d’agent, nous savons que, chaque année, une proportion importante des vendeurs ne renouvellent pas leur permis. En moyenne, ce sont 19,9 % des agents qui, au cours de cette période, ne répètent pas leur expérience d’agents l’année suivante[29].

L’important roulement de personnel constitue un problème de taille pour les administrateurs des compagnies d’assurance-vie. Au xixe siècle, les agents d’assurance-vie étaient laissés à eux-mêmes et n’étaient pas considérés comme des employés des compagnies, mais comme des contractuels[30]. Le système des agences est développé aux États-Unis au cours des années 1860. Ce système est structuré autour d’un vendeur très performant à qui l’on donne la responsabilité de gérer un réseau d’agents dans un territoire donné[31]. L’organisation administrative basée sur les agences se popularise graduellement à un point tel que la majorité des compagnies utilise ce principe au xxe siècle.

Malgré cette structure administrative plus encadrante, les agents disposent tout de même d’une très importante marge de liberté. L’absence d’un salaire horaire a des implications directes sur la structure de l’entreprise puisque les agents ne sont pas tenus de travailler un nombre d’heures déterminé par l’employeur. Ils peuvent à la fois faire des semaines de quelques heures ou des semaines de 80 heures. La nature du travail d’agent fait également en sorte qu’ils ne sont pas confinés à un bureau, mais régulièrement sur la route. Les administrateurs des compagnies doivent user d’ingéniosité pour stimuler le dévouement des agents, leur inculquer quelque forme d’autodiscipline et développer un sentiment d’attachement envers la compagnie.

Vers une révolution professionnelle ?

Si la réputation des agents est particulièrement mauvaise, certains acteurs du milieu tentent de véhiculer une tout autre image. Afin de mettre en valeur les progrès réalisés dans la construction d’un véritable « professionnalisme » chez les agents, les administrateurs parlent souvent d’un temps où le métier était facile comparativement à aujourd’hui. Les époques d’antan ne sont jamais définies précisément. Parfois, on fait référence au xixe siècle, parfois, à l’avant Première Guerre mondiale, parfois, c’est plutôt l’entre-deux-guerres. On fait tout simplement référence à « avant ». Cet « avant » en était un où les agents étaient embauchés pour leur bonne humeur plutôt que pour leurs qualités professionnelles. Gérard Parizeau[32] illustre bien cette image de l’agent :

Celui d’autrefois, c’est-à-dire celui d’avant 1914, nous apparaît comme un bon vivant, ayant beaucoup d’amis, confortablement installé dans son fauteuil, mettant les renouvellements à la poste, attendant que le client se décide à verser la prime. Il n’a guère de soucis. Ses affaires se font simplement. […] Bref, il suffit de surveiller ses affaires de près, de faire partie de quelques clubs, d’une chorale, d’une société paroissiale, d’assister aux mariages, aux enterrements et de s’adresser à une compagnie bien organisée, pour récolter après vingt ans le fruit d’un labeur calme comme les temps que l’on vit[33].

Un autre commentateur mentionnait que, dans les années 1920 :

notre population se méfiait énormément des agents d’assurance qui ne remettaient que des bouts de papier en échange de l’argent qu’on leur confiait. Il fallait de l’enthousiasme, de la conviction, de la ténacité pour demeurer dans la profession. Il n’était pas surprenant que la plupart se découragent. Aujourd’hui, c’est différent. Le principe de l’assurance-vie est admis par tout le monde[34].

Un autre observateur fait débuter l’« ère du professionnalisme » après la Grande crise : « Si, avant la crise de 1929, on donnait beaucoup d’importance au star salesman, c’est-à-dire à l’as de la vente qui apportait son million d’affaires bon an, mal an, on commença à s’en méfier dès que la crise s’accentuant, on constata les méfaits de la vente faite à la grosse[35] ».

Notons cependant que si beaucoup de commentateurs du milieu laissent entendre que tout a changé, les statistiques sur le roulement de personnel sont tout aussi élevées à la fin des années 1950 qu’au début des années 1940[36]. On peut supposer que si des améliorations administratives ont été apportées par des entreprises afin de mieux encadrer les agents, c’est surtout le discours des administrateurs qui a changé. Dans ce discours, on cherche à tout prix à mettre en valeur le professionnalisme des agents d’aujourd’hui. L’un des administrateurs de la Sauvegarde clamait haut et fort qu’il « est nécessaire que le public sache que les assureurs-vie sont recrutés avec soin et forment un corps de citoyens d’élite dans lesquels, d’une façon générale, il peut avoir une entière confiance. Ils doivent être plus que des simples vendeurs pour devenir des conseillers en assurance[37] ». En bref, avant, il était plutôt facile d’être assureur, mais il n’est est plus de même aujourd’hui : « Le bon garçonnisme, le sourire, le bon caractère, les relations ont encore leur valeur, mais il faut davantage. Et d’abord, dans une pratique qui évolue constamment sous la poussée d’une concurrence âpre et dynamique, on doit se tenir au courant[38] ».

Les honneurs et les réprimandes

Les compagnies d’assurance visent davantage à faire augmenter les ventes qu’à doter la profession d’un plus grand professionnalisme. Parmi les stratégies les plus fréquemment utilisées, plusieurs compagnies ont tenté de stimuler l’enthousiasme et le professionnalisme de leurs agents en créant des clubs regroupant les meilleurs vendeurs. Ces clubs procurent une multitude d’avantages (primes en argent, décorations honorifiques, voyages de groupes payés). L’idée derrière ce concept est de créer un sentiment d’attachement envers la compagnie qui entraînerait inévitablement un plus grand dévouement pour la firme. Créer une forte culture d’entreprise est primordial dans un métier où l’agent dispose d’une si grande indépendance. Notons d’ailleurs que les agents de carrière n’hésitent pas à changer de compagnie pour obtenir des conditions plus avantageuses. Chaque année, ce sont en moyenne 2,3 % des agents qui décident de poursuivre leur carrière avec une compagnie différente[39]. Plusieurs indices nous démontrent également que certaines compagnies font du maraudage et tentent d’attirer les bons agents des compagnies rivales. La création de ces clubs vise à produire une élite et à la conserver au sein de la compagnie. Cette organisation permet donc de lutter contre deux caractéristiques intrinsèques à la profession, soit le très haut taux de roulement de personnel et le changement fréquent d’allégeance des agents.

Par exemple, la plus importante compagnie d’assurance-vie au Canada, la Sun Life, inaugure le Club Macauley en 1910[40]. Ce club est accessible à quiconque fait souscrire annuellement 100 000 $ d’assurances[41]. La Laurentienne[42] met également sur pied un club semblable, soit le Club 100 000. La Crown Life, quant à elle, possède son club des « producteurs-en-chef ». La Sauvegarde n’est pas en reste dans sa volonté de favoriser l’élite de la compagnie. Le Club Ducharme, du nom du fondateur, Guillaume-Narcisse Ducharme, est fondé en 1922 : on tente de créer un attachement envers la compagnie, mais également un enthousiasme pour la vente. Les membres du club ont des signes distinctifs (écussons, papier à lettres) et il y a des positions honorifiques à l’intérieur du club. On y retrouve, selon les ventes de l’année, des présidents, des présidents d’honneur, des chevaliers 1er degré, des chevaliers 2e degré et des grands chevaliers (il y a une hiérarchie des grands chevaliers entre les 1, 2, 3 ou 4 étoiles), des commandeurs et des vice-commandeurs. Comme l’honneur et les titres honorifiques ne sont pas tout, la Sauvegarde ajoute des primes en argent selon les ventes effectuées. Tous les deux ans, la compagnie organise des voyages de groupe pour récompenser les bons vendeurs. Au début, c’est une croisière sur le Saint-Laurent, ensuite, on organise des voyages à New York, Atlantic City, Washington, puis des croisières dans les Bermudes, ce qui montre sans aucun doute que les affaires sont bonnes et que la compagnie cherche à récompenser et surtout à conserver ses meilleurs vendeurs.

Si les compagnies semblent faire peu d’efforts dans la sélection des futurs agents, elles rivalisent pourtant d’ingéniosité afin de récompenser et de garder leurs agents les plus performants. Cette élite semble particulièrement rentable pour la compagnie ; les administrateurs de la Sauvegarde estiment que les agents du Club Ducharme seraient responsables, selon les données partielles trouvées, d’au moins 75 % à 80 % du chiffre d’affaires de la compagnie. En 1960, on mentionne que les agents du Club Ducharme produisent 75% du chiffre d’affaires de la compagnie[43]. Les 82 agents se qualifiant pour le club cette année-là représentent alors 30 % des effectifs de la compagnie. Non seulement on récompense les agents du Club Ducharme, mais on couvre d’éloges ses membres. La vie, revue interne de la compagnie, fait constamment et de façon enthousiaste la couverture des activités du club : on raconte en détail la progression des membres dans la hiérarchie du club, on explique de long en large les prix, on connaît tout des voyages de groupe.

La vision élitiste des compagnies est souvent justifiée par le haut taux de roulement de personnel dont on fait mention. L’organisateur général de la Sauvegarde présente ainsi sa vision des choses :

Dans la vente, même si le candidat a fait son cours classique et se présente à nous tout cousu de diplômes, on ne sait jamais s’il réussira. La proportion des échecs est à peu près de 8 à 1. […] c’est ce qui explique aussi que les vendeurs qui sont ici, qui sont formés et bien formés, les membres de notre Club Ducharme, représentent pour la compagnie une valeur substantielle[44].

Comme nous l’avons vu précédemment, les agents disposent de beaucoup de liberté. Ce qui ne veut pas dire que les compagnies n’ont aucun moyen de les encadrer. Si elles font une bonne utilisation de la carotte, elles savent également bien manier le bâton. En effet, les administrateurs des compagnies utilisent également des stratégies négatives comme l’ostracisme ou la dénonciation à l’encontre des agents jugés moins performants. Par exemple, dans la revue La vie, on retrouve des réprimandes telles que : l’agent X nous déçoit depuis deux mois, ses ventes ont baissé de façon marquée, peut-être que ses autres préoccupations professionnelles prennent trop d’importance au détriment de l’assurance-vie, il ne faudrait pas être surpris s’il ne fait pas partie du voyage cette année. Les vendeurs sont mis sous la sellette tout comme leurs gérants : « Il est regrettable de constater que les hommes de M. Giroux se sont négligés en mars[45] ». Dans pratiquement tous les numéros de La vie, on met en avant-scène un vendeur ou un gérant décevant. La vie explique également pourquoi certains agents ne font pas leur « Club Ducharme » cette année, en donnant des détails sur leur vie professionnelle.

L’utilisation de la revue afin de mettre de la pression sur les agents s’amplifie au milieu des années 1950. On insiste de plus en plus pour que les agents d’assurance générale s’occupent uniquement d’assurance-vie, on « dénonce » publiquement les agents qui multiplient les occupations professionnelles. L’expression « douze métiers, treize misères » revient sans cesse, on dit que c’est un métier où il faut être spécialiste et qu’on ne peut s’asseoir entre deux chaises sans tomber[46]. Afin de garder ses agents de carrière auprès d’elle, la Sauvegarde en vient à offrir des avantages sociaux, tels qu’un régime de pension, une assurance-groupe ou une assurance-hospitalisation. Différents critères sont établis afin de savoir qui pourra en bénéficier, car on se rend compte que les agents à temps plein semblent minoritaires. La compagnie veut pourtant privilégier ces derniers.

L’un des arguments invoqués est qu’il est difficile de gagner la confiance du public lorsque l’on exerce plusieurs métiers à la fois. Pour les administrateurs de la Sauvegarde, les agents souhaitent acquérir un statut professionnel, mais « nous touchons à tout, à l’assurance-vie, à l’assurance contre le feu, le vol, le bris de glace, etc., aux opérations de bourse ou immobilières. Nous sommes en plus cultivateurs, boulangers, barbiers, forgerons, ouvriers ou commis de magasin[47] ».

L’Association des assureurs-vie du Canada s’attaque d’ailleurs à ce « fléau » dès ses débuts. On dénonce le fait que « [c]haque usine, chaque étude légale comptait [sic] quelques-uns de ces agents à temps partiel qui couraient littéralement les rues[48] ». Lors d’une assemblée d’assureurs-vie, le conférencier répétait encore : « Nous voulons des agents qui connaissent leur affaire, et un agent qui vend de l’assurance-vie en vendant toutes sortes d’autres choses ne peut être compétent[49] ». L’agent à temps partiel vit également des réprimandes de la part du surintendant des assurances à travers ses législations. Ce demi-agent semble une espèce en voie de disparition, c’est du moins ce que laisse entendre l’Association des courtiers de la province de Québec, qui affirme que la grande majorité de ceux qui transigent de l’assurance le fait maintenant à temps plein au début des années 1960[50]. Dans ce cas-ci, les compagnies, les associations d’agents et les institutions gouvernementales reliées à l’assurance-vie unissent leurs efforts afin de modifier une composante intrinsèque à la profession : la prédominance de l’agent à temps partiel.

La vente : une industrie de la culpabilisation ?

La création de clubs de vendeurs et la dénonciation des agents moins performants font partie des stratégies visant à stimuler le dévouement des agents et le développement de leur professionnalisme. Les compagnies offrent également des outils à leurs agents en leur fournissant une documentation abondante. En parcourant la documentation disponible pour les agents d’assurance, on y découvre une série de conseils pour percer la résistance des clients. Ces recommandations s’appuient à la fois sur l’expérience des vieux routiers du métier et sur des apports plus modernes de la psychologie. Le constat qui ressort régulièrement est qu’il faut utiliser des arguments de coeur pour convaincre les clients potentiels. Si les produits de l’assurance-vie sont excellents, il ne faut pas rester passif devant cette donnée et il faut prendre les devants, puisque « l’assurance-vie est une chose qui se vend et non une chose qui s’achète[51] ». Devant ce constat, les agents doivent ajuster leurs outils en fonction de la personnalité des clients. Ils doivent retenir que « les affaires sont une chose de confiance. Les affaires se font entre les hommes et ceux-ci, dans leurs actions, obéissent toujours plus à leur coeur qu’à leur raison, même quand ils croient faire autrement[52] ».

L’un des moteurs derrière l’achat d’assurance-vie réside certainement dans la peur de laisser ses proches dans la misère. Dans une analyse du secteur de l’assurance-vie de l’après-guerre, Gérard Parizeau explique les succès fulgurants de l’assurance pour la période 1939-1954 par différents facteurs reliés à la fois à l’augmentation du niveau de vie des Canadiens et aux innovations des compagnies (campagne de publicité, amélioration des tables de mortalité, etc.), mais également au « complexe de sécurité qu’on a su créer dans la population[53] ». Ce complexe de sécurité ne semble pas naturel chez les gens, il faut le créer et l’entretenir, c’est le devoir de l’agent. On prévient notamment les agents que « l’individu [peut ne pas avoir] conscience de son devoir de prévoyance, soit que les exigences du moment l’entraînent dans une politique à courte vue ou qu’une certaine aisance provoque chez lui un sentiment de fausse sécurité[54] ». L’individu ne sait pas ce qu’il veut, il faut lui faire comprendre ce dont il a besoin. Les manuels de formation des agents mentionnent que « de nos jours, la plupart des ventes ont lieu afin de faire face à quelque besoin ou objectif bien déterminé que l’assureur-vie a découvert[55] ». Un peu plus loin, on insiste : « il vous faut, tout d’abord, faire accepter le problème, et ensuite, en faire accepter la solution ». Certains acteurs du milieu assurantiel pensent même que la nécessité de ce produit est présente chez les consommateurs, mais que cette demande est « souvent inconsciente d’elle-même ou incapable de se définir[56] ». Il faut faire adopter aux gens une hiérarchie de priorités où la prévoyance se doit d’être au sommet : « Il est des quantités de gens qui ont des chalets au lac, des autos luxueuses et qui feraient bien mieux de dépenser moins en superflu de toute sorte et d’augmenter leurs polices d’assurance. C’est à l’agent de leur faire comprendre[57] ».

Chaque époque présente des occasions de créer et d’entretenir cette insécurité. Durant la crise économique, on martèle le message que seule l’assurance-vie demeure viable et qu’il ne faut pas se fier au secteur boursier ni aux banques. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, on insiste sur l’après-guerre en rappelant l’instabilité et les privations survenues au lendemain de la Première Guerre mondiale. La prospérité d’après-guerre est louangée, mais on rappelle que c’est le meilleur moment pour économiser, car, forcément, l’emploi industriel va se contracter et cette période de prospérité artificielle prendra fin d’un jour à l’autre.

Si les administrateurs des compagnies insistent sur l’importance d’exploiter les thèmes reliés à la sécurité, il s’avère très difficile de savoir exactement ce qui se passe entre le « prospect » et l’agent. Nous savons cependant que les articles consacrés aux techniques de vente font régulièrement référence à la culpabilisation, sans pour autant la nommer ainsi. On donne l’exemple d’un agent qui serait allé à un rendez-vous avec un client en compagnie d’un enfant de la rue, cireur de souliers. Après avoir offert gratuitement un cirage de souliers au futur client, l’agent se serait ensuite retrouvé seul avec le client pour lui demander s’il souhaiterait que son fils en soit réduit à exercer ce métier advenant un décès, sans couverture d’assurance. Ce type d’exemple frisant l’immoralité la plus complète est très fréquent. Le nombre de « cas vécus » exploités à des fins de vente par les agents est si grand qu’on peut très raisonnablement douter de leur véracité. Les agents semblent être des conteurs qui détiennent une panoplie d’histoires de M. Untel, où la morale revient inévitablement à souscrire à une police d’assurance.

Même si le terme culpabilisation n’est pas utilisé directement, on n’hésite pas à recommander aux agents de modifier leur discours et d’utiliser des formules plus émotives telles que « mettre de l’argent par amour[58] » plutôt que « d’économiser ». Au lieu d’expliquer les complexes rouages de l’industrie de l’assurance-vie ou les avantages « rationnels » d’investir dans ce secteur, on suggère plutôt aux agents de « parler à l’assurable des choses qu’il connaît – son salaire – et des personnes qui lui sont chères : sa femme et ses enfants[59] ». Dans son analyse sur la publicité des compagnies d’assurance-vie, Chantal Dureau mentionnait que les publicités s’adressaient essentiellement aux pères de famille et insistaient sur la peur de voir l’avenir de leur épouse et de leurs enfants compromis[60].

Parmi les conseils offerts aux agents, on suggère de stimuler l’esprit de responsabilisation des individus face à leur entourage. Le conseil suivant illustre bien l’utilisation des sentiments de sécurité et de responsabilité que l’on tente d’inculquer dans la vente d’assurance-vie :

Il est à propos de rappeler à votre assuré que, sans s’en rendre compte, il vit entouré de personnes qui pourraient un jour ou l’autre dépendre de lui. Si son beau-frère venait à mourir sans laisser suffisamment d’assurance, sa femme n’irait pas frapper à la maison du voisin. C’est à votre assuré qu’elle demanderait l’hospitalité. Si son frère disparaissait, l’assuré ne serait-il pas exposé à prendre soin de la famille de son frère ? Si ce frère n’avait pas de revenus suffisants pour le soutenir, le jour où il devra cesser de travailler, votre assuré pourrait être dans l’obligation de le garder chez lui. Ainsi, vous ne demandez pas une faveur à votre assuré. C’est vous qui la lui accordez. Vous signalez à son attention des éventualités dangereuses. L’assurance que vous vendrez à ses parents peut être une protection aussi efficace pour votre assuré que toute l’assurance que vous lui aurez vendu [sic] ou qu’il pourra lui-même acheter[61].

Les manuels destinés aux agents abondent dans le même sens : « les psychologues conviennent que la grande majorité des décisions se prennent sur la base des sentiments, et que les gens utilisent leur raison pour justifier leurs actions ou leur attribuer une cause logique[62] ». D’où l’importance de miser sur l’insécurité des gens. Ce conseil s’applique particulièrement bien à certains secteurs professionnels. Par exemple, dans les années 1940, La vie consacre beaucoup d’articles sur la façon de recruter des clients dans les milieux ruraux. On y mentionne que les cultivateurs sont réticents à souscrire à l’assurance. Pour eux, la terre représente quelque chose de tangible à laisser aux héritiers. Elle remplacerait avantageusement l’assurance. On explique alors aux agents qu’il faut briser cette croyance. Les terres sont aujourd’hui lourdement hypothéquées alors elles ne représentent plus cette stabilité d’antan. Plusieurs terres changent de mains parce que leurs propriétaires n’ont plus les moyens de payer leur hypothèque. Les prix des denrées agricoles sont fluctuants. Les cultivateurs ayant vécu les deux guerres mondiales et la crise de 1929 sont parfaitement au courant de ces cycles. Le rôle de l’agent est ici de détruire l’illusion sécurisante que la terre est synonyme de stabilité financière et de sécurité[63]. Il faut rappeler aux cultivateurs qu’

[i]l y a peu de cultivateurs qui, de leur vivant, n’éprouvent pas de difficultés à verser les intérêts sur les hypothèques ou à rencontrer leurs remboursements au Crédit Agricole. Dans quelle situation laissera-t-il sa femme et ses enfants s’ils sont obligés de continuer les paiements qu’il considère actuellement [comme] onéreux ? »[64]

Les cultivateurs semblent être l’un des derniers groupes à souscrire à une assurance.

Beaucoup de bruit pour rien : Les formations pour devenir agents

Certains acteurs du secteur assurantiel ont bien tenté de relever le niveau de professionnalisme à travers des stratégies qui ont obtenu des succès fort limités. En 1927, Solomon Huebner fonde, de concert avec la National Association of Life Underwriters, l’American College of Life Underwriters. C’est une étape importante dans la volonté de donner un statut professionnel plus respectable à l’agent d’assurance. La profession bénéficiait également d’une aura négative aux États-Unis, particulièrement depuis l’enquête Armstrong (1905), qui avait mis au jour une corruption très répandue dans le milieu de l’assurance. Le candidat au titre de CLU (Chartered Life Underwriters)[65] doit suivre des cours et réussir un examen. Depuis son inauguration, on a relevé progressivement les qualités académiques nécessaires qu’exige le diplôme. Notons que les expériences américaines et canadiennes seront fort semblables.

Si les CLU revendiquent fièrement leur statut particulier et que les revues telles que Assurances et La vie en parlent constamment, ces cours n’obtiennent qu’un succès fort limité. Aux États-Unis, au milieu des années 1950, moins de 3 % des agents à temps plein détiennent ce titre[66]. Au Canada, bien que le taux soit plus élevé, on ne fracasse pas de record d’adhésion. Si certains agents font la promotion de formations telles que le CLU, certains gérants y voient une pure perte de temps. L’idée que vendre de l’assurance ne s’apprend pas sur les bancs d’école est encore fortement répandue. Rencontrer des clients potentiels s’avère plus productif à court terme qu’étudier[67]. Les administrateurs des compagnies d’assurance ont une relation ambiguë, voire paradoxale à l’égard des formations telles que le CLU. C’est avec enthousiasme que l’on fait la promotion de ces formations tout en rappelant régulièrement qu’elles ne sont que d’une utilité limitée. L’organisateur principal de la Sauvegarde mentionne qu’il est inutile « de chercher d’autres recettes, inutile de fouiller les livres pour apprendre des trucs qui vous mèneront à la réussite par des chemins de travers. Le bon vieux proverbe de nos ancêtres reste toujours la grande vérité : “Le TRAVAIL EST LA CLEF DU SUCCÈS”[68] ». L’agent doit vivre avec ce discours contradictoire où on lui rappelle constamment que les études ne valent pas d’avoir du coeur à l’ouvrage, mais que l’agent d’aujourd’hui se doit de détenir des diplômes. Le discours du président de la Sauvegarde est particulièrement représentatif de cette opinion : « C’est avec un certain sentiment de regret que je constate l’apathie qui existe chez nos agents au sujet des études qui conduisent aux examens du C.L.U.[69] » Ce dernier, dans un autre appel, se désole encore du fait que ses employés accordent si peu d’importance aux cours de CLU :

Je sais qu’on peut vendre de l’assurance sans posséder de diplômes, et je tiens à rendre hommage à nos vétérans qui, sans parchemin d’aucune sorte, ont fait [de] « La Sauvegarde » ce qu’elle est aujourd’hui, et lui ont valu les 105 millions d’affaires en vigueur, dont elle s’enorgueillit. Ils sont encore parmi nos meilleurs vendeurs. Un bon nombre d’entre eux connaissent l’assurance sur le bout de leurs doigts, et au point de vue pratique, pourraient en montrer à beaucoup de diplômés. Cependant, les temps évoluent, la mode est aux diplômes[70].

La particularité du travail des agents incite les administrateurs à créer des hiérarchies basées sur les performances reliées aux ventes et non sur les diplômes des agents. Si la « mode est aux diplômes », le succès de la vente semble totalement dépendre des qualités personnelles de l’agent plutôt que de sa formation. Le « coeur à l’ouvrage » est souvent valorisé, mais également la détermination et l’enthousiasme :

Si vous ne parvenez pas à vous classer dans le club de votre compagnie, il ne faut pas vous en prendre à votre manque d’habilité [sic], il faut vous en prendre à votre manque d’enthousiasme (et peut-être votre manque de travail). C’est pourquoi vous n’obtenez pas le volume d’affaires que vous désirez, c’est que vous êtes peu enthousiasmés ; vous n’êtes pas convaincus[71].

Les compagnies souhaitent développer en quelque sorte une culture de l’enthousiasme. Pas étonnant que les conseils adressés aux agents misent sur les qualités humaines : « Les principales qualités nécessaires à un bon vendeur sont l’amabilité, la popularité, l’enthousiasme, le prestige[72] ». En ce sens, on peut émettre comme hypothèse que, à travers les formations, l’agent est à la recherche de reconnaissance plutôt que de connaissances. Nous ne possédons que des données partielles à ce sujet, mais l’on peut aisément conclure que si les agents détenant le titre de CLU font grand état de leur statut, ils ne représentent qu’une très faible minorité au sein de la profession.

Au-delà des cours de perfectionnement, plusieurs autres solutions sont suggérées afin d’améliorer le niveau de professionnalisme de l’industrie. L’idée d’imposer un examen revient régulièrement sur le tapis. Certains suggèrent un examen obligatoire afin de devenir agent[73]. D’autres proposent plutôt un examen optionnel qui donnerait accès à un titre « ronflant » qui pourrait créer un effet d’entraînement chez les agents[74]. Si les suggestions d’examen abondent, on finit toujours par repousser la question. Certains ne jurent que par des formations universitaires poussées[75], d’autres par des cours privés. Pour Gérard Parizeau, la solution réside plutôt dans la création d’une chambre syndicale ou d’une corporation :

Pour bien comprendre l’urgence d’une mesure de ce genre, il faut se rappeler que les agents et les courtiers sont de véritables conseillers en matière d’assurance. Ils ne vendent rien : en fait, ils n’offrent que leurs avis. En assurance sur la vie, ils dirigent les économies de leurs clients dans un sens ou dans l’autre. De la sagesse et du désintéressement de leurs conseils dépend la bonne ou la mauvaise orientation des économies de plusieurs années ou de toute une vie. Or, le nombre des polices annulées ou remplacées par d’autres chaque année indique que la direction est trop souvent mauvaise[76].

L’un des plus fervents défenseurs de l’idée de limiter l’accès à la profession, Parizeau ne peut s’expliquer pourquoi les coiffeurs ont leur école de coiffeur, les plombiers, leur collège, tandis que les assureurs n’ont pas d’institutions similaires[77]. Même les maréchaux-ferrants ont une association et des diplômes reconnaissant leur compétence[78]. Si le constat de Parizeau est acerbe à l’égard des agents et des courtiers, il signale tout de même des améliorations fragmentaires mais significatives. Parmi celles-ci, il mentionne la multiplication des formations internes ou de cliniques de vente dans les compagnies[79]. Il applaudit également la création, en 1946, d’un nouveau cours sur l’assurance-vie offert par l’École des hautes études commerciales de Montréal[80].

La vente de l’assurance : sale boulot, science ou profession libérale ?

Le sociologue Everett C. Hughes, qui a produit une oeuvre considérable dans le champ de la sociologie des professions, indiquait de quelle façon les agents et courtiers d’assurance souhaitaient être perçus. Ils « veulent s’affranchir de leur étiquette commerciale : ils ne vendent pas, ils établissent pour des gens un diagnostic objectif d’expert concernant les risques auxquels ils sont exposés, et les conseillent sur la meilleure façon de s’en protéger[81] ». En constante recherche de reconnaissance professionnelle, certains agents laissent entendre qu’avec davantage de rigueur, la vente de l’assurance peut s’apparenter à une science. Pour avoir la même reconnaissance sociale que les professionnels (médecins, avocats, notaires, etc.), l’agent « devra connaître les secrets de la science de l’assurance-vie. Comme eux, il devra acquérir l’habilité [sic] d’employer efficacement les connaissances acquises. Comme eux, il devra continuer à augmenter incessamment sa science et développer davantage sa technique[82] ». Luc Boltanski avait d’ailleurs démontré, dans son étude sur les cadres, comment les professions aspirant à acquérir un meilleur statut devaient adopter les mêmes discours et structures que les professions déjà établies[83].

Certes, l’assurance-vie s’appuie sur d’importants calculs actuariels qui sont à la base de son fonctionnement. Si tout le monde admet la haute valeur scientifique de l’actuaire et de son calcul des probabilités statistiques, rares sont ceux qui en diraient autant pour l’agent d’assurance qui s’appuie sur les émotions les plus élémentaires pour vendre son produit. Certains acteurs du milieu assurantiel ont fait de Solomon Huebner le père fondateur d’une approche scientifique de la vente de l’assurance-vie. Les plus récents travaux suggèrent plutôt que Huebner a conseillé aux agents de viser le professionnalisme et de faire appel à la raison des gens plutôt qu’uniquement à leurs sentiments. Huebner a développé une méthode afin de calculer l’incidence de la perte d’un individu pour une famille. L’idée est ici de calculer la perte de revenus pour le foyer occasionnée par la mort d’un salarié. Cette approche donne l’impression que l’agent devient un conseiller financier avisé, disposant de méthodes précises et rigoureuses, plutôt qu’un « simple vendeur » qui multiplie les histoires de vie pour se faire un revenu. Le sociologue Steven Brint avait d’ailleurs signalé que l’utilisation du « savoir scientifique » dans le cadre du travail avait notamment pour effet de dépersonnaliser la relation professionnelle pour y installer un vernis d’objectivité et de neutralité[84].

L’image de l’agent en ce début de siècle est plutôt négative. Pas étonnant qu’autant d’efforts soient consentis afin d’améliorer cette image publique. Non seulement faut-il convaincre le public afin d’augmenter les ventes, mais encore faut-il convaincre les vendeurs eux-mêmes du bien-fondé de cette institution. La documentation réservée aux agents montre de façon récurrente qu’un agent se doit d’avoir un nombre élevé d’entretiens par semaine avec des « prospects ». De ce nombre, seules quelques personnes vont éventuellement souscrire à une police d’assurance. À force de voir des gens refuser leurs services, les agents développent un sentiment d’échec qui peut certainement affecter la qualité de leur travail. Il est alors nécessaire d’entretenir cette foi et cet enthousiasme envers l’institution assurantielle. Si l’agent se fait convaincre qu’il « dérange » les gens pour une juste cause, il peut plus facilement essuyer les nombreux refus et poursuivre sa « croisade ». Les promoteurs de l’industrie soutiennent que l’assurance-vie, bien qu’elle soit un rouage majeur de l’entreprise privée, serait avant tout une entreprise de service public. L’image projetée par l’industrie en est une de modernité apte à réconcilier « entrepreneurial behavior with public service[85] ». Ainsi, l’agent ne sollicite plus, il offre un service.

L’entretien de l’enthousiasme est fondamental : La vie cultive cet esprit en glorifiant l’agent et en soulignant que la plus belle profession au monde est celle d’agent d’assurance-vie, car il vend ce que tout le monde désire, c’est-à-dire l’argent. Le président de la Sauvegarde n’y va pas de main morte lorsqu’il clame que :

Partout autour de lui, l’assureur-vie sème le bonheur et la joie. Il ne remplace pas le père dans l’affection des siens, mais il apporte à la veuve des revenus qui lui permettent d’élever ses enfants et de leur faire donner une instruction qui devient de plus en plus nécessaire. Il ne rend pas la jeunesse à l’homme de 65 ans, mais il lui permet de jouir d’un repos qu’il a bien mérité, dans une indépendance financière qui est indispensable au bonheur humain[86].

On rappelle de façon régulière aux agents que leur profession est l’une des rares qui procurent autant de revenus sans formation générale préalable et sans disposer de capitaux de départ.

Conclusion

L’analyse de l’industrie de l’assurance-vie pose des problèmes difficiles à résoudre pour le chercheur. En effet, nous sommes en présence d’une industrie ayant une double personnalité et un double discours. D’une part, on fait la promotion de la vertu : en protégeant la veuve et l’orphelin, l’assurance est présentée comme un remède à la pauvreté, à la détresse. On la présente pratiquement comme un exercice de solidarité. D’autre part, on sait que les gens ont une résistance naturelle à l’égard de l’assurance-vie, alors on insiste sur la vente pure, on présente l’agressivité comme une qualité, on célèbre les meilleurs vendeurs, on donne une multitude de conseils (souvent à la limite de l’honnêteté) afin de percer la résistance des gens. On en fait une industrie de la culpabilisation. La fin justifie les moyens lorsque l’on défend une cause aussi vertueuse[87]. Est-ce étonnant que les agents détiennent une si mauvaise réputation ?

Ce double discours se retrouve dans plusieurs facettes du métier. D’un côté, les acteurs du secteur assurantiel font la promotion d’une formation plus poussée pour l’agent, veulent développer des cours universitaires, incitent les agents à suivre des cours du soir, organisent de plus en plus de cliniques de vente. D’un autre côté, les administrateurs des compagnies laissent entendre que les diplômes ne servent à rien, que les vendeurs doivent être agressifs, travaillants, capables de faire jouer leurs contacts… Autant d’aptitudes à la vente qui ne s’apprennent pas sur les bancs d’école. Il n’est pas rare de retrouver à l’intérieur de la documentation destinée aux agents des arguments en faveur des formations ainsi que des indications comme quoi la vente ne s’apprend pas dans les livres, que c’est une question de qualités professionnelles.

En fait, on peut émettre comme hypothèse que les acteurs du milieu assurantiel recherchent surtout une reconnaissance professionnelle, plutôt qu’un bagage de connaissances utiles à travers les formations et les titres qu’ils octroient. Comme le rappelle si habilement Viviana Zelizer : « The success of the industry still depended on aggressive salesmen, not educated financial advisors[88] ». Elle insiste pour dire que ces tentatives ne sont que chimères :

Attemps to professionalize agents by improving and extending their training and organizing professional associations were frustrated by the ultimate reality that the industry did not need discreet professionals. The success of life insurance depended on aggressive salesmen to do the « dirty work » of persuading reluctant customers to do business with their death[89]

Les administrateurs des compagnies semblent souvent confondre un meilleur degré de professionnalisme de la part des agents avec une meilleure gestion administrative des compagnies. Les reproches adressés aux agents n’avaient aucunement pour objectif de critiquer le manque d’efficacité de ceux-ci, mais bien leur éthique de travail. On est en présence d’un faux débat, dans la mesure où les administrateurs des compagnies admettent les erreurs des agents, mais offrent des solutions qui visent bien davantage à augmenter la production des affaires que le niveau d’éthique professionnelle. Responsabilité et efficacité ne vont pas toujours de pair. Ainsi, comme plusieurs autres professions[90], les agents d’assurance ont cherché à acquérir un meilleur statut à travers la construction d’une expertise bien davantage qu’à travers la mise en place d’un code d’éthique bien défini.