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Amplement illustré et enrichi de détails matériels et historiques fournis par l’analyse d’un corpus de plus de 250 titres ainsi que par le dépouillement des fonds d’auteurs, d’éditeurs et d’illustrateurs aux Archives nationales du Québec et aux collections d’outre-mer, L’iconographie d’une littérature. Évolution et singularités du livre illustré francophone au Québec, 1840-1940 présente une partie fascinante de l’histoire du livre et de la littérature au Québec. Dans son ouvrage, Danaux se penche sur l’objet matériel qu’est le livre illustré et démontre comment il est le produit des actions de multiples agents des champs littéraire et éditorial. Bien que l’auteure s’intéresse primordialement à la figure de l’artiste-illustrateur et aux images qu’il crée pour accompagner les textes littéraires imprimés, elle touche aussi aux contributions des éditeurs, des librairies, ainsi que des mouvements littéraires et artistiques, tout en tenant compte des innovations des techniques de l’illustration qui ont marqué la production du livre jusqu’au milieu du xxe siècle. Grâce à sa nature pluridisciplinaire, L’iconographie d’une littérature offre de nombreux apports à notre compréhension de l’histoire du livre, de la littérature et de l’art québécois.

Divisé en trois parties, l’ouvrage de Danaux s’ouvre par un coup d’oeil de la naissance et de l’essor du livre illustré au Québec (1840-1900), puis s’attarde sur l’époque de l’autonomisation des pratiques du livre illustré moderne, du livre illustré populaire et du renouveau du bois gravé (1900-1920) et se termine avec l’époque de l’entre-deux-guerres, caractérisée par l’expérimentation et la modernisation dans le champ de l’édition. Le premier chapitre présente un survol des événements historiques (la reproduction photomécanique, la presse illustrée et le livre de peintre) qui ont influencé l’émergence du livre illustré de langue française au Canada. Chacun des neuf chapitres qui suivent est consacré à un illustrateur, à une collection ou à un éditeur particulier. Au fil de l’ouvrage, on peut identifier trois thèmes principaux auxquels Danaux revient à de nombreuses reprises et qui soulignent la nature hybride du livre illustré : les parcours des artistes-illustrateurs québécois et leur collaboration avec les libraires-éditeurs, les rapports texte/image et les développements techniques et artistiques de la production du livre.

En dessinant les portraits des artistes-illustrateurs, Danaux prend soin de démontrer le rôle primordial joué par les institutions de formation artistique, telle l’École des beaux-arts de Montréal, par les sociétés d’artistes qui se manifestent au début du siècle et par les ateliers privés. De même, elle indique ce qu’elle appelle, dans le dernier chapitre, « l’efficacité du réseau » (p. 280) et retrace les liens qui relient les artistes à leurs confrères illustrateurs, peintres et auteurs. Ainsi, la figure de l’artiste n’est jamais considérée sans montrer comment elle se situe à l’intersection de plusieurs contextes historiques, culturels et institutionnels et, souvent, comment elle peut se déplacer d’une sphère à une autre. En fait, plusieurs des illustrateurs examinés dans l’étude de Danaux, comme Charles Huot, se sont formés dans la peinture avant d’entrer dans le monde de l’illustration du livre. D’autres, comme Henri Julien, qui travaillait en intense collaboration avec le libraire-éditeur Beauchemin, ont débuté dans la presse illustrée. La collaboration entre Huot et Beauchemin révèle que la figure de l’éditeur est aussi importante dans l’histoire du livre illustré que celle de l’artiste. Sur ce point, Danaux consacre le quatrième chapitre de son étude à Cornélius Déom, libraire qui se spécialisait dans l’édition des livres illustrés. Travaillant souvent à compte d’auteur, Déom publiait des recueils de poésie et des ouvrages à résonance politique (les Souvenirs de prison de Jules Fournier) qui ont parfois suscité des polémiques auprès des représentants de l’ordre moral au Québec. Ce sera le cas du recueil de poésies symbolistes de Guy Delahaye (pseudonyme de Guillaume Lahaise), illustré par le peintre Ozias Leduc : « Mignonne, allons voir si la rose… » est sans épines (1912). Bien que ces poèmes soient jugés trop avancés pour le public québécois, la qualité matérielle du recueil devient preuve de « l’action novatrice » du libraire-éditeur Déom, qui agissait pour garantir qu’il paraisse au Québec des livres « de qualité égale à celle de France » (p. 131).

En plus de fournir de nombreuses reproductions en noir et blanc et en couleur des illustrations analysées dans son étude, Danaux offre des analyses complexes des rapports entre le texte et l’image et montre comment cette relation a évolué au cours de l’époque examinée. Chez les livres illustrés populaires édités par Édouard Garand dans la collection « Le Roman canadien », par exemple, l’image devient primordiale. Pour cette collection de romans publiés entre 1923 et 1932, Albert Fournier devient l’unique dessinateur, et ses dessins « en constituent la signature visuelle » qui capte l’oeil des lecteurs (p. 149). Par contre, la collection « Les Poèmes » (1928-1935) de l’éditeur Albert Lévesque marque l’apparition d’un nouveau type de collaboration entre auteurs et illustrateurs, inspiré par les théoriciens du livre Édouard Pelletan et Maurice Denis, selon lesquels l’illustration apporte un éclairage insoupçonné au texte plutôt que de le traduire ou de l’interpréter.

Par son examen de l’impact des nouveaux procédés techniques sur la forme et la production des livres illustrés, Danaux nous présente une perspective plus riche de l’histoire de l’imprimerie et de l’art. À la fin du xixe siècle, on assiste à l’essor de la reproduction de l’image par la photographie et les procédés photomécaniques. Vu la rareté des textes littéraires québécois accompagnés par des photographies, Danaux, dans son étude, se concentre sur d’autres types d’illustrations. Elle trace le développement des types de reproduction photomécanique dans l’introduction de l’ouvrage, puis offre, dans les études de cas, d’intéressantes analyses des répercussions des choix de procédés techniques des artistes-illustrateurs. La spécialisation dans une technique d’illustration peut exprimer les idéaux artistiques de l’artiste et entraîner une réception particulière de son oeuvre. Vers le commencement du xxe siècle, s’inspirant parfois du Modern Style anglais d’un William Morris, les illustrateurs québécois participent au renouveau du bois gravé. En revanche, Henri Beaulac, dont le parcours forme le dernier chapitre de l’ouvrage, manque de visibilité dans l’histoire littéraire et artistique du Québec, puisqu’il se spécialisait dans la littérature jeunesse, « considérée comme un genre mineur », et préférait travailler dans le médium « novateur », mais pas encore apprécié, de la gravure sur linoléum (p. 303).

Bien qu’elle tombe en dehors de l’approche de Danaux, qui s’ancre à la production des livres, une considération plus approfondie de la réception des livres illustrés par les lectorats québécois enrichirait l’étude. De même, puisque Danaux s’est concentrée sur les textes littéraires pour les lecteurs adultes, il faudrait, pour avoir une idée plus complète du livre illustré, prendre en considération les apports de la littérature jeunesse à ce secteur du marché du livre. Malgré ces deux lacunes – bien compréhensibles, vu l’ampleur du sujet –, L’iconographie d’une littérature franchit une première étape à élaborer l’histoire du livre illustré au Québec et restera une source indispensable aux chercheurs de multiples disciplines touchant à l’art, à l’illustration, au livre, au champ de l’édition et à la littérature.