Corps de l’article

Fort d’un essai intitulé Le Mal d’origine. Temps et identité dans l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert[1], Daniel Marcheix a depuis lors poursuivi son étude de la relation formée dans et par l’écriture entre l’identité, la perception somatique et psychique du temps, de l’espace et de l’autre, et l’énonciation de ces expériences sensibles. Les incertitudes de la présence est une collection et un remaniement d’un certain nombre de ces articles et communications des dernières années, recueil où l’auteur, toujours attaché au corpus hébertien, élargit toutefois son champ d’études à d’autres oeuvres narratives de langue française, notamment les Corréziens Pierre Bergounioux et Richard Millet, les Québécois Sergio Kokis, Abla Farhoud, Jacques Savoie et Gaétan Soucy, et les écrivaines algériennes Nina Bouraoui et Maïssa Bey. Refusant toute lecture postcoloniale ou sociologique des textes au profit d’un ancrage théorique fermement attaché à la phénoménologie de Merleau-Ponty et à son déploiement par le concept ricoeurien d’« identité narrative », l’auteur affirme aborder chacune des oeuvres selon des « approches transversales, multiculturelles, émancipées de l’appartenance nationale » (p. 3), programme qu’il accomplit sans faute et avec rigueur.

L’ouvrage est divisé en quatre parties et treize chapitres, le tout coiffé d’une introduction où Marcheix présente son corpus et les bases théoriques sur lesquelles s’appuie l’ensemble de ses analyses. La visée de l’auteur est claire : « rendre compte de la manière dont le discours narratif configure la médiation du sensible et du somatique dans ses élaborations complexes qui […] subordonnent le sentiment d’identité […] aux modes d’inscription dans le vécu » (p. 2). Le sujet perceptif est ainsi au centre des études de Marcheix, et plus précisément le discours produit par ce sujet qui met en forme son inscription corporelle et intellectuelle dans son environnement et son rapport avec autrui. En analysant cette énonciation, l’auteur parvient à identifier les attributs de ce qu’il nomme le « champ de présence » du sujet, soit sa pratique de l’espace et du temps, de son expérience d’être-au-monde. Les formes discursives deviennent alors les signes de cette expérience en renvoyant à des catégories axiologiques par lesquelles le sujet évalue et construit sa présence au monde. Prises ensemble, ces différentes expériences sensibles tracent un « parcours de vie » menant à des identités narratives qui témoignent d’un régime de présence qui serait caractéristique de l’espace discursif francophone contemporain, tel que le donnent à lire les oeuvres littéraires. Pour en percevoir les contours, il s’agit d’abord d’évaluer la manière dont le monde est senti, pour ensuite s’intéresser aux tactiques d’accommodation à cet environnement sensible mises en place, consciemment ou non, par le sujet qui en fait l’expérience. Au final, la capacité du sujet à « gérer » son expérience sensible, à s’ajuster à son environnement, signera les réussites ou les échecs de son parcours identitaire que sont, par exemple, une réconciliation du rationnel et du sensible ou, sur le versant négatif, l’aliénation.

Les quatre parties qui composent l’essai traitent ainsi de l’une ou l’autre des catégories « habitables » et sensibles de l’existence, soit, dans l’ordre où elles apparaissent dans l’essai : le temps, l’espace, la féminité et finalement la langue. Très semblables, les treize études rassemblées dans l’ouvrage décortiquent efficacement, par des micro-analyses s’attachant à de nombreux segments phrastiques, le discours narratif et celui des personnages pour dégager les perceptions et relations subjectives à l’espace, au temps, à la féminité et à la langue. Au fil de l’analyse, l’auteur mesure ce qu’il nomme l’« appréciation phorique » du sujet, soit le différentiel entre la relation idéale – énoncée clairement par le narrateur ou le personnage ou déduite de leur discours – que le sujet souhaiterait entretenir avec le monde et l’expérience réelle qu’il en fait. La transformation de l’appréciation phorique, qui passe bien souvent, comme le constate l’auteur, de la dysphorie à l’euphorie, forme le parcours de vie du sujet duquel seront tirées les caractéristiques du régime de présence mis en place par le discours. Chaque chapitre se clôt par un tableau récapitulatif où sont repris les principaux éléments que l’analyse a développés, tableaux qui permettent au lecteur d’avoir une vue d’ensemble du régime de présence développé dans les textes.

Il est ardu de résumer les résultats auxquels l’auteur parvient puisqu’en dépit de l’originalité de système théorique et conceptuel sur lequel il se fonde, cet essai souffre de l’absence d’une idée directrice qui se déploierait d’un bout à l’autre de l’ouvrage et qui lui assurerait une orientation argumentative précise. L’hypothèse, très intéressante, de l’existence d’un espace discursif francophone transnational dont témoignerait la cohérence du traitement littéraire réservé à certains aspects de l’existence, ne sera pourtant pas reprise ailleurs qu’en introduction, notamment en raison de l’absence malheureuse d’une conclusion générale qui aurait permis de fédérer tous les chapitres en prolongeant les conclusions partielles obtenues dans chaque partie de l’ouvrage. La dernière section – à mon avis la plus convaincante –, où il est montré que la langue et son usage sont considérés comme un des seuls lieux possibles pour le sujet, contrairement au monde « physique », de s’affirmer et de se construire comme tel, aurait pu servir à confirmer avec force les intuitions du départ, à faire un tout de cette collection d’articles.

On peut également se demander si le pari de laisser de côté toute considération sociologique a été profitable pour une étude consacrée à des auteurs provenant de pays divers où la place du sujet et de l’individu parmi ses semblables, l’expérience de sa présence – et je pense surtout ici à la question du sujet féminin –, est en partie déterminée par des codes sociaux et moraux qui influencent évidemment la perception que le sujet a de lui-même et de sa place dans son champ de présence. Quelques erreurs d’interprétation – notamment en ce qui a trait au vocabulaire québécois (voir l’étude sur Soucy) – ternissent également la qualité d’un ouvrage qui propose néanmoins une manière intéressante et inédite, à ma connaissance, d’aborder la construction discursive du sujet sensible en régime littéraire.