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Dans la mémoire historique de la communauté juive du Canada existe un sentiment profond que les Juifs ont été confrontés à plusieurs épisodes d’antisémitisme au Québec. L’antisémitisme a marqué le passé des Canadiens d’origine juive et continue d’influencer leur situation présente[1]. Dans cette histoire de l’antisémitisme, un des événements les plus emblématiques a eu lieu en 1934, quand les internes canadiens-français de l’Hôpital Notre-Dame (HN-D), sans doute l’hôpital catholique le plus important à Montréal[2], et ceux d’autres hôpitaux catholiques de Montréal ont déclenché une grève pour protester contre la nomination de Samuel Rabinovitch en tant qu’interne à l’HN-D. Les grévistes ont atteint leur but : la démission de Rabinovitch[3]. Historien du judaïsme canadien, Irving Abella présente l’histoire de la grève du point de vue de la communauté juive canadienne comme suit :

On the day [Rabinovitch] was to begin work, all fourteen of his fellow interns walked out, unwilling to work with a Jew. They were soon joined by fellow interns from five other Catholic hospitals. [T]he French language press gave it front page coverage. The interns were all interviewed sympathetically. None wished to spend a year practicing with a Jew. Catholic patients would find it “repugnant” to be treated or even touched by a Jewish physician. To the support of the indignant interns rose such organizations as the Saint Jean Baptiste Society, the Association of Young Catholics, as well as prominent members of the Catholic clergy. Within a few days the hapless Dr Rabinovitch submitted his resignation ; and the hospital promised never to hire any Jewish doctors. “Jews”, a Quebec paper gloated, had learned their place and “it is not in Quebec”[4].

Cet incident a également été perçu comme iconique par les leaders de la communauté canadienne-française, qui ont plus tard souhaité s’adresser sur un ton sérieux à la communauté juive de Montréal et répondre à ses inquiétudes. Ainsi, Claude Ryan, dans un discours prononcé en 1965 à l’intention des Juifs de Montréal, a commencé par une évaluation de la grève de 1934 et de ses conséquences :

Some thirty-one years ago, at Notre-Dame Hospital, a strike was organized by a group of French-Canadian interns to protest the appointment of a Jewish intern to the hospital. The strikers were severely scolded by one of the greatest French-Canadian journalists of all time, Olivar Asselin[5], who wrote a scathing criticism of the racist inspiration that was behind the strike. The strikers, nonetheless, escaped without any severe blame on the part of the community at large. M. Asselin was not heeded by his people. He was not representative of the general feelings of his compatriots. The strike corresponded more or less to what the French-Canadians felt at that time with respect to Jews. Their attitude was one of mistrust, apprehension, fear, and rejection[6].

Cet article ne conteste l’idée répandue que l’antisémitisme a été un facteur primordial dans les causes et les conséquences de la grève. Cependant, il revisite cette grève en se concentrant sur d’autres enjeux et problèmes, à mesure qu’ils sont apparus à l’époque, du point de vue des internes grévistes, des leaders de la communauté canadienne-française (à l’hôpital, à l’université et au sein de l’Église), du grand public canadien-français et des leaders de la communauté juive. Cette nouvelle réflexion nous permettra de présenter un aperçu plus nuancé de la confrontation entre les Canadiens français et les Juifs à cette époque, confrontation dont les répercussions ont eu une influence sur les relations entre les Canadiens français et les Juifs jusqu’à aujourd’hui.

Pour exposer notre analyse, nous suivrons en détail le déroulement chronologique de la grève. Samuel Rabinovitch a reçu sa formation médicale à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal (UdeM)[7], une institution qui acceptait à l’époque un certain nombre d’étudiants juifs, principalement dans ses écoles professionnelles[8]. En 1933-1934, Rabinovitch, comme tous ses camarades dans leur dernière année d’études médicales, était un étudiant interne. Il a ainsi travaillé à l’HN-D pendant huit mois et à l’Hôpital Sainte-Justine pendant quatre mois, et ce, sans aucune protestation publique. Il a obtenu, en tant que finissant, la première place de sa classe à la Faculté de médecine et a ensuite sollicité un poste d’interne. Bien qu’il ait reçu deux offres pour un internat aux États-Unis, il a préféré postuler à l’HN-D[9]. Au moment de la grève, l’HN-D a expliqué le traitement de la demande de Rabinovitch dans une déclaration officielle :

Le 14 février 1934 le Conseil médical de l’hôpital Notre-Dame a pris connaissance des demandes d’emplois adressées au secrétaire en vue de l’internat pour l’année 1934-35. Le Conseil a accepté toutes les demandes d’élèves futurs médecins canadiens-français. Une seule restait sur le bureau : celle d’un étudiant juif. Comme le Conseil avait des vides à combler, il recommanda l’engagement de cet étudiant juif en dernière ligne. Il n’y avait à ce moment et il n’y a eu depuis aucune demande vacante de la part d’un étudiant canadien-français. Par contre, depuis il y a eu trois démissions de la part d’internes canadiens-français qui avaient déjà signé leur engagement et qui ont quitté l’hôpital pour une question de rémunération[10].

Dans ce document, l’orientation des autorités de l’HN-D est évidente. Premièrement, la demande de Rabinovitch a été traitée séparément parce qu’il était juif. Deuxièmement, les demandes des Canadiens français pour l’internat ont reçu un traitement préférentiel. Troisièmement, il n’y avait, selon l’HN-D, rien de mal à attribuer à Rabinovitch un poste pour lequel l’hôpital n’avait pas de candidats canadiens-français.

Les internes, de toute évidence, ont vu la chose différemment et ont protesté, exigeant que l’HN-D chasse Rabinovitch. Dans leur déclaration, ils ont affirmé que l’HN-D devrait atteindre ses objectifs en matière de main-d’oeuvre sans l’aide d’« éléments étrangers ». Ils ont également exprimé leur crainte de voir remplacés par des Juifs les 14 internes grévistes, officiellement démis de leur fonction par l’HN-D[11].

Pendant la grève, l’HN-D a confidentiellement invité Rabinovitch à démissionner afin d’éviter des difficultés à l’administration de l’hôpital. Rabinovitch, suivant les conseils du Dr Norman Viner, un chef de file parmi les médecins juifs de Montréal, a refusé cette proposition[12]. L’HN-D a ensuite déterminé, à l’insistance du Dr Télésphore Parizeau, doyen de la Faculté de médecine de l’UdeM[13], que l’institution devait respecter son contrat avec Rabinovitch[14].

Les grévistes ont dès lors demandé aux internes de sept autres hôpitaux catholiques de Montréal de se joindre à eux « dans un esprit de solidarité nationale et professionnelle[15] ». La réponse, toutefois, n’était pas unanime : les internes de trois hôpitaux, l’Hôtel-Dieu, Sainte-Justine et La Miséricorde, se sont joints au mouvement de grève ; les internes de Saint-Jean-de-Dieu, même s’ils approuvaient la grève de façon tacite, n’ont pas participé au mouvement ; et, à Sainte-Jeanne d’Arc, à Saint-Luc et au Sacré Coeur, il n’y a eu aucune grève[16]. Au final, environ 75 internes ont participé à l’arrêt de travail[17]. Ces grévistes ont reçu un fonds de 500 $ ainsi que d’autres cadeaux du public, comme des cigarettes. Par ailleurs, ils ont continué d’être logés et nourris à l’HN-D en dépit des ordres de l’administration de l’hôpital[18].

Durant la grève, plusieurs associations de médecins canadiens-français se sont réunies en session extraordinaire afin de soutenir la grève des internes[19]. Le Dr Viner était présent lors d’une réunion des représentants de ces groupes, au cours de laquelle la démission de Rabinovitch a été soutenue. À cette occasion, le Dr Viner a exprimé son indignation devant le fait que Rabinovitch, réputé adhérer à l’éthique médicale, soit invité à démissionner pour le bien des internes grévistes, alors que ces derniers avaient violé leur serment d’Hippocrate. Viner écrira plus tard avoir indiqué à Rabinovitch que la seule raison qui puisse le pousser à démissionner serait de vouloir « extirper le conseil de l’hôpital de ses difficultés en ce qui a trait au traitement juste qu’il avait reçu de l’hôpital[20] ». Or, si l’impasse devait continuer, il devenait clair que Rabinovitch devait démissionner. Celui-ci était alors victime de harcèlement et subissait des menaces de violence physique, et un boycottage canadien-français des commerces juifs devenait plus que possible[21]. C’est le Dr Viner qui a alors aidé Rabinovitch à rédiger une lettre de démission[22].

À partir de ce moment, les leaders de la communauté juive ont souhaité que la démission de Rabinovitch soit orchestrée de manière à sauver la face des personnes en cause. Le président du Congrès juif canadien (CJC), Samuel W. Jacobs[23], a donc rencontré le sénateur Raoul Dandurand, président de l’UdeM[24], « pour régler la question à la satisfaction des deux parties ». La stratégie de compromis adoptée, puis mise en place, était que la démission de Rabinovitch soit d’abord refusée puis acceptée par l’hôpital « afin de déterminer de manière non équivoque qu’il n’avait pas quitté son poste suite à l’ultimatum des grévistes[25] ».

Les grévistes, menacés par les autorités de l’HN-D et condamnés pour leur insubordination par le doyen de la Faculté de médecine, le Dr Parizeau, n’ont pas encouru d’autres conséquences pour leur geste sinon de devoir signer une déclaration reconnaissant qu’ils avaient fait preuve d’insubordination[26]. Comment ont-ils compris leurs actions ? Ils ont déclaré qu’ils cherchaient à « protéger une institution qui est à la fois catholique et canadienne-française ». Ils ont affirmé que leur objectif n’était de s’opposer ni à l’HN-D ni à Rabinovitch personnellement, mais plutôt d’empêcher « un abus qui pourrait se produire dans l’avenir », c’est-à-dire l’embauche de plusieurs médecins juifs dans les hôpitaux catholiques de Montréal[27].

Le 22 juin 1934, L’Ordre a publié une entrevue avec trois grévistes qui ont nié que leurs actions aient été motivées par l’antisémitisme. Leur principale préoccupation, disaient-ils, était d’éviter la concurrence juive avec les médecins canadiens-français, dans une atmosphère où la concurrence entre Juifs et francophones dans les professions était souvent féroce[28]. Ils ont cité le cas d’un médecin juif qui avait été formé dans un autre hôpital catholique et qui avait ensuite ouvert la « Clinique Sainte-Thérèse » dans un quartier canadien-français pour répondre aux besoins médicaux de cette population. Les grévistes ont également suggéré, dans l’entrevue, que les patients catholiques répugnaient à être traités par un Juif et que les internes canadiens-français ne voudraient pas vivre pendant un an avec un Juif[29].

On découvre un point de vue unique sur la grève en consultant l’analyse présentée par le Dr A. Stillman, un médecin juif qui travaillait à l’Hôtel-Dieu (HHD), une institution où les internes ont aussi cessé le travail en solidarité avec les internes de l’HN-D. Lorsque Stillman leur a demandé pourquoi ils étaient en grève, ils ont répondu : « Nous ne voulons pas [de lui] parce qu’il est Juif. » De manière significative, Stillman a ajouté dans son rapport : « Aucun des médecins supérieurs [de l’HHD] ne s’est opposé à cette affirmation », tandis que « l’opinion générale et définitive, c’est que les internes [étaient] pleinement justifiés de s’opposer à la nomination de non-chrétiens au sein du personnel dans les hôpitaux canadiens-français. La grève cependant n’était pas la meilleure méthode de s’opposer à cette tendance ». Stillman estimait que l’atmosphère à l’Hôtel-Dieu était devenue hostile, même si « tout le monde [le] trait[ait] avec le même respect[30] ».

L’HHD a reçu des pétitions de la Société Saint-Jean-Baptiste exigeant que l’hôpital chasse Stillman et le remplace par un Canadien français. L’HHD a refusé cette demande, mais l’administration a également nié que Stillman occupait une fonction « officielle » à l’hôpital et prenait donc une place qui, autrement, aurait été occupée par un Canadien français. La position publique de l’HHD était que « [Stillman] fai[sait] du bon travail et re[cevait] en retour toutes les possibilités de se perfectionner en urologie ». Les autorités de l’HHD ont ainsi assuré à Stillman que « rien [n’allait] changer ou limiter [ses] droits en ce qui concerne [son] travail à l’HHD[31] ».

Les délégations des sociétés nationalistes canadiennes-françaises sont venues à l’HN-D pour exercer une influence sur les internes grévistes. L’HN-D a également reçu de nombreuses lettres du public concernant la grève. Celles qui soutenaient la position de l’hôpital étaient toutes écrites en anglais, alors que celles qui étaient écrites en français étaient contre la position de l’hôpital et en faveur des grévistes. Une lettre, entre autres, soulignait : « notre peuple canadien-français a été trop longtemps exploité sous la bannière de la “tolérance”». Un autre correspondant affirmait : « l’honneur des Canadiens français demande l’exclusion de cet étranger [qu’]une haute finance soutient ». Un autre encore déplorait le fait que les Juifs étaient malheureusement devenus maîtres de nombreux domaines, et en concluait que la seule façon de résoudre le problème juif était « de ne les admettre nulle part ou de les mettre à part comme on faisait au Moyen Âge, au temps du ghetto[32] ».

Est-ce que ces lettres destinées à l’HN-D reflétaient véritablement l’opinion publique canadienne-française ? Dans une entrevue, Rabinovitch a affirmé qu’il avait été « inondé » de lettres, de télégrammes et d’appels téléphoniques qui le soutenaient. « Curieusement, a-t-il déclaré, la majorité de ces communications [venait] de Canadiens français qui voulaient se dissocier de la mesure prise par les médecins de leur race[33] ». Toutefois, cette déclaration publique de Rabinovitch a été partiellement contredite dans un article paru dans le journal montréalais de langue yiddish, le Keneder Adler, dans lequel un journaliste canadien-français a exprimé l’opinion que, si la plupart des Canadiens français n’approuvaient pas les actions des grévistes qui ont mis la vie de leurs patients en danger, ils soutenaient néanmoins le principe d’un « Canada pour les Canadiens[34] ». C’est peut-être dans cet esprit que le premier ministre du Québec, Louis-Alexandre Taschereau[35], a écrit, dans une lettre sans doute diplomatique envoyée le 20 juin au député d’origine juive Peter Bercovitch[36] : « J’étais à Montréal hier et je n’ai pas rencontré un seul homme qui ne condamne fermement la position prise par les internes[37]. »

Considérant cette observation de Taschereau, la réaction de la presse de langue française est d’un grand intérêt. La conclusion du rapport du CJC était que la presse montréalaise, en français comme en anglais, avait rapporté les faits de l’affaire de façon équitable[38]. Rabinovitch, cependant, pensait que la presse francophone était favorable aux grévistes[39]. Le Devoir, dont les reportages ont été accusés par Olivar Asselin de promouvoir les passions populaires en propageant des « inventions malicieuses », n’a publié aucun éditorial formel à ce sujet. Asselin, ironiquement, a remarqué que c’était peut-être en raison du « respect » que Le Devoir avait pour ses annonceurs juifs[40]. Cependant, Le Devoir a publié ce commentaire critique des grévistes dans son « Bloc-Notes » :

Et ceux-ci [les grévistes] ne paraissent pas avoir réfléchi comme il l’aurait fallu à certaines conséquences de leur acte… Celui qu’atteint le plus durement la grève, c’est le malade. Sans l’avoir visé directement, c’est lui que les grévistes frappent. Il est évident que ce n’est pas cela que les grévistes ont voulu ; mais tel est le plus grave résultat de leur décision de quitter leur poste. Ils n’y ont pas réfléchi ? Assurément non ; sans quoi leur conscience leur aurait dit que, pour aucune cause, si valable puisse-t-elle être, un médecin ne doit pas abandonner les hommes et les femmes qui souffrent même si la cause des grévistes peut leur paraître excellente, on se demandera s’ils ne s’y sont pas pris de façon à la gâter[41].

Une des voix éditoriales canadiennes-françaises les plus fortes qui s’est opposée aux grévistes était celle d’Edmond Turcotte[42] dans Le Canada. Dans son éditorial, Turcotte s’inquiétait de la propagation d’idées antisémites parmi les Canadiens français :

L’ignoble presse gogluante[43] et les avortons spirituels et visqueux qui la soudoient portent une terrible responsabilité dans l’espèce de morbidité que les esprits encore sains et lucides voient avec effroi envahir les centres de légitime défense de l’organisme national canadien-français. Le venin est lancé à jet continu. Il a commencé par empoisonner les faibles d’esprit, les masses ignorantes et crédules. On eût toutefois souhaité trouver plus de vigueur dans les milieux où la culture humaniste devrait défendre l’esprit contre les aberrations antisémites. Si l’élite de la pensée obéit chez nous aux entraînements irraisonnés de la foule, où allons-nous ? La haine de race et la persécution religieuse sont des principes de mort dans une société où la religion d’amour de Christ est la lumière et la vie. À ce point de vue notre peuple est menacé. Mais ce qu’il y a de meilleur en lui est encore capable de plus vigoureuses réactions. C’est avec un sentiment d’admiration sans réserve qu’on a vu le Bureau et le Conseil médical de l’hôpital Notre-Dame invoquer les plus honorables traditions de la profession et le respect de la parole donnée pour repousser avec fermeté l’ultimatum irréfléchi des jeunes gens au patriotisme plus ardent qu’éclairé[44].

Dans son éditorial dans L’Ordre, « La grève de l’internat », Olivar Asselin était essentiellement d’accord avec Turcotte, indiquant qu’une grande partie de la jeunesse canadienne-française avait confondu le patriotisme et l’antisémitisme. Il a en outre attribué la grève à l’influence des Jésuites et au mouvement Jeune-Canada[45].

Du point de vue de la communauté juive, il était évident que la grève des internes n’était qu’une des nombreuses manifestations d’antisémitisme au Canada, l’une de celles qui ont entraîné la renaissance du CJC en 1933[46] et qui ont représenté un facteur primordial dans la création de l’Hôpital général juif de Montréal, qui ouvrirait ses portes en octobre 1934[47]. La grève représentait alors un enjeu important pour le CJC.

D’après les documents archivés du CJC, Rabinovitch a assurément été en contact étroit avec la communauté juive de Montréal. Le Canada a affirmé que les leaders juifs avaient fait pression sur Rabinovitch pour qu’il tienne sa position à l’HN-D[48]. Les journaux plus antisémites, comme Le Patriote, ont donné à cette consultation un aspect particulièrement sinistre, alléguant que le cas de Rabinovitch était partie prenante d’un programme juif pour faciliter l’entrée des médecins juifs dans les hôpitaux canadiens-français, suivant les ordres d’« un organisme de domination sémite[49] ». Selon La Patrie, Le Dr Viner regrettait que la lutte n’ait pas été menée jusqu’à la fin[50]. Le Patriote, pour sa part, a rapporté que Viner aurait dit à Rabinovitch : « C’est une bataille pour tous les Juifs. Vous devez vous sacrifier. Il est temps de mettre fin aux activités des prêtres catholiques[51]. » Le reportage du Patriote était assez proche de la déclaration faite par Viner le 21 juin à l’exécutif national du CJC, division de l’Est, dans laquelle il affirmait avoir conseillé à Rabinovitch de « tenir le coup », comme le principe en cause en était un de « prestige juif[52] ». Viner a également indiqué qu’il avait déclaré, lors d’une réunion avec les représentants des associations médicales canadiennes-françaises, que « c’est le devoir [de Rabinovitch] de combattre jusqu’au bout. Le présent incident est le point culminant de la vague antisémite qui menace depuis des années[53] ».

Le rapport du CJC a conclu que la source ultime de la grève était « un groupe de jésuites dans cette province ». C’était essentiellement un écho de l’allégation éditoriale d’Olivar Asselin. Selon le CJC, les jésuites en question avaient un objectif plus grand que d’abattre Rabinovitch l’individu. Leur but n’était autre que de forcer le Dr Parizeau à démissionner, un « libre-penseur » qui était non seulement le doyen de la Faculté de médecine de l’UdeM, mais qui, aussi, avait récemment été nommé médecin en chef à l’HN-D[54].

Asselin, pour sa part, a supposé que les internes « contestaient l’autorité de la Faculté de médecine de l’UdeM et de l’UdeM lui-même [sic] et que la grève était, en fait, une tentative de détruire toute autorité laïque dans les hôpitaux catholiques, ainsi qu’à l’UdeM[55] ». Ainsi, Asselin associa la grève à la diatribe de Samuel Gobeil[56], qui avait parlé à la Chambre des communes à Ottawa le 26 février 1934 contre la présence de professeurs laïques et d’étudiants juifs à l’UdeM. Le 17 mars 1934, Gobeil a livré un discours semblable à Lac-Mégantic, lequel a par la suite été publié sous forme d’une brochure intitulée La griffe rouge sur l’Université de Montréal[57].

Cela contribue à expliquer pourquoi le Conseil de la Faculté de médecine de l’UdeM, en présence du recteur de l’université, Mgr André-Vincent-Joseph Piette, a adopté à l’unanimité une résolution menaçant de sanctions les grévistes qui étaient sous la compétence de l’université (c’est-à-dire les étudiants internes)[58].

En effet, tandis que les internes ont obtenu gain de cause pour leurs objectifs à court terme, soit la démission de Rabinovitch et leur propre immunité, ils ont perdu la bataille pour ce qui était de leur objectif stratégique d’éliminer les Juifs du personnel de l’hôpital. L’HN-D a refusé d’accepter les recommandations de certains membres de son personnel voulant qu’une politique discriminatoire officielle contre les médecins juifs soit adoptée[59]. Les grévistes ont également échoué à éliminer les étudiants juifs à l’UdeM[60].

Bien que l’admission des étudiants juifs à l’UdeM soit restée un problème pendant quelques années après la grève, l’administration de l’institution a toujours défendu sa politique d’admettre les Juifs. Cette question a été abordée en 1941 par le vice-recteur de l’UdeM, Mgr Émile Chartier[61]. Répondant à la question « Est-ce que notre université catholique remplit son devoir national en donnant l’avantage et la possibilité aux étrangers d’étudier dans les diverses sciences qui mènent à des professions libérales ? Est-ce que ces étrangers ne feront-ils pas du mal à notre peuple un jour ? », il a répondu :

Votre lettre part de cette idée que l’Université de Montréal est catholique et canadienne-française.

Du fait qu’elle est catholique, il suit deux choses : que les professeurs et leur enseignement doivent l’être aussi. Il ne suit pas du tout qu’on doive être catholique pour y être admis comme étudiant. Quant à votre autre point de départ, il me faut bien vous apprendre que notre maison n’est ni canadienne-française ni française. Elle est québécoise : ce qui veut dire que, située dans la province de Québec, elle est soutenue en partie par les fonds venus du trésor provincial. Comme ce trésor est alimenté par les impôts de ceux que vous appelez des étrangers tout autant que l’argent des Canadiens français, l’Université ne peut fermer ses portes à personne de ceux que la province a admis à vivre chez elle.

Et elle prétend bien, en les admettant, faire juste le contraire d’une oeuvre antinationale[62].

Une autre question clé qui avait provoqué la grève était la concurrence « nationale » entre les Canadiens français et les Juifs à Montréal. Le Patriote a ainsi accusé l’UdeM de former des médecins juifs, des pharmaciens et des avocats qui seront en compétition dans le marché canadien-français avec des professionnels canadiens-français[63]. Un article de L’Action médicale est allé beaucoup plus loin dans son imagerie accusatrice :

La veulerie imprévoyante de nos dignitaires professionnels qui ont laissé envahir par l’étranger tous nos champs d’activité. Les entrées de notre domaine hospitalier restaient grandes ouvertes. L’autorité supérieure accueillante, souriante, et compétente, souhaitait la bienvenue et présidait avec sollicitude à l’installation de l’intrus[64].

Dans une lettre datée du 18 juin 1934 à l’HN-D, un jeune médecin canadien-français, Adrien Gauthier, a mis le doigt sur un autre problème d’importance dans l’évaluation de la grève des internes :

La génération actuelle n’est pas prête à léguer aux générations futures le même héritage que nous légua la génération passée. La génération présente en a assez de la juiverie (destructrice de l’ordre social). Vous êtes en présence d’un phénomène, messieurs, et l’élève d’hier donne une leçon d’ordre social à ses professeurs[65].

Le défi de la jeune génération de Canadiens français à ses prédécesseurs évoqué dans cette lettre soulève la question de l’influence du groupe Jeune-Canada, composé de jeunes hommes issus des mêmes milieux éducatifs que les internes en grève. Jeune-Canada, intellectuellement influencé par des religieux tels que Lionel Groulx[66] et Joseph-Papin Archambault[67], et soutenu par les principaux jésuites du Québec, avait peu de patience pour l’ancienne génération de Canadiens français[68]. Cela était particulièrement le cas de libéraux comme Raoul Dandurand et Honoré Mercier[69], qui avaient participé, en 1933, à une démonstration de sympathie en appui à la communauté juive allemande nouvellement opprimée par le nazisme. Le Jeune-Canada s’opposait aussi au premier ministre du Québec, Louis-Alexandre Taschereau, qui avait accordé aux Juifs du Québec des mesures qui, selon Lionel Groulx, les avaient transformés en :

une caste privilégiée. Or telle est la condition que l’on est en train de faire au Canada et dans la Province du Québec au groupe juif. On lui a taillé, à Montréal, des fiefs électoraux de tout repos. Pour la minorité juive encore nous avons forgé dans le Québec une loi spéciale de repos dominical. Sous prétexte de dédommager le juif d’un sabbat qui en réalité ne le gêne point nous l’autorisons à tenir boutique ouverte le dimanche et à faire, du même coup, au commerce canadien-français, la concurrence la plus déloyale. Pour la minorité juive toujours nous sommes venus à deux doigts de saboter toute l’économie de notre régime scolaire ; à cette minorité dénuée de tout droit constitutionnel, il s’en est fallu d’un cheveu que nous accordions, dans l’administration et la direction de ses écoles, une autorité et une autonomie que la majorité catholique se refuse à soi-même[70].

À l’opposé, d’autres observateurs ont exprimé leur consternation devant la direction prise par la jeunesse instruite canadienne-française. « Socius », dans un éditorial du 28 juin 1934 publié dans Le Mégantic (Thetford Mines), s’étonnait que Rabinovitch, qui avait étudié à l’Université McGill et à l’UdeM, et qui possédait tous les droits et les privilèges d’un citoyen canadien, puisse être l’objet d’une telle hostilité. Si nous acceptons les Juifs et s’ils sont qualifiés, poursuivait l’éditorialiste, nous devrions considérer le prestige de notre université et nous devrions faciliter l’internat des Juifs dans nos hôpitaux. Passant à la question des grévistes eux-mêmes, « Socius » a déclaré :

On a droit de dire que nos collèges classiques nous ont développé une singulière mentalité. Quel dangereux précédent ces internes ont établi : lutte de race, haro ! sur les juifs !… On enseigne aux Canadiens français à détester tout ce qui n’est pas catholique et Canadien français[71].

En réponse à cet éditorial, le Dr Albert Lesage, qui était président du conseil médical de l’HN-D, et qui serait un futur doyen de la Faculté de médecine de l’UdeM[72], a exprimé dans une lettre à Cléophas Adam, rédacteur en chef du Mégantic, datée du 5 juillet 1934, que la grève était :

[u]n incident excessivement regrettable, douloureux pour nous et pour la race dont il compromet la stabilité. Nous espérons que d’autres faits semblables ne se produiront pas dans l’avenir ; mais nous en doutons, car une mentalité nouvelle et dangereuse semble naître et se développer dans l’esprit de nos jeunes gens, qui manquent de vision dans l’avenir de notre race au Canada[73].

Qui, alors, étaient les grévistes ? Étaient-ils des patriotes qui voulaient être « maîtres chez eux[74] », une phrase qui nous rappelle le slogan « Maîtres chez nous » avec lequel Jean Lesage, membre de la cohorte générationnelle des internes de l’HN-D et de Jeune-Canada, a inauguré la Révolution tranquille au Québec[75] ?

On trouve une amorce de réponse à cette question dans l’affirmation selon laquelle les grévistes ont surtout cherché à préserver le caractère catholique et français de l’HN-D[76]. Ces sentiments sont repris dans le travail de Valérie Stoker sur la controverse entre les Canadiens français et les Juifs hassidiques sur le caractère public d’Outremont dans les années 1980. Dans cette étude, Stoker affirme que les Canadiens français qui se sont opposés à l’érouv d’Outremont :

tended to view Outremont’s public image in the same terms as its physical territory, that is, as a substantive, material, and therefore finite entity whose “use” and/or “occupancy” had to be carefully monitored and apportioned. Outremont eruv opposition therefore tended to presume that the proper management of religious and cultural diversity occurs through the privatization of difference by minority members in the interests of protecting a dominant cultural community that is uniquely entitled to mark Outremont’s landscape and shape its public image[77].

Les sensibilités spatiales et institutionnelles des Canadiens français relativement aux Juifs constituent donc un élément de l’évolution complexe de Montréal au cours des quatre-vingts dernières années. Cependant, en 1934, le principal problème en ce qui concerne l’HN-D était la présence d’un Juif dans le personnel et, en ce qui concerne l’UdeM, c’était le caractère laïque de l’institution et l’accueil des étudiants juifs. Dans le temps présent, un des principaux problèmes au Québec demeure la présence sur la place publique des symboles religieux musulmans, juifs, etc.[78], et l’utilisation de la langue anglaise dans la vie des institutions francophones comme l’UdeM[79]. Aujourd’hui, tout à fait comme en 1934, les Québécois s’expriment de manière contrastée pour ce qui est de leur compréhension de l’avenir de leur propre société.