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Quand, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, un jeune critique québécois, Marcel Raymond, met la main sur les revues Hémisphères, Renaissance et Lettres françaises, publiées à New York et à Buenos Aires, puis en rend compte dans La Nouvelle Relève, publiée à Montréal, il introduit ses lecteurs à des écrivains tels que Alain Bosquet, Aimé Césaire, Charles-Albert Cingria et Robert Goffin. Ce faisant, il contribue à sa manière, par la circulation de textes, d’extraits et de noms, à la création de liens entre les acteurs et revues du Québec et ceux liés à d’autres sphères littéraires « françaises ». Les circonstances sont alors exceptionnelles ; néanmoins, ces contacts manifestent un processus fondamental dans le passage de la conception d’une littérature française unitaire à celle d’un ensemble pluriel et hétéroclite de littératures de langue française, qu’il est convenu, désormais, de nommer francophonie. Sans échanges concrets entre écrivains, éditeurs et critiques, sans circulation de manuscrits, de livres et de revues entre l’Afrique, les Antilles, la Belgique ou la Suisse et le Québec, la francophonie littéraire n’aurait pas pu se construire, comme « domaine institutionnel », comme ensemble géopolitique spécifique de la République mondiale des lettres, ni se penser comme objet de discours. Telle est l’hypothèse qui soutient l’analyse de l’introduction de l’idée de « francophonie » au Québec, par l’intermédiaire des revues, en postulant que l’examen de ce phénomène jettera un éclairage nouveau sur l’histoire de la littérature québécoise et son rapport aux littératures étrangères.

Revues, réseaux et littératures étrangères

Mis à part quelques exceptions (les Cahiers de Turc de Victor Barbeau et les Pamphlets de Valdombre en sont les principales en ce qui concerne le Québec), une revue manifeste un projet d’écriture collective, rassemble une équipe : « C’est en ce sens que le terme de “groupement”, qui laisse entendre “l’action de réunir” et évoque l’idée de mouvement, de changement, rend compte de la réalité vivante de la revue[1] ». Voilà pourquoi cette forme d’écriture et de publication a été élue comme objet d’étude privilégié par les historiens des sociabilités et des réseaux intellectuels ou littéraires[2]. Pour reprendre l’expression de Jean-Marie Klinkenberg, la revue s’avère « un des plus purs modes d’existence du réseau[3] ». Étudier les revues contraint en quelque sorte le chercheur à mettre en lumière le fait que la littérature, les discours, s’écrivent à plusieurs, que les milieux intellectuels, bien que hantés par l’imaginaire de la création solitaire, constituent des lieux d’échanges, de rencontres, etc.

Or, parmi ces échanges, il faut signaler ceux avec les littératures étrangères. Les revues et leurs réseaux furent en effet pendant longtemps le principal catalyseur des contacts avec les littératures d’autres pays, d’autres langues[4]. C’est d’ailleurs dans le cadre d’échanges avec une revue française que Goethe en vint à élaborer la notion de Weltliteratur, première forme moderne de conceptualisation de ce que Pascale Casanova a nommé, pour sa part, la « République mondiale des lettres[5] ». Peu à peu, dans le sillage entre autres des travaux sur les transferts culturels ou sur le marché international des traductions, ce pan de l’histoire littéraire commence à être mieux connu. Ce n’est pas le cas, cependant, en ce qui concerne les revues québécoises, bien que l’on doive souligner l’étude remarquable de Robert Dion sur la diffusion (donc la médiation) de la culture allemande opérée par les collaborateurs de Liberté[6]. Pas de réseaux de médiateurs, de canaux de transmission, cependant, dans cette étude :

[l]es contacts directs avec la culture germanophone étant demeurés somme toute réduits chez les collaborateurs et rédacteurs de Liberté […] ce ne sont pas d’abord des personnes qui ont circulé entre l’Allemagne et le Québec, mais des objets : livres, films, disques, etc.[7].

On peut avancer, à cet égard, qu’au moment de l’apogée de la référence à l’Allemagne dans Liberté, la décennie 1980-1989, les circuits des marchés culturels (appuyés au demeurant par la diplomatie culturelle des Instituts Goethe) rendent aisément accessibles les livres, films et disques germanophones, ce qui était beaucoup moins évident dans les années 1960, et a fortiori à la fin des années 1940 ou dans l’entre-deux-guerres. Ce n’est donc pas de la seule francophonie littéraire, mais de la République mondiale des lettres en général qu’il est possible d’affirmer que la première armature institutionnelle fut constituée par les réseaux et associations. Mutatis mutandis, la genèse de ce « champ international » et de son « sous-système » francophone aurait connu des phases semblables à celles des champs littéraires français et québécois[8], la multiplication des échanges, associations et autres formes de sociabilité favorise la socialisation des acteurs, la constitution d’une identité collective minimalement partagée. Il faut cependant noter, à la suite des remarques en ce sens de François Provenzano, que la réalité institutionnelle de la francophonie littéraire est nettement plus fragile que ne le laisse penser son importance comme objet de discours[9].

Se pencher sur le rôle des revues et des réseaux dans la constitution d’une « aire littéraire francophone élargie » n’implique pas pour autant une contestation des déterminations dues aux contextes historiques, politiques, sociaux et économiques. D’ailleurs, l’importance des bouleversements géopolitiques et de la domination, symbolique et éditoriale, de la littérature hexagonale est telle, dans les cas que j’aborderai, que les négliger fausserait considérablement la lecture. Mon approche sera donc redevable à la sociologie des champs, et plus particulièrement à ceux qui, dans cette perspective, se sont intéressés à la francophonie et à « l’espace littéraire mondial[10] », mais elle visera à intégrer à ce cadre théorique un niveau d’analyse supplémentaire, celui des interactions concrètes entre acteurs[11].

La « proto-francophonie » au Québec

Avant 1940, on retrouve bien peu de traces, dans les périodiques québécois, du fait qu’il existe d’autres littératures de langue française que celle publiée en France. LaRevue moderne, dans son numéro du 15 septembre 1920, publie des « Poésies haïtiennes » d’Etzer Vilaire, de Georges Sylvain et d’Alain Mecktoul, et se dit honorée de pouvoir compter sur de tels collaborateurs[12]. Une autre trace est la recension, par Louis Dantin, d’une anthologie de littérature haïtienne. En fait, on ne trouve que rarement, dans les revues, de comptes rendus de littérature étrangère, et encore moins de chroniques régulières qui leur seraient dédiées[13]. Divers autres faits laissent cependant entrevoir, ici et là, que des contacts ont pu être noués avec des écrivains français de diverses origines et que l’on commence à considérer la relation entre la littérature canadienne-française et la littérature française à la lumière des cas belge ou suisse. Émile Chartier est invité à dresser une synthèse de la littérature canadienne-française qui accompagne celles des littératures belge et suisse d’expression française dans un « supplément » de L’Histoire de la littérature française en 10 volumes dirigée par Jean Calvet[14]. De même, René Gautheron fournit quelques pages sur le Canada dans le chapitre sur « Les Lettres dans les pays étrangers de langue française » du manuel de Littérature française dirigé par Joseph Bédier et Paul Hazard[15]. Parallèlement, J. L. L. d’Artrey consacre la plus grande partie de son Anthologie internationale des écrivains de langue française aux poètes canadiens-français[16]. Enfin, plusieurs des exotiques établis à Paris prennent part à la création d’une Association internationale des écrivains de langue française en juin 1932[17]. Ce sont là des exemples fort divers, dont la liste ne vise pas à donner l’impression (fausse) d’une concrétisation croissante d’une aire littéraire française et plurinationale. Il y a bien, dans ces événements hétéroclites, des discours qui circulent et tendent généralement à promouvoir une conception universalisante et unitaire de la littérature comme de la langue françaises. De même, les contacts entre écrivains mènent à un début d’institutionnalisation, avec l’AIELF. Cependant, ce furent-là des phénomènes peu structurants, qui n’engendrèrent guère d’effets ni de discours, pas plus au Québec qu’ailleurs. Par ailleurs, rien de ceci ne mène, semble-t-il, à un transfert culturel d’une quelconque importance par l’intermédiaire des revues québécoises. Ces écrivains et corpus littéraires demeurent véritablement étrangers aux lecteurs québécois.

Ramification des échanges et géopolitique littéraire : La Nouvelle Relève et Louis-Marcel Raymond

Quitte à schématiser avec force, on pourrait dire, avec Jacques Ferron, que « tout recommence en 40 ». Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation de la France et la constitution d’un « espace littéraire de l’exil » du fait de la présence de nombreux intellectuels belges, français, suisses ou d’autres nationalités, à New York, à Mexico ou à Buenos Aires, l’importance du Québec dans la géopolitique littéraire changea du tout au tout. Connues d’à peine quelques écrivains français, avant la guerre, les revues et maisons d’édition québécoises sortent de leur lointaine périphérie pour jouer un rôle majeur dans les circuits de publication des exilés. Cela conduira à un essor sans précédent de l’édition au Québec, analysé minutieusement par l’équipe de Jacques Michon[18]. La Nouvelle Relève et les Éditions de l’Arbre furent parmi les principaux acteurs de cette « révolution éditoriale ».

Alors que les « relations étrangères » de La Relève, première mouture de la revue (1934-1941), se limitaient essentiellement à quelques thomistes et personnalistes français, dont Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, celles de La Nouvelle Relève (1941-1948)[19] essaimèrent dans d’autres directions et mobilisèrent un nombre beaucoup plus grand d’écrivains et d’intellectuels, tout en restant dominées par les membres du vaste « milieu Maritain », pour reprendre l’expression de Philippe Chenaux[20]. Robert Charbonneau, Jacques Hurtubise et les autres collaborateurs de la revue avaient sur leurs concurrents québécois l’avantage d’être liés depuis plusieurs années à l’auteur de Primauté du spirituel, lequel fut une des principales figures du cercle des exilés français à New York. Par son intermédiaire, ils purent ainsi entrer en contact avec Georges Bernanos, Gustave Cohen, Wallace Fowlie, Julien Green, de Rougemont, et de nombreux autres, dont ils publieront des articles ou des livres. La nature internationale de ce réseau, redoublée par le cosmopolitisme du creuset new-yorkais, favorisera ainsi la diversification des relations du groupe de La Nouvelle Relève.

Nul tropisme « francophone » n’oriente cependant la ramification de ces liens ; ce furent bien davantage le catholicisme et l’engagement dans la résistance intellectuelle qui les catalysèrent. Ce fut donc dans le cadre de ce vaste réseau personnaliste et dans la foulée d’un « internationalisme » généré par la guerre que les écrits des Antillais, Belges, Mauriciens ou Suisses circulèrent au Québec et furent mentionnés dans les pages de La Nouvelle Relève[21]. De même, si La Nouvelle Relève ou les Éditions de l’Arbre publièrent des textes de Robert Goffin, Gonzague de Reynold, Vincent Sténio ou Auguste Viatte[22], leur origine belge, haïtienne ou suisse ne semble pas avoir compté davantage que celle, allemande, états-unienne ou italienne, d’Emil Ludwig, Wallace Fowlie ou Giuseppe Borgese, les orientations politiques et religieuses primant sur le reste. Ou plutôt : les origines comptent dans la mesure où elles sont variées et peuvent témoigner de la dimension internationale du combat intellectuel mené par La Relève (et, par là, de la renommée de la revue outre-frontières). On ne retrouve pas, par conséquent, de discours élaboré, explicite, au sujet des « autres littératures françaises[23] ». La nouvelle configuration des réseaux, la circulation de textes qu’elle permet, ne suscite donc pas de nouvelles manières de voir, de nommer, de lire les littératures francophones. Serait-ce là, dès mon premier exemple, une contradiction patente de l’hypothèse formulée plus haut ?

À première vue, il paraîtrait que oui. Toutefois, si on déplace le regard, en faisant le détour par une autre revue pour, de là, plonger dans les archives, on parvient à une autre conclusion. Dans L’Action universitaire, Marcel Raymond fait paraître, en mai 1947, un texte au titre très révélateur, qu’il présente comme la préface d’une Anthologie des Hémisphères en préparation[24]. Dans cette « Carte actuelle de la poésie d’expression française », Raymond entreprend « de faire un inventaire de la poésie d’expression française dans le monde », soulignant que c’est « une vue bien courte de limiter la poésie française à la seule France[25] » :

Je rêve, écrit-il, d’une carte […] dont les points bleu ciel marqueraient ici et là les concentrations de poésie française ; la France, partie de la Belgique et de la Suisse, l’Afrique du Nord, quelques petits points en Italie, en Roumanie, en Lituanie, en Asie et en Océanie. Puis, en Amérique, la grande tache de la province de Québec, d’autres dans les Antilles, au Mexique et jusqu’en Amérique du Sud.

Cette cartographie de la poésie française dans le monde, rêvée par Raymond, est partiellement réalisée, dans son article, par un tour d’horizon des pays et des continents, qui va de « l’ancienne et heureuse Russie » aux « heureuses îles » des Antilles françaises. Dans ce survol, comme dans son énumération originale des « concentrations de poésie française », la France demeure le principal centre, le point de départ. De plus, au travers des formes successivement projetées de l’anthologie, la France représentait le principal contingent national : le plan dressé en mars 1947 prévoit 54 poètes français, contre 47 pour les autres pays (8 Belges, 5 Haïtiens, 7 Suisses, 12 Canadiens). Enfin, l’attribution d’une « identité » nationale spécifique aux poètes tend à ramener leur oeuvre à une origine déterminée par la naissance, comme c’est le cas pour un Saint-John Perse, poète des « îles », ou un Philippe Chabaneix qui, « né en Australie, ajoute des diaprures à la poésie française[26] ».

Raymond n’est donc pas entièrement passé d’une conception « franco-centrée » à une forme de « péri-francodoxie », pour reprendre le cadre théorique de François Provenzano[27] ; l’esquisse de regroupements en fonction d’écoles poétiques françaises le montre bien, qui rabat les productions des poètes de la périphérie sur des modèles dominant au centre. Il faut cependant reconnaître, à sa décharge, qu’avant de passer en revue ces diverses tendances, il commence par souligner l’extrême variété des poètes rassemblés, pour en faire une caractéristique générale de la poésie française, dont la « force » et la « valeur » tiendraient dans « sa diversité[28] ». De même, la décision de « rassembler dans la familiarité de l’ordre alphabétique » les poètes de l’anthologie[29] laisse entendre que l’oeuvre des poètes canadiens, français ou haïtiens est de valeur comparable, que leurs textes peuvent être mis côte à côte. Or ceci est un coup de force symbolique, fort significatif, que seul un écrivain d’origine périphérique aurait pu oser. Si la France demeure le centre, si la poésie française demeure « unitaire[30] », malgré sa diversité et sa floraison à travers le monde, désormais, le meilleur de cette poésie est pour moitié écrit hors de France, affirme, implicitement, l’anthologie de Raymond. Le geste capital, ici, est de ne pas se borner à rassembler les poètes d’expression française hors de France[31], voire à les rassembler en sous-ensembles, comme le faisait au même moment Léopold Sedar Senghor[32], ni de restreindre à quelques rares noms les « élus » d’origine étrangère, comme le font les Amitiés françaises[33]. « [A]ffirmation d’une réalité collective qui peut précéder l’existence institutionnelle de la nation ou la reconnaissance du groupe culturel dont elle atteste la réalité[34] », l’anthologie, dans le cas du projet de Raymond, renégociait au profit des périphéries la carte de la poésie française dans le monde.

Ce projet n’aurait pas été possible sans l’action des réseaux. Le réseau n’est pas seulement le moyen par lequel Louis-Marcel Raymond parvient à rassembler les ressources et matériaux nécessaires à la composition de son anthologie, mais aussi un milieu dynamique fait de circulations de discours, de confrontations culturelles, ainsi que de pouvoir et de contraintes. Raymond, qui menait une double carrière de scientifique au Jardin botanique de Montréal et de critique à La Nouvelle Relève et aux Cahiers des compagnons de Saint-Laurent, se lia vers 1942 avec Robert Goffin, avocat et poète belge alors secrétaire du Pen Club international. Par Goffin, il fit entre autres la rencontre d’Alain Bosquet, jeune poète d’origine russe et belge, ainsi que d’Yvan Goll, poète engagé dans les milieux parisiens avant-gardistes de l’entre-deux-guerres, qui fonda à New York une revue internationale, Hémisphères, en 1943[35].

Dans la première mouture du projet, vers 1946, l’anthologie de Raymond devait rassembler une quarantaine de poètes ayant été publiés ou devant publier dans Hémisphères. Mais, peu à peu, entre autres sous la pression des éditeurs de l’Arbre, qui exigeaient d’y intégrer un nombre significatif de Canadiens français, le projet s’est modifié pour réunir plus de cent poètes. De son côté, Alain Bosquet, qui avait rassemblé plusieurs des inédits destinés à paraître dans l’anthologie, pressait Raymond d’accorder plus de pages aux écrivains belges. Au cours des mois, on voit la correspondance de Raymond devenir une centrale anthologique, où se croisent demandes d’information, jugements sur la valeur des contributions ou la pondération idéale des apports nationaux, etc.

Mis en contact par Bosquet, Goffin et Goll avec la poésie française de Belgique, des Antilles et d’ailleurs, dont on peut présumer qu’il ne connaissait guère l’existence auparavant[36], Raymond en est venu à échafauder, avec eux, un projet d’anthologie poétique internationale qu’ils ont alimenté, guidé, etc. Cependant, né des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, le projet de Raymond dut en grande partie son enlisement aux circonstances qui résultent de la fin de cette même guerre. Car, comme l’écrivent Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, « dès la reconstruction de la France, en 1946, la situation redevient ce qu’elle a toujours été, Paris assumant à nouveau le rôle de capitale littéraire[37] ». Cette remise en ordre entraîne une profonde crise dans le milieu éditorial québécois, marquée par la faillite de plus de douze éditeurs entre 1946 et 1949. Les Éditions de l’Arbre étaient du nombre et durent fermer leurs portes au tout début de 1949. Par ailleurs, cette crise éditoriale se double d’une crise dans les relations littéraires franco-canadiennes, culminant dans le célèbre ouvrage La France et nous de Robert Charbonneau[38], lequel mène à son tour à l’introduction, dans La Nouvelle Relève, de réactions d’écrivains belges, dans lesquelles s’exprime très clairement la dimension « francophone » et institutionnelle de la querelle. Robert Van Vlodorp applaudit la « leçon » servie aux écrivains français par Robert Charbonneau : « la littérature canadienne-française, sans rejeter le passé, a repris sa liberté vis-à-vis de la France en général et de Paris en particulier. On ne peut que l’en féliciter ». Puis, il dresse un parallèle significatif :

Alors que nous, Belges de Wallonie ou Suisses du Pauys Romand, nous sommes irrésistiblement entraînés, parfois à contre-coeur [sic], vers Paris, […] les Canadiens ont eu le courage de secouer le joug parisien et ont fait de Montréal un centre nouveau[39].

Ces débats suscitent de vives tensions au sein des réseaux récemment constitués, dont celui de Raymond. Quelques-uns des écrivains devant figurer dans l’anthologie se retrouvent ainsi dans le camp des adversaires de Charbonneau, dont Louis Aragon et Jean Cassou. Ainsi, le contexte institutionnel de l’après-guerre prive non seulement Raymond d’éditeur, mais fragilise, voire déstructure complètement le réseau d’écrivains et d’éditeurs alimentant son anthologie. Cette anthologie devint par conséquent un livre mort-né. Néanmoins, son projet et le discours qui l’accompagne sont significatifs, en ce qu’ils affichent avec netteté leur perspective « proto-francophone ». Le lien social entre « francophones » a donc bel et bien généré un nouveau discours sur les rapports entre littératures françaises, même si les déterminations socio-économiques ont tué dans l’oeuf ce développement.

Entre francophonie et universalisme : Liberté

Dix ans plus tard, en 1958, année de création de Liberté[40] (le premier numéro ne paraît cependant qu’en 1959), l’infrastructure éditoriale québécoise renaissait à peine et les ponts avec les écrivains francophones, français y compris, devaient être reconstruits à nouveau. Toutefois, le contexte culturel et politique québécois était sur la voie d’une série de transformations majeures, désignées plus tard sous le nom de Révolution tranquille. La revue Liberté allait être partie prenante de plusieurs de ces changements, de la laïcisation de l’enseignement à la création d’un ministère des Affaires culturelles. Mais, surtout, elle fut, avec Parti pris, un des premiers lieux où la littérature québécoise (et non plus canadienne-française) allait de soi, où son existence, sa valeur face à la littérature française ou aux littératures étrangères, n’étaient plus objets de débat. De La Nouvelle Relève à Liberté, un autre changement majeur a eu lieu, sur le plan de l’imaginaire, changement signalé par Robert Charbonneau dans La France et nous, mais collectivement assumé dans les années 1960 seulement : le passage d’une identité essentiellement française à une identité axée sur l’américanité.

Ceci n’empêche évidemment pas les animateurs de Liberté d’avoir les yeux tournés vers Paris, de suivre attentivement les publications contemporaines, de nouer des relations étroites avec nombre d’écrivains parisiens ou de rêver d’y publier. Toutefois, pour eux, l’existence d’une littérature québécoise distincte, autonome, est acquise ; de plus, si l’axe majeur, en termes d’échanges concrets et de circulation générale de textes, demeure franco-québécois, ce n’est néanmoins plus aussi central dans les discours, dans le cadre conceptuel. Le procès-verbal d’une réunion tenue en novembre 1960, dans la deuxième année d’existence de la revue, éclaire cette transformation. On y invite tous les collaborateurs à garder à l’esprit, lors de la rédaction d’articles, les trois plans fondamentaux suivants : « Le Canada-français in se et per se//Le Canada français et le reste de la communauté française//le Canada-français et l’Amérique i.e. versus Canada-english [sic] et USA surtout[41] ». Sous la désignation ambiguë de « communauté française », Liberté substitue à l’axe franco-québécois une relation à une aire culturelle élargie.

La concrétisation la plus marquante de cet intérêt se trouve dans une suite de trois numéros publiés en 1962 et 1963. À lire le sommaire du premier de la série, publié en mai 1962, rien ne signale l’intérêt pour la communauté française derrière la thématique locale « Le Canada français, les clercs et les autres » (no 23). Pourtant, les mentions répétées aux textes d’Aimé Césaire, de Cheikh Anta Diop et de Léopold Sedar Senghor tracent au fil des trois premières contributions un parallèle constant entre la situation québécoise et les enjeux de la décolonisation[42]. Dans les numéros suivants, respectivement intitulés « Nationalismes et cultures en Belgique » (no 24) et « Culture française » (no 25), la dimension « francophone » est plus nette : ce dernier numéro contient par exemple des contributions d’Aimé Césaire sur « La culture et la colonisation », de Charles-H. Favrod, directeur de la Gazette de Lausanne, sur la vie politique africaine et d’Olympe Bhêly-Quenum sur l’Afrique noire[43]. Avec l’enseignement de Jacques Berque à l’Université de Montréal en 1952, ce numéro constitue sans doute un des vecteurs majeurs dans l’introduction de l’idéologie de la décolonisation au Québec.

La réunion de ces trois numéros laisse entrevoir comment s’oriente le regard sur les cultures francophones : il s’agit à la fois de se pencher sur les formes prises, dans d’autres pays de langue française, par les débats sur le nationalisme et le bilinguisme, en confiant pour ce faire la parole à des intellectuels de là-bas, et d’en tirer profit, dans les textes qui portent sur le Québec, pour éclairer la situation culturelle, linguistique et politique. On postule ainsi, sinon une communauté de destins, du moins des équivalences entre des cas de conflits linguistiques. Le point de vue est ainsi politique et sociologique, plutôt que spécifiquement littéraire[44].

Ce discours sur et à partir de la francophonie est appuyé sur une circulation nourrie de textes et de revues, mais aussi d’écrivains, les animateurs de Liberté voyageant régulièrement en Belgique et en France, un peu moins souvent en Suisse, et plus exceptionnellement encore en Afrique. On ne se contente pas de lire les textes des confrères francophones, on cherche à les contacter, à les rencontrer, à les publier dans Liberté, ceci afin de « créer des liens plus serrés entre des pays francophones[45] », aux dires d’Hubert Aquin. Toutefois, tout se passe comme si le « triplé » des numéros 23 à 25 marquait le point culminant d’un « moment francophone » quelque peu fugace.

Liberté demeura ouverte, après 1965, aux questions « francophones », publiant des numéros spéciaux sur l’Acadie ou l’Algérie[46] ; toutefois, ceux-ci occupèrent un espace plus restreint, moins régulier, dans la page de la revue. De plus, il s’agit désormais essentiellement de poèmes, de textes de fiction ou d’essais consacrés à la littérature et à la culture. Mais, surtout, ces articles s’intègrent à une autre « configuration » des échanges avec l’étranger, laquelle est résolument internationale. Les littératures algériennes ou roumaines prennent alors place aux côtés de celles de l’Australie, d’Israël ou de la Yougoslavie.

Pour expliquer ce changement, il faut plonger dans les archives de la revue et mettre en lumière les tensions entre deux conceptions, deux stratégies de « relations étrangères », unies dans leur commune volonté d’ouvrir le champ d’observation au-delà des axes français et états-unien, mais divergentes quant aux orientations à donner à cette ouverture (et à la revue, de manière plus générale). Du même coup, ceci éclairera partiellement le rôle des réseaux dans la circulation des textes et discours « francophones ».

Suivons pour ce faire la piste du numéro 25, consacré à la « Culture française ». Le document de novembre 1960, cité plus haut, invitait les collaborateurs de Liberté à tenir compte des liens entre le Québec et la « communauté française » dans la rédaction de leurs articles. Plus ancienne trace d’un intérêt spécifique envers la francophonie, ce procès-verbal le présente comme un des aspects centraux dans la réflexion générale de la revue. Cependant, la première manifestation concrète semble être le projet d’un « numéro spécial sur la poésie française dans le monde », abordé dans la réunion du 5 mai 1961. Présenté comme « une sorte d’anthologie » et confié à Michèle Lalonde, le projet s’apparente à celui de Louis-Marcel Raymond[47]. Une note manuscrite accompagnant le compte rendu indique que Marcel Martin, de l’Office national du film, aurait rencontré de jeunes Africains et leur aurait demandé une liste de jeunes poètes, signe tout à la fois de la nature réticulaire de la recherche de collaborateurs et du manque d’informations quant à la poésie africaine d’expression française[48].

Quelques mois plus tard, le dossier a changé de nature : Hubert Aquin envoie la liste des noms devant figurer au sommaire du numéro « sur l’ensemble des pays francophones » à Guy Frégault, alors sous-ministre des Affaires culturelles au gouvernement du Québec :

Alioune Diop (Sénégal) Aimé Césaire (Martinique) Léopold Senghor (Sénégal) Jacques Rabémananjara (Madagascar), Robert Mallet (Madagascar) Kateb Yacine (Algérie) Jacques Rousseau (Canada) Guy Dubreuil (Canada) Roger Lemelin (Canada) Georges Schéhadé (Liban) Gaetan Picon (France) Michel Leiris (France) André Breton (France) F. Mallet-Joris (Belgique) Charles-Henri Favrod (Suisse) Cheik Hamidou Kane (Sénégal) Maximilien Quenum (Dahomey)[49]

Il ne s’agit manifestement plus d’un projet d’anthologie, ici, et certainement pas d’une anthologie de « jeunes poètes », mais d’une entreprise dont le cadre ne se dégage pas avec précision de ce rassemblement hétéroclite (pourquoi s’adresser à Roger Lemelin ou à Françoise Mallet-Joris, par exemple ?). Apparaissent déjà, dans cet amalgame, les noms des collaborateurs du numéro (Césaire, Favrod et Bhêly-Quénum, auxquels s’ajoutera celui d’un des membres du comité de direction de la revue, Jacques Bobet). Cependant, malgré les assurances données par Aquin à Frégault – « [c]ertains de ces auteurs ont déjà donné leur accord ; les autres seront sollicités dans les quinze prochains jours » –, aucun de ceux-ci n’a encore été contacté. Il semblerait en effet qu’Aquin n’ait véritablement entrepris des démarches en ce sens qu’autour de septembre 1962, c’est-à-dire après le tournage en France à la fin juin du documentaire À l’heure de la décolonisation, lui-même précédé d’un long séjour préparatoire en Afrique et en Europe, d’octobre 1961 à janvier 1962.

Les projets de film et de numéro de revue, bien que préparés dans des contextes nettement distincts, furent en fait des vases communicants, tant pour les participants (Bhêly-Quenum et Favrod participèrent à l’un et à l’autre, l’entrevue d’Albert Memmi réalisée pour le film devait être insérée dans le numéro de revue, Cheikh Hamidou Kane, pressenti pour la revue, fut finalement interviewé pour le film, etc.[50]) que pour l’élaboration d’un discours spécifique sur la francophonie, la décolonisation, le bilinguisme, etc. À la différence du film, cependant, qui donnait en premier lieu la parole à un représentant du gouvernement français, Jean-Pierre Dannaud, la revue ne s’adressa qu’à des sympathisants de la décolonisation, dont des responsables de deux revues majeures de la francophonie africaine, Alioune Diop, directeur de Présence africaine (fondée en 1947[51]), et Olympe Bhêly-Quenum, directeur de La Vie africaine (1959-1965[52]). En un mot, la francophonie de Liberté, en 1962-1963, est politique, découle de la décolonisation et confronte ses acteurs à des luttes linguistiques et sociales, ainsi qu’aux bouleversements esthétiques causés par des poètes comme Césaire[53].

En liant l’idée de francophonie à l’indépendance des pays africains[54], Aquin confère d’une part à l’Afrique et aux intellectuels africains un rôle séminal dans la construction d’un ensemble linguistique international, tout en militant implicitement pour une « décolonisation du Québec ». D’autre part, l’articulation entre francophonie et bilinguisme, entre autres par l’intermédiaire de la colonisation, nettement perceptible dans l’entrevue avec Albert Memmi[55], confère une dimension sociale, et conflictuelle, à la francophonie, ce qui l’éloigne des conceptualisations idéalisantes et essentialisantes, largement dominantes chez les acteurs de la construction institutionnelle francophone[56]. Notons cependant que ce discours sur la francophonie, dont on retrouve des éléments dans de nombreux articles et romans d’Aquin, n’est pas partagé, tant s’en faut, par tous ses interlocuteurs.

L’intérêt d’Aquin pour la francophonie ne va pas seulement dans le sens d’un transfert culturel introduisant au Québec (avec médiations diverses) des textes d’écrivains et d’intellectuels francophones ou portant sur les pays francophones, car il vise aussi à faire circuler Liberté à travers la francophonie, voire à faire de celle-ci « la première revue non métropolitaine de langue française à rayonner dans l’ensemble des pays francophones[57] ». Cet objectif manifeste une volonté de diffusion internationale délimitée par une aire linguistique spécifique, en même temps que l’espoir de faire du Québec un pôle incontournable dans le processus de « mondialisation de la langue française », ceci contre la domination de Paris. Par ailleurs, dans le cas de Liberté comme dans le cas de l’anthologie de Raymond, il faut souligner que le transfert culturel réalisé par la circulation des textes et des idées n’opère pas tant une « importation » discursive, même si médiatisée et transformatrice, qu’une construction discursive en interaction avec les interlocuteurs. Autrement dit, il n’y a pas encore, au moment où Aquin prépare film et numéro de revue, de « discours francophone » nettement constitué, que ce soit dans sa variante humaniste et idéaliste, défendue par Léopold Sedar Senghor, ou dans sa variante plus politisée, plus conflictuelle, axée sur la décolonisation et le bilinguisme, dont certains fils mènent d’Aimé Césaire à Édouard Glissant. Ou plutôt : ce discours est précisément en voie d’émergence, de constitution, dans ces années 1960-1962 qui marquent l’accession à l’indépendance des anciennes colonies françaises d’Afrique. Selon Provenzano, ce serait le numéro de novembre 1962 d’Esprit, consacré au « Français, langue vivante », qui a « contribué à rendre visible la “francophonie” comme objet de discours[58] ». De ce point de vue, Aquin est partie prenante de cette émergence, et non un « récepteur » ultérieur. On peut d’ailleurs remarquer qu’il utilise abondamment, dans ses lettres et dans son film, le terme de « francophonie » (inexplicablement absent, cependant, des numéros 23, 24 et 25 de Liberté), sans s’expliquer sur son sens. Sans doute fut-il un des premiers intellectuels québécois à s’en emparer.

On ne saurait réduire le « moment francophone » de Liberté aux préoccupations du seul Aquin, puisque l’intérêt porté à la communauté française comme le projet de numéro précédaient son intégration à la revue (en novembre 1960) et son élection à la direction (en juillet 1961). Les procès-verbaux témoignent par ailleurs de l’engagement, à divers titres, d’autres responsables de la revue, parmi lesquels André Belleau, Michèle Lalonde et Yves Préfontaine.

Toutefois, après le départ d’Hubert Aquin, à la fin de 1962[59], et le retour de Jean-Guy Pilon à la direction de la revue (il l’avait dirigée de 1958 à août 1960, et la dirigera de 1963 jusqu’à 1980), la francophonie et la décolonisation cessent d’être des préoccupations majeures. Désormais, toutes les littératures étrangères intéresseront la revue. Les enjeux politiques ne disparaissent pas complètement, mais se concentrent essentiellement sur la situation québécoise et se trouvent abordés, de plus en plus, à partir d’un point de vue culturel. Pilon déclarera d’ailleurs, dans le numéro 33, en 1964, que Liberté était « d’abord et avant tout une revue d’écrivains[60] ». Sans aller jusqu’à dire que les animateurs de Liberté se posent « en esthètes, sinon en dilettantes, du politique[61] », on peut juger que les tensions entre littérature et idéologie, essayisme culturel et prises de position sociopolitiques, qui hantent les premières décennies de la revue, ont généralement été tranchées en faveur des premiers termes[62].

La volonté de couvrir le plus largement possible les littératures étrangères, d’entrer en contact avec les écrivains étrangers, ne fit pas irruption brutalement en 1963, avec le retour de Pilon aux commandes. D’une part, elle était visible, avant même le lancement de la revue, dans les multiples démarches de Jean-Guy Pilon auprès des ambassades, instituts culturels ou revues littéraires à l’étranger[63]. On pourrait même soutenir qu’elle était un héritage des Biennales de poésie de Knokke-le-Zoute. Pilon participa à la iiie édition, en 1956, puis à la ive, en 1959, et à nouveau à la viie, en 1965 (cette fois à titre de juré du Grand Prix international de poésie).

Elle ne put, d’autre part, se concrétiser que progressivement. Dès janvier 1963, Pilon tente de recruter des chroniqueurs de littérature étrangère[64], non sans difficultés : Gérard Bessette pour la littérature canadienne-anglaise (refus), Alain Bosquet pour la France (refus), Pierre Brodin pour la littérature états-unienne (accord). Cependant, il ne put trouver de chroniqueur régulier pour d’autres corpus nationaux que français et états-unien. Parallèlement, Pilon tenta de recruter des collaborateurs étrangers, puis de publier des numéros spéciaux sur les littératures étrangères. Le premier de ces numéros fut préparé à l’occasion de l’Expo 67 et rassembla des poètes d’Australie, du Brésil, du Danemark, de la France, de la Grande-Bretagne, du Japon, de la Pologne, du Québec et de l’URSS. Le tournant fut plus sensible encore, plus explicite, dans les années 1970 : plusieurs « notes de gérance » insistent en effet sur la dimension internationale de la revue : celle du numéro 78 affiche « notre détermination de faire de cette revue un lieu de parole ouvert sur le monde » ; celle du numéro 79-80 clame : « Nous souhaitions, depuis quelques [sic] temps, réaliser un numéro à caractère international. Nous croyons y être parvenus avec cette livraison » ; celle du numéro 81, enfin, déclare sans ambages : « Nous sommes fiers de réunir dans le même sommaire autant de noms d’écrivains du Québec et de l’étranger ». Ce mouvement culmine en quelque sorte avec la création, en 1972, de la première Rencontre internationale des écrivains, qui devint un événement annuel, bouclant ainsi la boucle avec le modèle de Knokke-le-Zoute.

Pilon et Liberté développent ainsi une stratégie universaliste apparentée à celle du Journal des poètes et des Biennales internationales de poésie, sans se restreindre cependant à un seul genre. Contrairement à la démarche opérée par Aquin, sous la bannière d’une francophonie décolonisée et politisée, ils « repoussent […] l’opposition centre vs périphérie au profit d’une universalité qui transcende les frontières[65] ». Les deux stratégies, cependant, se rejoignent dans la promotion de Liberté comme revue d’envergure internationale et, par-delà, dans la valorisation d’une intégration accentuée de la sphère littéraire et intellectuelle québécoise dans les échanges internationaux.

Il serait utile de suivre l’évolution de l’idée de francophonie, telle qu’elle est présente et articulée dans les revues québécoises après 1965. Cependant, outre que cette analyse dépasse le cadre de cet article, il semble que peu de revues littéraires ou, plus largement, intellectuelles, se soient emparées de cet objet de discours, qui paraît désormais intéresser davantage les chercheurs universitaires que les écrivains. Tout se passe ainsi comme si, après la hausse temporaire de 1962-1963, la cote de la francophonie dans la bourse des valeurs discursives tombait à nouveau. Cela illustre, d’une certaine façon, le faible intérêt du « label francophone » dans les sphères littéraires de l’époque (québécoise, française et mondiale[66]) et les difficultés subséquentes dans la constitution des réseaux. Tout comme celui mis en place par Raymond se désagrège en 1947-1948, ne laissant guère de traces que dans les archives, de même, celui constitué par Aquin et l’équipe de Liberté se défait et ne sert plus de vecteur à des échanges intellectuels nourris, générateurs de transformations discursives. L’étude des circulations francophones autour des équipes de La Nouvelle Relève et de Liberté contribue ainsi à montrer que l’émergence de la francophonie comme discours et comme structure (donc rapports de force) informant les échanges entre écrivains, loin d’être un processus irréversible et unilatéral, connaît des hauts et des bas, des phases d’accélération et des phases de déstructuration. Les projets de Raymond et d’Aquin aboutissent ainsi, partiellement, à des échecs. Quoi qu’il en soit, une piste s’ouvre ici pour les chercheurs intéressés à la francophonie : celle des liens directs, concrets, entre les périphéries, de leurs axes, dimensions et effets, ainsi que du rôle éventuel de Paris comme « pôle dominant » dans les axes triangulaires canalisant les réseaux francophones. C’est parce que Paris est inaccessible, parce que le rôle des périphéries dans la production et la circulation des littératures françaises a pris une importance capitale, que Marcel Raymond peut « découvrir » les poètes antillais, belges, haïtiens, roumains, suisses, etc.

Pour ce qui est des revues comme lieu d’élaboration et de diffusion des discours et des textes, un bref retour sur les postulats de départ s’impose au terme de notre parcours. D’abord, pour souligner l’importance du travail de sociabilité constitutif de l’animation d’une revue et, tout spécialement, dans le développement et le maintien des liens avec l’étranger. Parfois, l’examen des discours élaborés par et dans les revues néglige cet aspect pourtant déterminant. Que de réunions, de discussions, de lettres, de voyages à l’étranger, de versions différentes des articles, de la première idée à la publication finale du numéro « Culture française » de Liberté ! De plus, ces sociabilités et les réseaux qui les informent ne sont pas des havres de paix, de réflexion éthérée, ils sont secoués par des conflits, hiérarchisés par des répartitions inégales de pouvoir et de ressources, etc. Enfin, si les revues visent à fédérer une équipe autour d’objectifs communs, d’un discours et d’une esthétique partagés, la définition de ces objectifs, de ce discours, de cette esthétique, fait bien rarement l’unanimité, et le degré de cohésion, d’unité exigée des collaborateurs, mérite d’être pris en considération. La rapide histoire du « moment francophone » de Liberté aura montré, à sa manière, l’affrontement de deux conceptions opposées du rapport aux littératures étrangères et les jeux de coulisses que cela a suscités. On pourrait dire, à cet égard, qu’avant de circuler dans l’espace public grâce aux revues, les discours et les textes littéraires ont circulé dans les revues, dans les réseaux, les alimentant, une circulation qui implique toujours une possibilité de discussion, de négociation, de réécriture, de reprise et de transformation par d’autres acteurs. En un mot, les idées viennent aux revues par l’intermédiaire des réseaux.