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Conformément à une pratique de plus en plus répandue, l’historien se place ici de plain-pied sur le terrain identitaire. « Que faire de ce qui nous a fait ? » demande en effet Jocelyn Létourneau, en lieu et place du classique historien « Que s’est-il passé ? ». Professeur d’histoire à l’Université Laval, l’auteur ne s’adresse pas non plus au premier chef à ses collègues, mais bien à tous ceux et celles qu’intéresse, de près ou de loin, la mémoire collective. Ce qui ne signifie pas que les historiens sont absents de l’ouvrage : Létourneau les convoque à l’occasion, la plupart du temps afin de valider une interprétation ou pour constater leur impuissance à agir sur la mémoire collective. Sans être annulée, la question historienne se trouve ainsi déplacée de son habituel socle méthodologique et épistémologique pour être tirée vers le champ politique et, j’oserais dire, moral. Il s’agit moins dans le cas présent de savoir ce qu’a été le passé québécois, de réfléchir sur les moyens de le connaître, que de trouver « l’histoire la plus juste à proposer de l’expérience québécoise » (page 12).

Or qu’est-ce que la justesse d’une histoire en regard de l’identité ? L’histoire dont les héritiers ont besoin, nous dit l’auteur dans la foulée de ses écrits antérieurs, est une histoire qui rend compte de la complexité du passé plutôt qu’elle ne la gomme, une histoire qui libère les possibilités d’interprétation des acteurs du présent plutôt qu’elle ne les étouffe, une histoire qui dénoue les noeuds du passé plutôt qu’elle ne les resserre, une histoire qui rime avec espoir et délivrance plutôt qu’avec désillusion et servitude. En somme, une histoire tremplin plutôt qu’une histoire cul-de-sac.

Dans sa présentation, l’auteur souhaite d’une part calmer le jeu devant certains acteurs du débat identitaire portés à crier au loup à la moindre atteinte – réelle ou fictive – au « Nous national », et d’autre part ouvrir un espace de dialogue entre les opinions divergentes des protagonistes. Pour ce faire, il doit camper les adversaires dans des positions diamétralement opposées : d’un côté, les conservateurs, partisans du statu quo, défenseurs d’une identité authentique et éternelle ainsi que d’un passé à consolider ; de l’autre, les réformistes, inconditionnels du changement, tenants d’une identité ouverte et en devenir, de même que d’un avenir à construire et à conforter. Et après avoir tout disjoint, Létourneau a beau jeu de se faire l’apôtre du compromis :

[…] la réponse au dilemme de se faire soi-même comme un autre et de passer à l’avenir, écrit-il, ne résiderait pas dans le choix de l’un des termes de l’alternative au détriment du deuxième (être soi ou être autre ; privilégier la continuité ou la rupture), mais siégerait dans la conjugaison des deux éléments au bénéfice d’une position qui sortirait du paradigme dichotomique

pages 11-12

Divisé en deux parties, l’ouvrage rassemble une série de textes qu’une bourse et un congé sabbatique ont permis de remanier et de bonifier. Dans sa lecture, le lecteur reconnaîtra certains concepts et formules chers à l’auteur (« se souvenir d’où l’on s’en va », « canadianité », « Québécois d’héritage canadien-français », etc.). La première partie porte sur l’histoire comme enjeu d’avenir pour la société québécoise. Parmi les thèmes discutés, on retrouve la supposée « crise » de la mémoire. Ce que le Québec vit en ce moment, ce serait moins un rapport brisé avec le passé, la mémoire et la tradition, que l’épuisement d’un métarécit national qui s’entête, envers et contre les faits, à vouloir faire entrer de force le passé par le goulot devenu trop étroit de la nation. Contrairement à l’idée reçue, les jeunes Québécois n’ont pas perdu la mémoire ; au contraire, leur représentation du passé est étonnamment forte, quoique simpliste. Les enquêtes de l’auteur menées auprès des étudiants du secondaire montrent bien qu’en dépit de l’enseignement prodigué dans les écoles, les jeunes se font volontiers les haut-parleurs de la mémoire collective. « Ce n’est pas tant la perspective constructiviste inhérente au programme qui inquiète les pourfendeurs de l’initiative ministérielle que la possibilité de raconter aux jeunes une histoire du Québec qui sorte du canon habituel » (page 52).

Ce dont la représentation du passé québécois souffre le plus, ce serait d’avoir été simplifiée à outrance, dé-historicisée et mythifiée. Même la commission Bouchard-Taylor, malgré son plaidoyer pour une réécriture de l’histoire québécoise en fonction de certaines valeurs universelles historicisées, n’a pas su complètement s’émanciper du grand récit de la survivance. Aucun événement ne révèle mieux le caractère sacré du grand récit national québécois que la Conquête de 1759, transformé, selon l’auteur, en un « épisode inviolable » que seuls quelques iconoclastes de la corporation ont osé aborder et qui intimide même les gouvernements. Décapée de son vernis nationaliste et une fois replacée dans la « normalité singulière » de l’expérience québécoise au sein de la plus large société canadienne, la Conquête cesse d’être un moment dramatique aux conséquences funestes pour devenir le point d’entrée dans une nouvelle phase, positive à certains égards, négative à d’autres, du développement de la province. Autrement dit, on a vu une rupture là où il y avait en réalité un passage.

Plus courte et plus technique, la seconde partie examine la condition actuelle du Québec. Quand on les regarde dans leur transversalité, les différents essais qui la composent possèdent un mérite indéniable, celui de nous rappeler que du brassage actuel des références culturelles au Québec il est sorti, il sort et il sortira toujours quelque chose de neuf, une nouvelle culture et, conséquemment, une nouvelle mémoire. Les sociétés, Létourneau a parfaitement raison là-dessus, n’existent et ne durent qu’en s’actualisant. Dans cette perspective, fixer une société particulière dans un état antérieur ou présent, c’est la tuer sous prétexte de la sauver. Assurément, en certains milieux intellectuels, on n’a pas encore pris pleinement acte des effets de la mondialisation, du brouillage des cultures populaires et savantes, des migrances littéraires et du plurilinguisme qui sont désormais à l’oeuvre au sein de la société québécoise. Au fond, que ça nous plaise ou non, Létourneau a peut-être raison lorsque, prenant appui sur les jeunes pour qui la nation demeure un référent immédiat, mais dont l’adhésion à celle-ci se fait désormais sur un mode plus individualiste et sporadique, il prétend qu’[e]xplorer les paramètres en émergence du postnationalisme, sans sombrer dans les voies de l’antinationalisme et sans négliger l’existence d’une intention nationale encore forte […] pourrait bien être le champ de réflexion le plus stimulant pour la pensée québécoise à venir » (page 229).

Cela dit, en lisant l’ouvrage, et plus précisément les quelques points d’histoire que l’auteur nous propose, on a parfois l’impression que les tensions se libèrent par la pure magie du langage, en mettant en évidence les préfixes (ex. : « (re)fondateur ») ou en créant des mots-valises (ex. : l’« enracinerrance »). À trop vouloir coller au réel, la langue finit par s’y envaser : elle se contente de dire tout haut la contingence. Une telle histoire qui s’abstient de trancher – et d’expliquer, car expliquer c’est toujours quelque part conclure – est-elle même bonne pour l’avenir ? Quelle société se consolerait d’avoir été trop longtemps décrite comme une nation empêchée au passé rempli d’échecs en se disant plutôt « bigarrée mais allumée, tronquée mais formée, désolidarisée mais emboitée » (page 130) ? Qualifier la relation entre Canadiens anglais et Canadiens français de « similarité distinctive » ou de « distinction ressemblante » (page 135) contribue-t-il vraiment à rapprocher les deux grands groupes nationaux au pays ? Les pots cassés de l’Histoire, les mots de l’historien suffiront-ils à les recoller ?

En fait, la représentation de l’histoire de Létourneau paraît largement modelée par ses procédés d’écriture et sa méthode, qui confinent parfois à la caricature. Tout doit-il, en histoire, être « glorieux » ou « honteux », « triomphant ou déprimant » ; la raison et la passion ont-elles toujours à loger dans des clans totalement opposés ; qui a déjà écrit que les Canadiens français n’étaient que des « observateurs passifs » ou des « pierrots serviles » ? Comme si, pour nous faire réaliser à quel point l’histoire est toujours faite de zones grises, il fallait d’abord la dépeindre en noir et blanc.

À la dialectique, dont il ne semble pas apprécier la violence des antithèses et les synthèses pompeuses, Létourneau préfère d’évidence l’oxymoron. L’évolution des sociétés contemporaines et la nature « dés-ordonnée », « in-cohérente » et in-attendue » (page 131) de la société québécoise appellent selon lui l’invention de nouveaux concepts :

Il faut les forger en alliant deux termes qui marquent une opposition mais qui, du fait de leur assemblage, créent une espèce de figure de « ré-union » plutôt déconcertante, voire surprenante, qui est de l’ordre de la conjugaison discordante, de l’unité dissenssuelle ou de l’amalgame désintégré

page 131

Tandis que les esprits chagrins versent sur elle toutes les larmes du monde, Jocelyn Létourneau nous invite pour sa part à normaliser cette condition, à institutionnaliser pour ainsi dire notre inachèvement, notre ambiguïté et notre indétermination. Dressée contre la représentation de la nation québécoise éternelle, une forme d’essentialisme, différente celle-là, hante de sorte l’ouvrage. En quoi, peut-on se demander, est-ce si différent de dire que la société québécoise est une nation empêchée et d’affirmer que le « Québec est une société souple et flexible, qui se reproduit à l’intérieur d’un cadre général où le démesuré, y compris l’interdiction, est désavoué et où le tempéré, y compris la concession, est apprécié » (page 99) ?

Les passés québécois et canadien comportent pourtant leurs moments aigres. Afin d’en neutraliser l’acidité, Létourneau les recouvre d’un épais badigeon de chaux. Les soulèvements de 1837 et 1838 deviennent ainsi des « incidents de parcours » (page 78) et la crise d’Octobre 1970, un « bruit éphémère du passé plutôt qu’événement signifiant de l’histoire par ses conséquences politiques » (page 137). Et sur ce terreau au pH équilibré, la fleur de l’identité postmoderne pourra enfin fleurir…

D’aucuns ne se priveront pas de railler le jovialisme qui règne dans le monde historico-politique de Jocelyn Létourneau. Pour ma part, avant toute chose, je me plais à y voir une tentative légitime, de la part d’un intellectuel courageux, d’accomplir la mission que Marc Bloch assignait naguère à l’histoire savante : aider les humains « à mieux vivre ». Toutefois, dans son entreprise de correction de la mémoire par l’histoire, l’historien pèche par ce que l’on pourrait appeler un radicalisme du compromis. La volonté de préserver l’ouverture du présent et le refus de voir le passé mis en bouteille ne doivent pas se transformer en pratique d’aseptisation du passé. La négation des extrêmes, ou à tout le moins leur refoulement dans les marges de l’histoire, aboutit à un réformisme tranquille qu’il est malaisé de ne pas assimiler à une défense du statu quo. L’ambivalence actuelle de la société québécoise, après tout, est un résultat et non pas un donné ; elle ne peut être vue comme essence qu’en aspirant du passé toute forme d’absolu.