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Rares sont les auteurs traitant des littératures francophones qui réussissent à conserver une posture scientifique dégagée de tout esprit de militantisme pour la cause de la francophonie littéraire, tout en ne déniant pas la réalité et la pertinence de cet objet d’étude ni les enjeux politico-culturels qui sont liés à la survivance et au développement de ces littératures dans les espaces concernés. François Provenzano en fait partie, et après un essai décapant intitulé Vie et mort de la francophonie, il propose dans cet ouvrage une approche sociologique originale, car comparative et synthétique, du développement des littératures de la francophonie périphérique aux xixe et xxe siècles.

Fondé sur une excellente connaissance des différentes analyses du discours sur la littérature dans les pays considérés, appuyé sur une réflexion théorique poussée qui frise parfois le discours jargonnant pour les non-spécialistes – heureusement, un index des notions les plus employées est offert aux lecteurs en fin d’ouvrage –, le livre de Provenzano propose une étude comparative en quatre phases des historiographies littéraires belge, suisse et québécoise. Phase d’émergence tout d’abord, au cours d’une période qui correspond à celle des affirmations nationales, y compris par la mise en évidence d’un corpus littéraire original dans les francophonies périphériques alors largement soumises à la domination du centre parisien. Dans un contexte teinté d’influences maurrassiennes, Belgique, Québec et Suisse romande sont alors dépendantes d’une « francodoxie » dominante qui veut que, hors du « classicisme » français et de la pureté de son expression littéraire, il n’y ait point de salut. Phase de rupture ensuite, lorsqu’il s’agit, durant la première moitié du xxe siècle, soit de s’affirmer en tant que périphérie par un discours d’avant-garde original, caractérisé par une défense de « l’art pour l’art » prônée par le mouvement de la Jeune Belgique et valorisée dans sa quête d’autonomie par Francis Nautet, soit de prendre ses distances parfois de manière ambiguë « entre la France et nous », comme le proclame l’éditeur québécois Robert Charbonneau et son entourage au sortir de la Seconde Guerre mondiale, soit, enfin, de miser sur un lien fort entre littérature et politique identitaire. Celui-ci s’incarne en Suisse romande dans la personnalité et l’oeuvre de Gonzague de Reynold et perdure en un « esprit suisse », sensible dans l’institution de la Défense nationale spirituelle, qui influence le champ culturel helvétique jusqu’au milieu des années 1960. Puis, succède une phase d’institutionnalisation, qui prend corps à partir du milieu du xxe siècle lorsque l’émergence de la francophonie littéraire puis institutionnelle facilite la reconnaissance des productions littéraires périphériques désormais défendues et illustrées par des critiques établis dans le milieu académique, ou des ouvrages de synthèse qui ambitionnent non seulement de faire le point, mais également de promouvoir au-delà des frontières nationales ce véritable « patrimoine francophone ». Phase de déclassement enfin, très contemporaine, qui voit un discours métalittéraire se développer en prenant pour objet ces institutions du champ périphérique, dont plusieurs études récentes permettent désormais de comprendre le fonctionnement intérieur et les enjeux socioculturels qui les sous-tendent.

L’ouvrage de François Provenzano est susceptible d’intéresser des publics différents. Tout d’abord, ceux qui chercheront à se documenter, au fil des quatre phases déterminées, sur les détails du discours d’escorte qui porte sur la progression des champs littéraires belge, suisse romand et québécois ne seront pas déçus. L’essentiel des ouvrages et articles constituant ce discours est minutieusement répertorié, présenté et replacé dans son contexte d’émergence, sans que jamais l’on ne se perde dans le détail superflu. Certes, quelques précisions seront exigées par les spécialistes de chaque champ littéraire considéré, ou quelques nuances ou détails auraient été souhaitables dans la mise en perspective des conditions de possibilité du développement du fait politico-culturel francophone, mais l’ampleur de la démarche comparatiste rendait nécessaire la synthèse du propos. Qui voudra en savoir davantage pourra le faire par l’intermédiaire d’un appareil critique complet et bien présenté.

Sur un autre plan, de nombreux lecteurs seront certainement attirés par l’espoir de trouver dans cet essai les modalités concrètes d’une approche comparée de l’histoire des littératures francophones. Concordances, discordances, examens synoptiques, mise en évidence des rôles des réseaux qui relient et structurent les champs étudiés, détermination de points de divergences irréductibles dans l’évolution de l’histoire sociodiscursive de ces littératures, etc. : la comparaison est réfléchie et poussée, sans jamais être forcée, et elle conduit la démonstration de l’auteur au fil des trois principaux chapitres-phases qu’il découpe pour montrer l’évolution d’une historiographie de la littérature, aujourd’hui largement dévaluée par les nouveaux enjeux du discours scientifique métalittéraire. Celui-ci ne vise en effet plus tellement, dans sa mise en intrigue des historiographies littéraires, les objectifs esthético-culturels ou politico-nationalistes qui ont longtemps prévalu. La primauté est désormais largement donnée aux buts scientifiques et savants d’un discours analytique qui veut déconstruire et comprendre le fonctionnement socio-institutionnel et idéologique de ces littératures.

En cela, l’essai de François Provenzano participe de ce mouvement qui permet d’ouvrir les historiographies périphériques francophones vers d’autres horizons méthodologiques et des perspectives plus larges. Par l’étude des réseaux structurant les corpus littéraires nationaux et internationaux, des transferts qui agissent entre communautés littéraires multiples et interpénétrées, par le recours accentué aux méthodologies inspirées de l’histoire plutôt que de la rhétorique, l’historiographie littéraire périphérique prend résolument ses distances vis-à-vis de toute francodoxie et s’ouvre à de nouvelles frontières, aux dimensions globalisées, en s’appuyant sur l’analyse primordiale de la communication littéraire. Le plaidoyer conclusif de François Provenzano pour un nouveau modèle d’analyse historiographique du littéraire émanant de périphéries francophones innovantes et dégagées du poids longtemps paralysant de la francodoxie est stimulant et séduisant, et l’on ne demande qu’à le suivre sur cette voie pleine de promesses.