Corps de l’article

Au Québec, l’image se généralise dans les quotidiens d’information à la fin des années 1880, d’abord essentiellement en première page, mais aussi dans le supplément illustré du samedi, dont la présentation plus soignée rappelle parfois celle du magazine, dans une version plus populaire. Entre 1880 et 1914, plusieurs catégories de dessin de presse se côtoient dans le journal[2], parmi lesquelles la caricature, le dessin d’actualité et le portrait constituent les trois genres les plus exploités. Les couvertures illustrées des suppléments de fin de semaine, les illustrations des romans-feuilletons, qui obéissent davantage aux règles de l’illustration littéraire, et les publicités, qui comportent souvent une partie graphique, forment une autre part importante du dessin de presse. Stricto sensu, les dessins didactiques (graphiques, schémas, cartes) et les jeux dessinés (rébus, labyrinthes) peuvent être ajoutés à cette liste, quoique la dimension créatrice reste souvent peu marquée. Sur le plan technique, tous ces dessins entrent dans la catégorie du dessin de presse[3]. Ensemble, ils forment l’identité visuelle du journal. Au début du xxe siècle, une autre forme graphique fait son apparition : la bande dessinée humoristique, un genre fortement lié au dessin d’actualité et à la caricature, car souvent produit par les mêmes dessinateurs. L’existence de la bande dessinée humoristique au Québec est toutefois éphémère : apparue en 1904, elle disparaît entre 1908 et 1910, lorsque les créations locales sont progressivement remplacées par des importations d’origine américaine (distribuées par les services de diffusion des syndicates[4]), puis par des importations françaises, beaucoup moins coûteuses puisqu’elles n’ont pas à être traduites. Cette brève période de six années couvre à la fois le début et le déclin de la bande dessinée humoristique canadienne-française dans les quotidiens du Québec. Cette production forme un patrimoine immense, d’une richesse et d’une diversité largement sous-estimées. Une partie importante de ce corpus a d’ores et déjà été numérisée par les soins de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et mise en ligne sur le site de l’institution[5]. Cet article se propose de dresser un premier bilan des perspectives qui s’offrent au chercheur pour mieux connaître cette période fertile de l’histoire des arts graphiques.

État des recherches au Québec

Dans le domaine de l’histoire de l’art, Mira Falardeau s’est très tôt intéressée à la question de l’humour visuel au Québec, d’abord à travers l’histoire de la bande dessinée, qu’elle a explorée dans un mémoire de maîtrise (1978) et une thèse de doctorat (1981) adaptés sous la forme d’un premier ouvrage de synthèse, puis d’un second plus développé[6]. Entre les deux, plusieurs articles ont été publiés dans la presse spécialisée[7]. Dans son livre le plus récent, elle retrace l’histoire de cet art au Québec, depuis les histoires en images publiées dans la presse au xixe siècle jusqu’aux bandes dessinées diffusées sur internet au début du xxie siècle. Les deux premiers chapitres – l’un consacré aux histoires en images dans la presse satirique du xixe, ancêtres de la bande dessinée, et l’autre à la naissance de la bande dessinée de langue française au début du xxe siècle – rejoignent directement nos intérêts. Nonobstant quelques erreurs de noms et de dates, la principale qualité de cet ouvrage est d’offrir la première synthèse sur le sujet, raison pour laquelle il prend essentiellement la forme d’une énumération chronologique d’oeuvres et constitue, à ce titre, un travail préliminaire essentiel, appelant à des études plus ambitieuses sur le sujet et à une réflexion sur les particularités de cette forme d’art graphique au sein de la culture québécoise. Les caricatures de presse, qui ont constitué un jalon important dans la naissance de la bande dessinée au Québec (les dessinateurs des premières bandes dessinées du début du xxe siècle étant souvent des caricaturistes), ont également retenu l’attention de Falardeau. Avec Robert Aird, elle a publié une Histoire de la caricature au Québec (2009), là encore première véritable synthèse sur le sujet. L’ouvrage se présente comme un panorama général, retraçant l’évolution de la production depuis son apparition au xviiie siècle et ouvrant, lui aussi, d’innombrables pistes de recherche. Les rapports établis par ces auteurs entre bande dessinée et caricature suggèrent l’intensité des liens développés entre ces deux disciplines et les connexions qui pourraient être établies grâce à de nouvelles recherches.

Cette proximité entre caricature et bande dessinée se reflète dans d’autres études, notamment monographiques. Dans l’ouvrage Albéric Bourgeois, caricaturiste de Léon A. Robidoux[8], le terme « caricaturiste » utilisé dans le titre désigne en réalité l’ensemble des dessins d’humour de Bourgeois, y compris les bandes dessinées (« Les aventures de Timothée », « Les aventures de Ladébauche », etc.) et les illustrations de ses chroniques (« Les voyages de Ladébauche »). Dans les faits, Robidoux établit bien une distinction entre les différentes formes d’humour graphique exploitées par l’artiste, mais les frontières restent floues, tant les liens tissés par Bourgeois entre ces différents moyens d’expression semblent étroits au début du xxe siècle.

Rares sont les autres représentants de la bande dessinée humoristique de cette période à avoir fait l’objet d’études. Le cas de Joseph Charlebois, créateur en 1904 de la série « Le père Ladébauche » – un personnage apparu en 1878 dans les caricatures d’Hector Berthelot –, a récemment été étudié par Sara Richard[9]. Le terme « caricaturiste » est ici choisi pour définir la profession de l’artiste, ce qui est cohérent, car Charlebois ne revient pas, après Ladébauche, à la bande dessinée. De plus, l’ensemble de son oeuvre est désigné par la formule « production satirique illustrée », ce qui reflète bien là encore la réalité graphique, les bandes dessinées parues dans les quotidiens d’information entre 1904 et 1910 constituant effectivement une forme de dessin satirique.

Discours fondamentalement hybride, convoquant simultanément le textuel et le visuel, la bande dessinée a aussi éveillé l’intérêt des chercheurs en études littéraires. Sylvain Lemay a apporté une importante contribution avec sa thèse de doctorat intitulée Le printemps de la bande dessinée québécoise, 1968-1975[10]. Si le corpus traité par l’auteur cible principalement des oeuvres de la seconde moitié du xxe siècle, le troisième chapitre, intitulé « Prolégomènes pour une étude de la bande dessinée au Québec », est en réalité consacré à l’évolution de cet art au xixe et dans la première moitié du xxe siècle. De fait, plusieurs autres études ont été publiées sur l’histoire de la bande dessinée au Québec et au Canada, mais la majeure partie se consacre à la production de la seconde moitié du xxe siècle. Sans travailler sur la bande dessinée, Micheline Cambron, spécialiste de la presse québécoise des xixe et xxe siècles, a également livré plusieurs réflexions sur les liens entre humour, presse et politique au Québec, notamment dans l’étude de cas consacrée au personnage de Ladébauche. Elle y examine les mécanismes identitaires qui se sont cristallisés autour de cette figure populaire perçue comme « […] à la fois un personnage, une signature, une image aussi, puisqu’on le retrouve dans des caricatures, des bandes dessinées, des illustrations. Ses multiples avatars, entre 1878 et 1957, témoignent de sa popularité auprès d’un public large, dans la longue durée[11] ».

Le travail du spécialiste Michel Viau doit également être mentionné, notamment son Répertoire des publications de bandes dessinées au Québec, des origines à nos jours, dans lequel il associe, dès les premières lignes, la bande dessinée à une forme littéraire : « De tous les grands mouvements littéraires apparus au xxe siècle, la bande dessinée est sans conteste celui qui rejoint le plus vaste auditoire[12] ». Outil remarquable, cet ouvrage recense, d’une façon méthodique et proche de l’exhaustivité, l’ensemble des titres parus dans la province depuis le xixe siècle. Viau est aussi, pour la période qui concerne nos propres recherches, l’auteur de l’article « Grande presse et petits bonshommes. La naissance de la BDQ »[13]. Il y livre en annexe un « Répertoire chronologique des bandes dessinées québécoises publiées dans les quotidiens montréalais La Patrie et La Presse entre 1904 et 1909 », qui constitue un outil de référence essentiel à nos dépouillements. Viau a aussi dirigé, avec John Bell, le site Internet « Au-delà de l’humour. L’histoire de la bande dessinée au Canada anglais et au Québec » (2002), un projet soutenu et hébergé par Bibliothèque et Archives Canada. L’objectif de ce site était de « recense[r] les traditions de la bande dessinée de langue française et de langue anglaise au Canada ainsi que les diverses formes qu’a prises la bande dessinée au pays[14] », par plusieurs articles généraux, mais bien documentés et généreusement illustrés. Cette contribution constitue aujourd’hui encore un beau tribut à l’histoire de la bande dessinée, accessible avec une grande facilité.

La question de la presse – premier support de la bande dessinée – et, plus précisément, la question de son émergence, de son évolution, de ses discours et de ses techniques de reproduction de l’image reste au coeur de toute recherche sur cette forme d’humour graphique. À cet effet, l’ouvrage La presse québécoise de 1884 à 1914. Genèse d’un média de masse de Jean de Bonville reste, spécialement pour la période traitée, un outil de référence favorisant une certaine compréhension de l’environnement de travail, social, économique et technique du dessinateur[15]. L’état des recherches et la bibliographie disponible à ce jour montrent bien que la bande dessinée constitue un objet culturel au croisement de plusieurs disciplines : l’histoire de l’art, l’histoire de la littérature et l’histoire de la presse[16].

Du dessin d’humour à la bande dessinée

Comme le rappelle Sylvain Lemay, « [l]es premiers exemples de récits en images, de caricatures et d’utilisation du phylactère sont avant tout politiques dans les premières décennies du Régime anglais[17] ». George Townshend, officier du général Wolfe, est ainsi célèbre pour avoir, en 1759, réalisé au dessin et à l’aquarelle la première suite de caricatures répertoriées à ce jour[18]. Or, dans certains de ses dessins, Townshend introduit déjà l’usage du phylactère, rédigé en anglais. Selon Michel Viau, la première bande dessinée voit cependant le jour sur une affiche publicitaire anonyme intitulée « À tous les électeurs », réalisée à Québec en 1792 : on y retrouve le découpage de la page en cases et l’utilisation des phylactères, deux éléments caractéristiques de la bande dessinée[19]. De son côté, William Augustus Leggo est bien connu pour avoir dessiné la première caricature à utiliser des phylactères en langue française. Cette gravure sur bois intitulée « La ménagerie annexioniste [sic] », par ailleurs assez mal reproduite, paraît dans le Journal de Québec (18 janvier 1850)[20]. À la même époque, la presse satirique commence à diffuser des histoires en images, comme celle, attribuée à Jean-Baptiste Côté, narrant les aventures du fonctionnaire Baptiste Pacôt dans La Scie (16 mars 1866)[21]. Le Charivari canadien est sans doute l’un des premiers journaux à publier, au cours de ses six mois d’existence, la première histoire en images à suivre[22] : il s’agit des cinq épisodes de « La vie d’étudiant » signés du pseudonyme Nemo et publiés de façon irrégulière (17 juillet – 4 septembre 1868), en alternance avec des caricatures d’inspiration politique. Cette série est ensuite remplacée par « Vie de crosseur », en un seul épisode (9 octobre 1868). Parallèlement au développement de ces histoires en images, le phylactère apparaît dans les dessins d’humour et les publicités de façon ponctuelle tout au long de la seconde moitié du xixe siècle.

En réalité, il reste délicat d’identifier la date exacte d’apparition de la bande dessinée au Québec, même si la question de la filiation avec les dessinateurs du début du xxe siècle reste posée. D’une part, ce moment varie selon la définition que chaque auteur donne à la bande dessinée. Sylvain Lemay remarque avec justesse qu’« [i]l y a donc la première bande dessinée québécoise muette, la première bande dessinée québécoise à faire usage du ballon, la première bande dessinée publiée dans les quotidiens, la première bande dessinée publiée en revue, etc. On a parfois l’impression d’en perdre son latin[23] ». D’autre part, la réédition de planches d’origine française rend parfois cette identification délicate[24]. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans les quotidiens d’information de la première décennie du xxe siècle que cet art connaît un essor significatif. Selon Jean Véronneau, environ 800 planches de bandes dessinées ont été publiées dans la presse francophone entre 1904 et 1910, dont la moitié à La Presse et La Patrie[25].

Les pionniers de la bande dessinée au Québec

C’est en effet dans les pages de La Presse et de La Patrie, plus spécialement dans les suppléments du samedi entre 1904 et 1910, que la bande dessinée francophone voit véritablement le jour au Québec. Outre J. Bouin, Arthur LeMay, Maurice Gagnon, Th. Bisson, Auguste Charbonnier, H. Samelart et Joseph Charlebois, dont les réalisations sont quantitativement moins significatives, les quatre principaux contributeurs de cette phase d’expérimentation semblent être René-Charles Béliveau, Raoul Barré, Albéric Bourgeois et Théophile Busnel. Qui sont ces hommes ?

René-Charles Béliveau (1872-1915), le plus âgé des quatre, est issu d’une famille montréalaise fortunée. En 1890, il part étudier la peinture à Paris. En 1893, il fréquente l’Académie Julian et entre à l’École des beaux-arts, où il intègre l’atelier de Jean-Léon Gérôme. Selon David Karel, il séjourne dix ans en France, où il épouse une Française, Camille Monnier[26]. Dès son retour à Montréal en 1900, il se fait connaître comme peintre, notamment paysagiste et portraitiste. La même année, il débute au salon de l’Art Association of Montreal et développe progressivement une activité de peintre de décoration murale. Recruté par La Patrie, il publie d’abord quatre planches muettes intitulées « Histoire sans parole » (27 février – 26 mars 1904), puis une autre intitulée « Pourquoi la famille Peignefort mangea maigre le jour de Pâques » (2 avril 1904), avant de créer et animer les 66 planches (avec phylactères) des aventures cocasses de « La famille Citrouillard » (23 avril 1904 – 16 septembre 1905, figure 1), auxquelles s’ajoutent six planches conjointes avec Bourgeois et Busnel[27]. En mars 1905, Béliveau lance une nouvelle série, « Le père Nicodème », dont l’interruption rapide suggère un manque de succès (11 – 25 mars 1905). Par la suite, « La famille Citrouillard » est reprise par Théophile Bisson, puis Théophile Busnel. Pionnier de la bande dessinée, Béliveau quitte La Patrie en septembre 1905 et ne semble pas revenir ensuite à cette forme d’expression.

Raoul Barré (1874-1932) est également issu d’une famille bourgeoise montréalaise. Après avoir étudié la peinture à l’Institut du Mont Saint-Louis, il s’installe à Paris en 1891. Son nom apparaît dans le registre des copistes du Louvre en 1895. Il fréquente ensuite, de 1896 à 1900, l’atelier de Jean-Paul Laurens à l’Académie Julian et l’École des beaux-arts[28]. Au cours de cette période, il collabore à la revue satirique Le Sifflet, publiée à Paris entre février 1898 et juin 1899[29]. À son retour à Montréal, Barré partage son activité entre illustration, caricature, dessin publicitaire et peinture, domaine dans lequel il se fait connaître comme un représentant du postimpressionnisme. En 1900, aux côtés d’Henri Julien et d’Henry Sandham, il participe à l’illustration de l’édition de luxe de La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand, le fondateur de La Patrie en 1879. À la même époque, Barré commence à collaborer au Monde illustré et surtout à La Presse, où il signe une chronique humoristique intitulée « En roulant ma boule », qui oscille entre histoires en images (dans lesquelles apparaît parfois un phylactère) et caricatures. Une sélection de ces dessins, sur le thème des préparatifs des célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, est rééditée dans l’album du même nom, publié chez le libraire-éditeur Cornélius Déom en 1901. Le 20 décembre 1902, Barré publie « Pour un dîner de Noël », une bande dessinée muette qui fait date par sa division en huit cases parfaitement définies. En 1903, il s’installe à New York, d’où il fait parvenir à La Patrie les 60 planches de sa série bihebdomadaire : « Les contes du père Rhault » (16 juin 1906 – 31 octobre 1908, plus une le 17 avril 1909, figure 2). Après l’arrêt de sa série, Barré se consacre avec succès à la réalisation de dessins animés aux États-Unis.

Figure 1

Albéric Bourgeois, « Les aventures de Timothée » (haut) et René-Charles Béliveau, « La famille Citrouillard » (bas), La Patrie, 31 décembre 1904, p. 13. BAnQ

Albéric Bourgeois, « Les aventures de Timothée » (haut) et René-Charles Béliveau, « La famille Citrouillard » (bas), La Patrie, 31 décembre 1904, p. 13. BAnQ

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Figure 2

Raoul Barré, « Les contes du père Rhault », La Patrie, 25 août 1906, p. 12. BAnQ

Raoul Barré, « Les contes du père Rhault », La Patrie, 25 août 1906, p. 12. BAnQ

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Albéric Bourgeois (1876-1962) est le plus célèbre représentant de ce groupe. Son père, Pierre Bourgeois, est typographe à La Patrie. Le jeune Albéric se forme au dessin et à la peinture à l’école de la Société des arts et à celle du Conseil des arts et manufactures de Montréal, où il suit les cours des peintres Edmond Dyonnet, Charles Gill et Joseph Saint-Charles. De 1898 à 1901, il fréquente la classe du peintre William Brymner à l’école de l’Art Association of Montreal. Ne parvenant pas à vivre de sa peinture, Bourgeois déménage en 1900 ou 1901 pour Boston, où il se forme à l’illustration auprès d’un dessinateur mal identifié, du nom de J. L. France[30]. Il entre au Boston Post où il crée sa première série de bandes dessinées intitulée « The Education of Annie » (c.1902-1903)[31]. En octobre 1903, Bourgeois accepte l’offre d’emploi d’Israël Tarte, le propriétaire de La Patrie, et revient à Montréal. D’autres illustrateurs travaillent à La Patrie à la même époque, tels Napoléon Savard, Jobson Paradis ou encore Georges Latour, mais leur travail se limite à la réalisation des couvertures illustrées et au dessin d’actualité : chacun a sa spécialité. Les premiers mois, Bourgeois signe uniquement des caricatures. Puis, en janvier 1904, il lance sa propre bande dessinée humoristique : « Les aventures de Timothée » (50 planches, 30 janvier 1904 – 25 février 1905, figure 1). La même année, il participe à l’illustration collective du roman de Rodolphe Girard, Marie Calumet, aux côtés des dessinateurs de presse les plus actifs de l’époque[32]. En février 1905, il entre à La Presse, laissant Timothée à la plume de Théophile Busnel[33]. Bourgeois reprend la bande dessinée « Le père Ladébauche » (deux planches en février), héritée de Joseph Charlebois, qu’il transforme le 12 août 1905 en une chronique satirique illustrée qui débute avec le thème des « Voyages du père Ladébauche » (figure 3). Par la suite, Ladébauche revient très régulièrement sous forme de bande dessinée. En parallèle, Bourgeois crée ses propres séries de bandes dessinées, centrées pour la plupart sur le monde de l’enfance : « Toinon », puis « Toinon et Polyte » (108 planches, 1905-1909, figure 3), « Les fables du parc Lafontaine » (31 planches irrégulières, 1906-1908), « L’histoire du Canada pour les enfants » (23 planches, 1907-1908), « Le petit monde » (3 planches, 1908), « Lili » (2 planches, dont une en commun avec « Toinon et Polyte », 1909), « Monsieur Distrait » (3 planches, 1909), « Les animaux savants » (8 planches, 1909), « Pitou et son grand-papa », puis « Pitou », puis « L’éducation de Pitou » (12 planches, 1909 et 1911). Les personnages de ces différentes séries se croisent parfois, particulièrement les jours de fête, comme le 24 novembre 1906 ou le 23 juin 1907, lorsque Ladébauche rejoint Toinon et Polyte pour célébrer la Sainte-Catherine ou la Saint-Jean-Baptiste. Tout au long de cet âge d’or, Bourgeois – qui signe parfois du pseudonyme de Marius – apparaît de loin comme le dessinateur le plus prolifique du groupe. À cause de la généralisation des importations, Bourgeois renonce à la bande dessinée pour se consacrer à la caricature et à ses chroniques satiriques. Il reste à La Presse jusqu’à sa retraite en 1957, soit pendant plus de 50 ans[34].

Théophile Busnel (1882-1908), émigré français originaire de Bretagne, se présente comme le plus jeune représentant de ce groupe[35]. Il débarque au Canada en 1904, à l’âge de 22 ans[36]. Il sait dessiner à son arrivée, comme le suggère son recrutement par le journal La Patrie dès le mois de décembre 1904. À ce moment, Bourgeois et Béliveau se partagent la conception des planches de bandes dessinées humoristiques au sein du quotidien. Busnel signe sa première planche dans le numéro de Noël 1904. Il s’agit d’une case unique – une grande composition, plus proche de la caricature que de la bande dessinée – dans laquelle il réunit tous les héros du journal autour d’un grand sapin : Timothée, éternellement maladroit et malchanceux, discute avec Sophronie, sous le regard de sa future belle-mère, en compagnie des trois membres de la famille Citrouillard[37]. L’arrivée de Busnel préfigure probablement le départ de Bourgeois pour La Presse. Busnel commence sans doute à travailler le personnage de Timothée sous la houlette de son créateur, Bourgeois, raison pour laquelle les deux dessinateurs signent les aventures de Timothée en alternance jusqu’à la fin du mois de février 1905.

Figure 3

Albéric Bourgeois, « Les voyages de Ladébauche » (haut) et « Toinon et Polyte » (bas), La Patrie, 16 juin 1906, p. 4. BAnQ

Albéric Bourgeois, « Les voyages de Ladébauche » (haut) et « Toinon et Polyte » (bas), La Patrie, 16 juin 1906, p. 4. BAnQ

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Figure 4

Théophile Busnel, « Les farces du petit cousin Charlot », La Presse 11 mars 1905, p. 13. BAnQ

Théophile Busnel, « Les farces du petit cousin Charlot », La Presse 11 mars 1905, p. 13. BAnQ

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Figure 5

Théophile Busnel, « Les nouvelles aventures de Timothée », La Patrie, 12 octobre 1907, p. 12. BAnQ

Théophile Busnel, « Les nouvelles aventures de Timothée », La Patrie, 12 octobre 1907, p. 12. BAnQ

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Selon les lois alors en vigueur en Amérique du Nord, les personnages créés restent la propriété du journal et non de l’illustrateur. Du 11 au 25 mars 1905, il lance sa propre série, intitulée « Les farces du petit cousin Charlot » (figure 4), mais seules trois planches sont publiées. Par la suite, Busnel se concentre sur Timothée, qui reste le grand héros de La Patrie et qu’il fait fortement évoluer sur le plan stylistique (figure 5). Il dessine aussi des caricatures et réalise quelques couvertures pour le supplément du samedi, comme celle du 26 mai 1906, fortement marquée par le style « Art nouveau ». En parallèle, il produit une étonnante série d’illustrations pour le roman Le débutant du journaliste Arsène Bessette[38]. Atteint de la tuberculose, Busnel décède très jeune, en 1908. Après le décès de Busnel et le départ de Barré, La Patrie semble renoncer à la bande dessinée[39], tandis qu’à La Presse, le genre se pratique encore plusieurs années, essentiellement grâce à Albéric Bourgeois.

Cette rapide description du parcours de ces quatre dessinateurs – dont les patronymes commencent étonnamment tous par la lettre B – met en lumière la diversité de leurs origines, de leurs formations, de leurs voies d’accès et de leurs parcours respectifs. Laurier Lacroix remarque :

L’influence de la presse illustrée, la popularité de la photographie et les progrès techniques dans le domaine de l’impression multiplient les passerelles entre l’art savant et un art de consommation plus populaire. […] Une nouvelle génération de jeunes artistes canadiens-français émerge durant la décennie 1890, prête à occuper et même accroître la place que leur consent la société canadienne[40].

Cette question des « passerelles entre l’art savant et un art de consommation plus populaire », pour reprendre la formule de Laurier Lacroix, reste à explorer dans le domaine de la presse. Les planches de bandes dessinées de ces jeunes artistes reposent toutes sur une forme d’humour absurde : la question du lien de cette production avec la satire graphique et la caricature – que tous pratiquent en parallèle – demeure à étudier. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir les planches de bandes dessinées, les caricatures et même les couvertures en couleurs d’un numéro s’inspirer des mêmes événements ou du même calendrier : étrennes du jour de l’An, fête de Pâques, cabane à sucre, blagues du 1er avril, fête de la Saint-Jean, déménagements du 1er mai[41], fête de Noël, mais aussi élections politiques, actualité sportive, etc. Par ailleurs, Béliveau, Barré et Bourgeois – l’information ne peut pas être confirmée pour Busnel – dessinent parfois des jeux ou des publicités[42]. Enfin, tous ces dessinateurs ont illustré, seuls ou collectivement, des romans ou des recueils de contes du terroir. Ils ont aussi pratiqué la peinture ou l’aquarelle, avec plus ou moins de succès critique. La production de Bourgeois, chez qui le personnage de Ladébauche s’exprime dans la bande dessinée, mais aussi la caricature, les chroniques illustrées et les jeux dessinés, suggère l’existence d’un discours graphique largement polymorphe[43]. La production de ces jeunes artistes pose ainsi la question du dialogue entre ces différentes formes d’art. Peinture, illustration, caricature, publicité, bande dessinée, écriture : il serait pertinent de creuser les liens établis entre ces pratiques pour évaluer la nature du dialogue et préciser l’impact qu’elles ont pu avoir les unes sur les autres.

Les quatre artistes évoqués dans cette étude sont, il est vrai, relativement jeunes : Béliveau, le plus âgé, a 30 ans en 1904 et Busnel, le benjamin, seulement 22 ans. Grâce aux tirages élevés, la pratique des diverses formes de dessins de presse – illustration, caricature, bande dessinée, voire jeu et publicité – leur offre une visibilité accrue. Mais comment, justement, connaître leurs véritables motivations ? Quelles raisons les amènent ainsi à circuler d’un support à l’autre ? Même si ce fut parfois le cas, il serait sans doute simpliste de réduire ces expériences à des pratiques alimentaires ou opportunistes, endurées par de jeunes artistes en quête de reconnaissance. La formation spécifique et l’exceptionnelle longévité de Bourgeois dans le milieu de la presse prouvent qu’il peut aussi s’agir d’un véritable choix de carrière.

De telles interrogations posent par ailleurs la question des réseaux (artistiques, journalistiques, littéraires, éditoriaux) et, plus spécialement, des réseaux de recrutement. Comment, par exemple, un jeune émigré sans réputation comme Théophile Busnel parvient-il, seulement quelques mois après son arrivée au Québec, à se faire recruter par l’un des deux principaux quotidiens francophones de Montréal ? Force est de constater notre méconnaissance de ces hommes, de leurs itinéraires particuliers et, de façon générale, de leur production et de leur carrière. Notre ignorance grandit lorsqu’il s’agit aussi d’identifier et de reconstituer un phénomène collectif comme a pu l’être cet âge d’or de la bande dessinée au Québec entre 1904 et 1910. Pour une période si courte, il pourrait sembler simple de retracer les parcours de ces quelques individus, somme toute peu nombreux et actifs au sein de deux journaux seulement. Pourtant, l’essentiel reste à écrire, même pour Bourgeois dont le nom est resté fameux en raison de l’exceptionnelle longévité de sa carrière. La situation se complexifie encore davantage si les autres quotidiens de l’époque, francophones ou anglophones, sont intégrés à ce type d’étude. Le corpus prend dès lors une ampleur qui complique toute volonté de reconstitution globale du phénomène et appelle à la constitution de projets de recherche concertés.

De l’adulte à l’enfant

Les premiers personnages se succédant dans les bandes dessinées de ces journaux, comme le dandy Timothée, le père Ladébauche, la famille Citrouilllard ou le roublard Zidore (figure 6), sont des adultes hauts en couleur, aux sens figuré et propre, puisque les planches de bandes dessinées sont, comme les couvertures, reproduites en deux, puis trois et enfin quatre couleurs[44]. Par les thèmes abordés, ces bandes dessinées reflètent les changements qui secouent alors la société québécoise, tels l’urbanisation, les progrès techniques et l’immigration. Les personnages mis en scène incarnent des types (tempéraments, types sociaux) inspirés de la caricature, comme le suggère le physique de Timothée, avec sa petite taille, son nez difforme et sa préciosité.

Figure 6

Albéric Bourgeois, « Zidore » (haut) et « Toinon » (bas), La Presse, 29 avril 1905, p. 13. BAnQ

Albéric Bourgeois, « Zidore » (haut) et « Toinon » (bas), La Presse, 29 avril 1905, p. 13. BAnQ

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Une seconde vague de personnages fait rapidement son apparition, tant et si bien qu’une grande partie de cette production vouée au comique va se développer autour d’une thématique bien différente : le garnement. Bourgeois et Busnel semblent être les premiers à se pencher sur ce thème innovant, un sujet inédit de l’humour visuel au Québec, probablement inspiré par les bandes dessinées américaines à succès, notamment « The Katzenjammer Kids » de Rudolph Dirks et « Buster Brown » de Richard Felton Outcault. Le 11 mars 1905, Bourgeois inaugure à La Presse la série consacrée aux aventures de « Toinon » (figures 3 et 6). Le même jour, Busnel lance dans La Patrie le premier épisode des « Farces du petit cousin Charlot » (figure 4). La concertation entre les deux dessinateurs, dont Albert Laberge a décrit la profonde amitié, semble évidente, quoiqu’aucun élément ne permette à ce jour de confirmer cette hypothèse et que, sur les plans esthétique et narratif, chacun emprunte une voie différente[45]. Divers galopins tous plus imaginatifs et indisciplinés les uns que les autres succèdent à ces pionniers d’un genre inédit au Québec. Cet attrait pour le monde de l’enfance – à une époque où il n’existe pas encore d’imprimés ludiques spécialement destinés à la jeunesse canadienne-française – distingue les aventures de Toinon et Charlot de celles de Timothée et Ladébauche.

Ces séries, qui mettent en scène de jeunes garçons facétieux, suggèrent-elles un effort d’adaptation à un lectorat plus jeune ? Il est vrai que La Presse offre, dès 1904, des rubriques officiellement destinées à la jeunesse, sous le titre « La ruche enfantine », rebaptisé en 1905 « La famille de Grand-Papa ». Imitant son concurrent, La Patrie lance à la même époque la rubrique intitulée « Le coin des enfants », qui devient peu après « Nos chéris ». Ces sections, généralement non illustrées, incluent dans un premier temps une demi-page de bandes dessinées humoristiques. À La Presse, il s’agit des aventures du père Ladébauche et, à La Patrie, celles de Timothée. Thématiquement mal adaptées, ces premières planches sont rapidement séparées de la page pour la jeunesse, mais elles ne cesseront ensuite jamais de s’en rapprocher, puis de s’en éloigner, laissant deviner une distinction floue, voire une hésitation, entre ces deux sections et lectorats du journal. Annie Renonciat rappelle que :

L’inscription de la bande dessinée dans le champ des productions pour l’enfance et la jeunesse s’est amorcée avec Töpffer : dessinant ses premières « histoires folles » sans projet de publication, il fit de ses collégiens ses premiers lecteurs. Mais quand il envisagea ultérieurement de les publier, réfléchissant alors à la question théorique et pratique de leurs destinataires, ces « histoires en estampes » lui parurent adaptées plus largement à toutes les catégories de population peu familières de la littérature et de l’art savants et, à ce titre, particulièrement réceptives aux images : non seulement l’enfant mais aussi « le peuple », que les mentalités du premier xixe siècle confondaient dans une même identité[46].

Au Québec, ces bandes dessinées pionnières décrivent une société moderne, dans laquelle les familles – composées de figures parentales et de seulement un ou deux enfants – vivent en ville, dans un milieu aisé, voire bourgeois, ce qui peut surprendre considérant le fait que les lecteurs de La Presse et La Patrie sont majoritairement issus du milieu ouvrier. Évoquant l’ensemble des planches parues en 1904 et 1909, Jean Véronneau note que les personnages adultes ne sont d’ailleurs jamais mis en scène sur leur lieu de travail ou même en relation avec leur employeur, et donc dans un rapport d’autorité. Pour autant, loin de constituer un discours édifiant, il souligne également que les questions nationalistes et religieuses sont évacuées des récits : « [n]otre lecture de cet ensemble de planches n’a relevé la présence d’aucun curé, d’aucune prière (même chez le héros-enfant), ni représentation graphique de crucifix ou d’église[47] ». De fait, ces séries ciblent autant les préoccupations des adultes (vie domestique, activités sociales, loisirs urbains) que celles des plus jeunes (jeux, bêtises, gourmandises, lutte contre l’autorité), deux catégories du lectorat qui semblent confondues en une même entité. Selon Michel Verrette, 74 % des francophones du Québec sont alphabétisés au cours de la décennie 1890-1899. Ce taux atteint 90 % après 1900[48]. Cette généralisation, en apparence rapide, de l’accès à la lecture ne doit pas faire oublier qu’une partie de la population adulte ne sait toujours pas lire et qu’une autre lit, mais avec difficultés. La confusion des lectorats suggérée par la mobilité des planches dans le journal et par les sujets abordés par les dessinateurs résulte peut-être de cette situation. Dans une diatribe contre la bande dessinée parue en 1906, l’abbé Camille Roy écrit : « ces gestes de Timothée, Zidore, Citrouillard et Ladébauche amusent les enfants. Nous savons bien que les enfants, et ceux qui leur ressemblent, aiment toujours à descendre […] vers ce qui est vulgaire et grossier[49] ». La formule « ceux qui leur ressemblent » semble désigner cette catégorie d’adultes issus du peuple, peu éduqués et qui savent parfois à peine lire. Le fait que les magazines et les hebdomadaires de l’époque, généralement destinés à un lectorat plus aisé, ne publient pas de bande dessinée tend d’ailleurs à confirmer que cet art a d’emblée été conçu à l’attention d’un lectorat populaire.

Le monde de l’enfance : modèles et adaptation

Au cours de cette période, l’exploration du monde de l’enfance – sur un mode évidemment plus comique que moralisateur – rencontre tout particulièrement les faveurs de Bourgeois, chez qui les galopins indisciplinés se succèdent. Le dessinateur-caricaturiste lance d’abord « Toinon », puis « Toinon et Polyte » en 1905, « L’histoire du Canada pour les enfants » en 1907 (avec son héros Charlot), « Le petit monde » en 1908, puis « Lili, Pitou et son grand-papa » et « Pitou » en 1909. Héritier du xixe siècle européen, où les premiers bédéistes sont avant tout caricaturistes et où la tradition littéraire reste très présente, Bourgeois manifeste un attrait constant pour le texte, souvent maintenu en dehors du dessin, sous forme de récits typographiques ou de légendes manuscrites. Cet élément caractérise également « Les farces du petit cousin Charlot » de Théophile Busnel et « Les contes du père Rhault » de Raoul Barré, publiés dans La Patrie. Dans ces séries, le thème récurrent du garnement, apparu dans la bande dessinée étatsunienne des années 1890, tranche avec la figure de l’enfant-héros – modèle d’obéissance, de dévouement et de courage – que les premiers éditeurs pour la jeunesse des années 1920 imposeront unanimement, tant dans la presse que dans le livre, utilisés comme des outils didactiques à mission d’éducation morale, religieuse ou nationale.

Dans le travail de Bourgeois, deux sources d’inspiration semblent pouvoir être identifiées. La première vient des États-Unis. Jeune homme, Bourgeois a travaillé pour le Boston Post où il a publié « The Education of Annie », une série qui présente déjà plusieurs éléments inspirés des bandes dessinées américaines, les comics : le principe d’élargissement du lectorat, l’attrait pour le monde de l’enfance, le recours à une blague par livraison, souvent sous la forme d’un comique de répétition, ou encore l’usage du phylactère. À son retour au Québec, Bourgeois conserve ces caractéristiques. La petite Annie reste cependant bien sage, comparée aux terribles garnements enfantés par Bourgeois à La Presse. Dans la série « Toinon », Bourgeois privilégie un dessin très simplifié, presque caricatural, par lequel il affirme son ambition humoristique. Toinon finit ainsi par être rejoint par son cousin Polyte : tous deux forment alors un terrible duo, à l’image du duo des « Katzenjammer Kids », une série créée par Rudolph Dirks en 1897 pour le New York Journal, souvent mieux connue en français sous le titre « Pim, Pam et Poum ». De fait, plusieurs personnages récurrents de « Toinon et Polyte » ressemblent physiquement à ceux de « Katzenjammer Kids » : Toinon et Polyte renvoient à Hans et Fritz Katzenjammer (Toinon, en particulier, ressemble au blondinet Fritz, avec sa houppette relevée sur le front), Aglaë, la bonne gironde au chignon noir, fait écho à Mama Katzenjammer, tandis que l’oncle Joson peut rappeler le capitaine. Bien sûr, une ressemblance sur le plan graphique ne renvoie pas nécessairement à une source d’inspiration, mais les similitudes se multiplient aussi sur le plan de la narration, qui se fonde sur les tours pendables que les enfants font subir à leur entourage. En revanche, les mésaventures de Toinon se concluent toujours, après la chute ou la fessée expiatoire, par un extrait manuscrit du journal intime de l’enfant, dans lequel celui-ci s’engage à ne plus recommencer ou, du moins, à ne plus se faire prendre. Or c’est aussi l’habitude de Buster Brown, le petit bourgeois farceur de la série éponyme de Richard Felton Outcault, créée pour le New York Herald en 1902, dont chaque mésaventure se clôt sur une résolution écrite. L’association texte-image paraît d’ailleurs récurrente chez Bourgeois. Dans « L’histoire du Canada pour les enfants », ce dernier associe un texte situé dans la partie supérieure de la page, narrant un épisode de l’histoire canadienne-française, avec plusieurs bandes dans lesquelles le petit Charlot revit en rêve, en y participant, cet épisode du passé (figure 7). Chaque séquence se termine par le réveil brutal de l’enfant (hurlement, chute du lit), un scénario répétitif qui rappelle celui de « Little Nemo in Slumberland », une série créée en 1905 par Windsor McCay pour le New York Herald[50].

Figure 7

Albéric Bourgeois, « L’histoire du Canada pour les enfants », La Presse, 16 février 1907, p. 4. BAnQ

Albéric Bourgeois, « L’histoire du Canada pour les enfants », La Presse, 16 février 1907, p. 4. BAnQ

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Alors que La Presse publie dès 1905 des bandes dessinées anonymes, probablement d’origine américaine, prenant toutes pour thème le monde de l’enfance – « Et Thomas fut à la pèche », « La petite Sansmalice fait la leçon à l’enfant terrible » (12 août 1905), « Le petit Zéphirin est pris à son propre piège », « Ti Quienne perd ses munitions » (19 août 1905), « Les inventions de Ninine », « C’est bon pour lui le mauvais garnement » (2 septembre 1905) et bien d’autres –, la question des sources étatsuniennes (les modèles importés, leur adaptation, les points de rupture) de la bande dessinée des années 1900 au Québec mériterait d’être explorée plus avant.

La seconde source d’inspiration vient d’Europe, à travers la fable et le conte. À l’été 1906, Bourgeois publie une série animalière intitulée « Les fables du parc Lafontaine » (figure 8), rebaptisée en 1909 « Les animaux savants ». Le titre initial est évidemment un jeu de mots sur le patronyme de l’auteur français Jean de La Fontaine et le parc Lafontaine de Montréal. Sur le plan narratif, Bourgeois revisite les célèbres Fables de Jean de La Fontaine, soit en illustrant les fables elles-mêmes, soit en inventant de nouvelles histoires à la manière du conteur français, mais en y ajoutant une dose d’humour absurde. Dans cette série, Bourgeois renonce à l’usage du phylactère au profit de légendes insérées sous les images[51]. Sur le plan iconographique, « Les fables du parc Lafontaine » semblent hériter du travail de Benjamin Rabier, l’un des plus célèbres dessinateurs animaliers de l’époque. Or, en 1906 – soit l’année de lancement de la série animalière de Bourgeois –, Rabier réalise 310 compositions, dont 85 en couleurs, pour illustrer une réédition des Fables de La Fontaine publiée par l’éditeur Jules Tallandier[52]. Jean-Marie Embs et Philippe Mellot notent que, sous le crayon de Rabier, « tout le petit monde de La Fontaine se trouvera transformé. Les animaux y prendront ce rire goguenard qu’il a su leur inventer, quand ce ne sont pas des grimaces risibles causées par la douleur, la surprise ou l’indignation[53] ». Le commentaire peut aisément être appliqué au travail de Bourgeois, chez qui chaque épisode se termine par une chute, un pugilat ou une déconvenue sévère[54]. Selon une approche différente, Raoul Barré développe aussi une série inspirée des contes européens : « Les contes du père Rhault » (figure 2). Chaque épisode offre, dans la partie supérieure de la page, une version synthétique (environ 50 lignes réparties dans deux cases) d’un conte issu de la tradition littéraire européenne (Cendrillon, Barbe bleue, Riquet à la houppe et bien d’autres). Par la suite, le conte est remplacé par une historiette moralisatrice inventée par Barré lui-même, parfois inspirée des traditions canadiennes-françaises. L’humour des « Contes du père Rhault » repose en grande partie sur le décalage moral entre le conte initiateur et les facéties visuelles des deux enfants, Fanfan et P’tit Pit, qui opèrent une sélection dans le récit pour en détourner le sens aux dépens de leur entourage. Bien sûr, les séquences se terminent généralement par la punition des deux garnements, qui font les frais de leurs mauvaises blagues. Le procédé narratif mis au point par Barré a probablement inspiré Bourgeois pour « L’histoire du Canada pour les enfants » : indépendamment du modèle possible de « Little Nemo in Slumberland », les rêves de Charlot sont toujours conditionnés par un texte intégré à la planche et narrant un véritable épisode de l’histoire nationale.

Les pistes de recherche évoquées ici ne prétendent en aucun cas à l’exhaustivité. La combinaison manifeste de différents modèles suggère néanmoins que la bande dessinée produite au Québec a d’emblée développé et construit une identité propre, nourrie d’emprunts variés, mais sélectifs, aux cultures américaines et européennes, et adaptée à la sensibilité du lectorat local pour lui offrir des créations originales. Pour autant, l’origine et les modalités de ces phénomènes de transfert restent mal cernées, si bien que les questions se bousculent pour en préciser la nature et en décrire les mécanismes (tel que le mode de diffusion) et l’évolution.

Figure 8

Albéric Bourgeois, « Les fables du parc Lafontaine » (haut) et « Toinon et Polyte » (bas), La Presse, 28 juillet 1906, p. 4. BAnQ

Albéric Bourgeois, « Les fables du parc Lafontaine » (haut) et « Toinon et Polyte » (bas), La Presse, 28 juillet 1906, p. 4. BAnQ

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Questions de réception

Cet art graphique fait très tôt l’objet de critiques sévères, notamment sous la plume de l’abbé Camille Roy qui, dans un texte déjà évoqué, dénonce en ces termes :

l’introduction dans le journal de ces images grotesques, de ces scènes plutôt insignifiantes qu’enfante chaque semaine l’imagination vidée d’artistes qui excellent dans le genre burlesque ou bouffon. On nous répondra encore sans doute que ces gestes de Timothée, Zidore, Citrouillard et Ladébauche amusent les enfants. Nous savons bien que les enfants, et ceux qui leur ressemblent, aiment toujours à descendre, par une pente qui est trop naturelle, vers ce qui est vulgaire et grossier […]. Nous ne comprenons pas encore que des journaux politiques qui visent à faire l’éducation intellectuelle et morale de notre peuple, qui se donnent volontiers comme les produits les plus perfectionnés de la presse canadienne, s’avilissent jusqu’à devenir chaque samedi des papiers vulgaires et communs, où s’étendent les images les plus pâteuses et les plus baroques, et s’en aillent ainsi en pays étrangers se présenter comme les types et les modèles parfaits de notre bon goût et de notre journalisme national[55].

Surtout connu comme le premier critique littéraire du Québec, Roy se pose en fervent opposant de ces images. En nommant « Timothée, Zidore, Citrouillard et Ladébauche », il cible la bande dessinée, non la caricature ou l’illustration. Sans les nommer, il accuse explicitement Bourgeois et Busnel, les deux animateurs « à l’imagination vidée » des quatre personnages décriés. Roy n’évoque pas « Les contes du père Rhault » de Barré, pourtant publié à la même époque dans La Patrie, en alternance avec « Les aventures de Timothée ». Est-ce parce Barré intègre un court conte à chaque nouvelle livraison ? De fait, le discours de Roy reflète en réalité l’angoisse, ressentie par une certaine élite intellectuelle canadienne-française, d’une américanisation de la culture. Sa diatribe contre la bande dessinée s’inscrit en effet dans une critique plus générale de la presse montréalaise, à propos de laquelle il s’exclame « [q]u’on ne nous dise pas que le journalisme montréalais correspond à un goût public très spécial qui n’existe pas en des pays européens, et qui serait le goût américain[56] ». Le discours de Roy reflète aussi, comme en France et en Belgique, la crainte d’une infantilisation – voire d’un abrutissement – du lectorat, une accusation dont la bande dessinée a été la victime jusque dans les années 1960. Ce texte de Roy confirme l’existence d’un discours critique entourant la naissance de la bande dessinée et plus largement l’humour graphique dans la presse au Québec, un discours qui reste lui aussi à répertorier[57] et à étudier.

Conclusion

Léon A. Robidoux note à propos des bandes dessinées de Bourgeois que « [d]ans La Patrie du samedi, c’était souvent la page à [sic] Bourgeois qu’on lisait d’abord. Souvent même, c’était la seule chose qu’on conservait une fois le journal consommé[58] ». Ce souvenir invite à se demander pourquoi aucune des séries publiées à l’aube du xxe siècle n’a fait l’objet de réédition sous forme d’albums. Dans ce domaine, les modèles ne manquent pourtant pas. En Europe, la réédition des planches parues dans la presse dans de beaux albums bien présentés se pratique dès le xixe siècle. Aux États-Unis, les planches sont volontiers rééditées, mais plutôt dans des comic books, sorte de fascicules à la facture bon marché. Au Canada, des sélections de caricatures précédemment parues dans la presse sont parfois rééditées sous forme d’albums. Henri Julien fut le précurseur de cette pratique éditoriale (Album drolatique du journal Le Farceur, 1878, et Songs of the By-Town Coons, 1899), reprise par Raoul Barré (En roulant ma boule, 1901), Joseph Charlebois (Nos p’tites filles en caricatures, 1903, et bien d’autres), Alonzo Ryan (Caricatures politiques au Canada, 1904) et même Albéric Bourgeois (Les voyages de Ladébauche autour du monde, 1907). Pourquoi cet usage n’a-t-il pas touché la bande dessinée ? Puisque les dessins publiés dans un journal restent la propriété du journal (et non celle du dessinateur), ce choix peut sans doute être attribué aux directeurs des journaux. Leur décision a-t-elle été motivée par des considérations financières, liées à la reproduction de ces planches en couleurs, alors que les caricatures étaient généralement réalisées en noir et blanc ? Le remplacement progressif, entre 1909 et 1910, des créations locales par des importations américaines puis françaises ne les a sans doute pas incités à se pencher sur cet héritage. De façon générale, la bande dessinée humoristique des années 1900 ne semble pas s’épanouir en dehors de la presse quotidienne. Cette situation suggère une forte adéquation entre un support – le journal – et une forme d’expression graphique – la bande dessinée – qui reste à interroger.

La richesse et la diversité de ce patrimoine encore largement méconnu ouvrent ainsi de nombreuses possibilités de recherche en histoire de l’art. Le potentiel d’analyse est immense et les angles d’étude du corpus variés. L’ensemble des caractéristiques et les singularités formelles, textuelles et iconographiques de cette production restent à étudier, à travers une analyse de la dynamique langagière (selon l’évolution des pratiques discursives et des mécanismes de la relation texte-image), du style graphique et de ses sources (par la question des modèles et de leur adaptation) et des liens de ce genre avec d’autres formes d’expression graphique et, plus largement, artistique. De nombreuses questions restent également posées quant à la réception de cette production, l’analyse des réseaux de sociabilité et les conditions de travail de ces dessinateurs.