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Au moment même d’écrire ces lignes, le ministre québécois de la Santé nous rappelle l’importance de la vaccination pour contrer le risque épidémiologique d’une nouvelle pandémie liée à la grippe de souche A (H1N1)[1]. Le mois dernier, c’était le commissaire à la lutte contre la corruption, dont relève la fameuse Unité permanente anticorruption, qui disait espérer pour 2014 que les organismes publics « se dotent de plans de gestion du risque » pour cibler les « zones de vulnérabilité » au crime de la corruption[2]. On débat également depuis quelque temps de la crise des caisses de retraite au Canada, des rendements que l’on doit attendre en fonction des risques associés aux placements sur les marchés financiers tout comme des enjeux de la protection des individus contre le risque social de la vieillesse[3]. En 2012, un documentaire québécois a soulevé de nombreuses questions sur les risques sanitaires et environnementaux associés à l’exploitation d’une centrale nucléaire[4]. Lors des manifestations contre le G20 et contre la hausse des droits de scolarité, nous avons assisté à des arrestations abusives puisque les policiers auraient mal évalué le « risque réel de préjudice imminent » posé par les manifestants[5]. Enfin, on se souvient toujours des pertes de cinq milliards de dollars de la Caisse de dépôt et placement du Québec, attribuables à une mauvaise gestion des risques associés au papier commercial adossé à des actifs lors de la crise financière de 2008[6].

Une part grandissante de la gestion des affaires humaines se prête donc à une analyse en matière de risque. Bien sûr, la généralisation de cette notion dans le discours public et, comme nous le verrons, dans les sciences humaines et sociales ne doit pas tromper : elle n’épuise pas le sens de l’expérience humaine contemporaine malgré ce qu’en disent certains théoriciens de la « société du risque ». En effet, comme l’a montré clairement l’historiographie, notre degré de conscience à l’égard des risques qui nous entourent n’est pas ce qui nous distingue fondamentalement des sociétés passées[7]. Le potentiel heuristique du concept de risque n’est donc pas illimité, bien qu’il soit important comme nous le verrons dans ce dossier. Plutôt que de fonder une nouvelle théorie de la modernité, nous envisageons tout simplement le risque, ici, comme un angle d’analyse stratégique permettant d’éclairer certains enjeux négligés du passé et du présent.

L’origine de la notion de risque remonte à la naissance de l’assurance maritime à la fin du Moyen Âge. Elle désignait alors la probabilité d’un accident en mer et les pertes financières qui lui étaient associées. Progressivement, la notion a été élargie pour rendre compte de la probabilité que se produise un événement accidentel ayant des conséquences dommageables pour un individu ou une collectivité. Envisagé ainsi, le risque permet de structurer un questionnement large sur la façon dont les individus et les groupes font intervenir une certaine conception de « l’avenir probable » afin de justifier leurs actions (ou leur inaction…) dans le présent. Alors que la pratique de l’histoire nous invite à postuler un lien causal direct entre le passé et le présent, cette prise en compte de « l’avenir probable du passé » nous semble porteuse pour la recherche historique. Une réflexion théorique, voire épistémologique, reste à faire pour bien fonder cette hypothèse[8]. En attendant, les articles de ce dossier donnent quelques pistes concrètes pour amorcer cette réflexion.

Peu utilisée en histoire, la notion de risque est devenue très importante dans les sciences humaines et sociales. Il est bien sûr impossible de rendre compte de l’ensemble de cette littérature dans cette introduction. C’est pourquoi nous avons fait le choix de nous limiter à la présentation de quelques références théoriques qui permettent de baliser le questionnement. Ensuite, bien que les articles de ce dossier portent sur certains aspects précis de l’histoire du risque au Québec, il nous semblait important de donner un aperçu général de la récente production historiographique sur le risque, notamment dans les domaines de l’histoire des technologies, de l’histoire environnementale et de l’histoire de l’État-providence. Enfin, nous présenterons les contributions des cinq articles de ce dossier à notre connaissance des enjeux du risque dans l’histoire du Québec.

Le risque, perspectives théoriques

Il y a une trentaine d’années, l’anthropologue Mary Douglas et le politologue Aaron Wildavsky s’étonnaient du changement soudain de perception, dans l’opinion publique, à l’égard d’un monde envisagé non plus comme un lieu de progrès technologique et de sécurité, mais bien comme une source de risques et de dangers. Ils se demandaient, ironiquement : de quoi la population a-t-elle peur aujourd’hui ? Rien de plus que la nourriture qu’elle mange, l’air qu’elle respire, le sol qu’elle habite et l’énergie qu’elle utilise[9]. Pourtant, rappelaient-ils, les indices, comme l’augmentation de l’espérance de vie, pointent tous vers la thèse d’une société technologique de plus en plus sécuritaire. Comment expliquer la diffusion d’un discours du risque dans un monde de plus en plus sûr ? Ce constat d’un décalage entre la perception des risques et les dangers « réels » du monde est au fondement de leur approche culturelle du risque.

Pour ces auteurs, le problème culturel de la perception et de la sélection des risques découle principalement de la nécessité politique, pour tous les groupes sociaux organisés, d’attribuer la responsabilité des malheurs inévitables de la vie sociale à un « autre », ce qui permet d’assurer la reproduction du « mode de vie » qui structure (plus ou moins hiérarchiquement, plus ou moins collectivement) leur existence. Dit autrement, chaque groupe ou organisation fait objectivement face à une multitude de dangers, connus ou inconnus, « intérieurs » ou « extérieurs ». Celui-ci ou celle-ci priorise toutefois tel risque plutôt que tel autre, souvent sans trop d’égard pour les véritables dangers en cause. C’est que la perception et la sélection des risques relèvent avant tout de la culture, et donc des valeurs communes qui fondent le mode de vie collectif[10]. Que les sociétés technologiques appellent aujourd’hui « risque » ce que d’autres sociétés appelaient traditionnellement « danger », voilà qui témoigne certainement d’un changement culturel significatif. Toutefois, ce changement découle au final du même processus politique et moral d’attribution des blâmes qui structure l’organisation de chaque communauté[11].

Ulrich Beck, sans doute le sociologue le plus fortement associé au concept de risque, a développé, à partir du milieu des années 1980, une perspective de recherche assez différente de celle de Douglas et Wildavsky. Pour lui, la diffusion du discours sur le risque à partir des années 1960 s’explique plutôt par l’apparition de nouveaux dangers cataclysmiques qui menaceraient objectivement la vie sur terre (réchauffement climatique, pandémie mondiale, catastrophe nucléaire, etc.). Ces risques cataclysmiques seraient d’un type nouveau dans l’histoire de l’humanité, si on les compare, par exemple, aux risques de la modernité industrielle qui pouvaient être maîtrisés par la technologie et la science. Le risque acquiert donc ici une dimension ontologique qui s’impose plus ou moins universellement, au point de devenir la « valeur des valeurs » dans les sociétés technologiques contemporaines[12]. C’est pourquoi les risques contemporains, par leur seule existence, contraindraient les sociétés à la réflexivité et à une transformation fondamentale de leurs institutions[13].

D’autres auteurs ont plutôt lié le risque à une série de « dispositifs de sécurité » liés à ce que Foucault appelle la politique de la « conduite des conduites », caractéristique de la gouvernementalité libérale à partir des xviie et xviiie siècles[14]. Les intuitions de Foucault sur le rôle central de la « technologie du risque » dans le développement des mécanismes de régulation sociale de l’État moderne ont notamment inspiré François Ewald dans son analyse de la genèse de l’État-providence. Ici, la notion de risque est recentrée autour de sa dimension assurantielle et probabilitaire, et rattachée aux impératifs politiques du gouvernement de la question sociale à partir du milieu du xixe siècle. Le rôle fondamental du risque dans cette gestion de la question sociale aurait été de permettre de sortir des impasses des impératifs libéraux de la faute et de la responsabilité individuelles, ce qui aurait permis d’envisager la nature accidentelle des problèmes sociaux et donc des mécanismes d’indemnisation fondés sur la mutualisation des risques sociaux (l’accident du travail, le chômage, la vieillesse, la maladie, etc.). C’est ce qui aurait permis de refonder la société déchirée par la question sociale en tant qu’assurance universelle, c’est-à-dire en tant qu’État-providence[15].

Ce bref tour d’horizon nous permet de saisir la grande polyvalence de la notion de risque, qui peut être très utile pour l’analyse sociohistorique de la justification et de la contestation des normes sociales (Douglas et Wildavsky), de la relation qu’entretient la société technologique avec son environnement (Beck) ou encore de la transformation des pratiques gouvernementales et de la formation de l’État (Ewald). Bien que les perspectives d’analyse associées à la littérature florissante sur le risque soient nettement plus nombreuses que ces trois grands repères théoriques, ceux-ci permettent néanmoins de poser quelques balises pour la discussion et la recherche en histoire. De telles balises sont probablement essentielles pour éviter le morcellement qui menace déjà la recherche historique sur le risque. Pour rendre compte de cette recherche, nous avons privilégié trois importants champs d’investigation, soit l’histoire des risques technologiques, des risques environnementaux et des risques sociaux[16].

Histoire du risque technologique

On a largement eu recours à la notion de risque dans l’historiographie de la technologie, un domaine traditionnel de la recherche qui a pourtant connu une véritable renaissance après avoir pris un virage culturaliste, voire constructiviste, au cours des dernières années[17]. Depuis ses débuts, ou presque, cette historiographie a accueilli des études sur le risque, ou du moins qui se sont servies du risque comme catégorie d’analyse. Après avoir longtemps fait une lecture « internaliste » de l’évolution technologique, des chercheurs ont ainsi tenté de lier l’évolution de la technologie à des changements historiques plus vastes. Ils ont donc exploré la manière par laquelle la technologie peut, jusqu’à un certain point, déterminer les relations sociales, mais aussi comment cette technologie a pu être transformée par les utilisateurs. En résulterait, selon l’historienne Arwen P. Mohun, « a dialectic between what was technologically possible […] and what was culturally desirable[18] ».

Contestant la thèse de Beck, comme quoi une attitude réflexive à l’égard de la technologie serait caractéristique de la « modernité avancée », les historiens ont bien montré qu’on s’est rapidement soucié du fait que l’innovation technologique dans la société industrielle ne faisait pas que réduire les risques, mais qu’elle en produisait également[19]. De ce point de vue, plutôt que de s’étonner de l’ignorance des acteurs du passé à l’égard des risques, l’historien en vient à tenter de saisir la façon dont les individus (ouvriers, contremaîtres, employeurs) et les groupes sociaux (syndicats, associations professionnelles, familles) gèrent ces risques, y compris en acceptant de vivre tout simplement avec l’incertitude qu’ils impliquent (pensons au taux malgré tout effarant d’accidents de la route aujourd’hui). L’aversion ou la tolérance au risque technologique est donc une question culturelle qui ne dépend pas nécessairement de notre degré de connaissance et de maîtrise du monde.

Plusieurs historiens des risques technologiques ont porté une attention particulière au genre comme catégorie d’analyse. Ils ont notamment examiné le processus historique par lequel l’utilisation de certaines innovations technologiques en vient à être « genrée », c’est-à-dire associée à une construction identitaire de la féminité ou de la masculinité. Que l’on pense par exemple à Arwen P. Mohun, qui a étudié le « genre » de technologies aussi diversifiées que les buanderies à vapeur, les paratonnerres et les montagnes russes, ou bien à Joy Parr, qui s’est penchée sur les électroménagers, les barrages hydroélectriques et les centrales nucléaires[20]. Le rapport au risque est ici important. En effet, il s’agit de comprendre comment les utilisateurs et utilisatrices de ces technologies en assument les dangers, ou apprennent à les contourner, en s’appuyant sur un certain répertoire de normes relatives à l’identité de genre.

Le risque apparaît ainsi comme un concept stratégique qui permet de s’interroger sur le rapport à la technologie dans divers contextes, y compris en renouvelant notre conception du foyer comme lieu de risques domestiques. Par exemple, Joel Tarr et Mark Tebeau ont étudié la gestion des nouvelles technologies domestiques (gaz, électricité), qui sont une menace évidente pour les femmes et les enfants américains au tournant du xxe siècle[21]. Steam Laundries, ouvrage signé par Mohun, prolonge ces études puisqu’il analyse les risques liés aux innovations techniques dans une industrie de la blanchisserie étroitement associée à la domesticité, et dont la main-d’oeuvre était presque exclusivement féminine[22].

C’est davantage la masculinité qui est abordée dans les études de plus en plus nombreuses sur la culture de l’automobile, et plus précisément des accidents de la route. Dans l’historiographie anglo-américaine, les ouvrages de Peter Norton, de Clay McShane et de Bill Luckin se démarquent par leur intérêt pour le problème du risque[23]. Des historiens comme Christopher Dummitt et Cotten Seiler ont fait ressortir la dimension genrée de la culture de l’automobile en insistant sur divers stéréotypes. Parmi ceux-ci, il y a la croyance sexiste qui associe, malgré toutes les statistiques qui prouvent le contraire, le risque de l’accident automobile aux conductrices. À l’inverse, la figure masculine du conducteur en arrive paradoxalement à concilier l’image d’une certaine témérité, inévitablement associée à une conduite plus dangereuse, et celle d’une maîtrise de l’automobile, associée à la sécurité[24].

Histoire du risque environnemental

D’abord préoccupés par le rapport à la nature, les praticiens de l’histoire environnementale ont progressivement élargi la notion d’environnement pour y intégrer de nombreux questionnements autrefois associés à l’histoire urbaine. Ce faisant, ils ont apporté des contributions importantes à une meilleure compréhension de l’histoire des risques. Des chercheurs oeuvrant dans ce domaine se sont donc intéressés aux risques des catastrophes dites « naturelles » (tremblements de terre, etc.), tout comme à ceux qui découlent d’un environnement (rural ou urbain) de plus en plus transformé par l’humain[25]. Un exemple récent est l’étude de Catherine Carstairs, qui a exploré les enjeux entourant les campagnes pour ajouter du fluor à l’eau municipale afin de limiter l’exposition au risque sanitaire de la carie. Elle a démontré que la résistance à la fluorisation se développe principalement au sein des secteurs de la population moins instruits et plus pauvres, souvent à la marge des processus décisionnels à l’égard des risques qu’il faut privilégier, ainsi que des individus et des groupes interpellés par la médecine « douce » ou alternative[26].

Étroitement associée au développement du mouvement écologique, l’éclosion de ce champ de recherche a évidemment fait de l’histoire environnementale un lieu où est discuté, et fortement critiqué, le récit moderniste d’une émancipation humaine produite par la domination scientifique de la nature. Plus précisément, les historiens de l’environnement ont insisté, en s’appuyant sur la notion de risque, sur les rapports conflictuels entre l’expertise scientifique et les savoirs vernaculaires[27]. À cet égard, rappelons que les théoriciens du risque comme Beck et Giddens ont grandement insisté sur ces tensions, mais en les attribuant essentiellement aux enjeux particuliers de la « société du risque » des dernières décennies. De leur côté, plusieurs historiens ont préféré s’inspirer, tout en les critiquant, des travaux de l’anthropologue James C. Scott, qui a postulé une opposition bien plus radicale entre le « haut-savoir moderniste », associé à l’État contemporain, et les modes de connaissance vernaculaires des dangers et des risques de l’environnement[28].

C’est le cas, par exemple, de Tina Loo et de Meg Stanley qui, en analysant la construction de barrages en Colombie-Britannique, ont insisté sur le fait que les ingénieurs et les travailleurs de la construction possédaient un « haut-savoir moderniste local » qui était non seulement formel, mais également profondément ancré dans les expériences locales sur le terrain[29]. D’une façon similaire, Magda Fahrni a présenté les policiers et les pompiers du début du xxe siècle comme des agents de prévention des accidents qui s’appuyaient principalement sur leur connaissance intime de l’environnement urbain de proximité (rues, quartiers, etc.). Cette connaissance « située », ancrée dans l’expérience locale, aurait favorisé le développement d’un savoir formel sur les risques de l’environnement urbain fondé sur l’enquête statistique et l’administration bureaucratique[30].

Histoire du risque social

L’histoire de l’État et de la protection sociale est un autre domaine de l’historiographie qui a fait une utilisation importante du concept de risque. Cette question est étroitement liée à la place centrale du risque dans l’économie capitaliste, et la gestion de celui-ci s’impose évidemment comme un impératif pour les institutions privées[31] et pour l’État. Comme le rappelle David Moss, la gestion du risque est l’un des principaux rôles de l’État contemporain, d’abord pour la protection des investisseurs au xixe siècle, ensuite pour celle des travailleurs de l’industrie au début du xxe siècle et, enfin, pour celle de l’ensemble de la population depuis les années 1960[32]. Cette fonction croissante de la gestion du risque dans le développement de l’État québécois ou canadien n’a pas beaucoup retenu l’attention des chercheurs jusqu’à maintenant[33].

Des études récentes ont montré qu’avant même l’avènement de l’État-providence, il existait une préoccupation précoce des familles pour la gestion du risque, dans les campagnes du Québec colonial comme dans les villes industrielles de la fin du xixe siècle[34]. Ces stratégies familiales de gestion du risque, au-delà des choix rationnels pour l’allocation des ressources en fonction des besoins de sécurité dans le mode de régulation libéral, découlaient aussi de valeurs sociales qui pouvaient déboucher sur d’importantes formes de solidarité communautaire ou ouvrière[35]. Si bien qu’au tournant du xxe siècle, la gestion du risque était un important enjeu des rapports de classes et de sexes, alors que se dégageait de plus en plus l’image fictive d’un État « impartial » qui pourrait réconcilier les intérêts de tous autour d’une gestion managériale du risque[36]. Bien sûr, l’État n’avait pas le monopole de cette gestion et certains professionnels, à commencer par les médecins, s’affirmaient également de plus en plus comme des experts dans l’évaluation des risques (dans ce cas-ci, sanitaires) et l’administration des pratiques préventives qu’elle impliquait[37]. Au Québec, dans le cas bien documenté des risques de mortalité infantile au tournant du xxe siècle, l’affirmation de cette expertise médicale était indissociable d’un discours centré sur la culpabilisation des mères[38].

Il semble évident, à partir de telles études, qu’une histoire linéaire d’une administration publique « neutre » se consacrant à la gestion objective des risques engendrés par le capitalisme industriel ne peut pas convenir à l’analyse du développement de l’État-providence canadien et québécois. Ce que nous savons de l’histoire de l’accident du travail et des premières lois visant à indemniser les victimes de l’industrie le confirme[39]. Il y a déjà plusieurs années, Eric Tucker a montré que les premières lois sur les manufactures en Ontario, qui devaient réduire le nombre d’accidents du travail, ont plutôt permis d’éviter aux industriels des poursuites coûteuses devant les tribunaux civils et de nommer des inspecteurs d’usines enclins à blâmer les travailleurs pour les accidents[40]. Dans le cas du Québec, la loi de 1909, qui reconnaît l’existence du « risque professionnel », a finalement permis de sortir d’une gestion purement légaliste de l’accident du travail qui était insatisfaisante pour la classe ouvrière, mais surtout pour les patrons. Ainsi, la loi de 1909 sur le risque professionnel protégeait ces derniers contre les poursuites judiciaires de leurs travailleurs, limitait considérablement les indemnités à être versées aux accidentés et ne prévoyait aucun mécanisme efficace pour la compensation des victimes de l’industrie[41].

Cela dit, en intervenant dans la gestion des accidents du travail, le pouvoir politique ouvrait un nouvel espace de négociation du risque qui allait profondément structurer le débat public par la suite[42]. Déjà dans les années 1920 et 1930, le mouvement ouvrier québécois s’inspirait des lois sur les accidents du travail pour revendiquer un éventail d’assurances sociales afin de protéger les salariés contre les risques du chômage, de la vieillesse et de la maladie[43]. Puisqu’elles avaient des intérêts financiers évidents dans la gestion du risque, les compagnies d’assurance, avec l’appui de plusieurs patrons, des médecins et même de l’Église catholique, ont longtemps entretenu le projet d’une sécurité sociale privée, notamment dans le domaine de la santé[44]. À cet égard, la mise sur pied de l’importante Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu) en 1966 demeure un moment clé où la question du risque était étroitement liée à une transformation fondamentale des pratiques du gouvernement de la question sociale[45]. Les débats actuels sur la réforme de l’assurance-chômage, de l’assurance-maladie, des caisses de retraite, etc., illustrent bien que nous sommes toujours au coeur de ces enjeux sociopolitiques du risque[46].

Présentation du dossier

Trois des articles de ce numéro spécial se servent du concept de risque en lien avec la question de la santé, physique ou mentale. Dans son article, Andrée Rivard explore ce qu’elle appelle le « fantasme » du « risque zéro lors de l’accouchement » au Québec, un fantasme propre à la deuxième moitié du vingtième siècle, moment pendant lequel est consacré le principe de la médicalisation de la maternité en général et des accouchements en particulier. À l’aide de la sociographie du risque, Rivard démontre que le discours médical a eu le double effet de présenter, d’une part, l’accouchement comme un risque pour la mère et son bébé et, d’autre part, l’accouchement médicalisé, ayant lieu à l’hôpital, comme la solution à ce risque. C’est un discours qui sert donc à la fois à inquiéter et à rassurer les futures mères au profit d’une gestion professionnelle, c’est-à-dire médicale, des risques. Ce phénomène s’inscrit évidemment dans la mouvance plus vaste d’une politique de la santé publique axée sur la prévention, la statistique médicale et l’épidémiologie, et donc pensée en matière de « facteurs de risques », de « populations à risque » et de « conduites à risque ».

Caroline Durand s’intéresse, elle aussi, à la création de nouveaux risques dans le domaine de la santé publique, plus précisément avec le développement de la jeune science de la nutrition. Selon les médecins, hygiénistes et enseignantes de l’époque, une mauvaise alimentation compromet non seulement la santé individuelle des gens, mais également la santé collective de la nation. Cela dit, si l’avenir collectif de la nation est menacé, les responsabilités sont tout de même individuelles : c’est à chaque citoyen que revient l’obligation de bien se nourrir (en quantité, mais également en qualité, à une époque où on découvre les bienfaits des vitamines). Durand replace ces discours dans le contexte de la société libérale, où l’appareil étatique mise davantage sur l’éducation des citoyens (et plus particulièrement, dans ce domaine, des femmes et des jeunes filles) que sur des interventions politiques concrètes et soutenues. En ce sens, bien se nourrir apparaît comme une façon de se gouverner, une « technique de soi » qui s’inscrit dans la logique foucaldienne de la conduite des conduites. Malgré les bouleversements sociaux occasionnés par la Première Guerre mondiale et par la crise des années 1930, l’accent mis sur les responsabilités individuelles ne change guère dans la première moitié du xxe siècle, en dépit de quelques voix plus critiques comme celles de la nutritionniste Marion Harlow et de l’économiste Leonard Marsh.

À partir de la correspondance entre les surintendants médicaux de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu et la famille des patients de cet asile, Marie-Claude Thifault interprète les « congés d’essai » à travers la lorgnette d’une histoire culturelle des sensibilités du risque. Les recherches menées dans les archives de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, le plus grand asile au Canada à l’époque, ont révélé les inquiétudes et les craintes des membres de la famille des personnes jugées « idiot[es], aliéné[es] incurable[s] ou dément[es] sénile[s] », et plus spécifiquement leurs hésitations devant le danger que pose la réintégration de « leur » malade au sein de la famille et de la communauté. Ces familles se servent donc du congé d’essai pour tester la faisabilité d’une telle réintégration, tout en se gardant la possibilité de renvoyer leur parent à l’asile s’il devenait trop dangereux de le garder. Ici, la notion du risque ne désigne pas un calcul probabiliste ou assurantiel, mais plus largement « l’événement-non-encore-survenu » (pour emprunter les mots de Beck) ou encore ce que Thifault appelle « l’attente anxieuse d’un éventuel drame qui planerait dorénavant au-dessus de la vie de ces familles ». C’est en fait le malade lui-même qui, ne pouvant généralement être tenu responsable de ses actes, incarne un risque pour la famille, ce qui incite cette dernière à ne pas couper le lien avec l’institution asilaire dans l’éventualité où se produirait une nouvelle « attaque de folie ».

Les deux derniers articles portent sur la dimension assurantielle du risque, d’abord en tant que marchandise à vendre sur le marché extrêmement profitable de l’assurance, ensuite en tant que discours visant à légitimer de nouvelles politiques sociales. En abordant le processus de professionnalisation de l’agent d’assurance-vie, Jonathan Fournier jette un éclairage sur le fait que les pratiques commerciales du risque reposent avant tout sur la capacité à jouer sur la culpabilité des familles, bien plus que sur une évaluation rationnelle des besoins de sécurité. En ce sens, la difficile émergence d’une « profession » d’agent d’assurance-vie ne s’explique pas seulement par le manque d’autorité des compagnies sur leurs courtiers, mais tout simplement par le fait que pour vendre de l’assurance, il faut créer du risque : que celui-ci soit créé à partir d’une évaluation probabilitaire de l’accident et des dommages futurs ou à partir de la peur irrationnelle du malheur est finalement secondaire pour la transaction. Bien sûr, les compagnies d’assurances sont à la recherche d’une respectabilité « professionnelle » qui pourrait leur donner un avantage concurrentiel sur leurs compétiteurs et prennent donc quelques initiatives modestes pour la formation de leurs agents. Mais même du point de vue de celles-ci, l’éventualité d’un marché continuellement nourri par un sentiment inassouvi d’insécurité est nettement plus prometteuse que celle d’un marché limité par une stricte évaluation rationnelle des besoins de protection. L’étude de Fournier nous invite donc à réfléchir à la contribution essentielle de l’assurance commerciale, une institution économique extrêmement puissante, et au développement d’une culture du risque dans nos sociétés contemporaines.

Enfin, Martin Petitclerc aborde une autre dimension assurantielle du risque, celle qui relève de la volonté d’appliquer la technologie de l’assurance au gouvernement de la société. La question des allocations familiales a déjà été abordée par l’historiographie, mais sans que soit dévoilé le rôle fondamental du discours sur le risque chez les réformateurs qui portent cette revendication à cette époque. Léon Lebel, le père jésuite qui est souvent reconnu comme le principal promoteur des allocations familiales au Canada, fonde pourtant son ambitieux projet de réforme, au milieu des années 1920, sur une connaissance approfondie du fonctionnement de l’assurance et de la nature des risques dans le capitalisme industriel. D’une façon surprenante pour un catholique social, Lebel présente ainsi la naissance d’un enfant d’un point de vue strictement matérialiste, c’est-à-dire comme un « accident providentiel » qui, comme l’accident du travail, comporte des coûts économiques qui désavantagent une classe spécifique de la société industrielle, soit la classe ouvrière. À partir d’une évaluation économique des coûts de la naissance et de l’entretien d’un enfant, Lebel peut ainsi démontrer la nécessité d’une assurance sociale, l’allocation familiale, qui mutualiserait les risques de la famille nombreuse qui pèsent principalement sur la classe ouvrière. Ici, la dimension politique du discours sur le risque apparaît clairement, dans la mesure où elle permet de justifier une certaine intervention de l’État, mais toujours à l’intérieur d’un monde de justice structuré par les principes de l’économie politique.

Même s’ils abordent des enjeux différents, ces cinq articles démontrent bien qu’il est sans doute déraisonnable de postuler que le concept de risque puisse à lui seul refonder une nouvelle interprétation de la trajectoire historique québécoise. En fait, ces articles témoignent plutôt du fait que le risque, dans la variété de ses manifestations, doit être replacé dans les rapports sociaux qui lui ont donné naissance. Comme nous l’avons souligné dans cette introduction, la sélection et la hiérarchisation des risques sont un enjeu de pouvoir central dans toutes les communautés humaines, le Québec y compris. Cet enjeu est étroitement lié à la capacité politique d’identifier les enjeux de l’avenir qui doivent mobiliser les ressources de la communauté dans le présent. En cela, le risque apparaît bien comme un concept stratégique pour renouveler, par ces multiples conflits entourant l’avenir (probable) du passé, la réflexion sur le pouvoir dans l’histoire de la société québécoise.