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Enjeux

La presse, intellectuelle comme de large circulation, parue au Québec pendant les années de guerre, entre 1933 et 1945, constitue une sorte de sismographe privilégié reflétant les bouleversements politiques et culturels caractéristiques de cette période. Les almanachs populaires, par exemple l’Almanach du peuple de Beauchemin, traditionnellement centrés sur l’espace canadien, même si une certaine ouverture avait déjà été amorcée vers le monde extérieur, transformèrent totalement leur contenu sous l’impulsion de la guerre. Cette dernière occupa non seulement toute la presse quotidienne et de nombreuses rubriques des almanachs, comme les éphémérides, mais aussi la partie littéraire, les anecdotes et les chansons, ou encore les informations géographiques, en décloisonnant ainsi subitement à la fois l’espace géoculturel et l’imaginaire social. Nous nous limiterons ici à l’exploration d’un corpus restreint, mais très significatif, à l’intérieur de cet espace médiatique, celui des revues intellectuelles, en l’interrogeant sous l’angle de l’hypothèse de départ : celle de la paradoxale productivité des guerres et des conflits attisant la curiosité pour l’Autre, en l’occurrence l’Allemagne, et en particulier l’Allemagne nazie.

Contextes : Effervescence intellectuelle et transferts culturels

Même si les frontières entre les différents types de revues sont loin d’être étanches, mais au contraire caractérisées par une certaine porosité, on pourrait définir une revue intellectuelle comme un périodique, généralement mensuel ou bimensuel, qui n’a pas d’aspiration scientifique, qui est souvent basé sur un engagement politique de ses auteurs et qui commente avec un certain recul et sur la base d’une réflexion théorique explicite ou implicite les événements contemporains et l’histoire des sociétés de son époque. Comme le montre la bibliographie établie par Michel Biron et Caroline Larochelle, les années 1930, ainsi que les années de guerre et de l’immédiat après-guerre, constituèrent une des trois grandes périodes de création de revues intellectuelles au Québec, outre celle des années 1960 et celle du milieu du xixe siècle. La période de la fin de l’entre-deux-guerres, de la Deuxième Guerre mondiale et de l’immédiat après-guerre fut donc, au Québec comme ailleurs, une époque d’effervescence dans le champ des revues intellectuelles. Les années 1939 à 1947 virent en effet naître les revues L’Amérique française (1941-1964), Culture (1940-1971), La Nouvelle Relève (1941-1948), Regards (1940-1942), Revue de l’Amérique française (1947-), Vie française (1946-1989) et Vingtième Siècle (1942-1949). La fondation de ces revues reflète la prise de conscience généralisée d’une nécessaire réorientation culturelle et intellectuelle directement liée à la guerre et à ses conséquences géopolitiques. La direction de la revue La Nouvelle Relève souligne ainsi, dans la présentation du premier numéro en 1941, que, à la suite du « bouleversement mondial entraîné par la guerre », le rôle social de ce périodique, qui avait déjà fait l’objet d’une réflexion de la part de la revue précédente, La Relève, devrait être renforcé, par le rejet de tout « ésotérisme » et de tout « exclusivisme » et par une ouverture plus grande à la fois sur l’Europe (et pas seulement sur la France) et sur les États-Unis[1].

Afin de promouvoir les échanges culturels et la circulation de l’information entre le Canada et les États-Unis, la direction de La Nouvelle Relève conclut une entente avec la revue américaine Commonwealth grâce à laquelle « des articles d’actualité […] paraîtront simultanément aux États-Unis et au Canada[2] ». La Deuxième Guerre mondiale, qui avait causé une restructuration du secteur de l’édition au Canada français et y avait suscité un essor considérable[3], apporta ainsi une nouvelle intensité dans les transferts de savoirs et d’informations en provenance de l’étranger, de l’Europe, mais aussi des États-Unis et de certains pays de l’Amérique du Sud comme le Brésil, devenus des terres d’accueil pour des écrivains et des intellectuels européens. De nombreux articles programmatiques parus dans les revues intellectuelles canadiennes-françaises de l’époque vinrent appuyer cette volonté d’ouverture culturelle et intellectuelle, stimulée par la guerre, vers l’Europe mais aussi de plus en plus vers le reste du continent américain, et firent parfois apparaître explicitement le concept d’américanité. François Hertel écrit ainsi, en 1943, dans un long article paru dans L’Amérique française critiquant précisément la trop forte dépendance de la culture canadienne-française par rapport à la culture française métropolitaine : « Français par l’histoire, nous sommes Américains par la géographie. Ne négligeons pas un des facteurs essentiels de notre tempérament national[4] ». Le même auteur souligne, en septembre 1943, dans La Nouvelle Relève, que « Après cette guerre, et quelle que soit l’issue des armes, le Canada devra se résigner à devenir pays d’Amérique[5] ». Hertel termine ses réflexions sur les conséquences de la guerre en ce qui concerne l’identité géopolitique et culturelle du Canada par la conclusion suivante :

Nos relations de plus en plus nombreuses et précises avec les États du sud de l’Amérique sont extrêmement précieuses et nous devons les multiplier. Précisément parce que nous aimons les États-Unis et que nous sommes prêts à collaborer avec eux, nous devons nous affirmer devant eux comme les agents de liaison normaux et comme l’élément d’équilibre providentiel qui leur permettra une collaboration plus fraternelle et plus empreinte de sécurité avec les États de l’Amérique du sud [sic][6].

Lionel Groulx également, dans ses réflexions sur « l’an 1940 » parues dans la revue L’Action nationale, constate le « cataclysme » profond, le véritable « craquement de l’univers[7] » que constituent les événements de la guerre qui ont « bouleversé » en profondeur et de façon définitive la vie sociopolitique au Canada français. Il finit par reconnaître, de toute évidence à contrecoeur, les affinités renforcées de la culture canadienne-française avec le « sol américain[8] » et ajoute : si « nous tenons compte seulement de notre nouvelle situation américaine, du resserrement fatal des liens spirituels et moraux avec nos puissants voisins, quels retentissements dans notre vie ![9] ».

Cette affirmation de l’américanité du Canada français et d’une relativisation de la place de la France dans l’identité canadienne-française ne resta pas à un niveau purement programmatique, mais s’accompagna, dans les revues intellectuelles des années 1939 à 1946, d’un intérêt nouveau pour les autres cultures européennes et américaines. On trouve ainsi des articles sur des auteurs jusque-là peu connus ou inconnus au Canada français comme l’Américain Erskine Caldwell, dont Louis-Marcel Raymond traduisit en 1943 le roman Georgia Boy avant d’en proposer une longue analyse la même année dans La Nouvelle Relève[10], sur le poète russe Dostojewski, présenté par Robert Charbonneau, sur le poète brésilien Augusto Frederico Schmidt et les écrivains allemands Rainer Maria Rilke, Stefan Zweig ainsi que sur Claire et Yvan Goll, exilés aux États-Unis. Louis-Marcel Raymond, un des personnages de médiateurs-clés dans la nouvelle configuration culturelle des années de guerre, ne publia pas seulement des comptes rendus sur la poésie et le théâtre français de cette époque marquée par l’occupation allemande, mais aussi des articles sur les éditeurs et les revues d’émigrés comme Renaissance, publiée à New York, et Lettres françaises, à Buenos Aires[11]. Ces transferts, radicalement nouveaux pour la culture canadienne-française, étaient ancrés dans des réseaux de correspondance et de sociabilité, entretenus par de nombreux voyages aux États-Unis, à New York, à Washington et dans le Massachusetts, à Mount Holyoke College, où les universitaires français Gustave Cohen et Jean Wahl avaient rassemblé un cercle important d’intellectuels immigrés européens qui est évoqué dans plusieurs revues culturelles de l’époque[12].

Volonté de savoir et axes thématiques

L’Allemagne, sur laquelle s’était déjà focalisée pendant la Première Guerre mondiale l’attention des périodiques canadiens-français, regagna cette attention dans les journaux quotidiens et les magazines d’information, mais aussi dans les revues intellectuelles au Québec à partir de 1933, et surtout à partir de l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale en 1939. Malgré des commentaires et des positions généralement très critiques, voire hostiles, on peut y lire non pas un rejet délibéré mais au contraire une volonté de connaissance de la société et de la culture de l’adversaire, en l’occurrence l’Allemagne nazie. Cela fit de ce moment de guerre et de conflits violents une première période – avant celle des années 1960 et 1970 marquée notamment par les intellectuels germanophiles autour de la revue Liberté étudiée par Robert Dion[13] – d’échanges et de transferts culturels intenses entre le Québec et l’Allemagne. À regarder de près le corpus des revues intellectuelles canadiennes-françaises de l’époque, on peut constater un intérêt accru, depuis 1933 et plus encore à partir du début de la guerre en 1939, pour l’Allemagne. Dans cette perspective, nous avons consulté et dépouillé six revues des années 1933 à 1947 au sein d’un corpus potentiel de 25 revues de l’époque pouvant être qualifiées de « revues intellectuelles » et/ou « culturelles[14] », sur la base du catalogue des revues québécoises établi en 1981 par la Bibliothèque nationale du Québec[15] : Amérique française, L’Action nationale, Revue moderne, Relations, La Relève et La Nouvelle Relève. Deux revues initialement retenues et dépouillées, Les Cahiers franciscains et la revue Nos cahiers, généralement trop peu orientées vers le monde non religieux et sur l’actualité internationale, se sont avérées peu fructueuses pour la problématique retenue.

Le discours sur l’Allemagne prend, de manière générale et selon la logique du genre des revues intellectuelles, non pas la forme d’un récit événementiel, mais celle d’une réflexion discursive sur l’arrière-fond des événements politiques, leurs causes profondes, d’ordre historique, politique, culturel, mental ou encore philosophique. Le discours intellectuel sur l’Allemagne et le Troisième Reich se greffa ainsi dans les revues intellectuelles québécoises à un vaste et pléthorique discours événementiel qui occupa, du fait de la participation massive de soldats canadiens à la Deuxième Guerre mondiale en Europe, le devant de la scène médiatique composée des grands médias populaires de l’époque, en particulier les actualités radiophoniques, les premières pages des journaux et même l’essentiel de la partie « Éphémérides » des almanachs, qui représentaient jusque dans les années 1940 un important mode de diffusion de l’information dans les couches populaires de la société canadienne-française[16].

Ce discours des revues culturelles canadiennes-françaises sur l’Allemagne et le Troisième Reich, vu dans son ensemble, semble étayé par un vaste réseau international de contacts et de transferts nouveaux élargissant soudainement de manière considérable les réseaux et les repères traditionnels des milieux intellectuels canadiens-français. Les transferts d’information étaient non seulement fondés sur des réflexions personnelles d’ordre philosophique, politique, culturel et religieux des auteurs à propos des événements se déroulant en Europe, mais également, et en premier lieu sans doute, sur ces multiples réseaux nouveaux fondés sur des traductions récentes d’ouvrages allemands et anglais concernant le nazisme et le Troisième Reich. On en trouve de nombreux comptes rendus dans les revues intellectuelles, comme c’est le cas pour les livres de Gonzague de Reynold (D’où vient l’Allemagne, 1944), d’Emil Ludwig (Les Allemands. Double histoire d’une nation, 1942), de Thomas Kernan (Horloge de Paris, heure de Berlin, 1942) ou de Gilbert Keith Chesterton (La Barbarie de Berlin, 1942), tous traduits de l’allemand ou de l’anglais et parus à Montréal et à New York pendant la guerre. Les revues québécoises puisèrent aussi leurs informations directement dans des périodiques états-uniens, britanniques et français publiés aux États-Unis et en Amérique du Sud, comme Sociedad, journal publié à Quito, en Équateur, dont la revue Relations cite des articles relatifs au nazisme, et Cahiers du Sud publiés à Buenos Aires. S’y ajoutent des journaux allemands comme le mensuel religieux Sendbote des Göttlichen Herzens, dans lequel la revue Relations puise les noms et les biographies des membres du Comité pour l’Allemagne Libre à Moscou, généralement des communistes et les futurs leaders de la République démocratique allemande, comme Johannes Becher, Walter Ulbricht et Karl Pieck[17]. Les revues intellectuelles québécoises publièrent également des comptes rendus sur des livres d’exilés allemands et français réfugiés aux États-Unis et parus notamment à New York et à Montréal, tel l’ouvrage d’Otto Strasser L’Aigle prussien sur l’Allemagne, publié en 1941 en coédition à Montréal et à New York par Valiquette et Brentano’s. Ce discours sur l’Allemagne se fondait en outre sur des informations parvenues à l’Église catholique canadienne et diffusées par le clergé allemand, le Vatican, voire des membres du clergé catholique exilés en Russie, informations que l’on trouve notamment dans la revue catholique Relations, et, enfin, sur de nombreux témoignages de première main provenant des exilés européens ou des Canadiens ayant vécu en France ou voyagé en Allemagne ou aux États-Unis. Ces témoignages furent très rapidement publiés par les revues culturelles et intellectuelles canadiennes-françaises. Le récit d’Auguste Viatte sur la communauté d’exilés européens, en particulier allemands, à Amherst dans le Massachusetts, à laquelle il consacra un article pour La Nouvelle Relève en 1942, paraît à cet égard significatif. « Je viens de revoir l’Europe », écrit ainsi Viatte au début de son article fondé sur des témoignages d’exilés et leur expérience du nazisme. « À Mount Holyoke College, j’ai pris part aux réunions qu’organise M. Gustave Cohen sur le modèle de celles que Paul Desjardins tenait naguère à Pontigny[18] ».

Pris dans son ensemble, le discours intellectuel québécois sur l’Allemagne nazie est traversé par une sorte de palimpseste de termes allemands, généralement traduits, mais pas toujours. Ces termes dessinent un lexique politique et philosophique cheminant depuis l’Allemagne vers le Québec pendant ces années de guerre et de crise qui étaye et éclaire les grands axes d’intérêt des articles sur le Troisième Reich pendant la période 1933 à 1947. Outre les termes courants de « Fuhrer » (généralement écrit sans tréma), de « Führertum » (le culte du « Führer »), de « Deutschtum » (germanité), de « Reichswehr » (l’armée allemande pendant la République de Weimar), de « Wehrmacht » (l’armée allemande pendant le Troisième Reich), de « Feldgrau » (le gris des uniformes de l’armée), de « Wehrkreis-Kommando » (cercle militaire) de « Luftwaffe » (force aérienne) et de « Heil Hitler » (salut Hitler), ainsi que de « Gestapo », de « Blitz » et de « Blitzkrieg », expressions généralement non traduites, et, outre le titre de l’ouvrage Mein Kampf (« Mon combat », 1925) d’Adolf Hitler et de l’encyclique Mit brennender Sorge (« Avec des soucis brûlants », 1937) du pape Pie XI, on trouve aussi tout un ensemble d’autres termes allemands insérés en italique. Ces termes se réfèrent d’une part au domaine religieux, comme « Deutschreligion » (faisant référence à l’ouvrage de Ernst Bergmann paru en 1934, 25 Thesen der Deutschreligion : Ein Katechismus, sur la conception nationale-socialiste d’une religion panthéiste[19]), « Todfeind des Christentums » (ennemi mortel de la chrétienté) et « Kreuz und Hackenkreuz » (croix et croix gammée), titres d’ouvrages allemands cités et commentés dans la revue Relations pendant les années 1941 et 1946. On trouve d’autre part des termes politiques, comme Drang nach Osten (poussée vers l’est)[20], et, dans des récits autobiographiques évoquant des soldats allemands, des expressions courantes comme « Ja wohl » (oui, d’accord) ainsi que des chansons, dont « Ich ging im Walde / So für mich hin » (j’allais seul dans la forêt), qui se trouve dans un texte intitulé « Caricature d’Hitler » paru dans la revue Amérique française en 1941.

Quatre grands axes thématiques dominent le discours des revues canadiennes-françaises sur le nazisme et le Troisième Reich, dessinant dans leur ensemble un profil assez particulier si on le compare aux discours sur le national-socialisme dans d’autres pays occidentaux et en Allemagne même : (1) la réflexion historique sur le phénomène du national-socialisme, ses origines, ses causes et son idéologie, (2) l’attention prêtée au catholicisme et à l’opposition de l’Église catholique au régime d’Hitler, (3) l’attention prêtée aux « petits pays » et aux « petites nations » d’Europe et (4) la réflexion sur des modèles futurs pour le nouvel ordre politique de l’après-guerre.

Si l’on prend en considération le premier axe thématique, on trouve d’abord, comme dans d’autres secteurs de la presse et même dans les almanachs populaires, des articles relatifs au national-socialisme, son idéologie, ses origines, ses liens avec la culture et la politique en Allemagne, tel l’article de Waldémar Gurion, traduit de l’allemand par Paule Simon sur « Les sources du pouvoir d’Hitler », écrit en février 1943 au lendemain de la bataille de Stalingrad et présentant une réflexion historique très nuancée sur les origines et les fondements du Troisième Reich à partir de la question « Le peuple allemand soutient-il réellement le gouvernement nazi ?[21] » Cet article représente de loin, avec plus de 50 pages réparties sur plusieurs numéros de la revue, la contribution la plus étendue parue dans La Nouvelle Relève à cette époque, et il parvient à des conclusions très nuancées[22], remettant notamment en cause la responsabilité collective du peuple allemand. La Nouvelle Relève ouvrit aussi ses colonnes à des intellectuels français comme Jean Anouilh et Georges Bernanos pour publier leurs réflexions sur le pouvoir d’Hitler[23].

Généralement, les revues intellectuelles canadiennes-françaises, et en particulier Relations, La Relève et La Nouvelle Relève, furent marquées par une volonté de comprendre, de manière rationnelle et historique, l’avènement du national-socialisme et de réfléchir sur la responsabilité collective du peuple allemand dans son ensemble. Un article d’Émile Bouvier paru en juin 1942 dans la revue catholique Relations tente d’expliquer le phénomène du national-socialisme par un ensemble de facteurs socio-économiques, politiques et mentaux liés aux conséquences du traité de Versailles, notamment l’« insécurité économique et morale trop prolongée de la nation » faisant apparaître, aux yeux d’une partie importante de la population allemande, le choix d’un régime dictatorial comme la « seule porte de sortie[24] ». Par contre, aucun article du corpus de revues étudiées n’utilise pour expliquer le national-socialisme des registres puisant dans la psychologie collective et impliquant une responsabilité collective du peuple allemand en ayant recours à des stéréotypes nationaux. Le commentaire de la revue Relations, critiquant le livre de Chesterton, La Barbarie de Berlin (1944), paraît à cet égard tout à fait caractéristique : « Nous n’aimons pas ces généralisations sur “les Allemands” ou “les Anglais” ou “les Américains”[25] ».

L’attention prêtée au catholicisme et à l’opposition de l’Église catholique au régime d’Hitler représente une seconde thématique dominante en particulier, et naturellement, dans la revue intellectuelle catholique Relations, mais aussi dans d’autres revues de l’époque. La revue Relations consacre régulièrement entre 1941 et 1947 des articles à l’Allemagne nazie. Les trois quarts portent sur la résistance de l’Église catholique et de certains de ses représentants, comme l’évêque de Münster Von Galen et le cardinal Von Faulhaber à Munich, au régime nazi. Sources à l’appui[26], des revues comme Relations cherchent à montrer la face profondément antichrétienne du nazisme. Hitler paraît ainsi aux yeux de Richard Redler, dans son article sur « L’Autriche catholique avant et après Hitler », comme l’incarnation même de l’antéchrist : « la civilisation chrétienne, deux fois millénaire, serait actuellement menacée dans ses fondements[27] ». Avec perspicacité, certains articles portant sur la persécution du catholicisme par le régime nazi reconnaissent en même temps les dimensions spirituelles et parareligieuses de ce mouvement hitlérien qu’Albert Le Roy décrit, par exemple, dans la revue Relations, comme un « empoisonnement des âmes », une « tactique » « sournoise, dissimulée, perfide »[28]. Guy Fregault, dans un article paru dans La Relève en 1938, souligne, à partir de sa lecture du Journal d’Allemagne (1938) de Denis de Rougemont, l’importance de la rhétorique hitlérienne et son impact puissant sur les foules, définissant Hitler comme le « prophète d’un culte élémentaire[29] ». Cette vision d’Hitler construite par Denis de Rougemont que Guy Fregault présente au public canadien-français est suivie par celle d’Adrien Arcand et de Jean-Charles Harvey. Elle met en contraste, tout en établissant des convergences sociomentales, une « cérémonie chrétienne » et un « meeting hitlérien », et insiste fortement sur le côté parareligieux et quasi prophétique du mouvement, manifeste dans les «“meeting’’, dans les hurlements d’une foule qui n’est plus qu’un cri énorme[30] ». C. Spiecker souligne également, dans son long compte rendu du livre de Gonzague de Reynolds sur les Allemands, le caractère profondément « mystique et religieux » de ce qu’il appelle la « révolution national-socialiste ». Il conclut : « Phénomène religieux, le national-socialisme est le triomphe de l’irrationnel[31] ». Richard Piquet qualifie l’idéologie national-socialiste de « nouvel Évangile », le premier depuis le Haut Moyen-Âge ayant assujetti « tout le continent […] à une même idéologie, à une même propagande[32] ».

En troisième lieu, la perspective politique canadienne-française et les spécificités du discours des revues intellectuelles québécoises sur le Troisième Reich se manifestent dans l’attention prêtée aux petits peuples et aux petites nations, premières victimes de la guerre, mais aussi désavantagées par la suite dans les traités de paix de 1945, tels la Pologne, les pays baltes, la Hongrie, la Finlande, la Tchécoslovaquie et surtout l’Autriche, à laquelle les revues intellectuelles québécoises consacrent un grand nombre d’articles. La paix « laisse, cependant, les petites nations à la merci des grandes, victorieuses ou vaincues, entraînées dans des conflits auxquels elles s’opposent, elles doivent se borner à soumettre des représentations respectueuses[33] ». Pour certains auteurs, le traitement de la France par les grands pays alliés l’aurait rabaissée indignement au rang d’une « puissance de second ordre[34] ». Ce discours sur les petits pays victimes des grands débouche dans plusieurs articles, parus notamment dans la revue Action nationale, sur une réflexion de fond sur le sens à donner aux sacrifices humains et financiers du Canada dans le cadre de la guerre. Ils auraient finalement profité en tout premier lieu à la Grande-Bretagne, aux États-Unis et à la Russie. En particulier, les Canadiens francophones auraient été les grandes victimes de la paix de 1945, ayant combattu « pour sauver la civilisation, notre façon de vivre et notre démocratie », aussi « pour sauvegarder notre langue et notre foi », mais n’ayant obtenu en fin de compte aucune amélioration de leur situation et aucune reconnaissance particulière.

Finalement, la quatrième thématique concerne le nouvel ordre social de l’après-guerre qui revêt, sous certaines plumes comme celles de l’historien littéraire Auguste Viatte et de l’écrivain François Hertel, des dimensions quasi utopiques. On trouve ainsi, notamment dans la revue Action nationale et dans La Nouvelle Relève, des articles sur une nouvelle Europe de l’après-guerre, à l’opposé même de l’Europe unifiée, centralisée et fortement hiérarchisée sous la domination du Troisième Reich, et des réflexions sur la guerre juste, d’un point de vue philosophique et religieux, susceptibles de légitimer les immenses sacrifices, étrangers et canadiens, des années 1939 à 1945. Dès février 1943, François Hertel trace ainsi la géopolitique d’une nouvelle Europe de l’après-guerre qu’il appelle « États-Unis d’Europe » et qu’il place aux côtés d’une « Confédération des pays centraux », résurgence démocratique et fédérative du vieil Empire austro-hongrois. Dans cette nouvelle Europe post-national-socialiste qu’il croit proche, aux lendemains immédiats de la bataille de Stalingrad, Hertel attribue un rôle de tout premier plan à la France (« sans la France, il n’y a plus d’Europe »), mais il ne souhaite pas l’anéantissement de l’Allemagne : « Il y aura aussi une Allemagne », écrit-il dans son article « Cette Europe à reconstruire ».

Une Europe sans Allemagne est devenue impossible. Il faut d’ailleurs qu’il y ait une Allemagne pour préserver à jamais l’ouest de l’envahissement des hordes russes. Il y aura une Allemagne pour les Allemands, et espérons que Hitler fera une bonne mort[35].

Registres d’argumentation et figures de pensée

Les articles parus dans les revues intellectuelles canadiennes-françaises sur le Troisième Reich paraissent caractérisés, si l’on regarde de près leurs schémas argumentatifs, par deux registres de perception dominants : d’une part, le refus de toute assimilation entre le peuple allemand, sa psychologie et son caractère collectif, et le nazisme ; d’autre part, l’existence de « Deux Allemagnes » différentes.

Dans l’ensemble du corpus dépouillé et analysé – en tout plus de 150 articles –, on ne trouve aucun texte sous-tendu par des stéréotypes ou des préjugés nationaux à l’égard du peuple allemand et par des registres de pensée et d’argumentation ayant recours à la psychologie des peuples. On trouve, certes, des schémas de représentation stéréotypés : la capitale du Reich, Berlin, assimilée à « l’antre des monstres Hitler et Guillaume II et [au] foyer de propagande de la barbarie renaissante[36] » ; les valeurs de l’ordre et de la discipline attribuées aux Allemands, et celles de l’esprit et de la culture attribuées aux Français ; la comparaison entre le Troisième Reich ressemblant à Sparte et la France hellénique et athénienne ou entre une Allemagne symbolisée par « Wotan et les dieux primitifs des bois germaniques », représentant « les négateurs de la culture humaine », et une France « patrie de la liberté », « temple de la saine raison » et « pays constructeur des cathédrales[37] ». Mais ces oppositions binaires sont en règle générale par la suite très vite remises en cause et déconstruites, comme dans la série d’articles publiée par Otto Strasser, ancien membre fondateur du parti national-socialiste, frère de Georg Strasser, qui s’était séparé de Hitler dès 1930 et avait émigré au Canada. Même s’il affirme au départ que le système d’Hitler était, d’une certaine manière, « une expression du peuple allemand » et une « illustration de sa nature », il met ensuite constamment en cause ces affirmations englobantes en montrant les différentes « fissures » au sein de la société allemande qu’il considère comme foncièrement non homogène : notamment l’opposition au régime qui a conduit plus de deux millions d’Allemands dans les prisons et les camps de concentration, presque autant que les trois millions d’Allemands volontairement entrés dans les rangs de la SA et des SS[38].

Enfin, la figure de pensée – fondamentalement transculturelle puisque présente dans de nombreuses cultures (notamment en France, en Grande-Bretagne et en Italie) – affirmant l’existence de « deux Allemagnes » radicalement antagonistes se retrouve également dans les articles de la presse intellectuelle canadienne-française des années 1930 et 1940. On peut la repérer dans de nombreux articles opposant l’Allemagne d’Hitler à celle de Goethe, Berlin à Weimar, la Prusse militariste à l’Allemagne du Sud et à l’Autriche paisibles et pacifistes, Bach et Haendel à Wagner, ou encore le philosophe nationaliste Johann Gottlieb Fichte, la pensée de Friedrich Nietzsche et celle d’Alfred Rosenberg, l’idéologue du national-socialiste et auteur du Mythe du vingtième siècle (Der Mythos des 20. Jahrhunderts, 1930), à Immanuel Kant, Heinrich Heine et Friedrich Hegel. Bernard Hardy, dans son article intitulé précisément « Il y a deux Allemagnes » et paru en septembre 1945 dans la revue Relations, met également l’accent sur les fissures et clivages internes de la société allemande dans laquelle, selon lui, « 3 à 7 pour cent » auraient été des nazis convaincus, 15 à 20 pour cent des « semi-nazis », 50 à 60 % des « non nazis » et « 15 à 20 pour cent » des « anti-nazis farouches », notamment des communistes, des syndicalistes, des socialistes et des membres engagés des Églises chrétiennes :

C’est pourquoi, [conclut Hardy,] il est injuste de blâmer le peuple allemand pour les atrocités des nazis. […] Sommes-nous disposés à sauver la civilisation chrétienne au coeur de l’Europe ? Si nous ne voulons pas le faire par charité pour le peuple allemand, faisons-le pour nous-mêmes[39].

Les nombreux articles publiés sur des intellectuels et des écrivains allemands de l’exil et de la résistance, comme Stefan Zweig, le poète alsacien Yvan Goll qui publia une partie de son oeuvre en allemand, ou encore le pasteur protestant Martin Niemöller et l’évêque catholique Clemens August von Galen, porte-parole en Allemagne de la résistance religieuse face au national-socialisme, témoignent également, dans les revues intellectuelles canadiennes-françaises de l’époque, d’une volonté de différenciation entre le peuple et la culture allemands. « Les Américains doivent s’aviser d’une nouvelle distinction entre les deux Allemagnes[40] », conclut Reinhold dans son long article sur « Le pasteur Niemöller et les deux Allemagnes », paru dans La Nouvelle Relève au début de l’année 1946, après avoir proposé aux lecteurs canadiens-français de tracer ce qu’il appelle une « ligne de démarcation entre les deux Allemagnes » et de distinguer plus clairement ceux qui s’opposèrent activement ou passivement au régime hitlérien et ceux qui le soutinrent de manière ostentatoire :

Les rêveurs, les musiciens, les philosophes, comme Heidegger, qui chassait Husserl, son maître, un Juif, du campus de l’université ; les poètes comme Juenger, avec ses chants de guerre sanguinaires et Gerard [sic] Hauptmann, qui léchait les bottes d’Hitler, ces savants, qui préparaient la guerre, ces médecins qui prônaient l’euthanasie, ces ingénieurs qui inventaient le V2, tous ceux-là ne s’opposaient pas aux militaristes. C’est avec joie qu’ils collaboraient avec eux[41].

La réflexion sur le Troisième Reich, dans les revues intellectuelles québécoises, reflète un profil thématique et argumentatif spécifique, même si elle partage avec celle d’autres cultures des schémas de perception comme celui des « deux Allemagnes ». Celui-ci est en particulier caractérisé par l’importance donnée au mouvement de la résistance à l’intérieur des Églises chrétiennes en Allemagne et un regard comparatiste attentif aux « petites nations » que l’on trouva, dans un autre contexte, au Canada français dans l’oeuvre d’Edmond de Nevers[42]. Les spécificités de la perception de l’Allemagne des années 1933 à 1945 au Canada francophone ont, enfin, été déterminées par l’exil de nombreux écrivains et intellectuels dans les Amériques pendant cette époque. La réception d’auteurs comme Stefan Zweig et Yvan Goll qui représentaient « l’autre Allemagne », celle de la pensée des Lumières et du classicisme et dont certains, comme Goll, étaient étroitement liés à des réseaux intellectuels au Québec. Cette présence d’une autre Allemagne sur le continent américain a contribué à dépasser la perception très négative qui caractérisait encore le discours sur l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. Elle a en même temps concouru à lier, dans le discours des revues intellectuelles de l’époque, des phénomènes à première vue très différents et hétérogènes, tels que l’ouverture transculturelle du Canada français, marquée par l’intensification des transferts culturels, des migrations entraînant une réflexion plus intense et plus fine sur d’autres cultures, l’émergence d’une conscience de l’américanité et d’un intérêt marqué pour l’Allemagne mêlé de rejet, de curiosité et d’une volonté certaine de connaissance.