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La notion de changement culturel et celle d’histoire culturelle qui lui est concomitante sont indissociables de quelques grandes métaphores. Leur fonction heuristique a permis à la fois de décrire des changements culturels en donnant aux objets des contours un peu fermes, de les modéliser, en suggérant des paradigmes analytiques fondés sur des rapports de pertinence, et de les raconter, en inscrivant les phénomènes dans les formes narratives implicitement configurées par la métaphore. Les pouvoirs heuristiques de la métaphore sont liés à sa nature même. Depuis Aristote, qui voit la métaphore comme « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie[1] », et malgré une tendance forte à limiter sa portée à celle d’une figure de l’ornementation, le travail des épistémologues a bien montré l’importance médiatrice de la métaphore, laquelle permet de « glisser » d’un réel censé connu vers un réel inconnu et de le circonvenir, de lui donner une forme qui peut être saisie parce qu’elle paraît intelligible à la lumière de l’analogie posée. En cela la métaphore donne à voir, comme le soutient Paul Ricoeur[2]. Mais cette fonction heuristique repose sur l’inadéquation entre les deux réalités ainsi mises en relation : dès lors que la fonction médiatrice de la métaphore est perdue, celle-ci se réifie, elle cesse d’être « vive », au sens que Ricoeur donne à ce terme. De même qu’un modèle épistémologique cesse d’être suggestif si on le confond avec la réalité, de même le pouvoir d’une métaphore est annihilé par les effets de la croyance en sa réalité. Pour que l’exploration des possibles ouverts par la métaphore soit féconde, que ce soit au plan de la description, de la modélisation ou de la narration, il faut que soit maintenu l’écart qui fonde l’inadéquation entre les deux ordres de réalité, il faut que le rapprochement soit encore source d’étonnement.

La métaphore tire ainsi son efficacité heuristique de sa double structure. Suggérant des équivalences entre termes étrangers, elle invite à la modélisation parce que les médiations qu’elle se trouve à suggérer sont susceptibles d’être reprises dans l’élaboration d’un système abstrait qui ne correspond à aucun des deux « réels » mis en relation, mais qui possède par là même une capacité de généralisation féconde. Et, parce qu’elle ouvre à une mimèsis, la métaphore ouvre aussi au récit, à un nouveau récit, qui rend intelligible dans le temps l’objet qui était d’abord inconnu.

Nous nous contentons ici de baliser un travail plus ample – qui reste à faire – sur la pertinence d’un usage heuristique des métaphores en histoire de la vie culturelle, en nous limitant à l’analyse de quelques métaphores dominantes dans ce champ. Notre propos s’éloigne donc de celui de Hayden White, qui, dans Metahistory[3], cherche à dégager les grands archétypes de l’imagination historiographique et voit en ceux-ci des modèles pour la construction des récits. White considère la métaphore, et aussi trois autres tropes, ou figures de style, la métonymie, la synecdoque et l’ironie, comme les moteurs premiers du mode d’explication adopté par l’historien, comme les formes originaires de la préfiguration à partir de laquelle peut se déployer tout travail historiographique. S’appuyant sur Northrop Frye et sa théorie des archétypes littéraires[4], White voit dans ces quatre tropes des principes heuristiques différenciés. Certes, nous considérons comme lui la métaphore comme possédant des vertus heuristiques propres, mais ces vertus se manifestent selon nous dans les métaphores singulières, demeurant virtuelles dans l’abstraction archétypale. White renvoie quant à lui les métaphores singulières du côté du mythe, par exemple dans son analyse de l’oeuvre de Nietzsche. Nos postulats sont plus littéraires, d’une certaine façon. Pour nous, la force des métaphores tient aux images concrètes qu’elles donnent à voir, aux récits particuliers qu’elles invitent à construire et c’est donc de ces images et de ces récits particuliers qu’il faut partir pour approfondir les modalités de constitution des récits historiographiques. Nous nous appuierons donc largement sur les travaux de Paul Ricoeur, qui offrent à la fois les assises d’une compréhension de la plus-value heuristique et des limites de la métaphore comme trope, et de l’interprétation des métaphores singulières.

Ce travail est directement issu de l’expérience menée depuis près d’une quinzaine d’années par l’équipe « Penser l’histoire de la vie culturelle », dont Micheline Cambron est responsable. Malgré son caractère ouvertement épistémologique, cette étude est née des apories concrètes rencontrées dans ce travail. Ces apories ont une portée générale et marquent toute entreprise historiographique. Mais elles renvoient d’abord au lieu spécifique d’où nous parlons, le Québec, espace où se côtoient des langues et des cultures qui s’opposent souvent tout en faisant l’objet de transferts importants, où le milieu culturel est petit et où l’intrication des réseaux est particulièrement forte, ce qui donne à l’interdisciplinarité et à l’interdiscursivité qui marquent toute vie culturelle une portée singulière, où, enfin, les phénomènes de fétichisation et d’amnésie se succèdent d’une manière particulièrement tranchée, ce qui donne au projet de rédaction d’une histoire de la vie culturelle l’aura d’un grand oeuvre inaccessible. Le Québec est, pourrions-nous dire, le lieu d’expérimentation premier à partir duquel s’est élaborée notre proposition métathéorique. Cependant, nous sommes convaincus que notre proposition est pertinente pour tous ceux qui oeuvrent dans le champ de l’histoire de la vie culturelle, au Québec et ailleurs, et pour ceux qui, à l’intérieur de leurs disciplines respectives (littérature, histoire de l’art, études cinématographiques, musicologie, histoire de la danse, etc.), s’attachent à désenclaver les histoires disciplinaires de leur isolement d’avec les grands enjeux de l’historiographie contemporaine.

En effet, davantage engagée dans la description et l’interprétation des « objets en société[5] » qui composent l’horizon nomologique que ne l’est l’histoire culturelle classique, laquelle renvoie aux diverses disciplines les analyses ayant une portée esthétique ou éthique, l’histoire de la vie culturelle postule que, malgré le caractère relativement autonome des champs dans lesquels les pratiques artistiques et les pratiques de grande diffusion se trouvent inscrites, des interactions existent sur les plans éthique et esthétique. Dans cette perspective, le recours à la métaphore a plusieurs avantages. D’une part, les métaphores peuvent être transportées d’une discipline à une autre, elles désengagent ainsi en partie des discours disciplinaires, à tout le moins de manière provisoire, le travail de saisie globale en permettant, sur la base d’une heuristique commune, la pratique de l’interdisciplinarité. De plus, les métaphores permettent un croisement des regards qui soutient la multidisciplinarité des approches autour d’objets communs. On objectera que certains thèmes (modernité et postmodernité, entre autres) ont été employés avec de semblables visées. Nous croyons que cela tient au fait que ces thèmes étaient investis d’une façon largement métaphorique, ce qui tendrait à confirmer notre raisonnement. Autour de ces métaphorisations, la recherche de structures communes, en deçà ou au-delà des frontières disciplinaires, devenait possible, de même que la mise en oeuvre d’une diversité d’approches autrement conçues comme incompatibles, selon une logique de distinction.

Dans le cadre d’une visée interprétative globale, comme celle qui caractérise l’histoire de la vie culturelle, la métaphore a également une autre fonction, liée à sa nature double : balisant la perception, les métaphores vives, c’est-à-dire celles qui recèlent encore une part d’inattendu (Ricoeur), ont pour effet de défamiliariser le réel, de lui restituer une part d’étrangeté. En histoire, et plus encore en histoire de la vie culturelle, il importe de « défataliser » les faits et de dénaturaliser leurs traces, qui constituent les médiations à travers lesquelles nous y avons accès. Par son caractère construit, artificiel, la métaphore favorise l’instauration de la distance nécessaire à la mise en oeuvre de cette étrangeté.

A contrario, grâce au partage disciplinaire qu’elles autorisent, les métaphores peuvent rendre familier ce qui est étranger. Cela peut constituer un avantage si cette familiarité est à la source d’une précompréhension soumise ensuite à la critique dans le cadre d’un processus épistémologique qui assume l’altérité radicale des objets. Cela se révèle un handicap si cette familiarité construite se substitue au devoir de connaissance : la métaphore constitue alors un frein mis à l’interprétation, qui demeure enfermée dans l’image désormais réifiée. Cela peut conduire à des contresens d’autant plus graves que le caractère construit du cadre interprétatif se trouve alors inaccessible, enfoui sous le lisse de l’image sèche qui a remplacé la métaphore vive.

Ce risque est bien réel et la métaphore doit donc être vue comme un outil heuristique puissant… et risqué. Cependant, la métaphore correspond également, affirme Ricoeur, à une pulsion dans l’ordre du langage :

S’il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l’écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s’élève de l’expérience sous toutes ses formes[6].

Cette « demande de discours » dont parle Ricoeur nous semble caractériser particulièrement bien l’histoire de la vie culturelle, qui vise à saisir globalement des phénomènes qui sont encore examinés dans le partage disciplinaire, avec la segmentation des phénomènes qui en résulte.

Cherchant à déterminer des outils heuristiques propres à soutenir la réflexion en histoire de la vie culturelle, nous avons constaté que les métaphores cardinales de l’histoire culturelle paraissaient singulièrement mortes. Nous nous proposons dans ce court texte de rappeler quelles sont ces métaphores, puis de proposer une nouvelle métaphore, celle de la turbulence, qui nous paraît particulièrement « vive » lorsque placée sur le terrain de la vie culturelle définie comme lieu de désordre qui impose de saisir les objets « [dans] le mouvement, l’incertitude, l’inachèvement[7] ». Nous décrirons le phénomène de la turbulence, tel qu’il est compris dans le contexte des travaux en dynamique des fluides, puis nous nous risquerons à suggérer des pistes témoignant de la pertinence heuristique de cette nouvelle métaphore. En utilisant des exemples tirés du contexte québécois, nous tenterons de demeurer attentifs à maintenir une distance entre la métaphore et le réel auquel on la rapporte, tout en cherchant enfin à montrer comment cette métaphore permet d’introduire du mouvement dans le discours qui cherche à rendre compte de la labilité de la vie culturelle.

Quelques métaphores du changement culturel

Nous aborderons brièvement trois métaphores largement utilisées en histoire et qui ont eu, ou ont encore, d’importants échos en histoire, tout particulièrement en histoire culturelle. Ces métaphores offrent en effet des images concrètes, immédiatement saisissables, du changement culturel tel que nous pouvons le ressentir. Elles sont à l’origine de formalisations ou de modélisations et comportent toutes une dimension narrative implicite, c’est-à-dire que leur déploiement (leur dépliement) dans le temps permet de fabriquer des récits. Toutes, elles constituent des représentations iconiques du changement. Elles ont toutes permis, porté ou accompagné des travaux importants et il faut se garder de croire que leur réification et leur délitement amoindriraient rétroactivement leur fécondité.

1. La métaphore de l’éternel retour

D’abord apparue chez Nietzsche et Schopenhauer, la métaphore de l’éternel retour a été formalisée par Micea Éliade, qui y voyait non seulement les traces de mythes anciens et pérennes, mais aussi une représentation du temps[8]. À ses yeux, l’origine en est le cycle des saisons, dans lequel la nature est perçue comme traversant un cycle infiniment recommencé dans lequel un substrat change dans sa forme de manière récurrente. Cette métaphore, déployée à l’origine en divers récits ayant fonction mythique[9], repose sur le postulat selon lequel il existerait une permanence de l’objet ou du réel : qu’il s’agisse de la vie agreste ou de l’amour, les choses sont vues comme immuables à travers les changements de forme qu’elles subissent. Caractéristique des sociétés archaïques traditionnelles, cette métaphore dit le changement tout en le contredisant puisque celui-ci n’est jamais qu’apparence. Mais il faut comprendre que cette métaphore ne relève pas seulement du sens commun qui se dégage de l’observation naïve des saisons. Elle a été relayée par des discours savants, comme la physique et la métaphysique grecque, et on la trouve aussi dans des discours religieux, dont certains existent encore, comme l’hindouisme. Elle continue à alimenter des réflexions théoriques, en économie par exemple, où la théorie des cycles économiques a encore une pertinence.

En histoire culturelle, cette métaphore est tombée en désuétude, principalement parce que les travaux sur les médiations ont discrédité la disjonction entre substrat et forme qui sert d’assise au déplacement métaphorique et à ses dérivés narratifs. Du point de vue de la culture, on ne peut affirmer qu’un substrat pourrait se maintenir à travers des changements de forme : changer la forme, c’est déjà transformer l’objet. Essentiellement liée à la notion même de forme, l’histoire culturelle ne peut donc pas être saisie à travers l’image de l’éternel retour. Ajoutons que la notion même de culture est souvent donnée comme consubstantielle à celle de crise. C’est par exemple l’idée développée par Fernand Dumont :

La culture est en crise ? À feuilleter les manuels d’histoire, on conviendra qu’elle l’a toujours été. Et on admettra que cela tient à sa substance. Après tout si nous rêvons, si nous pensons, si nous créons, c’est parce que nous ne sommes pas en accord avec le monde. Pas de crise pas de culture[10].

En conséquence, la culture ne peut être vue que comme mouvante et échappant à des modèles récurrents : son sort est d’échapper à la permanence, à l’arrêt du sens.

2. La métaphore de la révolution

Que l’usage savant du mot révolution et les usages de sens commun qui en sont dérivés soient issus d’un processus métaphorique est indubitable. Alors que le mot révolution s’appliquait, à l’origine, aux trajectoires planétaires, le terme fut repris pour désigner une réalité politique, puis, de loin en loin, pour illustrer tout changement s’apparentant à un bouleversement ou à un renversement des pratiques et des valeurs, dans le monde sensible, le monde politique, le monde intellectuel. Sans reprendre ici le détail des réflexions de Jean Marie Goulemot, ou celles d’Alain Rey[11], nous explorerons la nature des images ainsi créées. Le premier sens métaphorique attaché au mot révolution est lié au retour d’un état donné pour légitime, à la remise sur le trône de Jacques 1er lors de la première révolution anglaise[12]. Malgré la présence de l’idée de retour ou de rétablissement, on ne peut parler ici de vision cyclique car la possibilité du renversement ne porte pas d’emblée celle de la réinstauration de l’ancien : il y a coupure, même si l’état initial apparaît légitime et, pour cela, mériter restauration. Le deuxième sens a, au contraire, un caractère entier et rupturant, celui de retournement et de transformation radicale. C’est celui qui nous est familier. Il déplace le référent astronomique ancien car, ancré dans une représentation vectorielle du temps conçu comme irréversible, il incorpore l’interprétation moderne des révolutions astronomiques, non réductibles au retour à un état initial puisque le mouvement est désormais décentré et que la notion même d’état initial n’a plus de sens. Si la dimension métaphorique est plus évidente lorsque l’on transpose la notion astronomique, comme le fait Kant[13], il faut comprendre que sitôt que la métaphore semble transparente et univoque, c’est-à-dire à partir du moment où son sens politique de restauration disparaît, l’usage du mot peut renvoyer directement à des événements dont on peut faire l’histoire ; ainsi la métaphore est-elle chosifiée lorsque l’on parle de la Révolution française ou de la Révolution américaine. Le renvoi à une incarnation spécifique de la chose du phénomène, perçu comme réel ou virtuel, comme chez Marx[14], efface la distance entre le mot et la chose : la métaphore se fige, en quelque sorte. Laurent Jenny a beau montré que l’usage de la métaphore de la révolution peut, en certains contextes, comme celui de la littérature depuis 1830, accompagner un travail d’imagination théorique, il n’en conclut pas moins que cette métaphore est désormais usée, « démotivée », et brouille davantage les perceptions qu’elle ne donne à voir[15]. La juxtaposition d’épithètes, comme dans Révolution tranquille, ou Révolution de velours, indique d’ailleurs bien la fixité acquise dans le discours historique par cette métaphore : celle-ci doit désormais être modulée par une épithète parce qu’elle a perdu la labilité propre à la métaphore vive.

3. La métaphore géologique du mouvement immobile

À l’origine, cette métaphore naît des observations de la géomorphologie, suivant lesquelles les changements morphologiques peuvent se produire de manière souterraine longtemps avant d’être visibles. En effet, les strates géologiques sont sédimentées mais les mouvements qui les animent peuvent déplacer substantiellement l’empilement initial et des plissements géologiques conduisent souvent à faire remonter à la surface des couches depuis longtemps enfouies, alors que les sédimentations de surface peuvent être recouvertes. Il y a donc une opposition entre le visible et l’invisible, et l’accent est mis sur la permanence, ce qui paraît nouveau à la surface n’étant jamais que resurgissement, réaffleurement. « [La géographie vidalienne] entend évacuer l’événement, le politique, s’ancrer dans l’actuel et s’intéresse à ce qui demeure dans le présent, aux permanences qui forment la trame de nos paysages, des terroirs de la fin du xixe et du début du xxe siècle[16] ».

Vidal de la Blache, qui est la figure cardinale de ce courant, influencera durablement Lucien Fèbvre qui reconnaît « que, dans une certaine mesure, c’est la géographie vidalienne qui a engendré l’histoire qui est la nôtre[17] », celle des Annales. La théorie prend forme métaphorique lorsqu’il s’agit de donner à voir la longue durée, et de rattacher cette longue durée à des mouvements invisibles mais déjà inscrits dans la structure des lieux géographiques et sociaux. Les travaux de Braudel sur la Méditerranée opèrent la métaphorisation, créant un réseau d’images qui illustrent le déplacement désormais opéré depuis l’événement soudain vers la permanence des paysages et des structures. Ricoeur, étudiant la conception du temps de Braudel dans son grand-oeuvre[18], identifie quelques-uns des traits de cette métaphore. Nous les résumerons ainsi : les changements sont définis dans la profondeur même s’ils sont lisibles à la surface ; les événements ponctuels deviennent des ondulations, des miroitements de surface qui ne méritent guère l’attention car c’est ce qui se passe dans les couches profondes qui importe ; le temps est linéaire mais compose avec une périodisation cyclique, qu’il englobe et prolonge, prenant ainsi une dimension additive ; les acteurs ne sont plus les humains mais les éléments du paysage. Par exemple, la Méditerranée devient le sujet de l’histoire brossée par Braudel. Bref, le changement culturel ne doit pas être repéré dans les pratiques ponctuelles mais plutôt dans l’ensemble des mouvements qui les font émerger.

De nombreux travaux reposent sur cette métaphore qui est le plus souvent tacite. De manière générale, les travaux qui, en histoire culturelle, s’appuient sur une définition postulée de l’identité d’une communauté et tiennent la surface des pratiques comme renvoyant à un ordre des choses qui redéploie des configurations (structures, conjectures, paradigmes) profondes la reprennent. C’est le cas de l’archéologie foucaldienne et, dans une moindre mesure, de certains aspects des travaux de Deleuze et Guattari. On observera que cette métaphore possède une dimension abstraite qui la rend mobilisable à partir de problématiques très variées. La psychanalyse, particulièrement les topiques freudiennes, repose sur cette métaphore géologique dans laquelle l’enfouissement, le surgissement, les remontées, voire la condensation et la dispersion, correspondent à diverses formes du mouvement géologique.

Cette métaphore a cependant perdu de son efficacité avec la mise en question des postulats disciplinaires qui permettent son déploiement, particulièrement en histoire. En effet, malgré son apparente dimension englobante et générale, cette métaphore conduit à un émiettement des savoirs et à une euphémisation des changements dans leurs aspects sensibles. Depuis l’affaiblissement des théories structuralistes, les miroitements de la surface, laissés pour compte par la métaphore, ont retrouvé une pertinence analytique. L’importance que l’on attache désormais à la saisie des diverses échelles sur lesquelles se déploient les phénomènes, le retour du sujet épistémique et surtout l’intérêt pour des questions traditionnellement identifiées à la surface des phénomènes, supports, effets de lecture, événements, rendent la métaphore géologique du mouvement immobile moins attrayante. Elle donne toujours à voir, mais ce qu’elle donne à voir paraît réducteur à l’égard des changements sensibles.

4. Caractéristiques communes des métaphores portant sur le changement culturel

Les métaphores que nous venons de présenter possèdent des caractéristiques communes. Dans les trois cas, le mouvement se trouve défini par rapport à un état ou un point fixe, posé comme originel, en deçà duquel la métaphore ne s’applique pas. Ainsi, la métaphore de l’éternel retour postule un état qui est sans cesse retrouvé, et c’est par rapport à lui que la trajectoire ou le mouvement cyclique se trouvent définis. De même, la métaphore de la révolution repose sur l’idée qu’il existe un point neutre à partir duquel le mouvement peut être mesuré, qu’il s’agisse d’un retournement ou d’un retour. Et la métaphore géologique du mouvement immobile suppose une sédimentation initiale qui est traversée par les mouvements et modelée par eux. On notera aussi que, dans les trois métaphores, les mouvements ont un caractère additif et par là continu et que ce sont des représentations spatiales qui disent le mouvement dans le temps. Rappelons enfin que ces métaphores sont désormais usées : elles n’apparaissent plus comme des métaphores mais comme des propriétés du réel. Elles ne possèdent plus de valeur heuristique. Dans le but de revitaliser le recours à la métaphore, nous examinerons comment celle de la turbulence ouvre de nouvelles avenues de réflexion sur les changements culturels.

Turbulence des fluides et potentiel métaphorique

La métaphore de la turbulence émerge d’une approche interdisciplinaire où la culture rencontre la physique des fluides. Notre démarche s’inscrit dans le prolongement de notre recherche sur la dynamique des fluides en rivières où l’écoulement turbulent joue un rôle clef. Nos travaux, surtout menés au Québec, ont contribué à cerner les caractéristiques de la turbulence, un phénomène particulièrement évanescent, mais aussi à considérer la turbulence dans un ensemble beaucoup plus vaste. Malgré le fait que l’on ait une idée intuitive de ce qu’est une turbulence, l’utilisation du mot dans une large gamme de contextes soulève des questions quant à sa définition. Par exemple, est-ce que le coeur turbulent de l’amoureux a quelque chose à voir avec l’intensité turbulente d’un fluide ? En quoi le comportement turbulent d’un enfant est-il similaire à celui d’un marché boursier ? On retrouve des références à la notion de turbulence en physique, en sciences de la gestion ou dans les arts. Il est d’ailleurs surprenant de constater que le mot apparaît peut-être plus souvent dans les sciences sociales et le monde de la gestion que dans les sciences fondamentales. On peut présumer de la diversité de ces utilisations que la turbulence est une notion difficile à définir avec précision, même si le mot turbulence réfère le plus souvent à quelque chose ou quelqu’un qui a un caractère imprévisible, autant dans le moment et le lieu de sa manifestation que dans son ampleur et son intensité.

Examinons d’abord l’étymologie du mot turbulence pour mieux en saisir la portée. L’origine latine du mot est turba, qui signifie foule, multitude ou émeute. Turba, la foule dans ce qu’elle a d’imprévisible dans ses mouvements et de violent dans ses actions. Par exemple, les déplacements de foule lors du pèlerinage à la Mecque entraînent parfois des conséquences catastrophiques, comme la mort de plusieurs centaines de personnes sur le pont Djamarat en 2006. Les études portant sur ce type de catastrophes tendent à montrer qu’une foule en marche devient « turbulente » lorsque l’on a plus de sept personnes par mètre carré. En deçà de cette densité, les mouvements de foules sont dits laminaires, c’est-à-dire qu’ils s’écoulent sans créer de noeuds ou de bouchons et sont contrôlables. Une des caractéristiques de ces mouvements de foule est la difficulté d’identifier l’origine ou la cause exacte de la turbulence, comme si la densité trop grande d’individus produisait des réactions multiples qui peuvent s’alimenter l’une l’autre pour produire à l’occasion des événements extrêmes. De turba, on obtient turbulens, turbulentia et turbidus (trouble) et le verbe turbare, qui se traduit par « troubler ». En français et en anglais, le sème turba est aussi associé à ce qui change ou affecte une situation ou un système, comme dans les verbes « perturber » ou « to disturb ». Mais en quoi les mouvements de foule ont-ils un lien avec la turbulence d’un fluide ?

Une façon simple de voir la turbulence d’un fluide se réfère à l’état permanent d’instabilité qui caractérise un écoulement comme celui de l’eau en rivière ou du vent[19]. Un écoulement turbulent se distingue nettement de celui qui est laminaire comme le montrent les illustrations à la Figure 1. Dans un écoulement laminaire, les lignes d’écoulement sont parallèles les unes aux autres et elles ne se mélangent pas. Dans la Figure 1a, on voit que l’écoulement de l’air demeure laminaire même lorsqu’il contourne une aile d’avion. Par contre, un fluide devient turbulent quand les lignes d’écoulement se mélangent et prennent des directions imprévisibles, comme à la Figure 1b, où le fluide laminaire en amont d’un cylindre devient turbulent en aval. Les lignes d’écoulement deviennent complexes.

Figure 1

Visualisation à l’aide d’un traceur des lignes d’écoulement autour d’un objet. Le sens de l’écoulement est de gauche à droite

a) Écoulement laminaire

b) Écoulement turbulent

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D’une manière plus précise, la turbulence est caractérisée par plusieurs propriétés :

  • Elle est souvent dite aléatoire ou stochastique en ce sens qu’il est impossible de prédire avec précision les déplacements des particules individuelles composant le fluide. On peut par contre décrire le fluide à partir de propriétés moyennes.

  • Elle dissipe l’énergie qu’elle extrait du courant principal et qu’elle redistribue vers des échelles plus petites de mouvement.

  • Elle diffuse ou disperse les particules composant le fluide ou des propriétés liées au fluide, comme la chaleur. Cela entraîne un mélange du fluide qui s’exerce à la faveur de différences dans la vitesse, la pression ou la chaleur entre deux portions de fluide dans l’écoulement. Plus ces différences sont marquées, plus l’intensité de la turbulence est importante.

  • Elle se manifeste de façon intermittente à des échelles multiples dans l’espace et le temps.

  • Elle est issue de phénomènes non linéaires qui la rendent imprévisible.

  • Elle présente dans plusieurs cas des structures quasi périodiques qui prennent la forme de tourbillons que l’on nomme parfois vortex parce qu’ils ont une tendance à emprunter un mouvement de rotation. Souvent, ces structures correspondent à des événements turbulents qui ont une durée de vie plus ou moins longue. Ces événements sont d’une importance capitale dans le mélange des fluides et ils peuvent avoir des origines différentes, mais qui sont toutes liées à des gradients, c’est-à-dire à des endroits où il y a de forts contrastes entre les propriétés du fluide, par exemple entre une région où le fluide est lent et une autre où l’écoulement est rapide.

Ici apparaît un élément important : la turbulence est souvent associée à un état général qui se manifeste partout dans le fluide, mais la turbulence se caractérise par des événements plus intenses qui ont des propriétés propres. Dans un fluide ambiant où la turbulence est présente, on observe des moments de plus grande intensité souvent bien structurés. Par exemple, dans un écoulement près d’une surface rigide, comme l’eau en mouvement au contact du lit d’une rivière, on observe des mouvements turbulents quasi périodiques que l’on a associés à des bursts turbulents. Le phénomène de bursting se compose d’une séquence où le fluide lent près du lit s’élève lentement dans la colonne d’eau en mouvement, suivi d’une incursion de fluide rapide qui se dirige vers le lit. La Figure 2 présente une telle séquence dans un écoulement en rivière. Dans cette séquence, qui dure 2,5 secondes, on voit une éjection massive qui commence à se soulever (image c) pour monter presque verticalement dans la colonne d’eau (images g, h et i) et qui est ensuite poussée par un mouvement rapide vers le lit. Le bursting composé de ces deux mouvements en séquence rapide est un événement turbulent dont l’intensité varie dans l’espace et le temps. L’éjection de fluide lent du lit vers le haut contribue à ralentir le fluide, donc à le décélérer, et les incursions de fluide rapide vers le lit accélèrent l’écoulement. On a par conséquent un écoulement organisé autour de périodes de décélération et d’accélération du fluide.

Alors que certains bursts ont un effet à peine perceptible, d’autres sont d’une grande violence et produisent des effets majeurs sur la structure de l’écoulement. Ces événements turbulents intenses laissent une empreinte d’abord par le brassage du fluide, parfois sur toute l’épaisseur de la tranche d’eau, ce qui a pour effet de mélanger des portions lentes du fluide à des portions rapides (voir Figure 2). L’événement laisse une trace sur le milieu ambiant qui est perceptible plus loin en aval dans l’écoulement avant de se dissiper. Bien que l’on ait observé une certaine répétitivité et une périodicité dans la séquence des bursts, on ne peut prédire ni quand ni où un tel événement se produit, d’où la nature dite turbulente du phénomène.

Figure 2

Séquence d’images illustrant le phénomène de bursting dans un écoulement en rivière

Séquence d’images illustrant le phénomène de bursting dans un écoulement en rivière
Figure tirée de Roy et al. (2004)[20]

-> Voir la liste des figures

L’origine du bursting est matière à débat en dynamique des fluides et la façon dont ces événements intenses, les grandes structures turbulentes, naissent et se développent n’est pas clairement comprise. Une des caractéristiques de ces structures turbulentes est qu’elles se retrouvent dans une gamme plus ou moins étendue d’échelles. Ainsi, à la Figure 2, on observe le développement d’une macrostructure à l’intérieur de laquelle on reconnaît des structures plus fines, comme sur l’image l où l’on détecte en bordure du principal nuage blanc de petits tourbillons. Cette imbrication d’échelles est typique de la turbulence et constitue une interprétation de la formation des grandes structures qui serait un amalgame de plus petites.

Souvent associé à un phénomène physique que l’on rencontre dans le mouvement de l’eau en rivière ou de l’air dans l’atmosphère, le terme « turbulence » est aussi employé dans un grand nombre de domaines incluant la gestion, l’économie, l’histoire et les arts. En histoire, le recours au mot turbulence est courant pour parler de crises ou de périodes tourmentées. Dans le monde de la gestion, on associe la turbulence aux difficultés de planifier devant un avenir particulièrement incertain. La turbulence est utilisée dans le domaine de la santé mentale notamment en référence à la schizophrénie. De toutes ces utilisations, on note que la notion de turbulence sert à décrire autant un comportement individuel que collectif, à représenter un processus ou bien un état, et peut s’appliquer au monde vivant ou au monde inanimé. Le mot est donc d’une très grande polyvalence.

D’une manière générale, la turbulence est associée à des interactions imprévisibles entre les individus ou les événements et à des changements abrupts, intenses, parfois extrêmes dans les comportements et les trajectoires dans le temps. En ce sens, le mot a souvent une connotation négative et il décrit des situations adverses, par exemple les temps difficiles que l’on traverse quand une économie vacille. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis, a intitulé son livre publié en 2007 Le temps des turbulences[21]. La gestion en période de turbulence fait face à des défis incertains dans un monde changeant. Il devient alors extrêmement difficile de planifier et de préparer des plans stratégiques. Cependant, à l’occasion, la présence de turbulences peut être considérée comme positive, notamment parce qu’elle entraîne des périodes intenses de créativité et d’innovation. Imprévisibles, les temps de turbulence ouvrent des possibilités inattendues que l’on peut exploiter souvent avec succès.

Retrouvons-nous la même notion dans tous ces recours au terme « turbulence » ? La gamme des sens que prend le mot turbulence lui confère un sens flou. La turbulence semble en fait représenter des processus ou des états complexes, souvent imprévisibles, qu’il nous est difficile de saisir et encore plus de décrire. Ce caractère flou donne à la turbulence une forte valeur métaphorique dont la fécondité potentielle mérite d’être examinée pour l’histoire culturelle.

Nous ne chercherons pas ici à retracer, dans les travaux d’épistémologie de l’historiographie, les éléments qui témoignent de ce que la réflexion actuelle compose avec des interrogations sur les relations entre temps et espace qui rejoignent certains aspects théoriques de la turbulence des fluides. Il est certain que la réflexion sur la notion d’événement, telle que François Dosse l’a synthétisée[22], éclaire les possibles métaphoriques de la théorie de la turbulence des fluides, particulièrement autour de la notion d’« événement turbulent ». Nous nous contenterons ici d’esquisser un dialogue à partir de certains aspects de la turbulence des fluides de manière à préciser les contours de la métaphore et à explorer quelques-uns des possibles qu’elle ouvre en histoire de la vie culturelle.

Applications non métaphoriques des modèles turbulents à l’art

Mais il nous faut d’abord prendre acte du fait que certains usages du mot « turbulence » dans le domaine des arts tendent à « naturaliser la métaphore ». Cela revient à démontrer sa pertinence, mais aussi à déplacer son action qui de suggestive devient descriptive.

Les applications descriptives : Van Gogh et Turner

Un des grands maîtres de la turbulence est sans contredit Van Gogh, qui a su en capter l’essence, comme dans Nuit étoilée (Figure 3). Dans cette représentation, on est ému par la structure en tourbillons de la nuit étoilée, qui produit une image des structures ou des événements turbulents sous forme de vortex de grande intensité. Cette turbulence rythmique impose une dynamique à la nuit, dynamique qui se reflète sur les éléments terrestres. Des physiciens se sont intéressés à la représentation de la turbulence que Van Gogh nous a léguée dans plusieurs de ses toiles. Aragón et al.[23] ont étudié la signature de la luminance de la peinture en mesurant les différences d’intensité lumineuse entre chaque point composant l’image une fois numérisée. Il est remarquable de constater que Nuit étoilée a une signature quantitative identique à celle que l’on observe dans la turbulence des fluides. En fait, plusieurs tableaux du peintre produits durant la même période ont cette caractéristique, ce qui a permis d’affirmer que Van Gogh avait une compréhension profonde et intime du phénomène de la turbulence durant des périodes psychotiques de sa vie. Cette compréhension est manifestée par très peu de peintres[24]. Par exemple, Joseph Mallord William Turner, qui a mené une vie que l’on dit turbulente et qui est lui aussi un maître des cieux tourmentés de bords de mer lors de tempêtes, a peint de nombreuses scènes littorales en leur donnant des caractéristiques qui évoquent des phénomènes de turbulence. Un exemple de représentation « turbulente » de Turner est présenté à la Figure 4, où l’on distingue nettement un large vortex (tourbillon) englobant ciel et mer qui enveloppe et menace le navire. Il s’agit d’un mouvement typique de la turbulence. Bien que cette représentation d’un événement turbulent soit convaincante pour le spectateur, elle ne capte et ne répercute apparemment pas les propriétés physiques que l’on associe à la turbulence des fluides, notamment en ce qui concerne la structure spatiale de la luminance. Le sentiment de la turbulence ne se confond pas avec sa représentation au moins dans son sens physique, mais cela n’a pas d’importance pour celui qui regarde la toile. La vraie turbulence est difficile à représenter, mais on peut imiter sa signature et laisser le spectateur imaginer le mouvement. Ici, peut-être que Turner a capté le mouvement turbulent dans ses coups de pinceau plutôt que dans les différences d’intensité lumineuse.

De même, le terme de turbulence est utilisé en études cinématographiques. Cependant, il ne l’est pas vraiment dans une perspective métaphorique mais plutôt comme un outil de qualification du réel de la pratique filmique. Yvette Biro, qui a développé une intéressante réflexion sur le récit filmique dans Turbulence and Flow in Films : the Rythmic Design (2008), s’intéresse au flux narratif et à l’accélération du mouvement au cinéma. À ses yeux, ces aspects de l’objet filmique sont bien décrits par des concepts issus de la notion de turbulence en physique. Son travail est convaincant. Mais très rapidement, elle glisse vers un emploi instrumental des éléments conceptuels attachés à la notion de turbulence. Centrant son analyse sur le rythme et le tempo filmiques et sur l’accumulation qui précéderait l’explosion turbulente, la critique s’attache à reconnaître dans les films les événements turbulents autour desquels le temps et l’espace se trouvent désorganisés puis réorganisés. Cela nous indique que, devant certains éléments d’un récit, nous pouvons expérimenter un sentiment de turbulence, c’est-à-dire de désordre ou de chaos. Mais puisque nous sommes dans une perspective de reconnaissance, l’étonnement qui accompagne la métaphore vive est plus ou moins effacé. L’instrumentalisation du concept désamorce sa charge suggestive. Ces exemples soulèvent une question : comment peut-on penser la turbulence en préservant sa valeur métaphorique en histoire de la vie culturelle ?

Figure 3 

Nuit étoilée de Vincent Van Gogh (1889), Propriété de MOMA

Nuit étoilée de Vincent Van Gogh (1889), Propriété de MOMA

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Figure 4 

Tempête de neige de William Turner (1842), Propriété de la Tate Gallery

Tempête de neige de William Turner (1842), Propriété de la Tate Gallery

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Dialogue sur les possibles métaphoriques de la notion de turbulence en histoire de la vie culturelle

Débutons par ce que nous suggère l’événement turbulent. Le premier aspect de l’événement turbulent qui frappe par sa pertinence en histoire culturelle est celui de son émergence imprévisible, souvent violente ou brusque, dans un contexte qui ne semble pas propice à une telle intensité – on parle d’émeute de la foule ou de burst turbulent, comme à la Figure 2. Des événements intenses se développent sans que l’on puisse identifier clairement la source de leur puissance et la portée de leur effet. Dans la multitude d’événements qui se produisent dans un écoulement turbulent, plusieurs n’auront pas d’effet majeur et il est difficile d’identifier ceux qui marqueront l’écoulement. De nombreux événements culturels possèdent cette dimension d’imprévisibilité. Ainsi, d’une certaine façon, rien ne semble préparer la publication de Refus global[25]. Pourtant, isoler cet événement du milieu ambiant, c’est se priver de saisir les mixités, les mélanges, qui depuis la guerre 1939-1945 ont caractérisé la vie culturelle au Québec. Outre le choc que constitua la guerre elle-même (ouverture au monde, industrialisation intensive, changements d’habitudes dus au rationnement et à la censure, séjour en Amérique, particulièrement à New York, d’artistes et d’intellectuels français fuyant l’occupation, etc.), relevons quelques motifs de mouvance : la naissance, l’apogée et l’écroulement d’un système éditorial qui a accéléré les échanges concrets entre le Québec, l’Europe et les États-Unis ; l’intérêt pour les productions multidisciplinaires (théâtre, expositions, radio) ; la diversification des rapports à la culture, à la fois grâce à certains mouvements de jeunesse et grâce à une scolarisation plus poussée des jeunes en milieu urbain, dans le contexte de la préparation d’une relève technique, scientifique et intellectuelle. Aucun des éléments évoqués ne constitue une cause, mais tous agissent sur le milieu à l’intérieur duquel Refus global acquiert sa puissance turbulente et les outils de l’explication causale, ou de l’explication historique, ne parviennent pas à rendre compte de la nature des relations entre l’événement (le burst) et le milieu ambiant. Comment traiter de ces événements marquants en préservant leur indétermination initiale sinon en portant attention aux relations entre événements et milieu ? Certains éléments du modèle de la turbulence des fluides nous invitent à approfondir la nature de ces relations et enrichissent notre réflexion.

Ainsi la notion de turbulence est-elle intimement liée à celle de gradient, qui rend compte de la différence entre des situations ou des états, laquelle se traduit par des tensions. Cette notion permet de caractériser à la fois le milieu et l’événement qui surgit du milieu, ce qui en fait un concept riche pour capter des situations complexes qui n’ont pas un développement linéaire. Les diverses éditions du Maria Chapdelaine de Louis Hémon montrent bien comment les phénomènes culturels peuvent être saisis dans une perspective analogue. La parution du roman, dans le journal parisien Le Temps, en 1913, est bien accueillie en France, et quelques lecteurs canadiens le remarquent. Il faut pourtant attendre 1916 pour qu’une édition dirigée par Louvigny de Montigny ramène le roman au grand jour. Publié à Montréal et à Paris pendant la guerre, avec le soutien du gouvernement provincial, dans une édition luxueuse illustrée par Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté, l’ouvrage comporte deux préfaces, l’une française, l’autre québécoise, qui inaugurent les réceptions différenciées que recevra par la suite le roman en France et au Québec, mais aussi une polémique qui se poursuivra longtemps au Québec sur la définition du chef-d’oeuvre « canadien », dont Maria Chapdelaine serait le modèle[26]. Pourtant, si l’on en croit André Grasset, ce n’est pas l’édition de 1916 qui aurait déterminé sa décision de publier le roman comme premier titre mais la lecture du roman-feuilleton par la mère de Daniel Halévy, directeur de la nouvelle collection, deux ans auparavant[27]. La publication du roman chez Grasset, en 1921, dans la collection « Les Cahiers verts », accompagnée d’une mise en marché originale et agressive, constitue l’événement turbulent majeur qui sera à l’origine d’une multitude de phénomènes médiatiques en France et ailleurs dans le monde[28]. Cette parution amplifiera au Québec la polémique autour de l’oeuvre, considérée, à tort selon certains, comme un chef-d’oeuvre national. La tension créée par la juxtaposition des deux préfaces fortement différenciées n’a d’effet qu’au Québec, à la fois parce que l’édition française du même ouvrage, chez Delagrave[29], n’est guère connue et parce que la définition de la littérature québécoise ne constitue pas un enjeu pour le milieu littéraire français qui y voit une sorte de littérature coloniale ou régionale, statut confirmé par la nature même de la collection des « Cahiers verts » consacrée au roman régionaliste. Le roman déclenche tout de même une tempête médiatique en France. Dans un moment où les sentiments nationalistes sont exacerbés, peu après la fin d’une Grande Guerre profondément traumatique, le roman est donné pour incarner les valeurs fondamentales de la France profonde, assaisonnées d’une dose d’exotisme assez forte pour que le roman d’Hémon se démarque du reste de la production régionaliste, créant la tension nécessaire au développement de la puissance de la turbulence que constitue la publication. L’origine de l’impact culturel du roman ne peut donc être resserrée dans le seul texte, même si le texte supporte, du moins métonymiquement, l’ensemble des virtualités subséquemment actualisées par la réception critique et par la création d’objets sémiotiques secondaires, dérivés médiatiques et commerciaux dont l’ampleur laisse encore aujourd’hui pantois (il y eut des poupées et des chapeaux Maria Chapdelaine !)[30]. La réception de l’oeuvre, son traitement médiatique, les tensions préexistantes dans et entre les milieux culturels des deux pays jouent ainsi des rôles qui ne peuvent être réduits à un enchaînement selon les lois de la causalité non plus qu’à une explication historique attachée à expliciter les conditions d’émergence d’un phénomène. Les notions de turbulence et même de burst, et celles qui leur sont concomitantes de gradient et de tension, permettent de penser le phénomène autrement. Ainsi, le contraste entre l’oeuvre et son milieu pourrait être vu non comme un effet de l’oeuvre, mais comme l’une des sources des effets que celle-ci produit. Cela rejoint et élargit la portée des réflexions de von Wright telles qu’explicitées par Ricoeur : « l’action n’est donc pas la cause de son résultat, le résultat est une partie de l’action[31] ». En effet, les tensions créées par les différences de gradients participent directement à la création des effets turbulents et au maintien de ces effets en aval.

L’analyse, à la lumière de la métaphore de la turbulence, d’un ensemble de phénomènes littéraires et culturels, comme celui ayant trait au roman Maria Chapdelaine et aux objets sémiotiques seconds qui en sont dérivés, invite non seulement à insister sur l’imprévisibilité de l’impact des turbulences – ainsi l’absence de réception en France de l’édition de 1916 ne laissait en rien prévoir le déferlement qui naît en 1921 –, mais aussi à considérer une aire d’analyse élargie dans laquelle turbulences (les trois premières éditions) et effets des turbulences (la publication du roman en feuilleton dans L’Action française[32], par exemple, ou la polémique autour de l’attribution du Grand Prix du film français au Maria Chapdelaine de Duvivier en 1935[33]) doivent être saisis dans leurs interactions. Les oeuvres et les flux à l’intérieur desquels celles-ci se déploient en une succession de phénomènes ne peuvent être analysés séparément.

La notion de flux, sur laquelle s’appuient le concept et la métaphore de la turbulence, offre également à l’analyste un cadre fécond pour aborder la question des transferts culturels[34], particulièrement cruciale pour le Québec, où cohabitent plusieurs cultures et où les échanges avec la France, l’Angleterre et les États-Unis, entre autres, ont été nombreux et complexes. Sans entrer trop en avant dans cette question, nous remarquons que la notion de flux permet de penser les mélanges, les dissolutions, les chocs et les reflux qui caractérisent les situations de transferts culturels. En dynamique des fluides, un écoulement peut demeurer laminaire même après une turbulence (Figure 1a) ; de la même manière, la proximité de deux cultures ne provoque pas nécessairement un mélange, ni même un transfert d’énergie. C’est le cas de la réception de Maria Chapdelaine, où nous voyons d’abord les flux culturels français et québécois se déployer de manière parallèle, à la manière des flux laminaires de l’illustration a) dans la Figure 1. Les réceptions nationales demeureront largement distinctes, l’agacement des Québécois devant l’évocation systématique de Maria Chapdelaine à propos des romans « canadiens » ne désarmant guère, malgré l’enthousiasme français, à cause des circonstances littéraires, mais aussi sociales et politiques, qui caractérisent les deux flux. Ainsi la notion de laminarité ajoute-t-elle une dimension utile aux réflexions sur la cohabitation culturelle, en évitant de penser les choses exclusivement en termes de domination, d’importation, d’exportation ou d’échange de modèles. On peut même penser que les médiateurs et les médiations culturelles ont statut de turbulence : leur présence brouillerait des écoulements laminaires et modifierait l’ensemble du système des flux. 

Un autre aspect important de la notion de turbulence fait écho à une dimension cruciale de l’événement en histoire de la vie culturelle, soit la question de sa « portée » (Ricoeur). L’événement laisse des traces. Celles-ci peuvent être évanescentes, elles peuvent se manifester longtemps après l’événement, elles peuvent s’amplifier, elles peuvent disparaître. C’est à ces traces que l’on reconnaît l’événement culturel important et à leur persistance dans une durée plus ou moins longue. Rien là de bien nouveau. En histoire de la vie culturelle, on doit donc être attentif à ce qu’il est convenu d’appeler les phénomènes de réception, puisque ceux-ci témoignent de cette portée, permettent de la percevoir et de la mesurer. Le concept de « mémoire de la turbulence » qui est associé à la durée de l’effet d’un événement majeur permet d’approfondir et de déplacer la question des traces et de leur saisie. En dynamique des fluides, un événement turbulent donne une certaine cohérence à l’ensemble de l’écoulement. Par cohérence, on entend que l’on reconnaît la signature de l’événement sur une distance en aval de l’endroit de sa naissance. Avant de se dissiper, l’événement turbulent intense a produit une situation unique que l’on peut détecter après son passage : sa signature. Cet événement peut entraîner à son tour d’autres événements dans son sillage, produisant ainsi une répétition d’événements turbulents de plus ou moins grande ampleur. L’exemple de Maria Chapdelaine montre la pertinence de cette notion de « mémoire de la turbulence » en histoire de la vie culturelle. En effet, la signature du roman est forte. Du point de vue de l’histoire de la vie culturelle québécoise, la signature initiale acquiert de la puissance à partir de la parution de 1916, alors que naissent les premières polémiques, qui vont s’accroissant du fait des tensions entre les flux français et québécois. Elle s’amplifie et se complexifie avec la publication chez Grasset en 1921, répercutée par la suite en un nombre considérable d’événements : feuilletons dans les journaux puis à la radio, traductions, romans-photos et autres versions dérivées, pièces de théâtre, films. Les événements que constituent ces créations d’objets sémiotiques secondaires interviennent donc dans un milieu fortement turbulent en amont, ce qui influe sur leur réception. Ainsi, soixante ans après la création du roman, la réception du film de Gilles Carle peut-elle réactiver les polémiques de nature identitaire, éthique et esthétique[35]. Certes, l’identification de la signature de l’événement est essentielle, et cette signature trouve sa source dans les oeuvres dont les traits sémiotiques soutiennent la réception, en terme d’invention formelle par exemple. D’où la nécessité d’analyser les oeuvres. Mais il importe aussi d’identifier les marqueurs ou les relais qui contribuent à maintenir la turbulence en mouvement, comme le font, dans le cas de Maria Chapdelaine, les multiples rééditions et adaptations. Certains événements peuvent par ailleurs relancer un mouvement qui semblait dissipé, comme c’est le cas pour Refus global, dont l’intensité turbulente est relancée et accrue lors d’événements comme le décès de Borduas, les rééditions et les commémorations ultérieures. D’autres événements peuvent survenir qui dissipent la signature, comme dans le cas du personnage de Ladébauche.

Cette question de la dissipation de la signature, qui du point de vue de la vie culturelle équivaut à un effacement mémoriel, fait partie des interrogations fondamentales en histoire de la vie culturelle. Comment, par exemple, a-t-on pu oublier tout à fait le personnage de Ladébauche ? C’était pourtant lui le vilain des campagnes du Bon parler français[36]. Alors que le personnage est présent dans les journaux jusqu’en 1958, son omniprésence dans l’espace public, en particulier dans les journaux mais aussi sur disque, sur scène, à la radio, et dans la publicité semble avoir été tout à fait oubliée. Victor Lévy-Beaulieu publie en 1982 Les voyages de Ladébauche autour du monde[37], mais dans la préface qu’il signe avec Léon-A. Robidoux, il rattache Ladébauche exclusivement à Albéric Bourgeois, alors que celui-ci reprenait en fait le modèle élaboré dès 1878 par Hector Berthelot. La présence du personnage dans un vaste ensemble – dessins, caricatures, monologues et dialogues, chansons – n’est aucunement évoquée. Certes, on peut penser qu’une figure identitaire comme celle de Berthelot ne correspondait plus à la société québécoise, ou encore que les personnages populaires sont plus aisément oubliés[38], mais la métaphore de la turbulence nous invite à examiner une autre hypothèse : lorsqu’il y a du Ladébauche partout, la multiplication de la « signature » réduit la tension entre cette turbulence et le flux de la vie culturelle, la répétition conduisant à terme à une dissipation de la signature.

D’autres questions mériteraient d’être examinées à la lumière de la théorie de la turbulence des fluides. En effet, nous nous préoccupons en histoire de la vie culturelle de saisir la nature des relations entre l’espace et le temps. Cela concerne tout aussi bien la question de la configuration des événements, leur séquence, leur durée, leur fréquence, que la question des échelles. Dans un contexte interdisciplinaire, nous devons considérer les récits disciplinaires qui racontent, chacun à leur manière, la vie culturelle, saisie depuis un lieu d’énonciation différent. Ces récits ne peuvent être ni additionnés, ni soustraits, ni effacés. Ils témoignent, serait-on tenté de croire, d’échelles de temps incommensurables et pourtant placées en intersection. Or l’imbrication des structures est une des caractéristiques des grandes manifestations turbulentes qui sont les événements majeurs de l’écoulement. Cette imbrication reflète aussi une organisation entre les événements, ceux qui sont de courte durée ou de faible intensité étant beaucoup plus fréquents que les événements intenses et profonds qui auront un impact majeur. Une notion intéressante en théorie de la turbulence est qu’un événement, même intense, n’aura peut-être pas un effet proportionnel à sa puissance. Cette non-proportionnalité met en relief le rôle du milieu, mais pas seulement. Dans la mesure même où les turbulences transforment le milieu, leurs effets ne sont pas toujours mesurables dans la courte durée, ce qui les rend imprévisibles. Ainsi, les travaux de Sophie Dubois[39] révèlent que l’examen de la toute première réception de Refus global ne permet pas de voir dans la publication du recueil de textes un événement turbulent. Certes, de nombreuses critiques sont publiées, mais le manifeste Prisme d’yeux a eu, à court terme, une réception tout aussi éclatante. Les signes violents de la turbulence se feront sentir après le congédiement de Borduas de l’École du meuble[40]. Le caractère de pierre angulaire de la Révolution tranquille que l’on attribue à « Refus global », le texte éponyme de Borduas, apparaît peu à peu, au fil de divers événements (conférences, critiques, essais, rééditions, commémorations) qui réactivent la mémoire de l’événement initial et en accroissent la puissance turbulente. Cette question de la non-proportionnalité est cruciale : elle met en question les objectifs mêmes de l’histoire de la vie culturelle. Si la visée poursuivie est de reconstruire l’expérience vécue par les sujets immergés dans la vie culturelle, alors il importe de rendre compte de tous les phénomènes turbulents, pas seulement de ceux qui ont eu un effet intense immédiat. Sinon, l’histoire de la vie culturelle ne serait plus qu’une histoire de la mémoire culturelle, vue comme la résultante des mouvements du flux de la vie culturelle saisie en aval.

Par ailleurs, sachant que la notion de mélange et de mesure des mélanges est cruciale en dynamique des fluides, peut-on y trouver des pistes heuristiques pertinentes aux questions de mélange et de mixité caractéristiques de la vie culturelle ? Ainsi, l’hypothèse selon laquelle les oeuvres multidisciplinaires ont quelque chose de spécifique à nous apprendre pourrait peut-être être développée dans une autre direction que celle qui consiste à remarquer le caractère exceptionnel de ces oeuvres et leur effet sur le mouvement des réseaux de créateurs. Qu’est-ce qui se joue dans ces mélanges disciplinaires ? Les livres illustrés, par exemple, sont des objets mixtes. Dans quelle mesure l’hétérogénéité des images constitue-t-elle un événement turbulent pour le texte ? Et, inversement, quel est l’effet de ces signatures d’artistes dans des livres sur le mouvement de la discipline que constitue le dessin au Québec ? Entre les nombreux dessins de chasse-galerie d’Henri Julien, parus dans les almanachs à titre d’illustrations du conte de Louis Fréchette, et sa grande toile, conservée au Musée national des beaux-arts du Québec, y a-t-il seulement un changement de médium, du crayon à l’huile ? Les variations d’échelles (dessins plus simples, plus petits, reproduits à des centaines de milliers d’exemplaires, opposés à une seule toile monumentale, complexe, colorée, coûteuse) ont-elles quelque chose à nous apprendre sur la manière dont se construit le caractère iconique d’une telle image au fil du temps ?

Enfin, la notion de turbulence est indissociable de celle de récit. Faire le récit d’une turbulence consiste, en dynamique des fluides, à mettre en relief le caractère nodal de l’événement turbulent en prenant en compte deux aspects du récit : sa linéarité et sa non-linéarité. Peut-on imaginer que le récit de l’histoire culturelle intègre, de manière homologue, à la fois les enchaînements continus d’événements et les discontinuités ? Les modèles de la turbulence permettent de tenir compte de la nécessité de relier récit et événements par le biais de la nature de leur occurrence : singulatif, répétitif, itératif, tous motifs que la narratologie classique cherche à reconnaître. Y a-t-il là des pistes pour résoudre les difficultés narratives que posent les discontinuités en histoire de la vie culturelle, voire en historiographie générale ? Les modèles physiques du récit de la turbulence doivent aussi composer avec les effets de friction qui dissipent l’énergie et entretiennent le mouvement, et avec les effets de contraction/dilatation temporelle. Que pouvons-nous aller chercher là qui fasse image en histoire de la vie culturelle ?

Conclusion

Nous espérons avoir démontré que l’intérêt principal de la métaphore de la turbulence est de permettre l’intégration dans une seule métaphore d’une série de questions de nature théorique. Ainsi, la métaphore de la turbulence donne à voir les divers aspects de la description et de l’interprétation des relations entre événements et flux comme des interactions. En outre, cette métaphore se trouve accompagnée d’un riche réseau d’images et de concepts qui en élargit la portée évocatrice et qui rejoint une longue tradition de représentation du temps et de l’histoire : celle du flux du temps et des actions humaines. Mais elle redynamise ces images en leur insufflant une dimension interactive. Du côté de l’objet, du fleuve, pour filer notre métaphore, le flux n’est pas plénitude, il est discontinuité et intermittence. Du côté du chercheur, celui qui regarde, la contemplation du mouvement de la vie culturelle qui s’écoule invite à porter son attention sur une diversité de phénomènes d’échelles variées, à prendre à la fois le risque de la mesure et de l’indétermination, à mettre l’accent sur le jeu des possibles dans la saisie de tous les événements. Enfin, du côté de celui que nous sommes tous, cet être qui se trouve immergé dans la vie culturelle, ballotté par les turbulences comme un caillou ou une bulle d’air, la métaphore permet d’ouvrir au futur et d’incorporer la dimension « énergétique » de l’événement, comme le dit Paul Ricoeur[41], tout en préservant, en imagination, la possibilité d’aller de l’amont à l’aval et de l’aval à l’amont.