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La noblesse consiste, pour un peuple ou une cité, à être autochtone ou antique, à ce que les premiers chefs aient été illustres et à ce que soient nés d’eux un grand nombre d’hommes illustres en tout ce qui suscite l’émulation[1].

Aristote

Le peuple est à la folie[2].

Maxime d’Alexis Tremblay

Dans le second tome de l’ouvrage de Gilles Deleuze sur le cinéma, L’image-temps, on trouve de nombreuses références à l’oeuvre de Pierre Perrault. Le philosophe français s’y intéresse essentiellement à la problématique que nous savons centrale dans la pensée du cinéaste, celle du jeu d’opposition entre vérité et fiction. Cette opposition est résumée par Perrault dans une formule que Deleuze a en quelque sorte décomposée pour inscrire l’oeuvre perraldienne dans sa typologie des cinémas. Elle énonce que « La fiction filme ce qui est raconté. Le documentaire raconte ce qui est filmé[3] ».

Or, s’il est vrai que l’étude des films de Pierre Perrault a nourri la philosophie deleuzienne du cinéma, le penseur français a abondamment puisé à la théorie du geste que le cinéaste a élaborée lui-même dans différents écrits. Car si Pierre Perrault est un cinéaste, un écrivain, un dramaturge, un chantre et un poète, il est aussi, et peut-être avant tout, un penseur. Son oeuvre écrite, filmée et parlée contient non seulement une philosophie du cinéma, mais également l’échafaudage d’une théorie du langage qui place en son coeur un concept de parole. À travers celle-ci, et dans la qualification presque obsessionnelle du geste qui sourd et qui gronde dans son oeuvre, Perrault élabore l’idée d’une pratique transformatrice et émancipatoire – une pensée politique – qui trouve son théâtre d’action et sa fin dans la culture populaire[4].

À partir des pistes indiquées par Gilles Deleuze[5], je veux reprendre dans cet essai l’exégèse de cette pensée politique de Pierre Perrault, résumée par la formule de l’opposition entre la fiction et le documentaire citée plus haut. Dans un premier temps, « Relation (le territoire de l’âme) », je vais définir les notions d’amitié et de mémoire qui m’apparaissent être les principes de l’approche cinématographique de Pierre Perrault. Dans un deuxième temps, « Représentation (l’écriture) », je vais offrir une systématisation de la théorie de la représentation qui sous-tend ces principes. Cela permettra dans un troisième temps, « Conjuration (la matière) », de montrer que cette théorie implique le maintien de la parole comme instance de conspiration, comme passion irréductible pour l’indépendance et comme expression d’une relation vivante à la terre, valeurs cardinales de la pensée de Pierre Perrault. Au terme de ce portrait, l’héritage intellectuel de Perrault que je souhaite mettre en valeur est celui d’un matérialisme libertaire.

Relation (le territoire de l’âme)

Deux principes sont affirmés sous différentes formes dans la définition que Perrault donne de sa pratique cinématographique. Le premier relève d’une conception érotique du rapport connaissant avec le monde qui exige de la pensée une pratique relationnelle. Il s’agit d’un principe d’amitié. Le second principe implique une conception messianique du temps, qui en modifiant la nature de la mémoire activée par la pensée oblitère toute possibilité de réification par la représentation. Il s’agit d’un principe de mémoire. Ces deux substrats s’attachent directement à la fonction de fabulation dont Perrault souffle l’idée à Deleuze. Voyons-y de plus près.

Principe d’amitié. Dans une réplique à Paul Warren qui lui reproche de mettre en scène les gens qu’il filme, les éloignant par là de leur réalité pour en faire des personnages de fiction, Pierre Perrault souligne la fonction d’amitié qui inspire ses projets documentaires : « J’essaie de rejoindre le meilleur de chacun. De les filmer en état de grâce. Là est la vérité de chacun. Et je ne filme jamais que des gens que j’aime, que je trouve beaux. Que j’approuve. Qui me révèlent à moi-même[6] ». Et plus loin, il ajoutera à ce même propos : « J’obéis à mes amitiés. Je filme ce que j’aime[7] ». Il s’agit donc pour Perrault, dans cette réalité qui s’oppose à la fiction, d’un état de grâce : les personnages sont mis en image, encadrés, dans ce qui pourrait être dit leur puissance maximale. Cette puissance prend à sa crête la forme de l’expression pure de la fabulation, et celle-ci ne peut être saisie que dans l’espace relationnel que produit l’amitié. La vérité des gens se révèle dans le regard aimant, celui de la « caméra fraternelle ».

Gilles Deleuze n’a pu être insensible à cette manière amicale d’approcher le monde, lui qui a voulu, je le cite parlant de Kafka, « rapporter à un auteur un peu de cette joie, de cette force, de cette vie amoureuse et politique, qu’il a su donner, inventer[8] ». Lui qui de la même manière que Perrault a choisi d’écrire à propos d’auteurs qu’il aimait, et qui a voulu lire ces auteurs comme des machines à fuir, en les mettant en valeur, en les amenant à leur plus haute intensité, en y cherchant toujours la puissance révolutionnaire. Comme chez Perrault, la mise en image, l’encadrement des personnages du cinéma philosophique deleuzien est le fruit de la sympathie, d’une sorte d’amour – un refus de juger – qui garde intact et actualise le potentiel révolutionnaire d’un texte auquel est dès lors restituée sa parole[9].

N’y a-t-il pas en effet chez Deleuze une histoire de la pensée qui produit un temps non chronologique qui, comme l’image-temps, crée un choc, quelque chose qui est d’abord senti plutôt que pensé et devant lequel le passé est sollicité d’une manière nouvelle ? C’est peut-être en regard de cette recherche du choc transformateur de l’accueil du réel que Deleuze qualifie Rocha et Perrault d’auteurs plutôt que de cinéastes. Le refus de juger exprimé par le regard de Perrault est limpide pour Deleuze :

L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée : car toute fiction personnelle, comme tout mythe impersonnel, est du côté des « maîtres ». C’est ainsi qu’on voit Rocha détruire du dedans les mythes, et Perrault dénoncer toute fiction qu’un auteur pourrait créer. Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des « intercesseurs », c’est-à-dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de « fictionner », de « légender », de « fabuler ». L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir. La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais ce n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs[10].

La différence révolutionnaire de la fabulation, ce que Deleuze appelle « double devenir », est le coeur de la pratique cinématographique de Perrault, de la même manière qu’elle définit la méthode exégétique de Gilles Deleuze. Il faut aimer ses personnages, il faut aimer ses auteurs – l’amitié est le canal du double devenir, et c’est ce double devenir qui est producteur d’énoncés collectifs.

Il y va de cette manière d’une conception de la connaissance selon laquelle la production d’énoncés vrais exige une disposition érotique particulière, et selon laquelle, en conséquence, la vérité ne peut advenir que de manière relationnelle, et donc au présent. On le conçoit ici, cette idée du double devenir implique une temporalité particulière de la connaissance. Cette temporalité particulière trouve son activation dans une production mémorielle non chronologique, qui constitue un deuxième principe de la pensée cinématographique de Perrault, et un deuxième objet de séduction philosophique pour Deleuze.

Principe de mémoire. Perrault définit le travail du montage comme une « réflexion », et plus précisément une réflexion sur la mémoire. Il dit :

L’esprit ne pense pas le monde en parcourant l’espace, en écoulant le temps, mais en passant d’un lieu à l’autre, d’un temps à un espace, d’une chose à l’autre. Le montage, c’est un peu le travail de l’esprit sur la matière. C’est ne pas se laisser ligoter par l’image sainte ou la parole d’évangile. Le montage, c’est une transgression de la chronologie, donc une réflexion. Une réflexion sur la mémoire. Ou plutôt une réflexion sur la réalité, grâce à la mémoire inaugurale. Nous entrons de plain-pied dans le territoire de l’âme. Un territoire à explorer. À réaliser. À inaugurer. Comme Cartier inaugure un fleuve en notre faveur. Par le récit du voyage[11].

Perrault insiste en particulier sur la transgression de la chronologie, qui serait une façon d’entrer dans cette autre dimension qu’il appelle le territoire de l’âme. Dans cette dimension, la mémoire et la réalité manifestent leur solidarité dans des images-sons qui oscillent entre le tactile et l’insondable, entre l’espace et le temps, entre le lieu et l’origine. Ces images-sons font l’effet d’un vécu radicalement présent et situé et pourtant éternel comme l’écho du monde. Comme une promesse.

Voyons comment cette mémoire inaugurale et cette promesse s’actualisent dans le récit de Pour la suite du monde, dans le but de montrer comment le cinéma de Perrault « pense ».

Cela se manifeste d’abord dans le film comme le fait d’un malaise, comme un problème à résoudre. Tout au long du récit de Pour la suite du monde, une question obsède les pêcheurs, obsède les cinéastes, obsède les spectateurs : Qui a inventé la pêche aux marsouins ? Les hypothèses fusent. Nos pères ? Les Anciens ? Les ancêtres bretons qui ont traversé l’Atlantique ? Les Sauvages ? Un génie ? Les spéculations vont bon train et alimentent la trame de l’aventure.

D’évidence, la seule origine certaine et connue de la pêche aux marsouins est matérielle, tactile : c’est la trace de la pêche dans le fleuve. « Si tu as des yeux tu vas la voir », répond le vieux maître de pêche Abel Harvey à Léopold Tremblay qui s’inquiète de n’avoir jamais pratiqué la pêche et de n’être pas en mesure d’établir le tracé de celle-ci. La pêche, faite des « chicots » de la dernière pêche réalisée par les pères il y a plus de trente ans, est toujours visible dans le fleuve. C’est donc cette trace, présence banale et origine mystérieuse, qui guidera les gestes de la pêche de 1962 relatée dans le documentaire.

Cette trace est donc la trace laissée par les gens de l’Île, par les pères. Or, dit-on, cette trace était déjà là quand les ancêtres sont arrivés sur l’Île après avoir traversé l’Atlantique. C’est qu’elle aurait donc été laissée là par les Sauvages, par les habitants originels. C’est du moins ce dont témoigne Jacques Cartier, découvreur et inventeur qui lui aussi laisse une trace de la pêche dans son récit de voyage. C’est cette trace scripturale que suivront le doigt et la voix d’Alexis Tremblay dans la scène de la forgerie, où éclate au grand jour la dispute des origines de la pêche aux marsouins. Au fil des élucubrations d’Alexis, dont le documentaire de Perrault constitue à son tour, comme celle de Cartier, une trace, les Sauvages, qui auraient laissé la trace originelle, deviennent indifféremment « le Sauvage », au singulier, ou encore « des génies », et, encore mieux, « un génie ».

Caractère génial, sans doute, légendaire, car la trace, qui est bel et bien là dans le fleuve sous nos yeux, multiplie les apparitions et brouille les pistes. Caractère génial, car les chicots de 1924 ne semblent avoir d’origine que dans la répétition, que dans la multiplication, que dans l’indéfinité, en même temps que dans la vérification de l’existence de la pêche, ici et maintenant, et pour la suite du monde. Quand la bête est capturée, Abel Harvey lui parle comme si c’était toujours la même bête qui chaque fois se prend dans la pêche : « ça fait 38 ans que je t’ai pas vu mon vieux ». Et les gens de l’Île eux-mêmes, dit-on, sont appelés les Marsouins. La trace n’a d’origine certaine que dans la bête qu’elle prend, à chaque fois recommencée. C’est le sens de la promesse qui s’active par la mémoire transcendantale.

Ainsi, la pêche qui choit dans sa matérialité – pauvres chicots plantés dans le fleuve – se multiplie et se répète, chaque fois différente : répétition de ce qui n’a jamais eu lieu. Elle est au milieu de toutes les traces. À la fois naturelle et culturelle, matérielle et symbolique, machinée, indéfiniment répétée, jamais la même, participant de la même substance incompréhensible – le territoire de l’âme. Elle parcourt toutes les surfaces d’enregistrement : les abords du fleuve, les yeux des pêcheurs et des spectateurs indifféremment, la mémoire chronologique, le journal de Jacques Cartier, la pellicule sur laquelle le récit est filmé (vue et parole, image et son). Incidemment, Perrault dit d’un film que « c’est un reste. Fidèle, signifiant, réel, mais un reste, un fragment, une trace[12] ».

Le cas de Pour la suite du monde montre comment le montage non chronologique rend manifeste l’écart entre le virtuel et l’actuel que Perrault appelle le territoire de l’âme. L’exigence d’éternité qu’implique celui-ci tient au processus par lequel l’agencement d’actions et de paroles dont le caractère est à la fois radicalement présent et mystérieux trouve son équilibre et sa résolution dans l’identification de l’origine et de l’effet, donnant toute sa puissance à la différence créatrice qui rend possible la répétition de la trace.

Gilles Deleuze attribue au régime cristallin une faculté de pensée qui a justement à voir avec une forme non chronologique de mémoire. Comme l’explique Serge Cardinal, « En dédoublant l’objet, [l’image-cristal] n’ajoute pas un second ou un troisième exemplaire au premier, mais ouvre le premier aux degrés de puissance qu’il contient : elle fait passer le singulier par des degrés de différence, et non plus par des différences de degré en regard d’un modèle[13] ». C’est la souveraineté de ces actions et de ces paroles qui se révèle alors dans le montage, celle de personnages qui s’intercèdent eux-mêmes, qui recommencent le monde à zéro, qui jour après jour retrouvent la bête, toujours pareille et jamais la même. Cardinal résume l’effet de l’image-temps sur la mémoire : « Voilà donc que des signes ne s’adressent plus à la mémoire empirique, qui rappelle ce qui a déjà été vu, entendu, imaginé ou pensé. Ils forcent une mémoire transcendantale à saisir ce qui ne peut être que rappelé [l’être du passé comme tel est passé de tout temps selon les mots de Deleuze][14] ».

Mémoire inaugurale ou mémoire transcendantale, il s’agit dans les deux cas d’un passé qui n’a jamais eu lieu (non chronologique ou non empirique) et qui est néanmoins l’être du passé, c’est-à-dire ce qui gît éternellement entre les mémoires et dont le surgissement rappelle la nature même du temps. Cette forme particulière de réflexion que constitue le montage chez Perrault se joue donc précisément dans l’écart indiqué par la mémoire transcendantale entre l’actuel et le virtuel. C’est dans cet écart que peut se manifester, sous la forme d’images-sons, ce qu’il y a à explorer, à réaliser, à inaugurer. C’est également dans cet écart, selon la définition de la fonction de fabulation, que la fiction peut-être transcendée.

Deleuze reconnaît à cet égard dans le cinéma de Perrault les mécanismes d’une pensée de la différence, qui n’est jamais soumise à la répétition et au passé, selon laquelle « l’actuel n’épuise jamais le virtuel[15] », et qui s’autorise de toutes ses virtualités.

Seul l’artiste créateur porte la puissance du faux à un degré qui s’effectue, non plus dans la forme, mais dans la transformation. Il n’y a plus ni vérité ni apparence. Il n’y a plus ni forme invariable ni point de vue variable sur une forme. Il y a un point de vue qui appartient si bien à la chose que la chose ne cesse de se transformer dans un devenir identique au point de vue. Métamorphose du vrai. Ce que l’artiste est, c’est créateur de vérité, car la vérité n’a pas à être atteinte, trouvée ni reproduite, elle doit être créée[16].

Perrault aurait ainsi décodé la mécanique de la virtualité et s’en servirait comme d’une machine de métamorphose du vrai discrètement installée au coeur de la fiction impériale. Par le récit qu’il constitue dans le montage, le cinéaste place quelque chose au sein de cette mémoire inaugurale qui la révèle. Il le fait non pas à titre d’auteur tout puissant, mais en intercesseur parmi les intercesseurs, traceur de traces parmi les traceurs de traces, répétant à son tour sans autre privilège que celui de son action propre et de sa parole propre cette trace qui n’a pas de modèle :

Le chasseur est au centre du monde, au début de la parole, au seuil de la connaissance. Il dessine sur les parois, une image. Imaginaire ou documentaire ? En tout cas bientôt libérée du récit qui s’éteint avec les derniers tisons. La paroi garde l’image. Le chasseur lui, finit par se taire. Le récit par s’éteindre. Mais le chasseur retrouve des parois et lui accorde une certaine importance. Et il finit par avoir l’impression de prendre possession de l’animal par le dessin. Il se raconte que le dessin le rapproche du destin. C’est la même image mais à un autre usage[17].

Dans Pour la suite du monde, le chasseur Perrault trouve une trace dans le fleuve, image laissée par les chasseurs du passé, et il en fait un autre usage. Ce faisant il se raconte, comme tous les pêcheurs de tous les temps et comme tous les dessinateurs de murs de cavernes, ni plus ni moins, que la pêche aux marsouins le rapproche de son destin[18].

Ainsi l’événement de la pêche aux marsouins dans Pour la suite du monde n’est pas une reconstitution, mais une nouvelle pêche qui trouve, dans le vécu des gens en cet été 1962, des raisons d’exister. De vivre et non de revivre. […] Il ne s’agit pas vraiment d’une reprise de la geste ancienne, mais tout simplement d’une nouvelle pêche qui évoque le passé, le souvenir[19].

Il y a dans ce cinéma qui refuse de représenter un travail qui impartit au spectateur. Comme le souligne Perrault, l’image documentaire est forte, mais impartiale. Le spectateur est forcé de l’analyser – car il n’est pas lui impartial, il n’est pas tout d’un bloc, donné, assénant. C’est ce choc même de l’image qui provoque la pensée, écrit pour sa part Deleuze à propos du cinéma de l’image-cristal. On pourrait dire que la fiction prend en charge la pensée dans sa capacité d’organiser le temps dans le mouvement des images. Dans le documentaire, dans lequel « il faut être en prise directe avec la réalité[20] », le spectateur est mis dans une situation où il doit se situer par rapport à cette rencontre : des hommes sont allés à la rencontre d’autres hommes et ils ont pêché un marsouin que tous ont désiré, les pêcheurs, le caméramage[21] et lui-même. Encore une fois, le principe d’amitié doit prévaloir dans l’actualisation de la mémoire transcendantale.

Le film est dans le récit, et, par là, il force le spectateur dans ce récit. Cela est ainsi parce que « les machines désirantes […] ne représentent rien, ne signifient rien, ne veulent rien dire, et sont exactement ce qu’on en fait, ce qu’on fait avec elles, ce qu’elles sont en elles-mêmes[22] ». Le cadre de l’image du cinéma vécu est limé, il fuit : l’équipe de tournage est avec la communauté de pêcheurs et le spectateur est avec cette équipe de tournage et ces pêcheurs, dans l’humanité et non devant la divinité. Il n’y a plus de spectacle, il n’y a qu’une exigence – celle de nommer ce que l’on ne connaît pas, cette matière[23].

On touche ici au coeur de l’affinité philosophique entre Deleuze et Perrault. Il s’agit d’une sensibilité guerrière et matérialiste, qui trouve son mouvement dans une critique de la représentation, du modèle, du mythe, du fantasme, du même, de l’idée de la répétition comme moment réel, comme mémoire transcendantale ou primordiale plutôt que mémoire chronologique.

Penchons-nous plus en détail sur cette critique de la représentation qui articule chez Perrault cette métaphysique du cinéma à une pensée politique qu’il nous reste à définir.

Représentation (l’écriture)

Comme la rencontre virtuelle entre Deleuze et Perrault, la série de discussions radiophoniques entre Paul Warren et Pierre Perrault dont le texte a été publié en 1996 tourne de manière lancinante autour de la question de l’opposition entre vérité et fiction. Le professeur de cinéma insiste pour dire qu’il s’agit dans les films de Perrault d’une démarche fictionnelle. Les pièces qu’il apporte au dossier veulent que les personnages des films de Perrault jouent un rôle (ils « légendent »), que le montage opère inévitablement une sélection et une organisation des faits, et que le réalisateur et son équipe de tournage interviennent dans la constitution du récit à un point tel que l’action présentée n’aurait pas eu lieu sans leur intervention.

Dans ce dialogue passionnant, le cinéaste résiste avec force à chaque argument développé par Warren. Pour Perrault, ses personnages se représentent eux-mêmes, à leur meilleur, c’est-à-dire, selon le principe de l’amitié, dans leur vérité. Le montage est créé quant à lui sur la base exclusive du texte tiré de l’entièreté de la bande sonore et rend compte d’une parole qui, si elle est choisie, demeure authentique. Enfin, l’équipe de tournage n’est pas dans une position d’extériorité par rapport au sujet du film, mais participe elle aussi de cette réalité commune qui se construit dans le processus. Nous l’avons vu dans Pour la suite du monde, que Perrault prend comme exemple : le cadre est poreux, plaçant sur (dans) le même plan les pêcheurs, l’équipe de tournage et le spectateur, et c’est en cela que, pour Perrault, il y va de la vérité et non de la fiction, ou, pour Deleuze, d’un choc, d’une pensée propre à l’activation de la mémoire transcendantale.

Le jeu entre vérité et fiction que produit la pratique cinématographique perraldienne implique une typologie des images et, par là, une typologie des politiques de représentation qui se jouent dans le travail de l’image. S’il faut juger des régimes de représentation sous lesquels se placent les cinémas, Perrault nous propose dans cet échange avec Warren un critère sous la forme d’une question philosophique et politique radicale, qui sonne comme un défi : « Qui voudrait échanger sa mère pour une actrice[24] ? » C’est-à-dire : qui préfère la fiction à la réalité ?

On peut ici formaliser les différentes possibilités d’articulation entre vérité et fiction impliquées par cette question pour systématiser la critique de la représentation sous-jacente à l’oeuvre de Perrault. Cette critique comprendrait trois propositions structurales, que l’on peut visualiser de cette manière et qu’il s’agira ici d’expliciter une à une :

{(1) [Réalité] [Fiction] V (2) [Réalité] [Fiction]} V {(3) [Réalité]=[Fiction]}

Si le cinéma vécu se caractérise par une capacité de produire de la vérité par l’oblitération active de la fiction que l’on peut symboliser par la formule [Réalité] [Fiction], il doit lui correspondre une forme opposée, que l’on pourrait appeler ultrafiction et qui se caractériserait par une capacité de produire de la vérité dans une oblitération active de la réalité, [Réalité] [Fiction]. Dans les deux cas, on pourrait dire, reprenant le vocabulaire de Giorgio Agamben dans Profanations[25], qu’il s’agit de moyens purs, qui se situent en deçà ou au-delà de toute représentation du réel. Dans les deux cas, il s’agit d’une manière de refuser la représentation, soit en idéalisant le vivant (cinéma vécu), soit en vivant l’idéal (ultrafiction). C’est ce que Deleuze appelle les puissances du faux. Détaillons le fonctionnement de cette dyade.

Dans le cinéma vécu de Perrault, la réalité devient vraie. C’est-à-dire que la réalité ne peut jamais s’excéder elle-même. Elle ne s’intercède rien, elle est hors de la représentation, elle participe immédiatement de la substance du monde. Ou plutôt, dans le cinéma vécu, la vie s’intercède elle-même, explore les temps incompossibles et intervient dans la trame du monde. La réalité absolument vraie est idéale (l’idéal qui a cours dans un plan d’immanence) parce qu’elle refuse à la réalité son élément de fiction et accède à une forme de pureté. Dans cette présentation qui s’oppose à la représentation et qui est le produit du cinéma vécu, le dedans est infini et éternel en tant que la parole est le texte. C’est la fuite idéale du vivant.

À l’opposé, dans l’ultrafiction et par oblitération active de la réalité, dans le cinéma de Godard par exemple, la fiction est absolument fausse. C’est-à-dire que la fiction est toujours en excès d’elle-même. Elle est dans un temps chronique, elle met en scène des forces qui s’affrontent et qui organisent un espace sans centre, elle monte en épingle les puissances du faux. La fiction absolument fausse est vivante (plutôt qu’idéale) parce qu’elle refuse à la fiction son statut de réalité. Dans cette représentation qui se présente en tant que représentation, le dehors est infini et éternel en tant que texte pur. C’est la fuite vivante de l’idéal.

Dans ces deux formules du refus de la représentation on produirait toujours ou bien une réalité absolument vraie ou une fiction absolument fausse – dans les deux cas, une forme de vérité, pour autant que la vérité soit comprise comme ce qui libère. Il s’agirait de forcer l’articulation entre réalité et fiction dans le sens d’une libération plutôt que dans le sens d’une aliénation. Il s’agirait également d’une parodie pure, c’est-à-dire une représentation ouverte, par laquelle le dedans et le dehors se correspondent dans l’écriture d’un texte. Cette forme d’image serait toujours de chair et de sang, s’épuisant en son mouvement. Elle est dans les deux cas un modèle de production de l’image limite.

En contrepartie, dans un cinéma qui n’oblitère ni la réalité ni la fiction, [Réalité] [Fiction], mais qui les produit activement en même temps, on produit toujours de la représentation – c’est-à-dire du mensonge. Ses cas achevés se trouvent dans la pornographie, dans la télé-réalité et dans la propagande. L’image y est fermée, c’est-à-dire qu’elle génère activement l’abolition du dedans et du dehors dans un texte non écrit. La pornographie, la télé-réalité ou la propagande produisent à la fois une réalité absolument fausse et une fiction absolument vraie. Dans la pornographie par exemple, il s’agit, comme le suggère Agamben, d’une parodie (c’est-à-dire un brouillage actif de la réalité/fiction qui maintient en même temps ces deux puissances) dans sa version eschatologique (c’est-à-dire qui se constitue comme fin en soi – en l’occurrence, le moyen étant la fin).

Il s’agit en somme dans la représentation d’un écrasement de la réalité sur elle-même (ne plus avoir de « dedans » : ce sont des acteurs qui jouent, qui sont parlés par un texte – la femme ne jouit pas vraiment) qui exige pour se faire d’absorber toute la fiction (ne pas avoir de « dehors » : les acteurs ne jouent pas, ils agissent réellement – la femme est réellement pénétrée). L’image ne produit ni vivant (une invention totale) ni idéal (une expression pure), mais le contraire : une répétition sans différence. À ce titre, la pornographie, la télé-réalité et la propagande participent activement à la destruction des conditions de possibilité du territoire de l’âme, de la mémoire inaugurale, mais aussi de toute surréalité, de tout rêve. C’est ici, dans l’activation du mensonge cinématographique qui consiste à produire à la fois de la fiction et de la réalité, que l’on échange le peuple pour la masse, et sa mère pour une actrice.

Sous la formule du refus de la fiction, Perrault défend en somme dans l’épistémologie de sa pratique cinématographique l’éternité du territoire de l’âme. Cette défense implique nécessairement une forme de programme politique, avec ses valeurs, ses concepts, ses propositions, ses stratégies et ses tactiques. Deleuze indique bien d’ailleurs un lien entre la théorie de la représentation manifeste dans la pratique de Pierre Perrault et une certaine conception de l’action politique. Il la définit ainsi :

Ainsi, quand Perrault critique toute fiction, c’est au sens où elle forme un modèle de vérité préétabli, qui exprime nécessairement les idées dominantes ou le point de vue du colonisateur, même quand elle est forgée par l’auteur du film. La fiction est inséparable d’une « vénération » qui la présente pour vraie, dans la religion, dans la société, dans le cinéma, dans les systèmes d’images. Jamais le mot de Nietzsche, « supprimez vos vénérations », n’a été aussi bien entendu que par Perrault. Quand Perrault s’adresse à ses personnages réels du Québec, ce n’est pas seulement pour éliminer la fiction, mais pour la libérer du modèle de vérité qui la pénètre, et retrouver au contraire la pure et simple fonction de fabulation qui s’oppose à ce modèle. Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre[26].

Référant à un imaginaire progressiste et succombant à sa propre tentation métaphysique, Deleuze estime que le geste cinématographique de Perrault consiste à libérer la fonction fabulatrice des pauvres, à la libérer des griffes de la fiction impériale. Perrault serait selon lui une avant-garde poétique de la révolution, un libérateur de l’imaginaire populaire, un contempteur de la vérité qui est toujours celle des maîtres.

Je pense que Deleuze ici ne se trompe peut-être pas tout à fait, mais quand même un peu. D’abord, dans le projet du cinéma vécu, il me semble que ce sont plutôt ces cultivateurs, ces pêcheurs et ces chasseurs, ces habitants, ces Autochtones, ces pauvres, ces demeurés, ces vieux concombres, ces marginaux, ces illettrés, ces vaincus, ces défricheurs de pays, ces constructeurs de pourrillons qui libèrent Pierre Perrault de la fiction impériale, qui lui donnent accès aux arcanes de la mémoire inaugurale. Je pense que ces intercesseurs sont pour Perrault tout sauf des pauvres dont il faudrait libérer la fonction de fabulation. Ce serait plutôt le présent qu’il faudrait libérer de la fiction impériale, par l’amour et par la mémoire, en plaçant le caméramage au milieu de la parole. Libérer leurs fils locataires peut-être, leurs fils lettrés, professionnels, engagés, délocalisés, dépossédés, souverains culturels, mais pas ces pères pauvres, surtout pas eux.

Aussi, je pense au contraire de Deleuze que Perrault n’en a pas contre la vérité, car c’est bien de son propre aveu quelque chose qu’il appelle vérité que Perrault recherche dans la parlure de ces pauvres hommes libres, et donc l’écho témoigne du territoire de l’âme d’une promesse. Mais de quelle vérité s’agit-il ? Reprenons cette question à partir du problème de l’écriture, qui dans la pensée de Perrault agit comme structure de toute fiction impériale, car c’est ici que la théorie du langage devient un programme politique.

Conjuration (la matière)

Quand Perrault proclame que son maître est la parole populaire[27], il signifie son ardent désir de conjurer l’aliénation mentale imposée par les maîtres, son souhait de battre le mensonge de la fiction colonisatrice par l’humble vérité de la parole vivante. Il y a une conception libertaire du langage dans sa pensée. Horreur déclarée de l’écriture (de l’Écriture), ce motif apparaît en de nombreux endroits du corpus perraldien, souvent sous la forme d’une confession, voire comme le récit d’une conversion :

Il y avait [Perrault parle de son éducation classique] un énorme fossé entre écriture et parlure, entre la fable et la réalité. Et c’est la fable qui existait. Je m’identifiais à l’écriture. J’étais gêné dans la parlure. J’étais idéal dans la fable. Vulgaire, approximatif et banal dans la réalité. […] J’étais un habitant des écritures. Il me restait à sortir de l’enfance fabuleuse. À me prendre en main. À me prendre en langue. […] J’étais un citoyen de l’écriture dominante[28].

Cette découverte en lui-même de la rupture entre l’écriture et la parole correspond chez Perrault à un éveil séminal au problème politique de la représentation dont nous avons systématisé l’épistémologie dans la section précédente : Qu’est-ce qui représente l’ici et le maintenant ? Qui le représente ? Dans quel langage ? Par quelles images ? Selon quelle poésie ? Selon quelle visée ? Au nom de qui ? À la source de cette interrogation, s’exprimera sans cesse le sentiment d’être parlé plutôt que de parler, de ne pas participer à l’autocréation du monde, d’être entravé, paralysé par les transes de la vénération, conjuré dans sa poésie et empêché dans sa capacité de produire ses propres images. Le monde vernaculaire apparaît dans cette révélation de l’écart entre l’écriture et la parole comme le lieu d’une vérité prise d’assaut par les puissances croisées.

La notion d’écriture incarne ainsi dans la pensée de Perrault le visage multiforme de l’oppression. Elle nomme le système linguistique des grands accumulateurs de puissance qui hantent la parole ordinaire : Paris, sa grande littérature et ses imitateurs ; Rome, son royaume hors de ce monde et ses petits clercs ; Hollywood, son scénario de film et son industrie culturelle ; Ottawa, son fédéralisme rentable et ses rois nègres ; la Iron Ore Company, son argent et ses boîtes à lunch. Ce que Perrault nomme écriture est le mode poétique ou la forme mentale de l’appropriation impérialiste, chrétienne, capitaliste et fédérale, cette représentation sacrée[29] qui occupe le territoire de l’âme, qui ruine la fonction poétique populaire. Il dit, prenant à partie l’industrie culturelle américaine :

Moi, c’est la région qui m’intéresse. Je suis contre l’empire. Je trouve ridicule tout ce qui se prétend international, mondial. Et c’est l’empire qui met en orbite des satellites. Qui nous impose CNN sans scrupule. C’est l’empire qui impose ses images. Et c’est parce qu’il y a l’empire derrière les images que les images s’imposent, paraissent incontournables. Et pourtant, plus souvent qu’autrement, elles sont d’une médiocrité navrante. Mais techniquement impeccables. Ce sont les effets spéciaux qui persuadent les âmes[30].

L’enjeu de l’image, ne nous y trompons pas, est donc fondamentalement un enjeu de parole, cela parce que la production d’images est la scène primordiale du combat entre réalité et fiction. « Voir profondément, n’est-ce pas entendre ?[31] ». Perrault le sait, qui estime que l’image est au coeur de la définition de l’humanité, au coeur de la question de la connaissance :

Si tu examines l’histoire de l’homme, elle est toujours plus ou moins en relation avec l’image. Tantôt avec l’imaginaire, et il se construit des temples, tantôt avec l’image documentaire, et il se fabrique des armes. C’est l’histoire de la connaissance. On a confié l’explication de l’univers, tantôt à l’imaginaire jusqu’à Dieu, tantôt au documentaire jusqu’à Galilée[32].

L’image est ainsi le lieu d’un combat historique dont l’enjeu est de faire un choix entre le mensonge et la dépossession (qui correspond à la victoire de l’écriture, de l’empire) et la vérité et la connaissance (qui correspond à la victoire de la parole, du monde vernaculaire). Un choix entre la servitude et la liberté en tant que ce choix se joue sur le plan du langage, et du régime de représentation.

Quand l’image propose une fiction qui se prétend réelle (la religion, l’empire, les Expos, les jeux olympiques, Brigitte Bardot et Marilyn Monroe, le spectaculaire, les images plus grandes que nature, Snoopy, les dauphins bleus de Floride qui font du cirque dans un aquarium Alcan), elle est le lieu possible et avéré de l’idéologie, du texte autoritaire, de l’écriture qui écrase la vie sur elle-même. L’écriture qui envahit le territoire de l’âme, à distance, pour des intérêts qui n’ont rien à voir aux vies qu’elle met ainsi en scène, rien en commun avec les paroles qu’elle conjure.

… Tout à coup ou progressivement, l’image devient Dieu. Et cette image-là se change en lecture de l’univers. Et l’homme lui-même se conforme à l’image qui lui sert de modèle, qui lui propose un nouvel homme, un nouvel âge de l’homme. Et il y a des manipulateurs d’images. Des gens qui tirent les ficelles de la divinité. Des marchands d’images. Qui manipulent les hommes. Ce sont les prêtres qui proposent des idoles. Des gourous qui proposent le soleil. Jusqu’au désastre. Des producteurs qui proposent des stars comme ils disent[33].

Non seulement l’écriture impériale est un facteur d’oubli de la parole, mais elle est une force active et consciente de destruction de la faculté de parler, de fabuler, d’inventer. Perrault vit cette destruction à la fois comme une défaite politique et comme une douleur intime, soulignant parfois de manière socratique le caractère humiliant de « ce phénomène qui pollue l’âme et le langage[34] ».

Le pourfendeur de veaux d’or répudie en bloc les idoles selon la ligne qui marque une série d’oppositions qui mettent en tension l’autorité de la représentation aliénante et la parole libre. Il y a d’une part les images produites par les puissances accumulées, réifiées, fétichisées, plus grandes que nature, ces fictions qui embaument le vécu aliènent le présent, et il y a d’autre part les images qui résistent, qui habitent, qui arrivent par le vaisseau de la parole. Il y a d’une part les puissances de capture, l’Église, l’État, le Capital, et d’autre part la machine de guerre, le vécu ordinaire, la puissance qui fuit. Ce qui est en jeu sur ce pli, c’est l’image, et derrière l’image, la parole, qui elle-même contient le chiffre de la liberté. Et toujours, au terme, un choix à faire.

Mensonge/Vérité
Dieu/Monde
Imaginaire/Réel
Fiction/Documentaire
Mythe/Connaissance
Pop/Turlute
Fantasme/Désir
Bière/Cidre
Religion/Science
Farrah Fawcett/Marie Tremblay
Temples/Armes
Goélette/Boîte à lunch
Astrologie/Astronomie
Christophe Colomb/Jacques Cartier
Pain Weston/Bannique
Actrice/Mère
Hollywood/Île aux Coudres

Le cinéma vécu est une prise en charge politique du problème de la représentation et une prise de position radicale en faveur du régional, du vernaculaire, de l’oral – en faveur d’une certaine idée de la liberté. « J’ai proposé une voie, une façon de regarder les hommes. Une façon d’échapper à l’écriture impériale. De ne pas me sentir aliéné par l’écriture[35]… ». Cinéma en voyage au pays du peuple, l’image qui en surgit est le fruit d’une conjuration de la fiction en faveur de la réalité. Par amour fraternel pour ceux qui parlent. Pour entendre cette parole dépouillée des fictions impériales, à tout prix. Pour activer la mémoire inaugurale. Pour se rappeler, surtout, que la fonction poétique populaire existe toujours, comme une promesse de libération.

Le penseur crée alors un langage cinématographique, une littérature du futur qui ne remplace pas une représentation par une autre, mais qui désaliène la vie symbolique. « [Le personnage dans mes films] se représente lui-même. Et même si j’étais le seul spectateur de mes films je ne les renierais pas parce que je préfère les hommes de chair et de sang à leur représentation[36] ».

En ce sens, l’entreprise de Perrault ne nomme pas tout simplement quelque chose qui serait la nation, elle ne rabat pas bêtement sur elle-même l’identité nationale en prenant sur soi cette identité (ce serait encore représenter en maître), mais propose dans un geste de confiance totale une pratique des virtualités populaires qui s’abandonne au réel, « en désespoir de cause », comme le dira souvent Perrault à propos de sa quête[37]. « N’aurait-on pas quelque chose à se dire, à partager ? Quelque chose qui n’est pas spectaculaire. Quelque chose comme une âme obscure et sans bornes et indispensable pour contourner l’aliénation galopante[38] ».

Dans cette recherche pénible et têtue de sobriété, dans cette machination éperdue contre la représentation, dans l’opposition au fantasme et la paranoïa identitaire du régime d’écriture impériale, on trouve dans la pensée politique de Perrault une supplication à la parole. Parler pour ne pas mourir. Et s’il est vrai que cette pensée est guettée de toute part par la réaction, le ressentiment, la rage, le nationalisme plat, l’accablement de la jeunesse et la nostalgie, par ce chagrin de grand-père qui accompagne souvent la mémoire de la liberté, elle contient pourtant une injonction vitale et philosophique que je voudrais, pour compléter ce portrait de la pensée de Perrault, souligner. Il s’agit de la dimension matérialiste de sa conception du langage.

Car parler pour ne pas mourir ne doit pas ici simplement s’entendre comme le désir de voir survivre la langue française en Amérique, ou comme la poursuite d’une identité francophone. Il y va plutôt d’une manière de vivre. Pour Perrault, la parole est dépositaire des rudiments de cette manière de vivre, qui est manière de la terre et manière de la mer, manière du pain et de la pêche, manière du cidre et du capitaine, et aussi sueur du défricheur, piste du chasseur, c’est-à-dire, dans cette manière de vivre, qu’il s’agit d’une manière d’habiter. Plus encore, la parole est dépositaire de la possibilité même de vivre à sa manière. C’est le sens de cette belle formule du cinéaste d’une correspondance entre le gastronomique et le métaphysique. Et c’est aussi le sens que donne Perrault aux mots souveraineté, indépendance et liberté – avoir sa propre manière d’habiter et de garder vivante la possibilité de vivre à sa manière dans le langage. Accéder au territoire de l’âme pour y vivre, vivre sur la terre selon ses propres mots.

Celui qui ne demandait à personne de construire pour lui ses granges, ses maisons attendrissantes, ses navires, achète maintenant sa table, ses chaises, ses chansons et son fromage. Il a cédé à la consommation, ce qui est bien la plus lamentable des capitulations. Quand un peuple accepte de manger le pain des autres, il est futile de légiférer sur sa langue. Que le mot pain se dise buns, muffins, ou weston n’est pas une faute, mais une incontestable vérité. Vérité qui n’est pas bonne à dire, qu’on préfère dissimuler sous les souverainetés culturelles ou même corroborer avec un bill 63. En déclarant le français (ils ont honte du québécois) langue officielle ou langue de travail, on ne fait que se moquer du monde, du pauvre monde incapable de soupçonner les intentions du courageux législateur. Car c’est le travail qui fait foi et loi de tout. Or, le travail lui-même ne nous appartient plus. Nous n’en sommes que les exécutants de plus en plus automate[39].

En ce sens, ce dont il est au fond question dans l’écriture impériale, comme en témoigne particulièrement Les voitures d’eau réalisé en 1968, mais aussi les textes de la série radiophonique J’habite une ville[40], c’est de la monétarisation des économies traditionnelles et surtout du processus de prolétarisation des habitants de la vallée du Saint-Laurent. Subir l’écriture, c’est se voir être dépouillé de vivre de sa parole propre, celle qui nomme la matière dans le geste infini de production de la vie. Entrer dans le capital, c’est devenir locataire de la terre en même temps que du langage. Cette pragmatique de l’oralité, en particulier dans sa dimension proprement gastronomique, trouverait sans doute un improbable écho dans l’idée d’une rupture du hiatus entre les séries du parler et manger développées par Deleuze dans Logique de sens[41] et dans l’Anti-Oedipe. Parler pour conjurer la bière Molson qui fait du peuple un locataire de son pays. Parler pour conjurer la boîte à lunch qui oblitère le royaume des enfants d’Hauris Lalancette. Parler pour conjurer le langage de Proust qui ne permet pas de nommer les oiseaux du fleuve.

Perrault nous lègue en cela une conception à la fois libertaire et matérialiste du langage, qui est d’une simplicité et d’une intégrité désarmantes. La parole vivante nous y apparaît comme une conspiration infinie et fraternelle qui, en cultivant le territoire de l’âme, préserve de la servitude qu’entraîne l’assimilation de l’écriture impériale. Parler chez Perrault est en somme une fonction terrestre, c’est-à-dire une fonction d’habitation, une fonction vitale et une fonction de résistance au capital. La liberté qu’engage la parole est une liberté de produire la vie à hauteur d’homme, avec les mains, avec les outils, avec les mots, avec la terre et la mer qu’il habite. Au terme, il me semble que ce ne sont pas tant les contenus de la tradition que Perrault veuille léguer, ce qui en ferait un simple conservateur et un autre curé, ou au mieux un aliénateur catholicos-hégélien, mais plutôt cet amour du monde qui engage dans la parole vitale sous le mode de la conspiration.

Une maxime prononcée par un des artisans présentés dans Les voitures d’eau rend merveilleusement l’esprit de la pensée de Perrault à cet égard : « Tout corps qui se promène dans l’espace a droit d’avoir son utilité ». Avoir son utilité ? Parler son espace-temps pour en vivre, selon le principe de correspondance du gastronomique et du métaphysique – ou la vérité selon Perrault. Chez le cinéaste penseur, quand il s’agit de la fonction de la parole ou du flagrant délit de légender, il ne s’agit pas de Lauréamonts assassinés dans la vallée du Saint-Laurent. Il s’agit de granges, de goélettes, de caribous, de fromage, de cidre, de tentes à suerie, de toits à coyau, de chicots dans le fleuve. Cela parce que la parole vivante contient toujours toute la liberté des pauvres, qui est la seule véritable liberté, puisque les pauvres, parce qu’ils en vivent, sont les seuls possesseurs légitimes de la terre. Les pauvres, c’est-à-dire tout le monde, c’est-à-dire n’importe qui.