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Sans lire, ni écrire, elle [MamaSolani] franchit toutes les étapes, s’appuie constamment sur des médiateurs dont certains s’avéreront malhonnêtes. Mais au final, l’échec n’a rien à voir avec les compétences de MamaS. La complexité de la situation juridique du terrain, des erreurs de la part de l’organisme de gestion du programme vont faire que les écrits perdent leur validité car le pouvoir qu’ils sont censés incarner se délite. C’est toute la question des contextes plus larges dans lesquels les écrits sont pris qui est alors posée[1].

Beatrice Frankael

À l’image de la relation évoquée ci-dessus par Fraenkel, entre l’activation de compétences du lire-écrire et les conditions socioculturelles, politiques et économiques du succès dans les activités, notre projet de réflexion Littératie et responsabilité en santé interroge le lien entre les conditions politiques et socioculturelles de la responsabilité/responsabilisation en santé et la littératie des droits en santé et services sociaux (LDSSS). De fait, notre propos s’appuie sur un projet de recherche et sur le rapport qui en est issu, Littératie et droits en matière de santé et de services sociaux : paroles citoyennes[2]. L’objectif ne sera pas ici de présenter les résultats déjà publiés de ladite recherche[3], mais de poursuivre l’exercice analytique, en montrant comment la notion de responsabilité/responsabilisation en santé implique les discours politico-économiques, juridiques et professionnels, dans la conception et l’activation de la LDSSS prônée par les institutions et vécue par les usagers. Nous postulons que les institutions (politiques, médicales, juridiques) développent des discours qui préfigurent et (dés)orientent nécessairement les comportements littéraciques attendus et inattendus. En dépit des caractéristiques techniques attestées de la lecture-écriture (les compétences), la littératie n’est pas neutre : elle s’actualise par des praxis intimement liées aux conditions socioculturelles, économiques et politiques qui les balisent ; voilà pourquoi on ne peut se résoudre à limiter l’analyse de la littératie, ici des droits en santé et services sociaux, aux seules connaissances des usagers ni à leurs seules dispositions et compétences individuelles, relatives à l’exercice des droits. La littératie prônée, celle que tous les acteurs des milieux socio-éducatifs relaient au nom de l’égalité des chances, de l’insertion professionnelle, de l’intégration sociale, du bien-être et de la santé, participe nécessairement de valeurs, d’éléments possiblement constitutifs d’une ou de plusieurs idéologies des cadres sociaux de référence (aussi divers soient-ils) et imprègne les comportements littéraciques, attendus ou inattendus, ce dont nous souhaitons rendre compte au regard des notions de responsabilité/responsabilisation en santé et sous l’angle des discours.

Nous placerons donc la littératie hors de ses frontières du lire-écrire, afin de proposer une approche critique du rapport entre littératie des droits en santé et services sociaux et responsabilité/responsabilisation en santé. Nous voulons illustrer en quoi les discours influents et les politiques dans le domaine de la santé et des services sociaux sont impliqués dans les comportements littéraciques inattendus, comportements représentés par des autobiographies dont nous résumerons certains éléments des logiques sociocognitives.

Ainsi, afin d’inclure les dimensions idéologiques et culturelles au coeur de l’étude de la littératie, nous convoquerons le cadre théorique des New Literacy Studies, dans lequel nous aménageons une perspective complémentaire d’analyse de discours, qui nous permettra de saisir in fine la résonnance de discours dits dominants dans les récits autobiographiques des usagers. Après avoir campé notre cadre théorique, nous présenterons deux conceptions générales de la responsabilité, individuelle et collective, qui s’opposent en ce qu’elles visent à restreindre ou à étendre l’exercice des droits. Nous examinerons le jeu des relations entre responsabilité/responsabilisation et LDSSS, en tenant compte du contexte juridique d’où émane la notion de responsabilité et en relatant plus particulièrement le contexte politico-économique dominant où s’inscrivent les discours qui portent les ambitions du développement de la littératie en santé. Nous illustrerons finalement l’influence possible des discours et conceptions idéologiques dominants, en termes de littératie inattendue, à partir d’éléments issus des logiques sociocognitives de patients-usagers, résumées sous forme d’archétypes. Ces deux dimensions, des discours dominants et des pratiques racontées, invitent incontestablement les contextes socioculturels et les influences idéologiques au coeur de l’étude des littératies.

La littératie au-delà des compétences individuelles

Développées dans les années 1990 et 2000, les New Literacy Studies (NLS)[4] représentent spécifiquement les perspectives culturelle et anthropologique des études de littératie. Elles remettent en question l’approche cognitive-comportementale, l’uniformité présupposée des connaissances sous-jacentes à la littératie, la standardisation des compétences et des pratiques en situation. Elles dénoncent les rapports asymétriques entre les différentes formes de littératie, critiquent l’apparente neutralité et uniformité des pratiques que « La » littératie légitime et mettent de l’avant les notions d’idéologie, d’identité, d’être et de connaissances.

Ces perspectives retiennent particulièrement notre attention puisqu’elles inscrivent les pratiques langagières dans leurs contextes culturels sinon sociopolitiques de production ; elles décrivent une multiplicité de pratiques culturellement et cognitivement inscrites dans les rapports sociaux. Elles établissent les relations entre certaines modalités de lecture et d’écriture et leurs contextes socioculturels, et pour nous sociocognitifs, de référence. Les NLS rejoignent nos préoccupations relatives aux jeux d’influence entre les discours dominants (en santé publique par exemple) et les comportements littéraciques attendus et inattendus, car elles conçoivent l’intrication entre des pratiques de littératie et leurs ancrages socioculturels et idéologiques, car elles reconnaissent les rapports de pouvoirs qui peuvent se jouer entre des pratiques hiérarchisées. Dans ce sens, les modalités communicationnelles, discursives et cognitives des littératies en acte porteraient, au même titre que les autres activités sociales, les traces, voire les stigmates des jeux de positionnement, d’influence et de domination sociale et idéologique, ce dont peu d’études francophones sur la littératie rendent compte aujourd’hui, en raison peut-être de la difficulté à décrire le registre particulier du sociocognitif comme empreinte sociale sur l’activité cognitive individuelle, empreinte de catégories socialement construites et véhiculées. En raison aussi de la difficulté – ou des résistances – à attribuer des qualités sociocognitives à la littératie, concept fortement orienté par une perspective centrée sur les performances individuelles, essentiellement linguistiques, lectorales et scripturales. Pourtant, en matière de littératie en santé, l’Organisation mondiale de la santé propose dès 1998 une définition incluant les composantes sociocognitives : « Aptitudes cognitives et sociales qui déterminent la motivation et la capacité des individus à obtenir, à comprendre et à utiliser des informations d’une façon qui favorise et maintienne une bonne santé[5] ».

Dans leur rapport de recherche Literacy, learning and health, Uta Papen et Sue Walters lui attribuent clairement un caractère collectif :

Health literacy is the ability to understand, access and use health-related tools and services available in a given location. Some people may think of health literacy as simply the ability to decode health-related texts. However, this is a narrow definition. Rather, health literacy has to do with the social and cultural practices that individuals and groups may engage in, in the process of understanding, accessing and using health-related tools and services[6].

Dans le rapport concernant notre étude de référence, les auteures insistent davantage sur le repérage et l’utilisation de l’information (non exclusivement écrite), dans une perspective actionnelle, mais elles réfèrent à un arrière-plan en termes de « bagage et facteurs » : « La littératie se définit comme la capacité d’un individu de capter l’information (orale, écrite, graphique, gestuelle, tactile, olfactive), de la traiter et d’agir selon son bagage et les facteurs qui conditionnent cette capacité dans un domaine en particulier[7] ».

La littératie comprend donc les conditions socioculturelles et sociocognitives (nos connaissances, repères et croyances, nos habitus – y compris professionnels –, notre environnement socioéconomique qui façonnent et orientent nos modes de pensées et nos actions), au même titre que les capacités informationnelles auxquelles elles se lient pour forger les possibilités d’action. Ce constat apparaît également en didactique :

En effet, étudier la littéracie d’un groupe social, d’une époque donnée ou d’un projet de classe […] ne peut se limiter à lister des pratiques de lecture et d’écriture pertinentes avec les paramètres contextuels proposés. Il s’agit aussi d’y engager des acteurs, des scripteurs/lecteurs, avec leurs acquis, leur vision de leurs acquis, leurs motivations et leurs objectifs, donc d’en envisager la dimension humaine et psycho-cognitive. En d’autres termes, une étude des représentations et des discours des intéressés (y compris des discours institutionnels, le cas échéant) s’avère en littéracie d’une importance primordiale[8].

C’est en vertu des relations entre ces composantes multiples des littératies que l’étude des conditions socioculturelles et sociocognitives de la littératie est nécessaire et pertinente[9], notamment, en ce qui concerne notre perspective, par le truchement des discours qui encadrent, présupposent, accompagnent et reconstruisent l’exercice des littératies[10]. Ces études concernent alors les logiques sociocognitives[11], les représentations[12] et les (composantes des) idéologies. Rispail[13] ainsi que Barton et Papen[14] insistent sur cette nécessité de rendre compte des conditions idéologiques liées aux pratiques de littératie. Nous inscrivons notre analyse dans l’objectif d’approfondissement des connaissances de type idéologique (de nature ici politique et socioculturelle) qui influencent les pratiques de littératie en matière de droits en santé et services sociaux.

Définition sociologique et approche discursive de l’idéologie

Nous comprenons le concept d’idéologie en tant que :

système culturel dont le noyau est constitué par une conception du monde à la fois englobante et cohérente, qui implique un programme d’action sur le monde et par conséquent aussi une axiologie, et dont la fonction essentielle est de justifier la situation, les intérêts ou les projets d’un groupement social particulier[15].

De cette conception sociologique, nous retiendrons que l’idéologie se constitue en trois moments. Le premier moment concerne la consistance discursive d’une idéologie ; ici, l’idéologie néolibérale fait figure d’arrière-plan et retiendra particulièrement notre attention, dans le rapport entre politique, responsabilisation et littératie en santé. Le second moment concerne le volet pratique, pragmatique, la possibilité d’agir en vertu des idées promulguées. Il concerne ici deux points : a) le développement et l’application de politiques de santé publique, voire de politiques économiques, au regard d’un système d’idées spécifiques, incluant la notion de responsabilisation ; b) le rapport entre les discours de santé publique, la politique économique et les agissements, plus ou moins conformes, des usagers (abordés par le truchement de récits autobiographiques). Ces deux premiers moments de l’idéologie appellent particulièrement l’analyse de discours par le concept d’interdiscursivité, que nous définirons ici en relation avec le concept d’idéologie, comme un ensemble d’échos et de résonnances d’un discours particulier (et ici identifiable sur le plan idéologique) dans d’autres discours. À ce sujet, notre propos touche deux aspects :

  1. l’élaboration des définitions de la responsabilité/responsabilisation en santé en relation à un ou plusieurs cadres idéologiques plus englobants ;

  2. l’insertion de ces définitions (ou traits définitionnels) dans les politiques de santé publique et dans ses discours connexes, leur dissémination dans une pluralité de discours d’usagers-patients et de discours professionnels.

Suivant la théorie de Bihr, le troisième moment d’une idéologie correspond à son apologie et appelle sa critique. L’apologie concourt à entériner les positions tenues tout comme les intérêts recherchés, lesquels justifient à rebours les programmes mis en oeuvre pour l’accomplissement de l’idéologie. Ainsi, les résultats des observations discursives et sociopolitiques que nous ferons et le troisième moment de l’idéologie coïncident dans le sens où la critique que nous développons se fonde sur la description d’une conception dominante de la responsabilité/responsabilisation en santé qui corrèle les effets notoires et attestés de l’idéologie néolibérale[16]. Dans le même temps de cette apologie idéologique, la littératie prônée, correspondant à une autonomie individuelle toujours plus marquée et à des exigences techniques (connaissance des droits, des institutions, langages de spécialités, nouvelles technologies), informationnelles (dispositifs et démarches d’information) et culturelles (connaissances générales, aptitudes communicationnelles) de plus en plus élevées, n’échappe pas à cette axiologie, fût-elle, dans certains cas, un moteur d’exclusion.

Des comportements littéraciques inattendus

Les données dont nous disposons sur l’agir des usagers sont des discours, plus précisément des récits autobiographiques, où l’usager-patient, acteur principal, opère lui-même une mise en scène, ce que nous avons nommé une « aventure santé », préalablement vécue mais reconstruite dans une structure discursive de type « récit ». Dans le projet de recherche initial, nous avions dédié une analyse à la compréhension des logiques de discours qui sous-tendent les décisions, l’activation des démarches ou encore les conclusions interprétatives des enquêtés qui nous ont raconté leurs aventures santé. Car si la littératie est pratiques sociales, celles-ci, racontées par les usagers, doivent révéler quelque chose de l’arrimage qu’ils conçoivent entre valeurs, connaissances, habitudes et compétences, arrimage constituant une certaine logique de conception/perception, voire logique de fonctionnement au regard de situations vécues/à vivre. Les logiques sociocognitives que nous avons identifiées renvoient tour à tour et partiellement à des discours dominants, à des croyances et à des dispositions relatives à sa santé, à des aspirations, à des luttes. Elles présentent les pratiques du point de vue des usagers et montrent alors que les littératies sont traversées par des habitus sociocognitifs empreints de valeurs, d’affects, mais aussi d’éléments d’idéologies qui circulent dans la société. Ainsi, comme l’analyse de discours permet de le concevoir par le concept d’interdiscursivité, les discours des enquêtés se trouvent conjointement marqués par des repères spécifiques à leur sphère de production et par des discours d’ailleurs, qui peuvent agir sur les comportements littéraciques, en montrer tout au moins la complexité et évoquer les tensions qui se jouent.

Nous considérons que les comportements de littératie inattendue se démarquent des comportements de littératie attendue, lesquels se conforment aux attentes implicites ou explicites, générées par un ensemble de principes et de règles sociales, morales et administratives, lesquelles prévalent dans le système de santé et de services sociaux, voire dans la société en général. Par exemple, on s’attend à ce qu’une personne en situation sociale précaire aspire à demander et à obtenir les aides (accès à des programmes, aides financières) prévues par le système. Lorsqu’on étudie la littératie, on est pourtant régulièrement amené à constater qu’en dépit de tels présupposés, les personnes ciblées par les aides et les programmes se heurtent à des dysfonctionnements systémiques (pas de place dans les programmes, pas de professionnels disponibles), qu’elles font parfois confrontées à des discriminations dans l’accès aux soins ou encore qu’elles ne disposent pas des connaissances ni des savoir-faire communicationnels leur permettant d’engager les démarches nécessaires.

D’une façon simplificatrice, sur la place publique, les comportements de littératie inattendue sont généralement attribués à des déficits de connaissance et d’aptitude individuels, voire à des excentricités. Il faudrait néanmoins questionner les limites de la littératie considérée selon une conception techniciste et performantielle de l’individu, car celle-ci dissimule l’axiologie qu’elle induit (l’individu devient exclusivement responsable de sa condition) ainsi que les rapports de pouvoir qui s’y articulent. À un certain point, les usagers qui se conforment aux comportements de littératie attendue, sans questionnement sur les tenants et aboutissants des pratiques, sur leurs enjeux, contribuent aveuglément à l’accomplissement des discours dominants et au pouvoir qu’ils en retirent ; à certains égards, l’efficacité communicationnelle, reposant sur les effets de la clarté, de l’univocité et de la diffusion des messages en contexte d’interaction conciliante, entérine les discours dominants et favorise leur pouvoir. Ces circonstances laissent peu d’espace pour l’objectif consistant à prendre des décisions éclairées en vertu des objectifs d’action que chaque individu se fixe dans la société.

Traces et implications des discours dominants sur le thème de la responsabilité/responsabilisation en santé

Les débats concernant la conception des droits et de la responsabilité en général sont presque une toile de fond dans notre société. Certains discours soutiennent que les citoyens auraient trop de droits et n’assumeraient pas leurs responsabilités. D’autres revendiquent une extension et une application généralisée des droits sociaux. Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, nous rendrons rapidement compte de quelques repères et orientations exposés dans les débats sur les droits et responsabilités, car ils mettent au jour des rationalités faisant appel à la littératie en fonction de finalités fort différentes. La question de la responsabilité dans le domaine de la santé permet d’illustrer en quoi les différentes formes de littératie exercées par les citoyens sont traversées par divers discours et empreintes des dispositifs institutionnels. Elle soulève plusieurs enjeux qui vont de la pérennité du système public à la diminution du taux de mortalité et de morbidité. Les débats révèlent la présence de discours idéologiques et politiques contradictoires où s’affrontent des représentations de la personne, du rôle de l’État ou de la vie en société. Au cours des dernières années notamment, un discours axé sur la responsabilisation individuelle est devenu de plus en plus prégnant dans le domaine de la santé, construisant une opposition entre droit et responsabilité. De là, la nécessité d’éclairer aussi certains liens qui existent entre les notions de droit, de devoir, de faute et de responsabilité, dans une perspective juridique.

Deux conceptions générales de la responsabilisation

Depuis les années 1970, les revendications portées par différents groupes et mouvements autour de la reconnaissance politique de la « différence » (genre, orientation sexuelle, origine ethnique, croyances religieuses, âge, etc.), tout comme la judiciarisation des chartes des droits, ont contribué à politiser la question des droits. Celles-ci ont constitué, pour les groupes minoritaires, une avenue pour transformer les rapports sociaux et contester les rapports de pouvoir. Une culture des droits a commencé à émerger tant au sein de l’espace public qu’au sein des institutions publiques, notamment avec la nomination de différents ombudsmans. Non seulement cela a-t-il impliqué de revoir le fonctionnement des institutions, mais cela a peut-être favorisé la diffusion du mot droit dans les environnements socioprofessionnels, amenant les citoyens à s’y référer de plus en plus pour exprimer leurs demandes et pour définir leurs intérêts.

Responsabiliser pour contrôler l’extension des droits

Toutefois, des discours contradictoires coexistent sur ce que représentent les droits au sein de notre société. C’est ainsi que certains acteurs prenant part aux débats provoqués par ces divers changements ont avancé que les citoyens auraient trop de droits et qu’ils n’assumeraient pas assez les responsabilités qui en seraient la contrepartie[17]. Ces responsabilités seraient généralement ignorées puisque le recours aux droits exprimerait des intérêts égoïstes et individualistes, tout en encourageant la passivité des citoyens. Pour les tenants de cette vision, la montée de l’individualisme conduirait à une utilisation déviante des droits. Des groupes de citoyens s’en serviraient pour formuler des récriminations qui nuiraient à l’intérêt général. En conséquence, il faudrait rappeler aux citoyens qu’ils ont également des responsabilités ou des devoirs ; rappeler les contraintes qui découlent du fait de vivre en société serait la voie à suivre.

D’autres personnes vont plus loin dans leur critique des droits en insistant sur la nécessité d’accroître la responsabilité des individus afin qu’ils cessent d’être dépendants des interventions gouvernementales[18]. La préséance donnée aux droits sociaux entraînerait des abus dans l’utilisation des services gouvernementaux. C’est ici la reconnaissance des droits sociaux et économiques qui contribuerait largement à cet abus. De ce point de vue, les individus devraient avant tout se demander ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes pour améliorer leur sort au lieu de compter sur l’État. Les individus devraient être responsabilisés, et ce, en misant sur leurs compétences, leur capital social et leur sens éthique ou moral. Dans cette optique, on ne rejette pas les droits en tant que tels, mais on privilégie plutôt les droits civils. La responsabilisation des individus est également discutée en rapport à l’importance du rôle des familles et des communautés locales, qui sont vues comme des milieux de vie plus « naturels » que la société. Rappelons justement que ces arguments, qui révèlent l’interpénétration du discours néolibéral et du discours néoconservateur au sein de la société et de l’État, ont été largement diffusés sur différentes tribunes depuis les années 1980[19].

Se responsabiliser collectivement pour faciliter l’exercice des droits

Pour d’autres acteurs, la responsabilité des personnes ne peut se définir et se comprendre sans prendre en considération les conditions de vie et les divers contextes au sein desquels elles évoluent. Pensons à cet égard aux revendications et aux luttes menées par divers mouvements sociaux comme le mouvement des femmes, le mouvement écologiste, le mouvement étudiant ou le mouvement altermondialiste. La responsabilité est alors dévolue à l’ensemble des acteurs de la vie collective tels que l’État, les institutions publiques et parapubliques, les municipalités, les entreprises, etc. On parle de responsabilité collective et de solidarité. La responsabilité réfère aussi à la notion d’appropriation du pouvoir (empowerment) ou de capacitation. L’exercice des droits est alors indissociable de la capacité d’agir de la personne, de faire les choix qu’elle estime les plus importants ou significatifs et de la possibilité d’être un citoyen à part entière.

Dans cette perspective, les droits constituent des moyens permettant aux individus de s’approprier du pouvoir sur leur vie, de participer démocratiquement aux choix collectifs et de se sentir responsables. La notion d’appropriation du pouvoir renvoie à une lecture de la personne située dans son environnement physique, culturel et sociopolitique, dans une trajectoire de vie[20]. Les différents groupes qui soutiennent cette orientation sont également conscients des dérives possibles découlant de l’exercice des droits. Ils évoquent notamment le risque de voir les droits utilisés à des fins égoïstes et ne nient pas le fait que les citoyens aient également des responsabilités éthiques et politiques.

La responsabilité sur le plan juridique

Une relation directe entre droit et responsabilité est souvent invoquée dans les débats publics, comme s’ils constituaient les deux faces d’une même pièce : les citoyens ont des droits, mais également des responsabilités. Le recours aux termes devoir, obligation et responsabilité utilisés comme synonymes révèle quant à lui une confusion : quoique la distinction entre devoir et obligation ne soit pas très claire sur le plan juridique, ces deux termes ne peuvent toutefois être confondus avec la notion de responsabilité[21]. Il convient donc d’apporter quelques clarifications, notamment pour mettre au jour les conceptions morales, culturelles et idéologiques qui sont en jeu. En d’autres mots, tout comme la notion de littératie, la notion de responsabilité n’est pas neutre.

Droits, obligations et responsabilité : des précisions à apporter

Les chartes des droits mentionnent des devoirs et non seulement des droits. Par exemple, le devoir de porter secours à une personne dont la vie est en danger, le respect de la propriété privée, la non-divulgation de renseignements confidentiels pour les personnes tenues au secret professionnel, etc. Par ailleurs, il existe également des devoirs attribués aux citoyens comme celui de respecter l’ordre public, celui de payer ses impôts, celui de respecter la loi et les droits de ses concitoyens. On pourrait parler de devoirs moraux et politiques qui sont liés à la vie en société. Tout comme les droits, ces devoirs doivent être situés en référence à une société libre et démocratique et à des valeurs collectives ; ils reposent sur des dispositifs institutionnels et ne relèvent pas simplement de la volonté individuelle. Dans le cas de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, très peu d’obligations (devoirs) pour les citoyens sont mentionnées. On indique que les citoyens doivent participer autant que possible aux soins et services qui les concernent (article 3, al. 4) et qu’ils doivent transmettre tous les renseignements et documents au commissaire local (article 36) ou au commissaire régional aux plaintes et à la qualité des services (article 69) lorsqu’ils déposent une plainte. La majorité des obligations dans le domaine de la santé incombe aux professionnels, aux établissements et à l’État.

Or, pour bien comprendre la notion de responsabilité sur le plan juridique, il faut revenir sur les liens existant entre droits et obligations[22]. La mise en oeuvre des droits entraîne toujours des obligations afin que ceux-ci puissent être effectifs. Ces obligations peuvent être assumées par les citoyens, par des acteurs privés (compagnies privées, fondations, etc.) ou par l’État. En d’autres termes, l’obligation correspondant à un droit peut être de nature individuelle ou collective. Prenons l’exemple de la liberté de religion ou celui de la liberté d’expression, leur exercice n’entraîne pas d’obligation particulière pour le citoyen, mais plutôt pour l’État. L’exécution de ces obligations peut entraîner l’attribution de responsabilités aux personnes, à des tiers ou à l’État, incluant les institutions publiques telles que les écoles, les municipalités ou les établissements de santé et de services sociaux, lorsque l’on estime que les manquements causeraient des dommages ou des préjudices inacceptables pour les personnes ou pour la société. En d’autres mots, c’est sur la base des obligations que des responsabilités sont attribuées aux individus, aux familles ou à la collectivité. Mentionnons l’exemple de l’interdiction de la propagande haineuse qui constitue une limite à la liberté d’expression en vertu des conséquences ou des dommages qui en résulteraient pour la société. Pour que cette interdiction soit respectée, des obligations sont imposées aux citoyens, aux divers médias, aux organisations de la société civile et à l’État. On ne peut simplement faire porter le poids de cette obligation sur le dos des individus.

La responsabilisation dans le domaine de la santé

Les habitudes de vie, un programme de santé publique

Une conception de la responsabilisation en santé qui occupe une place essentielle depuis les années 1970 est liée à l’adoption de normes et de comportements[23]. Associée à une hygiène de vie considérée comme étant saine et conforme, cette conception s’actualise par exemple à travers les normes du Guide alimentaire canadien. L’adoption de comportements sains touchant à l’alimentation, à l’activité physique et, de façon plus large, aux « saines » habitudes de vie favoriserait la prévention des maladies et incidemment la réduction des coûts du système de santé. Dans cette perspective, le changement des habitudes de vie est un gage de responsabilité, qui bénéficiera à la personne et à la société. L’augmentation des connaissances et des compétences requises pour l’adoption de saines habitudes de vie est vue comme étant l’avenue la plus adéquate permettant d’instaurer ce changement. Est-il besoin de mentionner que ce discours sur les changements des habitudes de vie a dépassé les frontières du monde médical et occupe dorénavant une place prépondérante dans les médias de masse, incluant le système d’éducation et la morale populaire ? Il faut également ajouter les grandes campagnes publiques d’information et de sensibilisation qui sont menées sur ces sujets.

La diffusion de ces informations est la plupart du temps présentée comme visant à éduquer les citoyens et à les responsabiliser. Même si cette responsabilisation des citoyens à l’égard de leur santé paraît souhaitable, le discours sur les bonnes habitudes de vie s’adresse souvent à des individus abstraits et « déracinés » qui se définissent avant tout sur la base de leur volonté individuelle et de leur bagage de connaissances alimentaires. Les coûts socioéconomiques associés, par exemple, à l’alimentation ou à l’activité physique sont rarement pris en considération. Il en va de même pour les différentes formes d’inégalités sociales (genre, handicap, orientation sexuelle, âge, etc.). De plus, ce discours prend très souvent la forme d’injonctions s’enrobant dans une logique de culpabilisation et de paternalisme, particulièrement à l’endroit des groupes socio-économiquement fragilisés[24]. Le fait que ces groupes soient très souvent confrontés à des discours désincarnés et indirectement culpabilisants dans le cadre de mesures ou de programmes gouvernementaux constitue un obstacle additionnel qui est le plus souvent ignoré au profit de l’argument d’absence de connaissances adéquates ou de déficit de l’éducation reçue. Le spectre de l’illettrisme n’est jamais loin.

La nécessaire responsabilisation pour réduire les dépenses publiques

Par ailleurs, des débats autour de la responsabilité se rapportent aux dépenses publiques en matière de santé. Selon un discours repris régulièrement par certains groupes « think tanks » d’obédience néolibérale et par les partis politiques qui y adhèrent, les dépenses publiques en matière de santé seraient hors de contrôle, menaçant ainsi la pérennité du système public. L’une des raisons qui est souvent avancée serait les abus commis par les usagers du système de santé, notamment lorsqu’ils se présentent à l’urgence pour des problèmes de santé bénins. Le fait que les services publics soient gratuits inciterait les usagers à commettre ces abus, puisque ces derniers ne seraient pas conscients du coût des services. Très souvent, les personnes socio-économiquement défavorisées ou vivant de l’exclusion sont pointées du doigt à cet égard. Elles se comporteraient de façon irresponsable lorsqu’elles utilisent les services sociaux ou les services de santé, tout comme lorsqu’elles ne les utilisent pas.

Diverses solutions sont avancées afin de contrer l’irresponsabilité présumée des usagers et d’assurer la pérennité du système de santé[25]. L’information et la sensibilisation des usagers en regard d’une utilisation rationnelle des services et des coûts du système constituent l’une des solutions discutées. L’accroissement de la littératie des citoyens, ainsi conçu, serait un levier important pour y arriver. Parmi les solutions mentionnées, on propose l’imposition d’un ticket modérateur lorsque les usagers ont recours à certains services. On songe aussi à adresser annuellement à chaque citoyen un décompte chiffrant les services de santé reçus, afin de contrer l’effet « illusoire » de la gratuité des services. Encore une fois, ces solutions s’appuient sur le postulat voulant que les citoyens soient ignorants et même profiteurs.

Une approche alternative de la responsabilisation

Les débats autour de la question de la responsabilité impliquent également d’autres conceptions qui s’inscrivent en porte à faux face au discours dominant sur la nécessaire responsabilisation des citoyens. Par exemple, les luttes menées par des groupes populaires ou par des comités de citoyens pour la reconnaissance des droits sociaux depuis les années 1960 ont aussi influencé l’évolution du système québécois de santé et de services sociaux, notamment par la remise en question de la conception biomédicale de la santé, ainsi que du rôle du patient ou de l’usager dans l’organisation des soins et des services. Elles ciblaient autant les changements de mentalités que les politiques publiques et la structuration de la vie en société. Ces luttes, affichant une volonté de promouvoir la justice sociale et la solidarité, ont visé à contrer les inégalités sociales et les formes d’exclusion par de multiples moyens. Par exemple, l’action des groupes d’entraide ou de défense des droits dans le domaine de la santé mentale est plurielle : lutte contre les préjugés, défense des droits, soutien et entraide, accessibilité des services, reconnaissance de la parole des usagers, éducation populaire, participation sociale et politique pleine et entière à titre de citoyen, etc. Cette mobilisation des groupes de citoyens s’inscrivait dans une perspective d’appropriation du pouvoir ou de capacitation, visant ainsi à renforcer l’autonomie et la capacité d’agir des citoyens de façon à faciliter l’exercice de leurs droits[26].

Ces discours-là postulent que les citoyens sont animés par un sens des responsabilités et qu’ils les exercent. Toutefois, parmi eux, certains sont confrontés à des obstacles ou à des formes de discrimination systémiques, les empêchant d’accomplir les rôles qu’ils veulent jouer et d’être reconnus comme citoyens à part entière. L’éducation populaire tout comme la mise sur pied de groupes d’entraide ou de groupes de base constituent dans cette perspective des solutions visant non seulement à soutenir la capacitation des citoyens, mais également à apporter des changements sociaux, légaux et politiques afin de redéfinir les rapports entre les citoyens. Ces derniers ne sont pas interpellés, sur la base de devoirs d’ordre moral ou d’injonctions, à se conformer à des normes et à des comportements attendus : cette mobilisation citoyenne dans le domaine de la santé renvoie à la notion de responsabilité collective qui fait appel aux interventions de l’État et d’autres acteurs telles les communautés locales, les écoles, les entreprises privées, etc. La mise en place d’un système de santé public et universel constitue dans cette perspective un choix de société primordial ayant des retombées sociales et économiques déterminantes, permettant d’accroître la richesse collective et de réduire les inégalités de santé. Il y a un refus de réduire la question de la responsabilité en matière de santé à des choix individuels et d’imputer les problèmes de santé ou les problèmes sociaux à des décisions irréfléchies ou irrationnelles.

Ces diverses conceptions de la responsabilisation comportent des éléments idéologiques selon lesquels l’importance et les rôles variables de l’individu et de la collectivité semblent corréler les définitions de la littératie, elles-mêmes plus ou moins centrées sur les compétences individuelles versus les conditions socioculturelles et sociocognitives. Alors que certaines définitions de la littératie ciblent l’alphabétisation afin d’augmenter les compétences en matière de lecture, d’écrire et de calcul dans l’objectif prioritaire que les usagers se conforment mieux aux attentes du système, quelles qu’elles soient, d’autres approches (NLS et analyse de discours) permettent de poser un regard contextualisé, à une échelle plus ou moins large – de l’individu situé dans son environnement à la société –, qui implique des changements de pratiques non seulement individuelles, mais professionnelles, sociales, ainsi que la prise en considération des logiques sociocognitives en interaction et des possibilités d’émancipation des personnes.

Différentes littératies en exercice

Nous évoquerons ici quelques cas de littératie inattendue, celle qui révèle « des écarts […], dans les conceptions mêmes de la santé, des droits, et dans les fonctionnements communicationnels des acteurs engagés dans les démarches de santé et services sociaux[27] ». Nos trois illustrations montreront le tissage serré entre la littératie en santé et l’entour psychosocial, socioculturel, voire idéologique où les pratiques de littératie prennent sens. Même lorsqu’ils sont inattendus, les comportements de littératie rapportés par les usagers-patients se veulent légitimes, sinon responsables.

La rue sans aide plutôt que le « BS » : une décision sous le poids des discriminations

Le choix de renoncer à l’aide sociale est inattendu en termes de littératie étant donné que les demandes d’allocations sociales sont des démarches plutôt bien relayées dans les différents services d’accompagnement, que l’existence de cette aide est largement connue et que les dispositions de tout un chacun nous inciteraient plutôt à assurer notre survie économique. Ce qui semble aller de soi est pourtant bousculé par le choix d’un citoyen qui met en perspective sa situation, ses besoins effectifs et les représentations négatives qui circulent dans la société à l’égard des bénéficiaires de l’aide sociale : il renonce à l’aide pour éviter l’étiquetage culpabilisant (de profiteur) et dévalorisant (d’incapable ou de fainéant), et choisit la rue, coupant tout lien avec tout filet social (et sans considérer la discrimination qui pèse également sur les itinérants). Selon sa logique de discours, l’aide disponible n’est ni neutre ni réductible à une simple démarche administrative, mais bel et bien contextualisée dans des discours contradictoires : d’un côté les droits sociaux, les besoins légitimes, de l’autre la culpabilisation sociale. Les explications du citoyen montrent qu’il aurait pris une décision éclairée (par les discours culpabilisants et dissuasifs) mais néfaste à sa propre condition, une décision où le jugement de la collectivité semble jouer indirectement un rôle de censure au regard des droits santé et en services sociaux. Ici, sous l’influence de la discrimination, l’idée de responsabilité prend le sens de la culpabilité individuelle : l’individu est responsable de l’état de situation qui l’afflige et l’exercice de responsabilisation ne se joue pas du côté de l’actualisation de ses droits sociaux, offerts par la collectivité et conformes à l’accomplissement de la LDSSS. Au contraire, l’exercice de responsabilisation se joue en termes d’influence et de conséquence de discours disqualifiant les personnes dans le besoin. Or les discours de disqualification des pauvres, des malades, des chômeurs… renforcent la domination que les élites économiques et politiques peuvent exercer sur eux. Les discours disqualifiant les catégories de personnes socio-économiquement vulnérables, les coupes budgétaires dans les mesures sociales et le dogme de l’austérité cooccurrent dans les discours politiques et économiques. La force de ces discours et des entreprises politiques qui les concrétisent, ainsi réunis, influence certains traits définitionnels de la responsabilité et de la responsabilisation. Moins triviale apparaît alors la question de l’adéquation (à quoi ?) de l’une ou l’autre stratégie, de l’abandon ou de l’actualisation de ses droits sociaux. La question de ce que serait la « bonne » littératie des droits sociaux, selon qu’on inclut ou pas les forces sociopolitiques en présence et en fonction d’objectifs sociaux qu’on se donnerait explicitement, mérite donc d’être posée.

Critique holistique : une conception responsable, hors champ légitimé

Il est ici question de choix effectués hors de la sphère de la médecine allopathique, en dehors du système de santé institutionnellement légitimé au Québec et en Occident, cadre médical dans lequel les objectifs de la littératie en santé sont généralement appliqués. La littératie qui se construit en congruence avec une conception holistique de la santé ne relève donc pas de connaissances ni de pratiques instituées[28], mais elle en révèle d’autres, qui actualisent un choix réalisé au terme d’une réflexion menée par les tenants de ces approches, sur l’(in)adéquation du système légitimé (allopathie) à leurs propres besoins, valeurs et attentes en matière de santé. Les formes mêmes de littératie qui se développent dans ces conditions sont intimement liées aux besoins personnels et spécifiques d’un individu particulier, à son degré d’exigence du bien-être et de connaissance de soi et à un intérêt prioritaire pour une optique d’entretien et de prévention en santé plutôt que pour une optique curative. Ces formes de littératie sont également liées au potentiel informationnel d’un réseau amical, familial, professionnel, d’affinités idéologiques, et au degré d’autonomie informationnelle de l’usager, car le savoir n’est pas alors détenu ni délivré par une autorité cognitive (comme dans le cas traditionnel de la médecine allopathique). Les formes de littératie qui se développent selon cette conception s’écartent des pratiques plus traditionnelles : davantage de recherche d’information par l’individu et quête active de connaissance de soi, comparativement à une autorité cognitive médicale qui interprète les maux comme des symptômes que l’on peut associer à des médications propres à contrer les effets d’une maladie ; tissage d’un réseau de personnes partageant la même conception holistique de l’être (physique et psychique) et avec qui on échange de l’information (réseautage par affinité et intérêt) ; nombreuses prises de décisions qui appartiennent exclusivement à l’usager ; coûts (entièrement) assumés par les patients.

Dans ce cas, l’originalité de la conception de la santé et de l’actualisation des droits en santé et services sociaux de littératie n’enraye pas l’accomplissement des droits dans ces domaines, a fortiori en matière d’implication personnelle, de liberté décisionnelle et de conscience des enjeux décisionnels à l’échelle individuelle et collective. De fait, les droits en santé et services sociaux sont pleinement réalisés selon les traits définitionnels dominants de la responsabilité/responsabilisation en santé comme engagement individuel, du point de vue des choix (de vie) et des conséquences en santé qui en découlent. Dans ce sens, la perspective holistique pourrait représenter un très haut degré d’accomplissement du processus de responsabilisation en santé, selon les influences dominantes de l’individualisme, mais avec un rapport entre l’individu et la collectivité, voire le monde, où les responsabilités, par exemple environnementales, sont partagées. De plus, cette littératie s’exerce spécifiquement dans un champ que l’institution médicale occidentale ne reconnaît que partiellement. La critique holistique de la conception traditionnelle de la santé et les formes particulières de littératie qu’elle peut engendrer illustrent donc une manière aujourd’hui originale de vivre ses droits en santé et services sociaux. Cette même critique atteste des activités et capacités littéraciques des citoyens en matière de DSSS, mais laisse également paraître que, pour cheminer aujourd’hui dans cette perspective, les exigences d’autonomie décisionnelle, d’aptitudes informationnelles et de capacités à prendre en charge financièrement sa santé seraient plus élevées que pour réaliser ses droits en fonction de la conception allopathique dominante. Car dans cet espace holistique encore marginal de la littératie en santé, l’exercice de la responsabilité individuelle réclame un très haut degré d’autonomie, y compris financière ; le plein exercice de ses droits et responsabilités semble donc encore fortement contraint par les conceptions des soins et de la propriété de la connaissance, induites par l’idéologie allopathique[29].

Face au déni des conditions psychoaffectives et des besoins des personnes : littératies militantes et résignation

Nous soulignerons ici des conditions qui empêchent ou exacerbent l’exercice des droits et responsabilités, pour des raisons liées au défaut de reconnaissance des conditions et des besoins des usagers. Outre les conditions socioéconomiques et le potentiel littéracique des personnes nécessitant des services, les conditions psychoaffectives sont apparues déterminantes pour l’exercice des droits : moteurs d’engagement militant ou couperets rédhibitoires. En réaction à l’absence de reconnaissance des besoins fondamentaux de certaines personnes, celles-ci contestent, sollicitent des aides, entament des démarches d’information, de contre-expertise, de plainte, de constitution de dossiers, de consultations multiples… Toutes ces démarches sont pleinement constitutives de l’idée de prise en charge de son propre cas, même si ce ne sont pas des comportements de littératie attendus, dans le sens où l’on s’attend plutôt à ce qu’un usager se satisfasse des services qu’on veut/peut bien lui dispenser.

Mais de fait, tout individu, dans toute situation, n’est pas apte à mener un combat pour obtenir un service ou une qualité de service qu’il désire ou dont il a besoin, que ce soit pour des raisons psychoaffectives, sociales ou en vertu de son potentiel ou de ses compétences de littératie en matière de droits en santé et services sociaux. Ainsi, pour des motifs variables et non exclusivement en raison de compétences littéraciques de base, les individus font face à des chances très inégales de pouvoir réclamer leurs droits en santé et services sociaux quand ceux-ci ne sont pas initialement respectés. Selon les récits étudiés, la reconnaissance de ces inégalités et difficultés, notamment la considération des conditions psychoaffectives des personnes, serait une condition sine qua non du développement approprié de la littératie des droits en santé et services sociaux : il faut se sentir en confiance pour demander des soins, exprimer ses desiderata, ses craintes, ses questions ; pour demander de l’aide, il faut certes savoir qu’elle existe, mais encore croire qu’on mérite de la recevoir, qu’on y a droit et qu’on nous la délivrera ; il faut avoir confiance dans le système en place pour en attendre de l’aide ; les personnes fragilisées socio-affectivement doivent ainsi être amenées à croire que la société leur accorde de l’intérêt, celui au moins de les soutenir par les programmes sociaux et médicaux. De fait, le plein exercice des droits des usagers est tributaire de la reconnaissance de leurs différences relatives aux déterminants psychosociaux et face à l’exercice des droits, mais aussi de leur inégalité quant à l’actualisation des droits en question.

Les littératies inattendues que sont l’abandon des soins, la rupture avec les services, le militantisme, la défiance du système peuvent résulter du déni des besoins et des conditions socioaffectives de certains usagers. Pour ces cas, la littératie en santé se joue beaucoup dans l’interaction, basée sur la reconnaissance de l’autre, de ses besoins. Les traits définitionnels dominants de la responsabilité/responsabilisation en santé en tant que responsabilité/ responsabilisation individuelle font ici figure de barrière à l’accomplissement de la littératie des personnes psycho-affectivement fragilisées, qui auraient besoin de soutien et d’accompagnement pour (re)trouver la force et la légitimité d’agir pour soi. Une conception strictement individuelle de la responsabilité/responsabilisation en santé exclut celles et ceux qui doivent construire leur littératie dans l’interaction socioaffective et ne reconnaît pas non plus l’émancipation citoyenne et le développement de la littératie des DSSS qui passent par des activités collectives et sociales de défense des droits. Il semble difficile qu’une telle conception individuelle de la responsabilité/ responsabilisation en santé envisage qu’on puisse avoir perdu ses droits pour des raisons non individuelles, et, surtout, elle ne semble guère prévoir qu’on puisse les recouvrer par un processus social d’accompagnement.

En guise de conclusion

Placé dans le cadre des New Literacy Studies, le concept de littératie permet de comprendre que les comportements les plus inattendus peuvent être influencés par les discours dominants : si la politique néolibérale prône une centration des responsabilités sur l’individu et que les discours de promotion de la santé la réduisent à une volonté individuelle (d’entretenir son corps en faisant du sport, en mangeant bien, pas d’alcool, pas de tabac, etc.), le cadre est prêt pour dissuader les personnes souffrantes de recourir aux services, soins et allocations auxquels elles auraient droit, a fortiori lorsque l’accès est rendu difficile (manque de place dans les centres, dans les programmes, délais, méandres administratifs, coupes budgétaires, vent d’austérité…). Dans ces conditions, le risque que certains usagers culpabilisent à l’idée de ne pas atteindre les idéaux promus et éprouvent de la honte, au point peut-être de renoncer à demander quelque service à la société, est accru. Les demandes en seront-elles diminuées ? La responsabilisation culpabilisante est-elle un facteur d’économie d’échelle ? Les usagers potentiels seront-ils alors encore taxés de littératie insuffisante pour utiliser les services et se prendre en charge ?

Adopter une approche centrée sur le caractère social des pratiques de littératie permet non seulement de constater l’influence des valeurs, des représentations sociales, des idéologies et des logiques institutionnelles sur les littératies des individus, mais également d’observer que celles-ci s’articulent à des modèles et à des conceptions dominantes de la littératie, diffusés au sein de la société. Les polémiques médiatisées dans les discours sociopolitiques sur la responsabilisation en santé, individuelle versus collective, sont autant d’occasions de façonner le portrait d’abuseurs, de nécessiteux et, pour rester dans les stéréotypes, de valeureux contributeurs qui paient largement plus qu’ils n’utilisent. Ces constructions polarisent les débats et imprègnent les imaginaires, alors que, par exemple, ce sont les personnes les plus nanties qui utilisent le plus les services de soins, traditionnels et non traditionnels, en dépit des besoins de services présumés plus grands pour les personnes à moindre revenu[30]. Par ailleurs, les résultats des grandes enquêtes internationales, périodiquement rappelés, et les discours qui s’y articulent diffusent de nombreux messages d’alerte qui disqualifient les catégories moins littératiées de la population (en termes de travailleurs, parents ou citoyens inaccomplis). Dans ce contexte, identifier des conceptions sociétales de la littératie et leurs imprégnations idéologiques permet aussi de poser un regard critique sur l’effet émancipatoire de la littératie, généralement accolé à la notion sans mettre en question le cadre qui la construit.

Cette approche se révèle d’autant plus pertinente et nécessaire dans le domaine de la santé et des services sociaux au regard de la question de la responsabilisation. Elle permet de saisir les conséquences d’un glissement de sens vers la responsabilité individuelle, mais, en même temps, de rendre compte des discours et des pratiques qui s’appuient sur une conception différente de la littératie, incluant ceux qui sont plus radicaux. Certes, une telle approche complexifie de beaucoup les projets politiques voulant tenir compte des multiples littératies des citoyens, mais elle serait essentielle si l’on souhaite mettre de l’avant des projets effectivement émancipatoires, qui soutiendront la capacité d’agir des citoyens.

Par-delà les représentations insidieuses que peuvent véhiculer les politiques en confrontation dans l’espace public, les questions fondamentales de définition des droits, selon la répartition des obligations entre la collectivité et l’individu, les questions d’habitudes ancrées dans les pratiques professionnelles, des changements souhaités de part et d’autre, de la formation conjointe des usagers et des professionnels occupent peu l’espace médiatique : considérer que les campagnes de communication sociale et les médias populaires ont une responsabilité dans la circulation des discours et des influences qu’ils produisent, c’est aussi les inclure dans les solutions à envisager.